Letouzey et Ané (p. 139--).

V

LA COMMUNE



le règne des journalistes. — gent et les élections générales. — une fausse joie de spuller. — programme officiel exécuté au rebours. — les malheurs d’henri fouquier. — un gouvernement improvisé. — tout marseille sautera. — le gâchis insurrectionnel. — le 4 avril. — fin de la commune révolutionnaire.


À part le tapage des clubs, pendant l’administration de Gent, les Marseillais se tinrent assez tranquilles.

Le successeur d’Esquiros, pour se concilier les bonnes grâces de la presse, s’entoura de journalistes de toutes nuances. On ne rencontrait plus que des journalistes à la Préfecture : les salons, cabinets, divisions et bureaux en étaient remplis ; on en voyait jusque dans les corridors et dans la loge du concierge.

Vous frappiez à une porte, vous entriez pour demander un dégrèvement de contributions ou faire enregistrer une patente ; vlan ! vous vous trouviez avoir affaire à des chroniqueurs des feuilles locales. Vous vous présentiez au bureau des enfants assistés, à celui du domaine départemental, à la direction des pompes funèbres, ou à l’inspection des asiles d’aliénés ; vous étiez nez à nez avec des feuilletonnistes, des secrétaires de rédaction, des courriéristes théâtraux. Quant au service des antichambres, il était fait par des reporters sans ouvrage.

Le chef de cabinet du préfet était aussi un journaliste, Auguste Cabrol, radical à tous crins, un joyeux vivant qui fumait une pipe colossale et, à la fin de ses audiences, tapait amicalement sur le ventre de ses visiteurs.

Le secrétaire général n’avait pas non plus beaucoup de prestige. C’était un jeune chroniqueur marseillais, de trente-deux ans, qui depuis, a fait son chemin. Il n’était pas radical, lui, oh ! non. Il avait eu quelques articles dans le Figaro, lors de la fin de l’Empire. Au 4 septembre, un marchand de draps de Marseille, que Gambetta avait nomme préfet, lui aussi, l’avait placé à la tête d’un journal, intitulé la Vraie République, fondé pour mettre tout le monde d’accord.

Vous voyez le succès que cette gazette pouvait avoir au pays de la Cannebière ; le marchand de draps y mangea une partie de ses économies et quitta la Préfecture à l’arrivée d’Esquiros et de Delpech. Seulement, comme la Vraie République s’obstinait à ne pas faire ses frais, malgré tout le talent de son rédacteur, le marchand de draps, ne nourrissant plus l’espoir de redevenir préfet, mit notre chroniqueur à la ration la plus maigre, en attendant de supprimer tout à fait l’inutile journal.

Heureusement, à cette époque, Gent venait de s’installer ; il offrit le secrétariat général de la préfecture au bon jeune homme, qui accepta. Pour le nommer, c’est Henri Fouquier, aujourd’hui encore collaborateur du Figaro.

Là-bas, les Marseillais, très portés à la familiarité, l’appelaient Monsieur Henri, ou même Henri tout court ; ce qui le vexait, soit dit entre parenthèses, car il était rempli de son importance, tout au contraire d’Auguste Cabrol. Mais le secrétaire général avait beau pincer les lèvres et prendre un air solennel, personne, dans la vieille cité phocéenne, ne pouvait se faire à l’idée qu’il était tout-à-coup devenu un personnage sérieux, et on l’abordait avec le même sans-gêne que le chef de cabinet.

Cela dura jusqu’à la capitulation de Paris.

Les élections générales se firent en France avec une précipitation que tout le monde connaît ; mais, dans les Bouches-du-Rhône particulièrement, les représentants de l’autorité républicaine le prirent à leur aise, mieux encore que partout ailleurs.

L’armistice, on se le rappelle, fut signé le 28 janvier 1871. Le lendemain, 29, le gouvernement rendit un décret convoquant les électeurs pour le mercredi 8 février ; ce décret fut envoyé par voie télégraphique à tous les préfets.

