Confessions d’un ex-libre-penseur/VIII

Letouzey et Ané (p. 223--).

VIII

LES MENSONGES



le principe voltairien. — la légende du curé meslier. — comment et pourquoi fut calomniée la mémoire de pie ix. — les discours sur l’inquisition. — une relique de la libre-pensée. — vieux contes rajeunis. — traductions faites de mauvaise foi. — un document apocryphe. — une mystification. — entente systématique des écrivains anti-catholiques pour la diffusion des calomnies.


Le premier principe de quiconque combat l’Église par la plume ou la parole est celui-ci :

« Toute arme est bonne contre la religion et ses ministres. Le cléricalisme est un ennemi, dont il faut se débarrasser par n’importe quels moyens. Dieu, c’est le mal ; par conséquent, tout ce qui peut détourner de Dieu les hommes est essentiellement honnête, et il ne peut y avoir de malhonnêteté irréligieuse. C’est pourquoi, le mensonge, dès l’instant qu’il est de nature à nuire à la religion et aux prêtres, est parfaitement licite. »

Voltaire a, plus que tout autre, usé de cette arme perfide ; on peut dire qu’il a élevé le mensonge à la hauteur d’une institution.

C’est lui qui, le premier, a formulé avec cynisme cette abominable théorie.

La voici, textuellement :

Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal ; c’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Mentez, mes amis, mentez. » (Lettre de Voltaire à son ami Thiériot, 21 octobre 1736. Œuvres complètes de Voltaire, édition Garnier frères, 2e volume de la correspondance, page 153.)

Donc, — en se plaçant au point de vue des ennemis de la religion, — étant donné que le plus grand bien qui se puisse rêver consisterait dans la destruction totale de la foi chrétienne, mentir contre l’Église, c’est pratiquer la vertu.

L’écrivain anti-clérical et l’orateur impie ont le devoir d’inventer tout ce qu’ils jugent pouvoir discréditer le dogme et le culte catholiques ; la calomnie devient un sacerdoce.

Cette théorie est mise, chaque jour, en pratique dans la presse républicaine irréligieuse et à la tribune des clubs. Elle est enseignée dans les Loges de la Franc-Maçonnerie.

Lors de l’affiliation maçonnique au grade d’Apprenti, premier degré de l’initiation, le Vénérable s’exprime ainsi, parlant au récipiendaire :

« Le mensonge est le récit d’un fait contraire à la vérité ; mais dire des mensonges, c’est les raconter, ce n’est point mentir. » (Rituel de l’Apprenti-Maçon, par le F∴ Ragon, Vénérable de la Loge « les Trinosophes », de Paris ; édition sacrée, adoptée par le Grand Orient de France, page 37.)

Ainsi, lorsqu’on découvre qu’un récit est mensonger, on peut, s’il est de nature à jeter la déconsidération sur les hommes et les choses de l’Église, le répéter, le rééditer, le propager ; ce n’est plus là le mensonge blâmable, ce n’est nullement ce que le vulgaire appelle mentir.

Bien mieux, rien n’est plus juste que d’amplifier les mensonges déjà mis en circulation par un autre.

Un de mes anciens amis, Léon Bienvenu, très connu dans la presse parisienne, a écrit ceci, au cours d’un ouvrage où il employait tous ses efforts à rendre la papauté ridicule et odieuse :

« On ne peut pas connaître tous les crimes commis par les papes ; en en racontant deux ou trois fois plus qu’on en sait, on restera donc sûrement au-dessous de la vérité. »

L’aveu est dépouillé d’artifice, on le reconnaîtra ; c’est en manière de plaisanterie que l’auteur le laissait tomber de sa plume. N’importe, il a sa valeur ; car il est caractéristique. Ce que Léon Bienvenu a écrit en riant, tous mes ex-confrères républicains libres-penseurs le font quotidiennement sans le dire.

Ah ! si chacun venait, comme moi aujourd’hui, avouer quelle a été sa part dans les mensonges accrédités auprès du peuple ignorant, il ne resterait pas grand’chose de ces légendes calomnieuses qui ont été imaginées par les uns et amplifiées par les autres.

Pour réparer, dans la mesure du possible, le mal dont j’ai été soit l’auteur soit le complice, j’ai donc le devoir d’avouer tous les mensonges auxquels j’ai collaboré, croyant, misérable insensé, faire œuvre de bien, selon la maxime de Voltaire et de la Franc-Maçonnerie.

L’une des plus hardies mystifications des temps modernes est sans contredit la création de ce personnage étrange, le prétendu curé Jean Meslier, qui, en mourant, avait renié, dit-on, la religion dont il fut le ministre. Cette légende est bien faite pour frapper l’esprit des personnes simples ; aussi, est-elle exploitée de la belle façon par les anti-cléricaux.

