Letouzey et Ané (p. 85-138).

IV

DÉVOYÉ



lycéen et ancien détenu politique. — une émeute scolaire. — au jour le jour. — en simple police. — le culte de marat. — gambetta et esquiros. — le plébiscite. — conspirations. — un échappé du séminaire. — la guerre franco-allemande. — zouave par fraude. — dures étapes. — engagement cassé. — la jeune légion urbaine. — garibaldi. — la garde civique. — trois préfets pour une préfecture. — la comédie des cours martiales. — gent et la balle introuvable. — les clubs. — je deviens léo taxil.


Me voilà donc au lycée de Marseille.

Tous mes camarades connaissaient à peu près mon histoire ; car un journal radical, le Peuple, de Gustave Naquet, en avait parlé. Il paraît que, dans mon cas, une légère entorse avait été donnée à la loi : lorsqu’on m’enferma à Mettray, je n’étais pas dans les conditions d’àge que stipule le code. Aussi, un avocat républicain, M. Chappuis, écrivit, au sujet de ma réclusion, qu’il déclara illégale, un article qui fit quelque bruit dans le pays : il mettait en cause le président du tribunal civil et le procureur impérial.

Bref, pour ma part, j’étais enchanté de ces récriminations. Je me figurais être un personnage, et mes condisciples me regardaient au moins avec curiosité : on n’a pas souvent, en effet, dans sa classe, un élève ayant subi de la réclusion pour des causes pareilles à celles qui m’avaient fait connaître Mettray ; aux yeux des lycéens, j’étais bel et bien un « ancien détenu politique. » Il n’en fallait pas tant pour que je m’imaginasse être quelqu’un.

D’autre part, et à raison de cette situation particulière, je n’étais pas vu de bon œil par les hautes autorités du collège, et notamment par le proviseur. J’étais à la tête de toutes les petites émeutes scolaires.

Dans ces conditions, je ne pouvais pas demeurer longtemps élève du lycée.

À la fin de 1869, il fut question de diminuer les vacances de Noël. Les élèves s’émurent, de la belle façon. Les « grands » s’assemblèrent, et l’on décida de protester. Cinq ou six, dont j’étais, eurent pleins pouvoirs pour diriger le mouvement.

Nous arrêtâmes que, tant que le proviseur ne reviendrait pas sur sa décision, les récréations seraient « en boucan. » En d’autres termes, au lieu de jouer, les élèves devaient se réunir par groupes dans les cours, crier sur tous les tons, faire, en un mot, un véritable charivari.

Le programme fut exécuté à la lettre.

À peine la classe était-elle terminée que, tous, externes et internes, nous nous groupions par bandes et poussions d’interminables hurlements. C’était un vacarme dont il n’est pas possible de se faire une idée. Les habitants du quartier se demandaient si le lycée n’était pas en révolution, si nous n’étions pas en train de massacrer les professeurs et de mettre le feu à l’établissement.

Les malheureux maîtres d’étude, entourés et conspués, ne savaient que devenir.

Au surplus, j’avais rédigé un article virulent contre le proviseur, et le Peuple lui avait donné l’hospitalité de ses colonnes. L’article, découpé du journal, fut placardé dans chaque classe et dans chaque salle d’étude ; il était signé, en toutes lettres, de mon nom : Gabriel Jogand-Pagès.

Le « boucan » dura trois jours.

Pour en finir, le proviseur accorda satisfaction aux élèves, voyant bien que le complot était on ne peut mieux organisé, — car le lycée tout entier y prenait part, — et que, s’il maintenait sa diminution des vacances, il n’aurait plus qu’à fermer l’établissement. Toutefois, pour prévenir le retour de pareil scandale, il prononça l’expulsion des meneurs. Il va sans dire que je fus le premier exclu.

Les parents se lamentèrent, multiplièrent les démarches. L’administration, qui n’était pas méchante, céda encore, et, à la rentrée, les élèves exclus furent réintégrés, sauf moi. Il fallait un exemple. Mon article ne pouvait être pardonné ; j’avais poussé par trop loin l’esprit d’insubordination ; je payai donc, en qualité de chef de l’émeute, pour tous les révoltés.

Cette fois, mon père en avait par dessus la tête.

De mon côté, bien qu’il ne me restât plus qu’une année à passer pour terminer mes études, je ne voulais plus entendre parler de collège quelconque. Je prétendis hardiment que je me chargeais de suffire à mon existence.

Je fus d’abord chez ma grand’mère ; ensuite, je pris pension chez des étrangers. Dès lors, entre ma famille et moi, la séparation fut complète.

Au début, je vécus Dieu sait comme. Je faisais du reportage pour les journaux, qui, bien entendu, ne me payaient guère. En résumé, au bout du compte, c’était toujours mon père qui avait à régler ma pension. Je crois que les seuls bénéfices que me rapporta alors ma plume me vinrent de quelques chansonnettes composées pour les cafés-concerts de la ville.

J’étais dévoyé.

Le soir, par un restant d’amour pour l’instruction, j’allais suivre les cours de physique de la Faculté.

J’en profitais, du reste, pour me conduire comme un vrai polisson.

Ainsi, une nuit, en rentrant du cours, j’eus la belle idée d’aller casser les vitres du commissaire du quartier, M. Lambert. Une autre fois, ce furent les carreaux de la maison où demeurait le vicaire de la paroisse, l’abbé Daspres. Ce soir-là, par exemple, je fus pris en flagrant délit par un co-locataire de l’abbé.

Traduit en simple police, j’attrapai, en récompense de cet exploit, trois jours de prison, malgré la plaidoirie de mon avocat, Me  Brutus Bouchet, alors conseiller général, et depuis, député.

Je ne pense pas qu’on puisse trouver un plus mauvais garnement que moi, à cette époque.

C’était alors la fin de l’Empire.

N’étant pas électeur, je me mettais au service de tous les comités révolutionnaires, pour distribuer leurs programmes, circulaires et bulletins de vote, et certes je déployais dans cette mission un zèle des plus ardents.

L’année précédente, aux élections générales, la campagne politique avait été très vive. Les principaux candidats républicains dans les Bouches-du-Rhône étaient Gambetta et Esquiros. Je trouvai Gambetta beaucoup trop pâle ; ce fut au comité d’Esquiros que j’offris mes services. Tous les deux furent élus, car ils ne se présentaient pas dans la même circonscription ; mais je n’avais confiance qu’en Esquiros. À mes yeux, Gambetta avait eu le tort impardonnable de médire de Marat dans sa proclamation aux électeurs.

Cette proclamation, je l’avais apprise par cœur, et j’en ai retenu les principaux passages. Je puis citer textuellement, de mémoire, celui qui m’avait choqué. Le voici :

« La démocratie sincère, loyale, disait Gambetta aux électeurs marseillais, est la seule ennemie de la démagogie, le seul frein, le seul rempart aux attentats des démagogues de tout ordre. Les démagogues, ils sont de deux sortes : ils s’appellent César ou Marat. Que ce soit aux mains d’un seul ou aux mains d’une faction, c’est par la force qu’ils veulent satisfaire les uns et les autres leurs ambitions ou leurs appétits. Ces deux démagogies, je les trouve également haïssables et funestes. »

Or, Marat était pour moi un dieu. J’avais sa mémoire en profonde vénération. Alors, on vendait, chez les papetiers, des reproductions photographiques de portraits représentant les principaux hommes de la Révolution. J’avais toujours le portrait de Marat dans ma poche.

Et voici que ce Gambetta, dont on parlait tant comme un « bon », comme un « pur », osait prononcer le nom de Marat dans des termes injurieux ! Même, dans son parallèle, le candidat le plaçait au-dessous d’un tyran : selon lui, César avait des ambitions, et Marat n’avait que des appétits.