Savez-vous ce que fit Alphonse Gent, préfet de Marseille ? — Il garda tout simplement la dépêche dans sa poche. Mais le plus beau de l’affaire, c’est que, tandis que les électeurs des Bouches-du-Rhône n’étaient pas convoqués et se demandaient à quelle date aurait lieu le scrutin, Gent se portait candidat dans le département à côté, en Vaucluse.

À la Préfecture, on trouvait ce tour-là charmant. On travaillait à la confection de la liste officielle, et, pensait-on, on prendrait ainsi les conservateurs à l’improviste. Tous les secrétaires et sous-secrétaires de Gent se frottaient les mains.

Du reste, le haut personnel administratif de la maison avait de quoi s’amuser, les sollicitations pleuvaient ; c’était une avalanche de dépêches d’un tas de frères et amis suppliant Gent de les mettre sur la liste de la Préfecture.

Steenackers, entre autres, Steenackers que personne ne connaissait dans le Midi, écrivait, le 31 janvier, à notre incomparable préfet : « Vous savez ce que je vaux ; si vous avez besoin d’un nom sur votre liste, prenez le mien ». (Textuel.) On ne le prit pas, et ce pauvre Steenackers ne fut, au surplus, élu nulle part.

Enfin, quand la Préfecture se crut sûre d’enlever le vote, elle afficha le décret de convocation des électeurs. Voici la date exacte de cet affichage : le 3 février, dans la nuit. Les Marseillais apprirent donc, le 4 au matin, qu’ils étaient appelés à voter le 8. Le citoyen Alphonse Gent existe encore, il est aujourd’hui sénateur, je le mets au défi de me démentir. Dans la campagne, le décret du gouvernement ne fut affiché que deux jours avant le scrutin.

Une joyeuse aventure, par exemple, est celle dont Spuller, le fidèle Achate de Ganlbetta, fut le héros.

Le 5 février, Gent recevait la dépêche suivante (je la recopie sans y changer une virgule) :


Bordeaux, 5 février 1871, 5 h. soir, N° 7842.


Spuller à Gent, préfet, Marseille.


Je lis dans votre dépêche d’hier soir adressée à notre ministre, cette simple et courte ligne : «  Citoyen, je vous recommande Spuller », et rien de plus.

Cela veut-il dire que vous verriez avec plaisir mon élection par Marseille ?

Je suis fondé à le croire, et je veux vous dire, mon cher ami, la profonde reconnaissance que je vous garde de ce témoignage d’estime.

Je serais payé bien au delà de ce que je mérite, si, pour prix des services que j’ai pu rendre à la France et à la République, en assistant Gambetta depuis le 4 septembre, une grande et républicaine cité comme Marseille me choisissait pour son représentant.

Je n’ose espérer tant de faveur ; mais à vous qui avez eu l’idée d’une pareille élection pour moi, je puis déclarer, dans le secret de l’amitié, que ma vie entière n’épuiserait pas ma gratitude, et que, si un tel honneur m’était fait, je ne croirais pouvoir m’acquitter envers Marseille qu’en lui dévouant, à elle, à son magnifique et riche avenir, à la démocratie vive et intelligente qu’elle contient dans ses murs, tout ce que j’ai d’intelligence, de dévouement sans réserve, avec le plus inaltérable attachement.

Écrivez-moi, je vous prie ; je vous laisse juge de mon émotion contenue depuis hier.

E. Spuller.


On voit que la dépêche était aux frais de l’état ; l’ami Spuller ne ménageait pas les mots, il en était même prodigue.

Mais là n’est pas la question.

Quand on reçut, à la Préfecture de Marseille, ce mirifique télégramme, Gent, Fouquier et les autres partirent d’un formidable éclat de rire.

Jamais on n’avait télégraphié à Gambetta pour réclamer sa recommandation en faveur de Spuller, personne n’avait songé à la candidature de Spuller dans les Bouches-du-Rhône.