Moi-même, je n’ai pas manqué de faire éditer par la librairie de la rue des Écoles les Œuvres du curé Meslier, et 30,000 volumes, au moins, de cette édition ont été répandus dans le public.

Toutefois, lorsque je songeai à la réimpression de ces œuvres, j’ignorais que la légende du curé incrédule était une imposture. Les premiers doutes sur l’authenticité de l’ouvrage me vinrent en corrigeant les épreuves du premier volume. Une contradiction flagrante attira mon attention, je fis des recherches, et je découvris bientôt la vérité. Mais alors l’édition était sous presse, et, tout bien examiné, je me dis qu’il était de bonne guerre de tromper le public du dix-neuvième siècle, en suivant l’exemple de Voltaire qui avait trompé le public du dix-huitième.

Le curé Meslier est donc une invention de Voltaire ; ou, du moins, c’est Voltaire qui l’a mis en vogue. L’idée première fut de l’ami Thiériot.

Thiériot pensa que la religion recevrait un coup terrible, si l’on publiait un ouvrage impie en le donnant comme ayant pour auteur un curé de campagne. Il s’agissait, afin de réussir, de présenter l’œuvre comme posthume, le prêtre-écrivain n’ayant pas osé causer un tel scandale pendant sa vie.

Voltaire goûta fort l’idée de Thiériot ; toutefois, il eût voulu mettre en scène, non un curé vulgaire, mais bel et bien un évêque.

« Quel est donc ce curé de village dont vous me parlez ? écrivait-il à son complice, le 30 novembre 1735. Il faut le faire évêque du diocèse de Saint-Vrain ! » (Œuvres complètes de Voltaire, 2e volume de la correspondance, page 555).

Sans doute, Thiériot observa que, si l’œuvre était attribuée à un évêque, la supercherie serait bientôt découverte. En effet, le philosophe imposteur renonça à exagérer le scandale ; il finit par se contenter d’un modeste curé campagnard, aussi inconnu que possible, afin de rendre moins éclatante la constatation de son mensonge.

On trouva un bourg à peu près inaccessible aux investigateurs, Étrépigny, village perdu au fond de la Champagne. On supposa qu’un prêtre, du nom de Jean Meslier, avait été curé d’Étrépigny, et que, mort en 1733, il avait laissé un testament fort curieux, dans lequel il demandait pardon à ses paroissiens de les avoir, durant toute sa vie, induits en erreur en leur enseignant la religion. Ce testament, qui est intitulé Extraits des sentiments de Jean Meslier adressés à ses paroissiens, a été écrit, de la première ligne jusqu’à la dernière, par Voltaire, — dont le style est, au surplus, facile à reconnaître.

La première édition parut en 1762 ; mais Voltaire eut soin de l’antidater de vingt ans. L’imprimeur inscrivit en tête de l’ouvrage la date de 1742, et les lecteurs s’imaginèrent avoir entre les mains un opuscule mis tout-à-coup en évidence ; comme il avait été, à dessein, tiré sur vieux papier, chacun croyait avoir fait une trouvaille.

Et Voltaire, à la fin de ce document apocryphe, écrivait avec son effronterie habituelle :

« Voilà le précis exact du Testament de Jean Meslier. Qu’on juge de quel poids est le témoignage d’un prêtre mourant qui demande pardon à Dieu. »

Pour mieux duper le public, Voltaire n’avait pas représenté son curé imaginaire comme un athée ; c’était un déiste de son espèce, reconnaissant un être suprême quelconque, mais tenant le catholicisme pour une fausse religion.

L’imposture réussit. Les philosophes encyclopédistes trouvèrent l’invention de Voltaire excellente. L’un d’entre eux, le baron d’Holbach, fut chargé de compléter l’œuvre du maître en l’art de mentir : il remania un de ses propres livres, ouvrage matérialiste intitulé le Système de la Nature, et en fit le Bon Sens du curé Meslier, qui fut adjoint au testament.

Seulement, — entre nous soit dit, — il faut que la bêtise populaire n’ait pas de limites ; car il n’est nul besoin d’une lecture bien attentive pour que la supercherie des inventeurs de Jean Meslier éclate. Cet ouvrage, si répandu parmi les classes ouvrières, se compose de deux parties : le Testament du prétendu curé, et son exposé doctrinal, le Bon Sens. Or, la première partie est anti-chrétienne, mais reconnaît l’existence d’un Dieu ; en un mot, elle est théiste, à la mode voltairienne : au contraire, la seconde partie est résolument matérialiste et athée.