Indigné, j’allai trouver M. Leballeur-Villiers.

— Savez-vous ce qui arrive ? lui criai-je. Il est joli, le candidat Gambetta que nous ont expédié les comités de Paris ! On affiche en ce moment une proclamation de lui dans laquelle il traite les révolutionnaires de démagogues.

Et je lui récitai l’affiche.

— Que pensez-vous de cela, monsieur Leballeur ? demandai-je. Je crois, moi, que ce Gambetta nous trahit. Malgré ses apparences républicaines, il m’a tout l’air d’un clérical.

M. Leballeur-Villiers me calma. Ce n’était pas qu’il approuvât Gambetta, oh non ! Mais le candidat était en quelque sorte imposé par les circonstances : le procès de la souscription Baudin l’avait posé en adversaire résolu de l’Empire ; c’était certainement un républicain modéré, un simple girondin ; mais il fallait soutenir sa candidature, quoique à contrecœur.

Cela ne m’allait pas. M. Leballeur-Villiers m’expliqua que Gambetta était un habile, qui, ayant affaire à un concurrent redoutable, M. de Lesseps, candidat officiel, gardait certains ménagements pour rallier à lui les orléanistes et les légitimistes. La sortie contre Marat avait pour but de rassurer les nobles et de plaire aux bourgeois.

— Eh bien, et le peuple ? répliquai-je ; est-ce qu’il ne compte pas, lui ? Qu’est-ce donc que ce candidat à deux faces qui, pour flatter les aristocrates et le tiers-état, ne craint pas de mécontenter le peuple ?… Quant à moi, je ne distribuerai pas un bulletin de ce tartufe-là !

En revanche, bien qu’alors encore au lycée, je secondai de toutes mes forces le comité d’Esquiros. À la bonne heure, Esquiros ! Il avait écrit l’Histoire des Montagnards ; il ne traitait pas les révolutionnaires de démagogues, lui au moins ! Aussi, le soir, en revenant du collège, je parcourais les rues de mon quartier et je mettais des bulletins d’Esquiros dans les boîtes aux lettres de toutes les maisons.

En 1870, j’eus encore un bien autre zèle. J’étais indépendant, au moment du plébiscite ; je vivais hors de ma famille et n’avais plus à rendre compte à personne de l’emploi de mon temps.

Tous les républicains se démenaient pour faire voter « non ». On se livrait à une propagande de tous les diables.

Parmi les distributions de bulletins, il y en avait une qui n’était pas commode et pour laquelle les comités avaient besoin de gaillards à la fois adroits et résolus : la distribution à l’armée.

Je m’offris au comité révolutionnaire, dont le président était Gaston Crémieux, un jeune avocat qui publiait des poésies très violentes dans le journal de MM. Leballeur-Villiers et Royannez.

Crémieux pensa qu’on ne se méfierait pas d’un adolescent de seize ans, et il me chargea d’une partie de la distribution aux casernes. Je me rendais donc partout où logeaient les troupes, j’abordais les soldats et je leur glissais des proclamations anti-plébiscitaires et des bulletins « non ». Usant d’adresse, je réussis même à m’introduire un jour dans un hôpital militaire, tant j’avais à cœur de justifier la confiance de Gaston Crémieux.

Les votes contre l’Empire furent nombreux à Marseille. J’étais orgueilleux de ce résultat, comme si c’eût été un succès personnel.

On conspirait alors sur toute la ligne ; je vivais dans la conspiration comme un poisson dans l’eau. Entre autres locaux secrets, il y en avait un que j’affectionnais fort : il était situé, au quartier du Vieux-Port, dans une sombre ruelle qui descendait du boulevard de la Corderie au quai de Rive-Neuve ; la salle servait aussi quelquefois à des réunions de francs-maçons, les murs portaient les vestiges de leurs emblèmes. On s’excitait là contre le gouvernement, on se montait la tête les uns les autres, chacun avait hâte de recevoir le signal d’une prise d’armes.

Un soir, un jeune homme de dix-neuf ans, au visage grêlé, à la chevelure en broussaille, nous récita des vers contre le « despote », qui provoquèrent chez nous un grand enthousiasme ; c’était un nouveau venu parmi nous. Il arrivait du Vaucluse ; d’une nature très ardente, il avait, d’abord, voulu se faire prêtre et avait passé ses années de jeunesse au séminaire ; puis, ne se sentant pas sans doute la vocation du sacerdoce, il avait quitté la soutane et il venait, à l’instar de son compatriote Raspail, se lancer dans la tourmente révolutionnaire. Cette conduite, cette quasi-similitude d’origines me remplirent pour lui d’admiration. À l’issue de la séance, j’allai lui donner une vigoureuse poignée de main, en lui disant :

— Bravo, citoyen ! Moi aussi, j’ai été élevé dans l’erreur, et, comme vous, je suis venu à la vérité. Voulez-vous que nous soyons amis pour toujours ?

— À la vie, à la mort ! me répondit-il avec sa fougue méridionale.

Nous nous embrassâmes.

M. Royannez ou quelque autre lui avait dit qui j’étais. Il me donna à son tour son nom ; il s’appelait Clovis Hugues.

C’est ainsi que je passai mon temps, menant une existence sans but, fréquentant les clubs, noircissant du papier, me mêlant à toutes les manifestations populaires.

Quand la guerre éclata, je ne fus pourtant pas avec la foule. L’immense majorité criait : « À Berlin ! » Tout le monde pensait que nous ne ferions qu’une bouchée de nos ennemis les Prussiens ; sur ce point, les partisans et les adversaires du gouvernement étaient du même avis. Seulement, les républicains concluaient que, par cela même, l’Empire allait s’affermir.

Le comité révolutionnaire, présidé par Gaston Crémieux, décida donc qu’il y avait lieu d’organiser une grande manifestation en faveur de la paix.

Elle eut lieu dans les premiers jours d’août.

On réussit à former un groupe assez nombreux, et, drapeau en tête, nous parcourûmes les principales rues de la ville.

Comme les manifestants heurtaient le sentiment public, la démonstration ne se fit pas sans incidents ; on nous siffla quelque peu, des coups furent échangés ; le porteur du drapeau, un cordonnier, se comporta comme un héros des temps antiques, défendant avec courage son étendard contre la multitude qui voulait le lui arracher et qui nous criait : « À bas les Prussiens ! » À la place de la mairie, la bagarre devint sérieuse ; la gendarmerie chargea contre nous ; des arrestations furent opérées.

Quand la manifestation fut dispersée, je m’en retournai tristement chez moi, réfléchissant avec amertume sur les inconséquences de la foule. Le peuple, à Marseille, étant républicain, je ne pouvais comprendre qu’il approuvât une guerre dont l’Empire semblait devoir bénéficier.

Il est vrai qu’à ce moment tout le monde croyait à des victoires ; le peuple marseillais, oubliant l’Empire, fêtait le triomphe de la France.

Dans les cafés-concerts, on chantait la Marseillaise. L’escarmouche de Sarrebruck avait d’abord paru une grande bataille. Puis, Wissembourg, journée héroïque, était un combat dont le résultat avait été travesti par la presse. Le 9 août, les dépêches les plus absurdes circulaient en ville : Mac-Mahon, disait-on, avait écrasé l’armée du prince royal de Prusse, qui restait notre prisonnier avec 25,000 Allemands, et nous étions maîtres de Landau.

Les manifestants en faveur de la paix étaient donc des trouble-fête.