Voici ce qui s’était passé :

Gambetta avait fait part à Gent de ses difficultés avec Jules Simon ; il avait déclaré à son ami que, se voyant tenu en échec par ses collègues du gouvernement, il se retirait. Et Gent, en style de camarade, avait répondu à Gambetta : « Vous êtes malade, je vous recommande à Spuller. »

L’employé du télégraphe avait oublié un mot de la dépêche : à. De là était venu le malentendu, qui avait causé une fausse joie au compagnon du ministre.

Lorsque l’entourage de Gent eut fini de rire, on envoya donc à Spuller, pour calmer ses transports, le télégramme que voici :


Marseille, 5 février 1871, 8 h. 25 soir.


Préfet à Spuller, Bordeaux (confidentielle).


J’avais écrit à Gambetta : « Vous êtes malade ; je vous recommande à Spuller. »

Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit plus tôt ? Dans l’état actuel des esprits de coterie et de prétentions, c’aurait été difficile ; mais impossible, non peut-être. Je ne me pardonne pas de n’y avoir pas pensé.

A. Gent.



Malgré la surprise des électeurs, malgré la pression formidable des agents du pouvoir, malgré toutes les précautions et les illégalités de la Préfecture, le suffrage universel ne donna pas, dans les Bouches-du-Rhône, les résultats attendus par Gent. Les Marseillais s’offrirent une députation des plus panachées.

Quant à Gent, il fut élu en Vaucluse. Député, il donna sa démission de préfet et fut remplacé par l'amiral Cosnier. Le nouveau titulaire de la préfecture de Marseille conserva Henri Fouquier comme secrétaire général.

Nous voici à la période, plus que jamais troublée, de la Commune.

En province, les ultra-radicaux commençaient à s’endormir ; le 18 mars les secoua. Les Marseillais ne devaient pas être les derniers à sortir de leur torpeur.

— Paris a une Commune Révolutionnaire, disait-on ; eh ! pourquoi Marseille n’aurait-elle pas la sienne ?

La Préfecture, sans le vouloir, certes, fournit aux impatients l’occasion qu’ils attendaient.

Cosnier, Fouquier, le maire Bory, toutes les fortes têtes du parti républicain modéré, avaient tenu conseil : dans ces circonstances particulièrement difficiles, que fallait-il faire ?

Ils décidèrent que tous les bataillons de la garde nationale seraient convoqués le 23 mars, et que, sous la conduite d’un colonel nommé Jeanjean, ils se promèneraient par la ville en criant : « Vive Versailles ! »

Cette idée paraissait merveilleuse aux habiles qui l’avaient eue. Fouquier, en sa qualité de marseillais, disait connaître, mieux que personne, les sentiments de ses compatriotes ; quant au colonel deux fois Jean, il était sûr de ses bataillons. Versailles allait être acclamé contre Paris d’une seule voix par les habitants.

Les gardes nationaux, dûment convoqués par ordre, se réunirent donc et suivirent l’itinéraire fixé pour cette promenade officielle. Seulement, il y eut un article du programme qui fut exécuté au rebours. Tous les bataillons, à l’exception de deux, crièrent : « Vive Paris ! » Et la petite fête eut une conclusion que Cosnier, Fouquier, Bory et Jeanjean n’avaient pas prévue : à la fin de la promenade, les manifestants prirent d’assaut la Préfecture.

La partie turbulente de la population s’était jointe, cela va sans dire, aux gardes nationaux et avait participé à leur démonstration. Les anciens civiques n’avaient pas manqué de se mettre de la partie. Et nous aussi, les jeunes gens de la Légion Urbaine, nous étions là.

Avec quelle joie nous envahîmes l’hôtel préfectoral !… Ce fut une irrésistible poussée.

Le secrétaire général Fouquier, entre autres, qui ne s’attendait pas à un pareil événement, fit, le pauvre, une bien piteuse figure.