C’est cette contradiction qui me frappa, alors que je corrigeai les épreuves de la réimpression exécutée par la Librairie Anti-Cléricale. Je m’empressai de retrancher le testament et je le réservai pour un second volume, afin que le dissentiment des deux collaborateurs en imposture ne fùt pas trop sensible. Et, de la sorte, le testament fut, par mes soins, réuni à un autre ouvrage du baron d’Holbach, lequel formait une soi-disant histoire du clergé, sous le titre Les Prêtres démasqués ; l’ensemble, toujours attribué au curé Meslier, parut en un volume à scandale, sous cette rubrique : Ce que sont les Prêtres.

Enfin, un troisième volume de d’Holbach, la Morale Universelle, fut intitulé la ' Religion Naturelle et compléta la prétendue œuvre du curé champenois.

J’avais amplifié le mensonge de Voltaire.

En vérité, je me demande comment personne, parmi les 30,000 lecteurs de l’édition de la rue des Écoles, n’a reconnu le subterfuge.

La presse républicaine, qui, elle, n’était pas dupe de cette supercherie cousue avec du fil blanc, prodigua à cette occasion mille louanges à la Librairie Anti-Cléricale et vanta l’utilité de la réimpression des « Œuvres de Jean Meslier. » Il est vrai de dire que notre maison de propagande était tenue en haute estime par les administrations de journaux démocrates ; elle payait bien ses réclames ; je pourrais citer telle agence de publicité qui, pour les insertions aimables des chers confrères, touchait alors à notre caisse irréligieuse des sommes variant entre quatre à six mille francs par mois.

Puisque, à propos de mes confessions, j’ai été amené à parler du pseudo-curé d’Étrépigny, je ne puis m’empêcher de raconter, pour terminer, la ridicule aventure arrivée à la Convention, au sujet de ce prêtre imaginaire.

Le 17 novembre 1793, un conventionnel, Anacharsis Clootz, ce pauvre fou qui prenait au sérieux les bourdes les plus absurdes et les utopies les plus extravagantes de la révolution, ce Don Quichotte de la philosophie naturaliste, monta à la tribune et proposa d’ériger une statue à Jean Meslier, « le premier prêtre, dit-il, qui ait eu le courage et la bonne foi d’abjurer les erreurs religieuses. »

Cette proposition fut renvoyée au Comité d’Instruction Publique, lequel procéda à une enquête. Seulement, il ne put être donné suite à ce mirifique projet ; car la commission découvrit sans peine que le curé apostat n’avait jamais existé. Toutefois, comme reconnaître la vérité eût été préjudiciable à la libre-pensée, comme cela eût équivalu à proclamer l’imposture de Voltaire et de d’Holbach, on laissa l’affaire tomber dans l’oubli et le Comité d’Instruction Publique ne déposa jamais son rapport.

Mettant encore en pratique la maxime voltairienne et maçonnique, je participai à l’organisation d’un des plus odieux mensonges qui aient été imaginés contre la papauté. Je veux parler des infamies dont on a essayé de salir la mémoire de Pie IX.

Il y avait déjà quelque temps que deux députés au Parlement Italien, M. Petruccelli della Gatina et M. le comte Luigi Pianciani, s’étaient permis des insinuations malséantes au sujet de la jeunesse du pontife vénéré.

Une calomnie est toujours avidement recueillie par les diffamateurs de profession. Ceux-ci s’emparent du moindre racontar et le gonflent à plaisir. La grenouille, en peu de temps, devient un bœuf.

Des brochuriers, donc, prirent texte de quelques mots glissés dans un but de dénigrement honteux et bâtirent là-dessus quelques obscurs libelles. Les pamphlets de cette espèce sont édités, d’ordinaire, en Suisse et Belgique. Pendant mon séjour à Genève, je m’en étais procuré un certain nombre ; je les avais soigneusement mis de côté.

L’occasion de m’en servir se présenta un jour.

Voici comment :

Les imprimeurs de Montpellier, qui m’avaient aidé lors de la publication de mes premières brochures et de la création de l’Anti-Clérical, se trouvaient, en 1881, engagés dans une affaire de laquelle ils ne retiraient que des déceptions.

Un riche viticulteur du Languedoc, M. de L***, conseiller général de la région, avait sacrifié deux cent mille francs à la fondation d’un journal quotidien radical à cinq centimes, intitulé Le Petit Éclaireur. MM. Firmin et Cabirou, chargés de l’impression, avaient acheté à cet effet des presses rotatives et une clicherie ; soit, une dépense de trente mille francs environ. L’affaire, à laquelle ils avaient été intéressés, fut montée très grandement.