Mais l’ivresse joyeuse de la multitude ne pouvait durer. Quand on sut à quoi s’en tenir sur les opérations militaires des bords du Rhin, quand on connut, dans toute leur terrible vérité, Reischoffen et Forbach, il y eut un réveil effroyable. Alors, l’exaltation publique changea de note. On ne criait plus : « À Berlin », mais : « Sauvons la France ! »

La nouvelle de nos désastres m’avait particulièrement surexcité. Dans ces circonstances, je fis cause commune avec la foule et je me séparai de mes amis des comités révolutionnaires, qui, eux, étaient d’avis que l’on devait « laisser l’Empire se débrouiller. »

— Ah ! disaient-ils, si la France n’avait pas un empereur à sa tête, ce serait une autre affaire. Que la République soit proclamée, et alors nous prendrons les armes pour défendre le territoire national.

Le sort de la patrie leur était indifférent, du moment qu’elle n’avait pas le gouvernement de leurs rêves.

J’étais indigné contre une pareille attitude ; je me demande comment cette conduite des révolutionnaires ne m’ouvrit pas les yeux. Autant j’avais été pour la paix au début des hostilités, autant je devins enragé partisan de la guerre dès que le sol français fut envahi.

Le 16 août, je pris la résolution de m’engager. Seulement, pour être admis à contracter un engagement volontaire, il fallait, selon la loi, avoir dix-huit ans, et je n’en avais que seize.

Comment tourner la difficulté ?

Je me rendis à l’état-civil et me fis délivrer un extrait de mon acte de naissance. Il portait que j’étais né le 21 mars 1854. Je corrigeai le 4 et en formai un 2. De cette façon, mon extrait d’état-civil me donnait les dix-huit ans réglementaires. Rien ne pouvait plus, dès lors, s’opposer à mon engagement. J’avais commis un faux ; mais j’avoue que ce crime-là, ne m’a pas encore causé le moindre remords.

De même, j’avais un cas de réforme ; je suis myope, à un très fort degré. Aussi, comme cette infirmité est assez facile à dissimuler, je réussis sans peine à la cacher, quand je comparus devant le conseil de révision. J’éprouvai une bien vive joie, lorsque le major, après m’avoir examiné en moins d’une minute, prononça les paroles usuelles : « Bon pour le service. »

Le régiment dans lequel je m’engageai fut le 3e zouaves (17 août).

Les engagés s’imaginaient, pour la plupart, qu’ils allaient être envoyés sur le théâtre de la guerre. Pas du tout. On dirigeait d’abord les volontaires sur la ville où se tenait la garnison de leur régiment en temps de paix ; de telle sorte que ceux qui, comme moi, avaient voulu être zouaves pour aller immédiatement au feu, étaient expédiés en Algérie.

Nous protestâmes, — autant qu’on peut protester dans l’armée, — quand, une fois à la caserne, on nous dit que nous partions à destination de Toulon pour nous embarquer. Afin de calmer nos patriotiques inquiétudes, on nous expliqua qu’il était indispensable de nous exercer un peu au maniement des armes et que cela ne pouvait se faire qu’au dépôt du régiment. Un soldat ne s’appartient plus : nous fûmes donc contraints de garder notre mauvaise humeur ; car il nous semblait qu’il n’y avait pas besoin de nous expédier si loin pour nous apprendre l’exercice du chassepot.

Le 18 août, au soir, nous arrivâmes à Toulon. Nous étions plusieurs milliers de volontaires destinés à l’embarquement. Le 19, au matin, on nous entassait sur divers navires. Je me trouvai à bord de l’Intrépide.

Le 21, nous étions en rade devant Alger. On débarqua les hommes du 1er  zouaves, et le navire reprit sa route, transportant à Philippeville ceux du 3e.

Stora est le nom du port où l’Intrépide mouilla en dernier lieu, le 23 ; c’est une bourgade à quelques kilomètres de Philippeville. Après trois jours passés dans cette ville, nous prîmes le train de Constantine, sur une ligne de chemin de fer de construction récente, et, le 17, nous arrivions au dépôt.

Je fus incorporé dans la 7me compagnie du 1er  bataillon. Notre compagnie n’avait pas de capitaine ; l’officier, qui en remplissait les fonctions, se nommait le lieutenant Larguillé.

Pour nous aguerrir, on nous expédia dans la région montagneuse dont Constantine est un des points culminants, c’est-à-dire sur l’Atlas. La montagne où nous campions est Djeb-el-Ouach. C’est un bien beau pays, mais affreusement sauvage ; la nuit, les hyènes et les chacals, se battant autour de nos tentes pour dévorer les débris de notre nourriture, nous donnaient un concert qui n’avait rien de mélodieux.

Le campement à Djeb-el-Ouach dura jusqu’au 7 septembre.

De grand matin, ce jour-là, on donna l’ordre du « sac au dos », et nous voilà en route, à travers les montagnes, sans savoir où nous allions.

J’ai rarement vu une contrée aussi merveilleuse, aussi pittoresque, que celle que nous traversâmes dans cette promenade par monts et vallées.

La première marche, du 7 septembre, avait pour objectif Smendou, qui, à vol d’oiseau, est à 27 kilomètres de Djeb-el-Ouach ; soit plus de 30 kilomètres par les chemins rocailleux. Mais comme on marchait d’un pas léger ! Tout mon fourniment de zouave ne me pesait pas une once.

Quel plaisir on avait à suivre, dans la vallée accidentée, l’Oued-el-Kébir qui descend des hauts sommets d’où nous partions et coule avec fracas, blanc et écumeux, serpentant avec grâce, se précipitant ensuite sur des rochers abrupts, s’enfonçant enfin dans des défilés grandioses, dans des gorges profondes et boisées, nous accompagnant joyeux avec sa musique de torrent impétueux qui dégringole de cascade en cascade !

La route nous parut bien courte, ce jour-là.

Le lendemain, seconde marche. De Smendou à El-Arrouch, 33 kilomètres. Ce fut encore une promenade agréable. Nous traversâmes El-Kantour, sans nous y arrêter, et arrivâmes le soir, au crépuscule, au terme de l’étape. Il y avait eu marché à El-Arrouch ; aussi fit-on bombance. Mais, d’autre part, le marché avait attiré, dans le voisinage du camp, certains hôtes peu commodes des forêts. Toute la nuit, notre colonne entretint des feux pour tenir à l’écart ces malfaisantes bêtes. Du reste, il nous fut impossible de fermer l’œil, tant ce vacarme de carnassiers avait des notes stridentes. Le lendemain matin, au départ, les habitants nous racontèrent que les panthères du pays s’étaient livré combat.

Nous nous remîmes en route, aux premiers rayons du soleil. Cette troisième journée devait fournir la plus longue marche, 44 kilomètres ; mais on devait se reposer un jour entier à Jemmapes, terme de l’étape.

Cette fois, la promenade manqua de gaîté. Nous commencions à être fatigués. D’El-Arrouch à Saint-Charles, par Gastonville, le chemin fut monotone. Puis, pour se rendre de Saint-Charles à Jemmapes, il fallait franchir des montagnes escarpées, et ce genre de montées et descentes rapides, qui nous avait charmé au début du voyage, ne convenait plus à nos jambes harassées.

Dans cette partie de notre pérégrination, nous eûmes, je ne dirai pas le plaisir, mais l’avantage de rencontrer un superbe lion qui, très paisiblement installé sur un tertre à une certaine distance de la route, nous regarda passer, sans nous chercher la moindre querelle. On serra les rangs ; ceux qui chantaient se turent ; on se contenta de se tenir en garde, en cas d’attaque, et nous poursuivîmes gentiment notre chemin, en nous abstenant de toute provocation. Je crois que le seigneur lion et nous, de part et d’autre, nous nous considérâmes tout simplement avec curiosité. Quand on fut hors de portée du majestueux personnage, quelques malins émirent l’avis qu’on avait eu tort de ne pas faire usage des chassepots ; mais on les laissa dire.

