Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 226-234).
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PORTRAIT DE CONDORCET.


J’ai successivement présenté à vos yeux, et dans le jour qui m’a paru le plus vrai, le savant, le littérateur, l’économiste et le membre de deux de nos assemblées politiques. Il me reste à faire le portrait de l’homme du monde, à vous parler de son extérieur, de ses manières.

Un moment, j’ai désespéré de pouvoir remplir cette partie de ma tâche, car je ne connus pas personnellement le secrétaire de l’Académie, car je ne le vis même jamais. Je ne devais pas oublier, en outre, combien les livres sont des guides infidèles ; combien les auteurs saveut se parer quelquefois, dans ce qu’ils écrivent, d’un caractère peu en harmonie avec leurs actions habituelles ; combien il a été donné de démentis à la maxime de Buffon : le style, c’est tout l’homme. Heureusement, des correspondances inédites m’ont transporté, en quelque sorte, au milieu de la famille de Condorcet. Je l’y ai vu entouré de ses proches, de ses amis, de ses confrères, de ses subordonnés, de ses clients. Je suis devenu le témoin, j’ai presque dit le confident de toutes ses actions. Alors je me suis rassuré. Pouvais-je craindre de parler avec confiance des plus secrètes pensées de l’illustre académicien, de sa vie privée, de ses sentiments intimes, lorsque j’avais pour guides et pour garants Turgot, Voltaire, d’Alembert, Lagrange et une femme, mademoiselle de L’Espinasse, célèbre par l’étendue, la pénétration et la finesse de son esprit ?

Condorcet était d’une haute stature. L’immense volume de sa tête, ses larges épaules, son corps robuste, contrastaient avec des jambes restées toujours grêles, à cause, croyait notre confrère, de l’immobilité presque absolue que le costume de jeune fille et les inquiétudes trop vives d’une mère tendre lui avaient imposée pendant ses huit premières années.

Condorcet avait, dans le maintien, de la simplicité, et même un tant soit peu de gaucherie. Qui ne l’eût vu qu’en passant, aurait dit : Voilà un bon homme, plutôt que, Voilà un homme d’esprit. Sa qualité principale, sa qualité vraiment caractéristique était une extrême bonté. Elle se mariait harmonieusement à une figure belle et douce.

Condorcet passait, parmi ses demi-connaissances, pour insensible et froid. C’était une immense erreur. Jamais peut-être il ne dit, en face, des paroles affectueuses à aucun de ses parents ou de ses amis ; mais jamais aussi il ne laissa échapper l’occasion de leur donner des preuves d’attachement : il était malheureux de leurs malheurs ; il souffrait de leurs maux, au point que son repos et sa santé en furent plus d’une fois gravement altérés.

D’où provenaient donc les reproches d’insensibilité si souvent adressés à notre confrère ? C’est qu’on prenait, je n’hésite pas à le redire, l’apparence pour la réalité ; c’est que jamais les mouvements d’une âme aimante ne se peignirent ni dans la figure ni dans la contenance de Condorcet. Il écoutait avec l’air le plus indifférent le récit d’un malheur ; mais après, quand chacun se contentait d’exhaler sa douleur en de vaines paroles, lui s’éclipsait sans mot dire, et portait des secours, des consolations de toute nature à ceux dont les souffrances venaient de lui être révélées.

Vous savez maintenant le véritable sens de ces paroles de d’Alembert : « Condorcet est un volcan couvert de neige. » On s’est complétement mépris sur la pensée de l’immortel géomètre, en persistant à voir dans son assimilation pittoresque la violence de caractère recouverte du masque de la froideur.