Seulement, la spéculation ne réussit pas. Au bout de quelques mois, l’organe du radicalisme languedocien tirait à peine à quatre ou cinq mille exemplaires et avait englouti près de quatre-vingt mille francs du capital versé.

MM. Firmin et Cabirou étaient fort embarrassés. Ils ne voyaient aucune chance de succès à l’horizon ; ils avaient pris, pour l’organisation matérielle du Petit Éclaireur, des engagements au-dessus de leurs forces : ils se demandaient, en un mot, comment ils pourraient tirer parti, mais dans d’autres conditions, de cette affaire, à la disposition de laquelle se trouvaient encore des fonds considérables.

En leur qualité d’imprimeurs, ils connaissaient l’excellente situation de l’Anti-Clérical.

Ils savaient, d’autre part, que mes écrits étaient très répandus, surtout chez les méridionaux mes compatriotes. Ils formèrent donc ce projet : me décider à me mettre à la tête du Petit Éclaireur.

Je reçus leur visite à Paris.

Ces messieurs me firent les propositions les plus brillantes. Ils m’offrirent la rédaction en chef du journal, avec de très beaux appointements ; tout le personnel des collaborateurs serait renouvelé au gré de mes désirs ; vingt mille francs du capital en caisse devaient servir à lancer de nouveau la feuille, et les cent mille francs restants devenaient ma propriété au bout d’un an de succès constaté. C’était là une prime on ne peut plus engageante. Au surplus, je ne contractais pas l’obligation de me consacrer exclusivement au Petit Éclaireur ; je pouvais continuer à diriger l’Anti-Clérical et à écrire des brochures et des volumes pour la librairie de la rue des Écoles.

J’acceptai, et le traité fut immédiatement signé. M. de L*** l’approuva et me remit les cent mille francs d’actions, représentant la moitié du capital du journal. Afin que ces actions pussent, au bout d’un an, être converties en espèces, il me fallait donc faire réussir la feuille à n’importe quel prix.

Je commençai par donner au journal un titre caractérisant sa ligne politique : le Midi Républicain. Puis, je partis pour Montpellier, emmenant trois de mes collaborateurs habituels.

L’un d’eux se chargea du feuilleton, qui devait être inédit et à grand scandale.

Ce fut ainsi que me vint l’idée d’utiliser les obscurs libelles recueillis en Suisse et calomniant la mémoire de Pie IX. C’est donc bien moi qui ai fourni la pensée, sinon la rédaction, de cet exécrable roman dont je rougis aujourd’hui d’écrire le titre.

La moralité étant la vertu souveraine d’un pape, il fallait donc représenter le pontife défunt comme un homme perdu de débauches. C’est pourquoi le roman diffamateur fut intitulé : les Amours Secrètes de Pie IX.

Mais ce n’était pas tout. Il s’agissait, pour donner plus de saveur à l’œuvre, d’inventer un curé Meslier quelconque. Nous créâmes donc de toutes pièces un imaginaire camérier secret du pape, à qui fut donné le nom de Carlo-Sébastiano Volpi, et le roman parut avec cette signature apocryphe. Même, j’écrivis une lettre du prétendu camérier, laquelle fut publiée en guise de préface et contribua à mieux duper le public. Ce fut là, du reste, toute ma collaboration. On le voit, si je ne suis pas l’auteur du roman, c’est bien moi qui dois en assumer la plus grande responsabilité, devant l’opinion publique si indignement trompée. Je n’ai aucune excuse : l’idée-mère est mienne, toute la boue des anecdotes menteuses, que l’auteur délaya en inventant à son tour des personnages et des aventures, a été ramassée et fournie par moi.

J’étais parvenu à mes fins. Le scandale du feuilleton attira l’attention sur le journal. Je soutenais sa vogue, avec mes autres collaborateurs, en publiant mille articles, tous remarquables par leur extrême violence. Un service télégraphique de premier ordre avait été organisé, d’autre part ; le Midi Républicain prit rapidement place au milieu des journaux les mieux informés de la province. Au bout de quinze jours, son débit quotidien était de vingt-six à vingt-sept mille exemplaires.

L’apparition de cette feuille avait été saluée par deux des chefs de la démocratie française.

Victor Hugo avait écrit ceci à la rédaction :


Paris, 20 avril 1881.

Je suis avec vous, chers confrères.

Je suis avec tous ceux qui tournent la jeunesse vers la lumière et la France vers la liberté.

Victor Hugo


Louis Blanc m’avait adressé la lettre suivante :


Paris, 18 avril 1881.
Mon cher confrère,

J’apprends avec grand plaisir que vous allez fonder à Montpellier, sous le titre de Midi Républicain, un journal ayant pour but l’union des républicains contre le cléricalisme et l’étude des problèmes sociaux.