À Jemmapes, où nous parvînmes assez tard dans la soirée, ce 9 septembre, nous apprîmes que la République venait d’être proclamée en France. Les habitants, parmi lesquels se trouvaient de nombreux proscrits du coup d’état, nous firent une chaleureuse réception. De notre côté, nous n’eûmes qu’une voix pour demander à être ramenés à Philippeville.

Sans doute, des ordres nouveaux avaient été télégraphiés au commandant de la colonne ; car il nous annonça le lendemain matin que la halte projetée n’aurait pas lieu, et qu’on se remettait en route pour le port d’embarquement. Il s’agissait de revenir en partie sur nos pas et de fournir une quatrième traite, celle-ci de 38 kilomètres. Seulement beaucoup avaient trop présumé de leurs forces ; j’étais du nombre. J’avais beau avoir la meilleure volonté du monde ; à seize ans, on n’est guère solide, après de pareilles marches ; j’étais exténué.

Le matin, je pus encore aller ; mais, dès midi, mes jambes se refusèrent à me porter. Je m’assis, désespéré, sur le bord du chemin, et je dis adieu à mes camarades.

Il faisait une chaleur accablante ; le soleil brûlait ces montagnes d’Algérie, j’avais la bouche desséchée ; et pas une goutte de liquide quelconque pour étancher ma soif. Je me traînai comme je pus auprès d’un ravin ; j’apercevais au fond une petite flaque d’eau ; coûte que coûte, il me fallait y parvenir. J’y parvins, au prix de mille efforts, en me trainant sur les genoux. Spectacle hideux ! cette flaque, qui avait à peine un mètre de largeur, était remplie de crapauds. J’approchai néanmoins mes lèvres de cette onde malsaine et puante, et je bus. Mais, ne pouvant ensuite vaincre mon dégoût, je rejetai aussitôt la boisson infecte.

Qu’allais-je devenir, seul, abandonné, dans cet endroit désert ?

La pensée, — je dois le dire, hélas ! — ne me vint pas de prier. Il est vrai que d’autres, là-bas, dans la patrie, priaient pour moi.

Je me demandai si je ne serais pas la proie de quelque bête féroce.

Je pensai au lion aperçu la veille, aux panthères qui pullulaient alors dans les environs de Philippeville. Je ne me sentais pas même la force de défendre ma vie.

Tandis que je me désespérais ainsi, je perdis connaissance.

Au bout d’un temps dont j’ignore la durée, je repris mes sens. Deux visages bronzés d’arabes étaient penchés sur moi ; l’un de ces hommes me donnait à boire une liqueur réconfortante.

Ne pouvant m’expliquer, je leur dis :

— Philippeville ! Philippeville !

Ils me comprirent, me saisirent l’un par les aisselles et l’autre par les pieds, et je terminai ma route, ainsi porté.

J’avais quelque argent sur moi ; je leur en offris ; ils n’en voulurent point. Ces braves gens étaient tout heureux d’avoir sauvé la vie à un « petit zouave ».

Avec leur aide, je pus gagner une caserne. Je rejoignis ma compagnie, et je dormis, cette nuit-là, d’un sommeil de plomb. En quatre jours, nous avions fait 145 kilomètres, et cela par les plus mauvais chemins.

Le lendemain, 11 septembre, on nous donna l’ordre de nous rendre de Philippeville à Stora. Vu mon état de fatigue, je fus autorisé à faire ce trajet sur une prolonge. On s’embarqua sur le transport le Jura. Le 14, nous étions en rade de Toulon. Le 15, nous arrivions à Montpellier, ville qui venait d’être désignée pour servir de dépôt au 3e zouaves, pendant la guerre.

Là, on devait nous répartir en nouvelles compagnies, attendu que nous étions beaucoup trop nombreux. Ainsi, vu la surabondance des engagements, notre compagnie, la 7e du 1er  bataillon, se composait d’environ 600 hommes. Il y avait nécessité à mettre fin à un tel état de choses, avant de nous envoyer au feu.

Mais il était écrit que je ne devais pas aller sur le théâtre de la guerre. Depuis mon départ de Marseille, ma mère avait pris ses renseignements ; elle avait su qu’un engagement ne pouvait être contracté avant dix-huit ans révolus, et, munie d’une copie authentique de mon acte de naissance, elle tomba comme une bombe, le 16 septembre, chez le général Messiat, qui commandait la place de Montpellier. Je venais à peine d’arriver.

Le général me fit appeler et demanda comment mon engagement avait pu être accepté. Je dus avouer ma supercherie. Il me gronda vertement et cassa mon engagement comme non valable au premier chef.

J’avais donc été zouave, par fraude, juste pendant un mois.

Ramené par ma mère à Marseille, je rentrai dans ma famille. Toutefois, me tenant fort de la proclamation de la République et de l’état de trouble général, je faisais à la maison mes quatre volontés.

Le préfet des Bouches-du-Rhône, nommé par le gouvernement, était précisément Esquiros, pour l’élection duquel je m’étais tant démené.

Esquiros avait un fils de mon âge, William. Nous nous liâmes d’amitié, et, avec Clovis Hugues, que j’avais retrouvé à Marseille, nous constituâmes un corps d’adolescents qui prit le nom de Jeune Légion Urbaine.

Nous adoptâmes un costume dans le genre de celui des francs-tireurs. Esquiros nous distribua des carabines de dragons. Toute la journée, on jouait au soldat.

Il était alors question d’une levée en masse projetée par le gouvernement.

Tous les gardes nationaux, disait-on, allaient partir. La Jeune Légion Urbaine se chargeait de défendre Marseille ; allez, les Prussiens se garderaient bien de paraître sur les bords de la Durance. Et, pétulants et guerriers, nous étions absolument convaincus que sans nous les Bouches-du-Rhône ne résisteraient pas à l’invasion ; heureusement, nous étions là.

Par exemple, nous ne nous ménagions guère. Il faut nous rendre cette justice : si nous ne faisions pas grande besogne, nous nous donnions, du moins, beaucoup de mal.

Du matin au soir, nous nous escrimions sur la plaine Saint-Michel ; nous allions, nous venions, nous exécutions mille manœuvres militaires. En ma qualité « d’ancien zouave », — pensez donc ! — je commandais l’exercice. On avait, cependant, mis à notre tête deux hommes, qui prenaient aussi leur rôle au sérieux : le chef de bataillon Giraud et le capitaine Henry.

Et l’état-major ! c’était l’état-major qu’il fallait voir ! J’en faisais partie, cela va sans dire. Le préfet nous avait donné un local, sur la Cannebière même, au centre de la ville. Nous avions tapissé le balcon de tant d’écussons et de drapeaux que le jour ne pénétrait plus par les fenêtres ; à deux heures de l’après-midi, on était obligé d’allumer le gaz.

Lorsque Garibaldi, venant de Caprera, débarqua à Marseille, la Jeune Légion Urbaine, depuis le port de la Joliette jusqu’à l’hôtel de la Préfecture, lui servit d’escorte d’honneur.

L’enthousiasme des marseillais pour le général italien touchait au délire. Les bonnes femmes du marché voulaient toutes lui sauter au cou. Nous ne savions comment nous y prendre pour les empêcher de se faire écraser par sa voiture.

Je me souviens d’une de ces bonnes commères, qui avait réussi à rompre nos rangs et qui tendait vers Garibaldi un bébé, en criant :

Batiza lou ! batiza lou !