Il avait été, lors de la chute d’Esquiros, un des plus résolus partisans de la suppression de la Garde Civique et de la Jeune Légion Urbaine. Aussi, civiques et légionnaires ne le portaient pas précisément dans leur cœur.

Je ne fus pourtant pas au nombre de ceux qui, lors de la prise de la Préfecture, infligèrent à l’infortuné Fouquier l’humiliant traitement, dont tout Marseille a parlé et surtout beaucoup ri ; j’étais occupé, à ce moment, avec mon co-légionnaire et ami Élie Devèze, à préparer un drapeau rouge que nous voulions arborer à la grande porte d’entrée.

Quelques civiques, donc, furieux contre le secrétaire général, le poursuivirent, en criant :

— À la tinette ! à la tinette !

Et le malheureux, saisi par ces forcenés, fut culbuté dans la fosse des lieux d’aisance de l’hôtel ; il eut toutes les peines du monde à s’en tirer.

Cette aventure, qui fut l’incident comique de l’émeute, laissa à la victime une irritation et un dépit, dont j’ai, quoique innocent, éprouvé souvent les effets. Henri Fouquier ne pardonna jamais une telle avanie à ceux qu’il pensa en être les auteurs. C’étaient les civiques, assistés de plusieurs jeunes gens de la Légion Urbaine, qui lui avaient fait faire la désagréable culbute : ma qualité de légionnaire me désigna à son ressentiment ; et, depuis lors, dans tous les journaux qui ont publié sa prose, le rancunier ex-secrétaire de Gent n’a jamais manqué l’occasion de décocher contre moi ses critiques malveillantes et rageuses.

Mais, je le répète, le dépit d’Henri Fouquier s’est, en ce qui me concerne, trompé d’adresse ; car je ne fus pas au nombre de ses baigneurs ; c’est le lendemain seulement que j’appris, par la voix publique, l’histoire de cette malpropre vengeance de mes camarades de la Légion.

Le 24, la Commune Révolutionnaire fut constituée. À sa tête était Gaston Crémieux, le jeune président de l’ancien comité anti-plébiscitaire. Les autres membres avaient été pris dans le conseil départemental et parmi les orateurs les plus exaltés des clubs.

L’armée régulière, ne reconnaissant pas la dite Commune qui avait accaparé tous les pouvoirs, se retira de Marseille. Le conseil municipal, composé de républicains modérés, ne donna plus signe de vie, le maire ayant le premier pris la fuite. Quant au préfet Cosnier, il était captif dans la Préfecture, otage des insurgés. Henri Fouquier, lui, peu soucieux. d’une nouvelle baignade, s’était mis prudemment à l’abri.

Pendant onze jours, la ville fut livrée à la plus complète anarchie.

Les chefs du gouvernement improvisé étaient incapables de faire face à la situation. Aucun de mes compatriotes ne me démentira quand je dirai que la Commune de Marseille fut absolument grotesque. Il y avait là, au nombre de ses chefs, un coiffeur et un cordonnier ; pour affirmer le principe internationaliste, on avait placé aussi un nègre parmi les gouvernants. Un limonadier fut nommé général en chef des forces insurrectionnelles.

À dire vrai, les révolutionnaires ne faisaient que suivre l’exemple des radicaux. Delpech, au 4 septembre, n’était qu’un modeste teneur de livres dans une maison de commerce. Le 6, il avait été nommé sous-préfet d’Aix, et, seize jours après, préfet des Bouches-du-Rhône ; en dix-huit jours, il avait donc franchi toutes les étapes administratives, puisque Marseille est une préfecture de première classe. Bien mieux, quand Esquiros et lui furent remplacés par Gent, Delpech, qui n’avait jamais tenu que le porte-plume et le grattoir, fut nommé général, commandant la 2e brigade de l’armée des Vosges. (Pauvre France !) Ce ne sont donc pas les radicaux qui peuvent reprocher aux révolutionnaires leur sans-façon à s’installer dans les plus hauts postes militaires et administratifs.