À une œuvre ainsi définie toutes mes sympathies sont acquises.

Courage !

Recevez l’assurance de mon dévouement fraternel.

Louis Blanc.


Bref, le succès dépassa toutes les espérances des propriétaires du journal. Les imprimeurs étaient dans la jubilation ; le bailleur de fonds commençait à recouvrer les sommes que le Petit Éclaireur lui avait fait perdre.

Quant aux catholiques du Languedoc, je n’ai pas besoin de dire quelle fut leur indignation. Mais il est nécessaire que je rende hommage à leur conduite en cette circonstance : leur attitude fut des plus résolues. Les personnes pieuses de l’Hérault, notamment, bondirent sous l’outrage ; chacun se sentait atteint par ces insultes calomnieuses adressées à une mémoire vénérée. En moins de trois semaines, une protestation des dames du diocèse de Montpellier fut couverte de plus de deux mille signatures.

Au fond, MM. Firmin et Cabirou n’étaient que des commerçants ; ils ne s’occupaient que de la partie matérielle du journal. Aucune haine personnelle ne les animait contre l’Église.

Quand ils virent les protestations soulevées par le roman, ils me prièrent de le supprimer. La vogue était désormais acquise au Midi Républicain, que beaucoup appréciaient comme feuille de nouvelles et dont les articles ordinaires étaient goûtés.

J’ai le devoir de faire cette déclaration à la décharge des propriétaires du journal. Au moment où MM. Firmin et Cabirou et M. de L*** me demandèrent instamment de ne plus publier le feuilleton diffamatoire, ils obéissaient à la pression de l’opinion publique révoltée.

Quant à moi, j’étais aveugle. Ma rage contre la religion était telle que je préférai lui sacrifier mes intérêts. Pour ne pas déplaire à ces messieurs, j’interrompis le roman ; je le fis recommencer dans l’Anti-Clérical, où j’étais seul maître, et je donnai ma démission de rédacteur en chef du Midi Républicain.

En recevant, déchiré en quatre morceaux, le papier notarié qui m’assurait une prime de cent mille francs au bout de quelques mois, MM. Firmin et Cabirou furent plongés dans la plus profonde stupéfaction. Ils me savaient animé d’une fureur inouïe contre la papauté ; mais ils ne se doutaient pas que ce fût au point de me faire mettre le pied sur des avantages pécuniaires absolument exceptionnels.

Comme ma collaboration avait pour beaucoup contribué au succès du journal, ils me supplièrent de ne pas les abandonner ; ils me firent ressortir que le Midi Républicain, ayant sa vente désormais assise dans la région, était maintenant sûr d’un magnifique avenir ; ils me représentèrent combien il était possible de le rédiger sans tomber dans des excès ; ils employèrent, enfin, tous leurs efforts à me retenir. Je refusai de revenir sur ma décision, et je retournai pour toujours à Paris.

Ce fut vers le milieu de mai que le Midi Républicain interrompit le roman contre Pie IX. Deux mois et demi plus tard, le 30 juillet, MM. Firmin et Cabirou étaient assignés avec moi par le neveu du Souverain Pontife. Devant le tribunal, ils déclarèrent avoir seulement prêté leurs presses à la publication ; en affirmant cela, ils disaient la pure vérité. Le vrai coupable, en cette affaire, je le répète, ce fut moi.

Au surplus, j’utilisai, à mon tour, personnellement les pamphlets dont j’avais fait provision en Suisse. Après le roman, écrit par un ami sous le masque du prétendu camérier Volpi, je donnai au public trois volumes, intitulés Pie IX devant l’Histoire ; dans cet ouvrage, je m’acharnai surtout contre le saint-père en tant que chef de la religion et homme politique ; les calomnies relatives à la question des mœurs étaient résumées en quelques pages.

On m’a souvent demandé de publier le nom de l’auteur des Amours Secrètes de Pie IX. Je me suis toujours refusé à le faire, cet auteur m’ayant prié, alors qu’il était mon ami, de ne jamais imprimer son nom. Maintenant, cet homme s’est déclaré mon ennemi : ma conversion, ayant entraîné la fermeture de la Librairie Anti-Cléricale, l’a rendu furieux contre moi ; il ne me pardonne pas d’être indirectement cause de la suppression d’une maison qui, en quatre années, lui versa environ soixante mille francs. Mais cette animosité ne justifierait pas une indiscrétion qui, en somme, est sans aucune utilité. C’est l’œuvre elle-même qui est mauvaise ; c’est elle qui doit être désavouée : qu’importe aux honnêtes gens que tel ou tel en ait été le rédacteur ?