Garibaldi demanda ce que voulait cette femme.

— Elle veut que vous baptisiez son enfant, lui répondit-on.

Le général eut un sourire, et, tendant sa main vers le petit garçon, il dit :

— Je te baptise républicain.

Il y eut une explosion de bravos ; la promenade de Garibaldi à travers les rues de Marseille fut un triomphe.

Du reste, les Marseillaises ont, pendant toute la guerre, donné mille preuves de leur excellent cœur. Quand arrivait un bataillon d’Afrique, elles entouraient les soldats, les comblaient de prévenances, les accablaient de tablettes de chocolat, d’oranges et de sucreries ; turcos, spahis et zouaves partaient pour la frontière plus surchargés de friandises que de cartouches. Lorsque c’était un convoi de blessés qui débarquait, venant du théâtre de la guerre, elles ne savaient que faire pour témoigner leur sympathie à ces pauvres enfants : elles organisaient des collectes ; porte-monnaie, parures, bijoux, tout y passait. Et quels soins ! Elles se multipliaient, les bonnes dames.

Ce n’était pas pour elles une question de parti. Elles avaient demandé la bénédiction de Garibaldi ; elles eussent baisé les pieds de Charette. Du reste, aux élections de 1871, Marseille allait choisir pour députés aussi bien les royalistes Charette et Cathelineau que les radicaux Esquiros et Ledru-Rollin. Quiconque, aux yeux des populations provençales, représentait l’idée de la guerre à outrance, était acclamé et porté aux nues.

On s’est beaucoup moqué de mes compatriotes, à propos de cette terrible campagne de 1870-1871. On ne nous a pas ménagé le ridicule. Sans doute, nous avons prêté à rire avec nos Légions Urbaines et nos Francs-Tireurs de la Mort ; sans doute, nous avons eu des mobiles qu’il était impossible de mobiliser. Je le sais, et les premières critiques ont été formulées chez nous.

Mais, ce qu’il faut aussi qu’on sache bien, c’est que, si nos retardataires ont été plus que d’autres remarqués, cela a tenu à ce que, dès les premières hostilités, tous les hommes de bonne volonté étaient partis ; et ils furent nombreux, ceux-là. Que l’on prenne la peine de consulter les archives de l’armée, et l’on verra quel formidable mouvement d’engagements volontaires se produisit dans le Midi, aussitôt la nouvelle reçue de nos premiers désastres. Sur les navires qui nous transportaient aux dépôts de nos régiments, dans les trains qui nous véhiculaient, nous étions littéralement entassés. On n’avait pas attendu le 4 septembre pour donner sa signature sur l’autel de la patrie.

Quant à l’exubérance de sentiments qui chez nous est si naturelle, elle était bien faite, je l’avoue, pour nous signaler, après la guerre, aux plaisanteries de la presse ; n’importe, les méridionaux, comme les autres, firent leur devoir.

Après cette digression, je me sens plus à l’aise pour rire un brin des côtés comiques du patriotisme marseillais. On me pardonnera d’autant plus mon ironie que je suis un des premiers à qui elle s’adresse.

Examinant les évènements à seize ans de distance, que pourrai-je, en effet, trouver de plus grotesque que notre Garde Civique, dont les exploits mériteraient d’être célébrés dans des images d’Épinal ?

Les gardes civiques étaient les prétoriens de la Préfecture. On les jugera par cette anecdote, rigoureusement authentique.

Le commandant de la garde était un courtier de commerce, nommé Matheron ; le capitaine, un teinturier nommé Gavard.

Un jour, en faisant une partie de dominos, le courtier dit à l’artiste en teinture :

— Sais-tu bien, capitaine, qu’il y a, dans les environs de Marseille, un maire de village qui m’est signalé comme ayant exercé une pression formidable pour faire voter « oui » au plébiscite ?

— Cela est bien possible, commandant, ces maires de village étaient tous des suppôts de l’infâme Empire. Quel est l’indigne fonctionnaire municipal dont tu veux parler ?

— C’est le maire de Septêmes.

— Très bien, conclut le teinturier Gavard, je me charge de son affaire.

Le lendemain à la première heure, le capitaine de la Garde Civique part pour Septêmes, monté sur son cheval, nommé Robespierre.

Septêmes est une commune de 1,500 habitants, à 12 kilomètres de Marseille, sur la route d’Aix.

En voyant arriver, sur les neuf heures du matin, un cavalier au chapeau empanaché de longues plumes de couleurs éclatantes, une carabine en bandoulière, la ceinture garnie de pistolets et révolvers de tous les calibres, nos villageois s’attroupent, ahuris.

Sans descendre de son cheval couvert d’écume, le capitaine-teinturier demande :

— Oùs qu’est le maire ? Conduisez-moi au domicile du citoyen maire de la présente commune !

Les habitants obéissent.

Voilà donc le magistrat de village comparaissant devant Gavard. L’infortuné maire était un brave homme de cultivateur, très simple, occupé, à ce moment, à tailler les arbustes de son jardin.

— C’est pas tout ça ! fait le capitaine de la Civique, sans autre préambule ; citoyen maire, l’opinion nationale t’accuse de conspirer avec les Prussiens pour empêcher la guerre.

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de monsieur ici ; il n’y a que des citoyens, entends-tu, suppôt de l’Empire ?… Et le citoyen qui te fait l’honneur de te causer a en outre celui d’être ton capitaine… Appelle moi donc : citoyen, mon capitaine !

— Citoyen, mon capitaine, je ne comprends pas ce que signifie cette accusation, je suis un homme des champs, qui…

— Tu n’as pas besoin de comprendre, suppôt de l’Empire !… Je te confirme que tu es accusé, par devant le tribunal de la justice populaire, que je représente ci-inclus en ma personne, d’avoir, à la date du plébiscite, outragé le sentiment national, en faisant voter « oui » aux populations ci-contre, et en leur inculquant l’abominable mensonge que l’Empire, c’est la paix… C’est pourquoi, tu es et demeures convaincu d’être opposé à la guerre, la guerre à outrance, que je représente au même titre et dans les mêmes proportions… Par conséquent, il est hors de doute que tu pactises avec la Prusse, c’est-à-dire avec l’étranger… Au nom de l’opinion nationale, dont je suis le mandataire revêtu de pleins pouvoirs, je te déclare dégradé de tes fonctions, qualités municipales et autres, sans préjudice de ce qui s’ensuit… Et, étant donné que, par le fait de cette dégradation méritée, tu es maintenant hors la loi et justement dépouillé de ton inviolabilité parlementaire, je te mets et maintiens en état d’arrestation.

Le malheureux maire était littéralement abasourdi et incapable d’opposer la moindre résistance. Gavard tortillait sa moustache, d’un air féroce. Les gens de Septêmes ne savaient que penser. Ils ne connaissaient les civiques que de réputation ; mais la réputation était telle que nul n’osait broncher.

Comme conclusion, le capitaine-teinturier ajouta :

— Allons, hisse !… Monte en croupe avec moi, citoyen ci-devant maire ; je t’emmène à la Préfecture. Là, tu t’expliqueras avec le citoyen proconsul. Si ton cœur est pur et ton patriotisme sans reproche, tu n’as rien à craindre ; mais fais-moi le plaisir et l’honneur d’obéir un peu vivement. Moi, je n’ai pas à discuter avec les exigences de mon service ; je suis l’exécuteur des hautes-œuvres de l’opinion nationale.

On hissa donc, sur le cheval de Gavard, le maire de Septêmes, plus mort que vif. Sa femme se lamentait ; les villageois étaient atterrés.