Cependant, la Commune s’attendait à être attaquée par l’armée régulière ; elle songea donc à préparer sa défense. Ce fut le commandant de la Jeune Légion Urbaine qui reçut la mission de créer un arsenal insurrectionnel, attendu que les forts de la ville se refusaient à reconnaître Gaston Crémieux et ses collègues.

On se procura, je ne me rappelle plus où ni comment, quelques canons et des boulets, et on les plaça dans la cour de la Préfecture. Ah ! nous devions faire merveille ! Nous passions toute la journée à charrier des boulets, et il y en avait de joliment lourds. Quand nous les déchargions de la voiture qui les apportait et que nous les rangions en belles pyramides, nous nous mettions en grande sueur ; mais, le soir, cette besogne terminée, nous avions la satisfaction du devoir accompli.

— Gare aux versailleux, s’ils viennent ! disions-nous ; ils seront contents de la réception !…

Et notre chef de la Légion Urbaine, notre brave commandant Giraud, en voilà un qui se donnait du mouvement !

Rien n’était plus curieux que de le voir se démener dans son bureau, situé au premier, à gauche, du côté des salons.

À l’entendre, la pièce qu’il s’était réservée dans la Préfecture était pleine de matières explosibles. À peine entrait-on chez lui qu’il bondissait hors de son fauteuil.

— Prenez garde ! criait-il ; attention ! ne touchez rien ici ! il y a dans ce bureau de quoi faire sauter tout Marseille !

Si vous aviez le malheur de bouger, de remuer une chaise, de vous diriger vers un placard, il prenait des airs à la fois épouvantés et mystérieux et vous obligeait à l’immobilité la plus complète. Il semblait que mille bombes allaient partir de tous les coins, au moindre mouvement.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas ! répétait-il. Vous ne pouvez vous douter de l’effrayante responsabilité que j’assume ici !

À force de l’entendre, on lui donnait une très grande importance, et on avait fini par croire, à la Préfecture, que l’on était en possession de toutes sortes d’engins destructeurs, tous plus terribles les uns que les autres.

Partout régnait un désordre dont il est impossible de se faire une idée.

La Commune de Paris nous avait envoyé trois délégués : Mégy, Amouroux et Landeck. Ils voulaient commander, et chacun, au surplus, avait les mêmes prétentions. On se traitait de temps en temps de traîtres, mutuellement ; on parlait beaucoup plus de se fusiller que de s’organiser.

Parfois, une consigne, que rien ne justifiait, était donnée tout à coup.

Ainsi, un jour, je ne sais qui intima aux factionnaires l’ordre de ne laisser sortir personne sans laisser-passer.

Le premier qui se présenta pour franchir la porte ignorait absolument la consigne. C’était un des orateurs habituels de l’Alhambra, nommé Pancin.

Le civique, de planton, l’arrête :

— On ne passe pas !

— Mais je suis le citoyen Pancin.

— Je le sais bien ; seulement, j’ai ordre de ne laisser sortir personne sans laisser-passer.

Pancin remonte dans le premier bureau venu, prend une feuille de papier quelconque et y écrit ces mots :


Laissez passer le citoyen Pancin.


Signé : Pancin.


Puis, il descend gravement et remet son papier à la sentinelle.

Le civique lit.

— Très bien, citoyen, vous êtes en règle.

Et il lui permet enfin de sortir.

Cette simple anecdote, authentique, quoique invraisemblable, suffira à donner la mesure du gâchis dans lequel la Commune pataugeait.

Le 4 avril, au matin, on fut tout surpris de voir la troupe campée sur plusieurs points de la ville.

Pour s’emparer de la Préfecture, l’armée régulière n’avait qu’à se présenter aux portes et à entrer.

J’ignore quels rapports avaient été faits au général Espivent. Toujours est-il que, si ces rapports présentaient les insurgés comme maîtres de ressources formidables, ils étaient dans l’erreur.