Du reste, dans le monde des lettres, on sait à quoi s’en tenir. Mon ancien complice, l’an dernier, se reconnut l’auteur du roman infâme devant un proche parent de M. Henri Fouquier, et le XIXe Siècle, ne se croyant pas tenu à taire cette confidence, nomma l’écrivain, en donnant sur lui les plus minutieux renseignements.

Mais en voilà assez sur cette honte.

Je passe, sans transition, à une autre série de mensonges : après les calomnies écrites, j’en viens aux mensonges parlés.

Les sociétés de libre-pensée me demandaient souvent de venir donner dans leur ville une conférence publique ; ces manifestations mettaient en relief les groupes anti-cléricaux et leur fournissaient l’occasion de se livrer à une active propagande.

J’acceptais chaque fois que je le pouvais sans grand dérangement.

Mon sujet favori de déclamation irréligieuse était celui-ci : les Crimes de l’Inquisition. J’avais composé, sur ce thème, un long discours, qui s’allongeant ou se rétrécissant à volonté, durait de quarante-cinq minutes à deux heures, suivant les dispositions de l’auditoire.

J’avais mis à contribution tous les pamphlétaires protestants des deux derniers siècles, qui, on le sait, chargent l’Ordre de Saint Dominique de mille scélératesses impossibles.

Il est avéré, — pour ne citer qu’un fait, — que Galilée ne reçut jamais une chiquenaude. Néanmoins, de ce que sa fameuse découverte de la rotondité de la terre fut discutée, les ennemis de l’Église ont conclu que le savant avait été mis à la torture.

Avec quel empressement j’avais recueilli ce mensonge ! avec quel luxe de phrases indignées, je m’en faisais le colporteur !

Mais mon héros était Giordano Bruno, le moine apostat du seizième siècle.

J’avais dressé, d’après plusieurs dictionnaires encyclopédiques, la nomenclature de tous les procédés de torture employés par la barbarie du moyen âge, et je dépeignais le martyre de Bruno, en le donnant comme ayant subi, les uns après les autres, les divers tourments usités en ces temps arriérés. Je multipliai ainsi les descriptions ; l’assistance qui m’écoutait poussait des cris d’horreur. Il y avait de quoi : un seul des supplices, auquel, selon mon récit, avait été soumis Bruno, aurait suffi pour le tuer dix fois.

Je me gardais bien, au cours de ces narrations, où j’exagérais à plaisir, de dire que les quelques cruautés commises étaient le fait, non de la religion, mais de l’époque elle-même, et que les bourreaux du moyen âge étaient au service, non du pape ou des évêques, mais bien des magistrats ordinaires.

Si j’avais persévéré dans la voie où je m’étais engagé, je crois que j’aurais fini par faire de Cartouche un héros libre-penseur, victime des prêtres, et par dire que ce fut le clergé qui lui fit subir la question des brodequins et le supplice de la roue.

Qui sait ?… Peut-être un jour viendra où quelque conférencier anti-clérical, dépeignant les horreurs de la Jacquerie, affirmera, avec l’aplomb ordinaire, que les paysans socialistes du XIVe siècle n’étaient autres que des capucins ivres de carnage et déchaînés sur la France. Et l’orateur, qui racontera l’histoire de ce chevalier du Beauvoisis dont on obligea la femme et les enfants à dévorer les chairs rôties et sanglantes, aura un auditoire pour l’applaudir, s’il a soin d’imputer cette atrocité républicaine à quelque prélat célèbre ou à quelque fondateur d’ordre religieux.

Dans une exhibition foraine, je vis, un jour, un montreur de curiosités, qui avait la spécialité des instruments de torture. Entre autres objets, il présentait au public une sorte de double griffe, qu’il avait achetée dans une ville du Nord et qui provenait, disait-il, de l’héritage d’un ancien bourreau. Cet horrible appareil servait, paraît-il, en ces temps barbares, à arracher les seins aux criminelles impudiques.

J’empruntai l’objet à l’artiste forain et je m’en fis fabriquer un pareil par mon serrurier.

À mes conférences, je mettais l’instrument en circulation dans la salle.

La première fois, je dis :

— Citoyennes et citoyens, cet appareil de supplice, nommé araignée ou arrache-seins, est semblable à celui dont le bourreau d’Abbeville se servit, sur l’ordre des prêtres, pour martyriser le jeune libre-penseur Lefebvre de La Barre.

L’araignée obtint un vrai succès d’horreur.

Enhardi par ce résultat, j’insinuai, la fois suivante, que l’instrument, acheté dans le département de la Somme, pouvait bien être celui-là même qui avait servi, etc.

À la troisième conférence, l’araignée était une relique de la libre-pensée.