— En route pour la Préfecture, fait enfin le capitaine de la Civique… Citoyen ci-devant maire, tiens-toi bien, prends-moi à brasse-corps pour ne pas tomber, et surtout, attention à ne pas faire partir mes pistolets !… Allons, hue, Robespierre !

Et il pique des éperons.

Pour retourner de Septêmes à Marseille, il faut traverser plusieurs villages.

Un des premiers que l’on rencontre est situé dans un défilé sauvage, entre la chaîne de l’Estaque et la chaîne de l’Étoile. Ce hameau, perdu au milieu de ces gorges d’aspect sinistre, est appelé l’Assassin.

Le maire de Septêmes, peu rassuré sur son sort, claquait des dents en se cramponnant au capitaine ; le malheureux, croyant sa dernière heure venue, avait la chair de poule.

Lors, mon Gavard, qui, pour son compte, se bornait à avoir soif, fait arrêter Robespierre devant l’auberge de l’Assassin.

— Halte de cinq minutes, dit-il en sautant à terre, entraînant avec lui son prisonnier… Ici l’on trinque… Citoyen ci-devant maire, présentement otage du peuple souverain, tu vas boire avec le capitaine Gavard à la santé de la nation… Tâche d’être à la hauteur de l’honneur qui t’est fait ; c’est la République, entends-tu ? qui te paie la goutte !

L’infortuné captif, fort peu soucieux de contrarier le représentant de la justice populaire, n’a garde de refuser.

On vide un verre de champoreau d’Afrique, atroce mélange de café, de cognac et de curaçao ; c’était la boisson favorite de l’officier à panache.

Puis, on se remet en route.

À la Viste, nouvelle halte, nouveau champoreau et nouveau toast patriotique. Cette fois, c’est à la santé du citoyen proconsul que le capitaine teinturier oblige son prisonnier à trinquer.

Les villages de Saint-Louis et des Crottes, ainsi que le faubourg d’Arenc, fournissent motif à une station semblable. Le maire de Septêmes n’en peut mais ; toutefois, comment résisterait-il aux sommations de son terrible gendarme ? Pour sauver sa vie qui lui paraît très menacée, il ingurgite tous les champoreaux que Gavard lui présente ; et c’est ainsi qu’il boit successivement à la commune de Marseille, à l’Internationale et à Robespierre.

À chaque verre, le capitaine n’oublie pas de dire :

— Sache, ci-devant maire, que tu es plus honoré que tu ne mérites ; c’est la République qui te paie la goutte !

Enfin, l’exécuteur des hautes-œuvres de l’opinion nationale et l’otage de la justice populaire, tous deux ensemble à califourchon sur Robespierre essoufflé, brisé, rompu, éreinté, entrent majestueusement dans la ville.

Les passants les regardent, intrigués. Gavard étant connu de tout Marseille, on se demande ce que signifie cette nouvelle équipée de l’artiste en teinture, improvisé capitaine.

Gavard et son prisonnier s’arrêtent en dernier lieu devant l’hôtel de la Préfecture ; un civique, de planton, mène le cheval à l’écurie ; le capitaine conduit le pauvre maire au préfet Esquiros. Celui-ci n’est au courant de rien.

Par extraordinaire, notre héros ne tutoyait pas le préfet.

— Citoyen proconsul de la République, lui dit-il, je livre entre vos mains intègres le ci-devant maire de Septêmes, lequel s’intitule homme des champs, mais n’est en réalité qu’un suppôt de l’Empire et un agent de la Prusse. Il a été pris en flagrant délit de conspiration pacifique, ayant tenté de s’opposer à la guerre à outrance que nos cœurs de patriotes désirent tous. Son inviolabilité parlementaire lui a été retirée, ce matin, à neuf heures ; le cri de la conscience publique de ses administrés lui a arraché l’écharpe municipale dont il s’est rendu indigne par ses forfaits ; Septêmes l’a confié à ma garde, et je vous l’amène, pour qu’il subisse, dans les vingt-quatre heures, le châtiment de ses crimes. Je dois, toutefois, témoigner à sa décharge que, depuis son arrestation, il a fait preuve d’une soumission exemplaire et s’est même montré bon patriote en buvant à votre santé, sans compter les autres. À vous de juger, citoyen proconsul de la République, si cette soumission fidèle doit tenir lieu de circonstances atténuantes au prisonnier ci-inclus.

Esquiros, habitué à ces aventures, mande aussitôt le commandant-courtier Matheron, pour avoir le mot de l’énigme ; car le maire de Septêmes, inaccoutumé aux champoreaux d’Afrique, et, au surplus, très ému par les difficultés de sa situation, ne pouvait fournir aucun éclaircissement.

Matheron venu, on s’explique.

Esquiros, envoyant à tous les diables son capitaine des gardes, le tance vigoureusement et lui donne l’ordre de remettre son prisonnier en liberté.

— Très bien, citoyen proconsul, répond Gavard ; du moment que le coupable est innocent, il va être rendu à sa famille en pleurs. La République est magnanime. Elle est juste avant tout et protège l’aveugle et l’orphelin. Vive la République !

Là-dessus, mon Gavard embrasse le maire de Septêmes, l’adjure de mépriser à jamais les noirs poisons de la sanglante calomnie, fait seller un autre cheval, et, reprenant en croupe son ex-prisonnier, le ramène triomphalement à Septêmes.

Cette fois, au lieu de toaster en route, on dîna à Saint-Antoine, près de la Viste. Les deux voyageurs étaient en appétit. Ce fut le maire qui paya la carte du festin.

En arrivant au terme de cette pérégrination épique, le capitaine Gavard adressa, du haut de sa monture, aux villageois, de plus en plus ahuris, la proclamation suivante :

— Habitants de Septêmes ! je reconduis parmi vous le magistrat vertueux qui est l’honneur de votre laborieuse commune. Accusé de crimes horribles, il a victorieusement mis à nu l’innocence patriotique de son cœur républicain… Citoyens, que cet exemple méritoire vous serve de leçon !… La France, aux prises avec l’étranger, a les yeux sur vous. Ne trahissez pas la confiance de la République, qui est pour vous une mère. Répétez à vos enfants et à vos arrière-petits-neveux que la Garde Civique de Marseille tient d’une main l’épée du devoir et de l’autre la balance de la justice… Recevez de cette garde sans peur et sans reproche votre estimable maire ; rendez à ce magistrat modèle tous les honneurs qui lui sont dus ; inscrivez, sur la façade de l’hôtel de ville de Septêmes, son nom vénéré en lettres d’or, afin qu’il passe, flamboyant et radieux, à la plus séculaire postérité. Vive la République !

Je ne garantis pas, comme rigoureusement exact, le texte des discours du capitaine Gavard ; mais, si une différence existe entre leur teneur et la reproduction que j’en fais, cette différence est, en tout cas, peu sensible. Quant à l’aventure elle-même, je la certifie d’une authenticité parfaite, y compris l’arrestation et ses motifs ultra-fantaisistes, le double voyage du teinturier civique ayant en croupe son captif, et les petits verres de champoreaux.

Par cet épisode, on peut juger la garde prétorienne du proconsul Esquiros. Encore, l’incident du maire de Septêmes fut simplement une odyssée héroï-comique ; mais il n’en fut pas toujours de même. Les civiques ont, à leur passif, une série d’autres affaires qui leur ont valu d’être à Marseille l’objet d’une réprobation unanime.

Lors de la capitulation de Metz, il y eut, dans le Midi, comme dans le reste de la France, un mouvement de colère générale, que les révolutionnaires surent mettre à profit.