Je n’entreprendrai pas de raconter cette journée, dont le récit a déjà été fait à de nombreuses reprises. Je me bornerai à rappeler quelques souvenirs personnels.

Quand la fusillade commença, on recourut au commandant Giraud, qui avait tant promis de réduire l’ennemi en poussière.

Le commandant avoue que, s’il avait parlé comme on sait, c’était pour imposer à ses visiteurs le respect de la Commune. On ouvre les placards de son bureau, ces fameux placards qui contenaient tant de bombes ; dedans, il n’y avait rien du tout.

On descend dans la cour de la Préfecture, on aligne un canon pour la défense, on se met en devoir de le charger. Ah bien oui ! impossible de trouver un boulet qui pût entrer. Le diamètre de tous ces boulets, que nous avions tant pris de peine à charrier, était plus grand que le calibre des canons. Personne n’avait jamais songé à examiner si les projectiles et les pièces étaient assortis.

C’était du plus haut comique ; seulement, on riait jaune.

Quel parti prendre ?

Ceux que tenait l’envie de se battre n’avaient plus qu’à aller faire lecoup de feu dans les rues, derrière les deux ou trois barricades qui se trouvaient en ville.

On s’arrêta à cette résolution, et, pendant la journée entière, la Préfecture, au lieu d’être une citadelle, fut un hôpital dans lequel on apportait les blessés des deux partis.

De la colline de la Garde et du fort Saint-Nicolas, les obus pleuvaient. Au haut du belvédère de l’horloge préfectorale, mon camarade Élie Devèze et le citoyen Pancin eurent la constance de tenir, jusqu’à quatre heures de l’après-midi, un drapeau blanc pour demander la cessation du bombardement. La pluie d’obus ne finit qu’au coucher du soleil.

Dans la journée, après avoir déjeûné à midi à la maison, je me rendis un moment à la Préfecture, où l’on entrait à ses risques et périls ; car on franchissait la place sous une grêle de balles, tombant des maisons voisines occupées par la troupe.

Les partisans de la Commune n’étaient plus nombreux. Quelques anciens civiques gardaient l’amiral-préfet, à qui l’on avait adjoint, comme otage, le fils du maire. Les salons étaient transformés en ambulances ; une jeune femme et un chirurgien, tous deux n’appartenant à aucun parti, pansaient les insurgés aussi bien que les soldats blessés. Dans plusieurs bureaux, dont le gouvernement révolutionnaire avait fait des magasins d’équipement, se trouvaient des costumes de francs-tireurs et de garibaldiens, restés pour compte.

En compagnie de trois camarades légionnaires, j’enfilai un pantalon de toile et une vareuse bleue, et nous allâmes tirer quelques coups de fusil, tout auprès, à la barricade qui était à l’angle de la rue Montgrand et de la place Saint-Ferréol ; de là, nous ajustions tant bien que mal les gardes nationaux du parti de l’ordre, qui, du perron du Palais de Justice, au bout de la rue, nous envoyaient à leur tour leurs balles. À la fin, ceux-ci installèrent un canon et nous adressèrent de nouveaux compliments sous forme de boulets, dont un alla crever une maison en face. Jugeant alors que la partie n’était plus égale, nous quittâmes la barricade ; retournant vivement à la Préfecture, nous fîmes toilette et nous débarrassâmes de nos vêtements d’emprunt.

Vers cinq heures, je grimpai à la colline de la Garde, pour me rendre compte du tir de nos adversaires. Il y avait là quelques curieux. Les soldats nous défendirent de stationner.

Enfin, à la tombée de nuit, les marins de la frégate la Couronne, qui, campés dans la Bourse, attendaient le moment favorable, arrivèrent devant le palais préfectoral, siège abandonné de l’insurrection, et escaladèrent les fenêtres. Ils ne trouvèrent guère que les otages, à qui personne n’avait touché.

La Commune de Marseille avait vécu.