Je ne sais ce que cet appareil est devenu. Peut-être a-t-il été recueilli par quelque groupe anti-clérical qui le conserve précieusement.

S’il en est ainsi, je m’empresse d’informer les intéressés que, d’abord, le jeune de La Barre n’a jamais eu les seins arrachés, — l’honneur de cette invention revient à un rédacteur du Mot d’Ordre, M. Edmond Lepelletier, — et qu’ensuite l’araignée en question a été confectionnée, il y a cinq ans, à Paris, par M. Mazet, serrurier, 6, rue de Bièvre, pour la somme de cinquante francs. J’ajoute que M. Mazet ignorait à quoi devait servir l’objet que je lui avais donné à fabriquer, et, s’il lit ce livre, il sera bien étonné d’apprendre que le chef-d’œuvre bizarre sorti de sa forge est devenu une relique anti-cléricale.

Tels sont les principaux mensonges auxquels j’ai pris une part des plus directes.

Je rappellerai encore, pour mémoire, quelques vieilles légendes imaginées par les pamphlétaires protestants et que j’ai rééditées, en leur donnant le piment d’une sauce nouvelle : la papesse Jeanne, l’affaire de Catherine Cadière, les calomnies imaginées contre Léon X, etc., etc.

Les livres d’études sacerdotales sur les cas de conscience me fournirent aussi matière à dénigrement. Ces ouvrages sont en latin ; il me fut, dès lors, facile d’en publier une traduction faite de mauvaise foi. Rien n’est plus simple, en pareil cas, que de torturer les textes, d’exagérer la pensée des théologiens, de heurter à dessein la pudeur du public en employant des expressions grossières que le lecteur attribue alors au clergé. Ainsi pourrait-on défigurer et rendre absolument abominable le premier traité de médecine venu. Et j’intitulai ces ordures : les Livres Secrets des Séminaires. Paul Bert m’avait donné l’exemple ; je le suivis joyeusement, heureux de troubler les âmes et de les perdre en les trompant.

C’est dans cet esprit que je fis plusieurs conférences sur la Confession. Mon parti pris était le dernier mot de l’exagération : tous les prêtres, selon moi, ne pouvaient être que des ministres indignes ; tous les apôtres étaient des Judas.

Et cependant, mieux que personne, j’aurais pu témoigner que le secret de la confession ne se trahissait pas. Mais j’oubliais, en ces heures de folie, mon confesseur de Saint-Louis, ce bon prêtre qui, me voyant faire une communion sacrilège, faillit mourir et n’ouvrit point la bouche pour révéler la cause mystérieuse de son mal.

Ah ! pourrai-je, je me le demande, réparer la multitude de mes forfaits ?

Un de mes mensonges se trouva, une fois, être une vérité.

J’avais eu l’impudence d’adresser au Souverain Pontife, notre Saint-Père Léon XIII, un de mes romans impies. Causant de cet envoi avec un de mes amis, j’eus l’idée de répandre le bruit que j’avais été excommunié ; mon ami n’avait pas plus tôt mis en circulation la fausse nouvelle qu’un journal catholique de Rome annonçait ma mise à l’index. La fausse nouvelle, publiée par bravade, devenait vraie.

Je pensai aussitôt à ridiculiser la papauté en servant au public une bulle d’excommunication apocryphe. Tous les journalistes républicains ont reproduit cette bulle en se moquant à qui mieux mieux du Vatican. Eh bien, il faut à présent en rabattre ; ce n’est pas du Vatican que venait ce document macaronique. Ouvrez, chers confrères, cet ouvrage de haute fantaisie qui s’appelle Tristam Shandy, par Sterne ; vous y trouverez tout au long mon excommunication au chapitre LXXVII. C’est tout comme si l’on servait au public, à titre de pièce authentique, une recette du baron de Crac.

Toutefois, je me hâte de dire que je ne crois pas mes confrères républicains assez ignorants pour n’avoir pas soupçonné la provenance de ma bulle. La plupart d’entre eux, certainement, en connaissaient l’origine. Mais ils trouvèrent le tour excellent et s’empressèrent de se rendre les complices de cette nouvelle supercherie. Un mensonge de plus ou de moins dans le parti dit de la vérité, est-ce que cela compte ?

Enfin, je terminerai mes aveux par le récit d’une série de contes bleus dont le clergé faisait les frais, comme toujours, mais pour laquelle je peux invoquer des circonstances atténuantes. Il s’agit d’une mystification.

Un journal de Paris, ultra-socialiste, la Bataille, m’avait pris à partie, parce que je n’avais pas, lors d’un procès de révolutionnaires, montré une grande admiration pour certains accusés qui me semblaient exhaler une forte odeur de Préfecture de Police. La Bataille m’attaquait, en disant que je prêtais trop légèrement l’oreille aux calomnies débitées contre les collectivistes et que j’étais grandement coupable de ne pas contrôler les racontars de cette espèce.