Esquiros avait organisé une Ligue des départements méridionaux. Cluseret, qui devait plus tard devenir ministre de la guerre de la Commune de Paris, fut appelé pour commander l’armée de la Ligue. Seulement, une partie de la garde nationale ne voulut pas reconnaître son autorité. On en vint aux mains. Les civiques, qui jusqu’alors, avaient été surtout grotesques, tout en étant redoutés, devinrent odieux au plus haut point, à la suite d’une fusillade sur les allées de Meilhan ; le sang coula, il y eut des morts ; bref, les événements tournant au tragique, Gambetta envoya à Marseille un nouveau préfet.

Le désordre était à son comble.

Les partisans de la Ligue du Midi couvraient toutes les murailles de la ville de gigantesques affiches, sur lesquelles on lisait ces seuls mots en caractères immenses :

nous voulons le maintien d’esquiros.

Le nouvel administrateur du département, le citoyen Marc Dufraisse, arrive, se rend à la Préfecture, examine la position, comprend qu’elle ne sera pas tenable et déguerpit sans tambour ni trompette ; comme fiche de consolation, on lui donna la préfecture des Alpes-Maritimes qui était plus facile à occuper.

Gambetta, lui, tenait à avoir le dernier mot dans cette affaire. Il décide Alphonse Gent à se substituer à Esquiros, au nom du gouvernement de Tours. Il s’agissait, pour Gent, de prendre la place, non d’un préfet, mais de deux ; car j’ai oublié de vous dire que nous possédions à la fois à Marseille deux chefs du département, l’un, Esquiros, avec le titre d’administrateur des Bouches-du-Rhône, l’autre, Delpech, avec le titre de préfet. Je ne parle pas de Maurice Rouvier, à qui le gouvernement de Tours avait aussi offert la même préfecture, entre le refus de Marc Dufraisse et l’acceptation d’Alphonse Gent ; Rouvier, malin, ayant constaté, en qualité de secrétaire général, que l’administration des Bouches-du-Rhône offrait plus d’épines que de roses, avait répondu : « Merci, offrez la place à un autre. »

La nomination de Gent fut accueillie par des cris de colère de la part des partisans d’Esquiros et de Delpech. J’étais au nombre de ces derniers. Nous nous disions que la France était perdue si le nouvel administrateur prenait possession de la Préfecture. À la rigueur, on sacrifiait Delpech, le préfet n° 2, aux exigences de Gambetta ; mais le préfet n° 1, c’est-à-dire Esquiros, jamais !

À la Jeune Légion Urbaine, les uns tenaient pour le gouvernement de Tours, et les autres, pour la Ligue du Midi. Les Girondins, — tel était le nom que nous donnions aux légionnaires qui acceptaient Gent, — furent plus adroits que les Montagnards. Ils firent un coup d’État. Une nuit, ils déménagèrent toutes les carabines avec lesquelles nous exécutions nos manœuvres sur la plaine Saint-Michel et les remirent aux bataillons de la garde nationale qui soutenaient le nouveau préfet.

C’était une « exécrable trahison ».

Je fis appel aux légionnaires demeurés fidèles à Esquiros. Nous constituâmes un conseil de guerre, qu’on nomma la Cour Martiale de la Jeune Légion Urbaine, et nous nous mîmes en devoir de juger les traîtres.

Naturellement, pas un d’entre eux ne daigna comparaître devant la Cour Martiale ; mais cela importait peu, nous les jugions quand même.

Je me souviens que je remplissais les fonctions du ministère public. L’avocat d’office, chargé de défendre les accusés absents, Élie Devèze, était un camarade du lycée, membre de l’état-major de la Légion.

On appelait gravement par trois fois les légionnaires « girondins ».

— Tistin Capefigue !… Tistin Capefigue !… Tistin Capefigue !…

Silence.

Je prenais la parole :

— L’accusé Tistin Capefigue ne répondant pas à l’appel de son nom, mais l’évidence de sa trahison étant indiscutable, je demande à la Cour Martiale de le juger quoique absent.

— Accordé, murmurait le président.

Élie Devèze se levait :

— Pour quel motif mon client Tistin Capefigue est-il mis en accusation ?

— C’est à lui, répliquais-je, qu’étaient confiées les clefs des placards dans lesquels nous avions déposé les carabines de la Légion. Tistin Capefigue a livré les clefs à l’ennemi. C’est une trahison en temps de guerre. Je conclus à la condamnation à mort de Tistin Capefigue.

Le président invitait le défenseur d’office à prononcer son plaidoyer.

— Citoyens, membres de la Cour Martiale, disait Élie Devèze, j’ai une pénible mission : atténuer le crime dont s’est rendu coupable ce scélérat qui porte le nom de Tistin Capefigue, est une tâche au-dessus de mes forces. Pourtant, je ne puis me soustraire à l’obligation de le défendre, puisque votre sagesse m’a imposé cette dure corvée. Je ne vois aucune excuse à la conduite de mon client ; c’est de nuit, c’est en abusant de notre confiance, qu’il a livré à l’ennemi les clefs des placards de notre état-major. Je m’associe aux conclusions de l’honorable organe du ministère public ; néanmoins, comme défenseur de Tistin Capefigue, je demande qu’aucune flétrissure publique ne soit infligée à son nom, par égard pour sa respectable famille.

La Cour Martiale délibérait, et Tistin Capefigue était condamné à être passé par les armes, aussitôt que les circonstances permettraient de s’emparer de sa personne.

Tous les légionnaires, partisans de Gent, furent, de la même manière, condamnés par nous à être fusillés à la première occasion. Seulement, ce qui nous exaspérait, c’était que nous ne pouvions pas exécuter notre sentence, puisque nous n’avions plus de fusils.

De leur côté, les « girondins » ne ménageaient pas les « montagnards ». Ils avaient aussi constitué leur Cour Martiale de la Jeune Légion Urbaine, et ils nous jugeaient également sans comparution. Toutefois, ils furent plus cléments que nous, tout en qualifiant de « crime de lèse-patrie » le fait de vouloir le maintien d’Esquiros. Nous poussions la cruauté jusqu’à les condamner tous à mort ; ils eurent l’indulgence de ne nous condamner tous qu’aux travaux forcés à perpétuité.

Pendant que délibéraient nos Cours Martiales et que Cluseret voyait les bataillons de la garde nationale les uns après les autres, sauf de rares exceptions, refuser de reconnaître son autorité, Alphonse Gent débarquait à Marseille par le train d’Avignon.

Il croyait, naïf vauclusien, n’avoir qu’à se présenter à la Préfecture pour être acclamé par tous les habitants des Bouches-du-Rhône ; Gambetta, en signant sa nomination, lui avait doré la pilule.

Ah ! bien oui ! il allait, le malheureux, connaître, par une prompte expérience, le revers de sa médaille de préfet.

Le soir de son arrivée, il réunit son personnel autour de lui ; il avait préparé un discours patriotique, joliment bien tourné, qui devait lui rallier tous les dissidents. Il fait un signe ; on se tait. Il ouvre la bouche, il commence sa harangue… Pan ! une détonation retentit… Qu’est-ce que c’est donc ?… Vient-on de tirer un pétard en l’honneur du nouvel administrateur ?… Non, ce n’est point cela… Gent porte la main à la hauteur de sa ceinture, l’appuie contre le gousset de son gilet, et s’écrie :

— On m’assassine !… Je suis mort !…

C’est un vrai coup de théâtre. Chacun se précipite vers le préfet n° 3. On le transporte dans la coulisse… pardon, dans le cabinet voisin. Un conseiller d’arrondissement, qui est vétérinaire, dit :

— Cela me regarde.

Alphonse Gent se déshabille. Il n’avait rien du tout.

Cependant, un coup de pistolet avait été tiré ; toutes les personnes présentes l’avaient entendu.

On rentre dans le salon de réception, on dérange tous les meubles, on cherche la balle. Pas plus de balle que sur ma main, pas une éraflure dans les lambris.

— Mes enfants, murmure Gent d’un ton ému, je pardonne à mon assassin.

Cette grandeur d’âme touche l’assistance. Delpech, le préfet n° 2, s’avoue vaincu par tant de générosité et donne sa démission.

Bientôt, se répandaient en ville, le bruit de l’attentat et la nouvelle de la clémence exemplaire de cet autre Auguste.

Les quelques bataillons de la garde nationale qui hésitaient encore crient :

— Vive Gent !

La garde civique, seule, persiste à acclamer le préfet n° 1.

— Vive Esquiros !

De fait, on n’a jamais su à quoi s’en tenir sur ce fameux coup de pistolet.

Les uns prétendent qu’il a été réellement tiré et que Gent dut la vie à une pièce de cinq francs en argent, sa fortune de vieux proscrit, qu’il avait dans le gousset. Les autres affirment que l’envoyé de Gambetta, moins naïf qu’on se le figurait, avait joué une comédie et qu’un compère avait fait partir une arme chargée à blanc.

Quoi qu’il en soit, vraie ou fausse, cette tentative d’assassinat tourna à l’avantage du préfet n° 3.

Sur ces entrefaites, une catastrophe mit Esquiros en deuil. Son fils William, malade depuis quelques jours, vint à mourir. Accablé par la douleur, le président de la Ligue du Midi abandonna la Préfecture à son compétiteur et rentra dans la vie privée.

La Garde Civique et la Jeune Légion Urbaine furent dissoutes par décret. Quant à Cluseret, il n’eut que le temps de disparaître. Il avait été appelé par les organisateurs de la Ligue, et c’était lui que, depuis la débâcle, on accusait de tout le mal. Étranger à ces évènements, il était chargé des responsabilités de chacun. Je crois même que Gambetta donna l’ordre de l’arrêter et de le fusiller. Il fallait bien venger l’assassinat de ce pauvre Alphonse Gent.

Les révolutionnaires, ne pouvant plus déployer leur zèle en arrêtant quiconque leur déplaisait, se rattrapèrent au moyen des clubs.

Il y avait alors deux clubs très fréquentés : l’Alhambra et l’Eldorado. Le premier se tenait dans un café-concert qui avait fait faillite ; le second, dans une salle de bal.

À l’Alhambra, comme à l’Eldorado, la société était choisie ; entrait qui voulait.

Là, chaque soir, on fusillait un général, en effigie.

Le président de la séance donnait lecture des dépêches reçues dans la journée.

— Citoyens, voici ce qui se passe dans les Vosges : le général Cambriels vient de résigner son commandement entre les mains du général Michel.

Voix nombreuses :

— Cambriels est un traître !… À mort ! À mort !…

Le président agitait sa sonnette :

— Que ceux qui sont d’avis que le général Cambriels doit être fusillé veuillent bien lever la main.

Toutes les mains se levaient.

Ce n’était pas plus compliqué que cela.

Deux jours après, on fusillait le général Michel, parce qu’il n’avait pas passé par les armes le général Cambriels.

Un soir, cependant, on ne fusilla personne.

Je ne sais plus quel mauvais plaisant monta à la tribune et dit :

— Citoyens du club de l’Alhambra, vous êtes sur un volcan. La Monarchie s’apprête à confisquer la République. Depuis hier, le comte de Chambord est à Marseille. Il loge chez son ami, le marquis de Foresta. Il a passé sa journée d’aujourd’hui à distribuer de l’or à la troupe, et, en ce moment même, il est ici dans la salle.

Ces paroles provoquèrent un tumulte indescriptible. Toute l’assistance poussait des hurlements. Chacun accusait son voisin d’être le comte de Chambord. Plusieurs furent obligés de venir se justifier à la tribune et d’établir leur identité. Bref, on s’en retourna se mettre au lit sans avoir rien décidé.

J’étais un des orateurs ordinaires de l’Alhambra. Ce fut, sur mon initiative, qu’on fusilla, un beau dimanche, l’évêque de Marseille.

J’avais découvert, à la Bibliothèque de la ville, une affiche datant de 1793 et contenant un jugement du Tribunal Criminel Révolutionnaire du département des Bouches-du-Rhône. Ce jugement envoyait à la guillotine « le nommé Jean-Joachim Gail, âgé de cinquante ans, vicaire à Salon, ci-devant chanoine, convaincu du crime de contre-révolution. »

Tout fier de ma trouvaille, j’apportai, à la tribune du club, la copie de l’arrêt du Tribunal Révolutionnaire, et je la communiquai à l’assistance. Ensuite, je lus divers extraits d’un mandement que l’évêque de Marseille avait adressé, au commencement de 1870, à ses diocésains, et dans lequel il leur recommandait de s’écarter des adversaires de la religion.

— Citoyens, que pensez-vous de cela ? demandai-je en manière de conclusion. Est-ce que l’évêque Place ne vous paraît pas mille fois plus contre-révolutionnaire que le chanoine Gail ?

— Oui ! oui ! répondit la foule.

— Eh bien, le chanoine Gail a subi la peine de son crime, et l’évêque Place vit encore !

— Fusillons-le ! fusillons-le !

— C’est précisément ce que j’allais avoir l’honneur de vous proposer.

On vota donc, à mains levées, que l’évêque de Marseille serait exécuté à bref délai.

C’est ainsi qu’on surexcitait les mauvaises passions de la multitude. Exalté moi-même au plus haut degré, je ne comprenais pas le mal que je faisais.

Un autre jour, j’obtins le vote d’une motion réclamant l’installation permanente d’une guillotine sur la place de la Bourse. Il fallait, disais-je, terrifier le cléricalisme. Et je me souviens qu’on m’écoutait, qu’on m’applaudissait, moi, petit bonhomme de seize ans !… Quand je songe à ce triste passé, j’ai honte pour moi et pour le peuple.

J’avais alors une phrase favorite, qui obtenait un grand succès dans les clubs.

— Fondons à jamais la République, disais-je, et si la réaction ose lever la tête, nous serons là pour la couper !

Cette sanguinaire figure de rhétorique me valait une ovation splendide.

Franchement, je devais être fou, et tous nos clubistes marseillais aussi.

Un homme était désolé de ces incartades inqualifiables : mon père. La ville entière savait que le jeune orateur de l’Alhambra était son fils. Mes motions de cannibale paraissaient dans quelques journaux avec ma signature : Gabriel Jogand-Pagès.

— Tu déshonores le nom de ta famille, me répétait mon père, navré.

À force d’entendre ces doléances, je pensai que le mieux, pour ne plus m’exposer à de telles récriminations, était d’adopter un pseudonyme.

Mon aïeul maternel, qui avait été mon parrain, s’appelait Léonidas. Je supprimai les deux dernières syllabes de son prénom ; il me resta : Léo. D’autre part, au collège, j’avais été frappé par le nom d’un roi indien, Taxile, qui contracta alliance avec Alexandre-le-Grand, conquérant pour lequel j’éprouvai une vive sympathie ; je retranchai l’e final de ce nom de monarque du temps jadis. L’ensemble, Léo Taxil, me parut euphonique, et je composai ainsi le pseudonyme que j’ai gardé depuis et sous lequel je suis connu.

Telles sont les raisons qui me firent quitter mon nom de famille.

Je voulais suivre ma voie, — ma mauvaise voie ; — mais je ne voulais pas déplaire à mes parents, en ce qui concernait l’emploi de leur nom dans des actes et des écrits qu’ils désapprouvaient.