Je m’offris alors le plaisir de mystifier le journal socialiste.

J’écrivis au directeur, M. Lissagaray, une lettre à peu près ainsi conçue :


Monsieur,


Je suis un des secrétaires particuliers de l’archevêque de Paris.

Pour des raisons que je ne puis vous faire connaître, je déteste cordialement mes supérieurs.

Voulez-vous me permettre de collaborer à votre estimable feuille ?

Je vous dévoilerai toutes les intrigues qui se nouent à l’archevêché, et je ne vous demanderai aucune rétribution.

Si vous m’acceptez pour collaborateur, veuillez insérer un mot à votre petite correspondance.

Il est bien entendu que vous ne chercherez pas à découvrir qui je suis.


Signé : Jean-Pierre.


Le lendemain, je lisais dans la Bataille ces simples mots :


« À M. Jean-Pierre. Nous acceptons de grand cœur. »


Je commençai aussitôt mes chroniques. J’envoyai à la Bataille les extravagances les plus formidables ; elle inséra tout, sans sourciller.

Je racontai, entre autres belles choses, comme quoi Jules Ferry et Jules Simon étaient venus s’entendre secrètement avec Mgr Guibert pour assurer à Mgr Richard la succession du cardinal. C’était un conte à dormir debout. Il fit néanmoins le tour de la presse républicaine.

Une autre fois, j’expliquai comment les chanoines de Notre-Dame, se réunissant dans des souterrains, nettoyaient de vieux instruments de supplice et se disposaient à s’en servir, comptant sur une restauration très prochaine de la monarchie légitime.

Tous les renseignements que je donnais à la Bataille étaient de cette force-là. Et le journal les publiait ! D’autres feuilles parisiennes venaient à la rescousse. Il n’y eut que le Temps qui pensa et dit que les collaborateurs de M. Lissagaray avaient la berlue.

Ces chroniques insensées durèrent à peu près un mois. Dans les bureaux de l’Anti-Clérical, on se tordait de rire chaque fois que je mettais à la poste une lettre signée « Jean-Pierre ». On était sûr de la voir le lendemain dans la Bataille.

À la fin, je me lassai, Jean-Pierre cessa de dévoiler les intrigues de l’archevêché.

Cette aventure prouve avec quelle facilité on accueille dans la presse républicaine n’importe quelle calomnie, du moment qu’elle est dirigée contre le clergé.

On ne se doute pas de l’entente instinctive qui existe à cet effet entre écrivains libres-penseurs. Le moindre mensonge, allumé dans le coin du plus obscur journal, s’enflamme en un clin d’œil par toute la France ; c’est comme une traînée de poudre qui prend feu.

Le jour où les journaux conservateurs se reproduiront avec le même ensemble et la même promptitude pour la défense des calomniés, les calomniateurs n’auront plus la partie si belle.

Quoi qu’il en soit, ayant pratiqué la théorie de Voltaire, je devais aujourd’hui avouer mes mensonges personnels, afin d’en atténuer l’effet, s’il en est temps encore.

Mais, après ces aveux, lorsque, dans la balance des responsabilités, le plateau de mes impostures est chargé si terriblement, que le public honnête me permette de jeter dans le plateau contraire une vérité à laquelle je fus toujours fidèle ; c’est la seule bonne action que j’aie le droit de revendiquer, au milieu de toutes mes défaillances.

Il est un ordre de saintes filles qui m’imposa toujours le respect. On peut relire mes affreuses brochures et mes mauvais journaux ; on n’y trouvera pas une seule attaque contre les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Pourquoi la vertu des Filles de la Charité m’obligea-t-elle à une secrète admiration ? Je l’ignore ; je ne me l’explique pas, puisque j’étais alors en proie à une complète aberration de conscience. Le fait est que cette admiration intime me domina et fut plus forte que tous mes honteux instincts de libre-penseur forcené.

Puisse aujourd’hui mon sincère retour à la vérité me faire reconquérir l’estime des gens de bien !

Et que l’on ne me plaigne pas ! que l’on ne s’imagine pas qu’il m’en a coûté de faire cette confession publique !

Non ! je me sens, au contraire, soulagé d’un fardeau accablant, depuis que j’ai écrit si volontiers ces lignes.

Je suis heureux d’avoir brisé ma chaîne, et c’est moi qui plains mes anciens complices d’infamie, malheureux qui traînent encore le boulet de leurs impostures et n’ont pas le courage de s’en délivrer.