D’Alembert avait vu le volcan en complète action dans l’année 1771. Le géomètre, le métaphysicien, l’économiste, le philosophe Condorcet, dominé par des peines de cœur, était devenu pour toutes ses connaissances un objet de pitié. Il alla même jusqu’à penser au suicide. Rien de plus curieux que la manière dont il repoussait les palliatifs que Turgot, son confident, lui recommandait : « Faites des vers : c’est un genre de composition auquel vous êtes peu habitué, il captivera votre esprit. — Je n’aime pas les mauvais vers ; je ne pourrais souffrir les miens ! — Attaquez quelque rude problème de géométrie. — Quand un goût dépravé nous a jetés sur des aliments à saveur forte, tous les autres aliments nous déplaisent. Les passions sont une dépravation de l’intelligence ; en dehors du sentiment qui m’absorbe, rien au monde ne saurait m’intéresser. » Pour essayer de tous les moyens, comme font les médecins dans les maladies désespérées, Turgot invoquait force exemples empruntés à l’histoire ancienne et moderne, même à la mythologie. Soins superflus ; le temps seul pouvait guérir, le temps seul guérit, en effet, la profonde blessure qui rendit notre confrère si malheureux.

Si le public avait grandement tort de refuser à Condorcet la sensibilité, il ne se trompait pas moins en l’accusant de sécheresse en matière d’art.

Lisait-on pour la première fois à l’Académie française, ou dans le monde, une de ces productions littéraires qui sont l’honneur et la gloire du xviiie siècle, Condorcet restait complétement impassible au milieu des bruyants transports d’admiration et d’attendrissement qui retentissaient autour de l’auteur. Il paraissait n’avoir pas écouté ; mais, pour peu que les circonstances l’y amenassent, il faisait l’analyse minutieuse de l’ouvrage, il en appréciait les beautés, il en signalait les parties faibles avec une fmesse de tact, avec une rectitude de jugement admirables, et récitait sans hésiter, à l’appui de ses remarques, de longues tirades de prose ou des centaines de vers qui venaient de se graver, comme par enchantement, dans une des plus étonnantes mémoires dont les annales littéraires aient jamais fait mention.

La réserve que Condorcet s’imposait devant des étrangers, faisait place, dans sa société intime, à une gaieté de bon ton, spirituelle, doucement épigrammatique. C’est alors que l’immense variété de ses connaissances se révélait sous toutes les formes. Il parlait avec une égale netteté, avec une égale précision, sur la géométrie et les formules du palais ; sur la philosophie et la généalogie des gens de cour, sur les mœurs des républiques de l’antiquité et les colifichets à la mode.

Le secrétaire de l’ancienne Académie des sciences ne descendit dans l’arène de la polémique que pour défendre ses amis contre les attaques de la médiocrité, de la haine et de l’envie. Mais son courageux dévouement ne l’entraîna point à partager les injustes préventions de ceux-là même auxquels il était le plus tendrement attaché. Ce genre d’indépendance est assez rare pour que j’en cite quelques exemples.

D’Alembert, dominé à son insu par un sentiment indéfinissable de jalousie, ne rendait pas à Clairaut toute la justice désirable. Examinez, cependant, si dans deux de ses éloges, si, en citant presque sans nécessité les relations de M. de Trudaine et de M. d’Arci avec l’auteur du bel ouvrage sur la figure de la Terre, Condorcet hésite le moins du monde à appeler Clairaut un homme de génie, et à parler des prodiges de sa jeunesse !

Lagrange et d’Alembert n’accordaient aucune estime aux Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne. Ils en étaient venus, en les assimilant à une erreur de la vieillesse de Newton, jusqu’à les appeler « le Commentaire sur l’apocalypse d’Euler. » D’un autre point de vue, Condorcet, trouvant les lettres utiles, ne se contenta pas de les louer ; il s’en fit l’éditeur, sans même concevoir le soupçon qu’une opinion indépendante pût faire ombrage à ses meilleurs amis.

Le livre d’Helvétius avait irrité Turgot, qui s’en expliquait dans sa correspondance avec une vivacité extrême. Sur ce point, le célèbre intendant de Limoges supportait impatiemment la contradiction. Condorcet, néanmoins, soutenait la lutte avec la plus grande fermeté. Il était loin de prétendre que l’ouvrage fût irréprochable ; suivant lui, seulement, on s’exagérait ses dangers. Je ne résiste pas au plaisir de citer cette conclusion si gaie d’un des plaidoyers de notre ancien secrétaire : « Le livre ne fera aucun mal ni à moi ni à d’autres bonnes gens. L’auteur a beau dire, il ne m’empêchera pas d’aimer mes amis ; il ne me condamnera pas à l’ennui mortel depenser sans cesse à mon mérite ou à ma gloire ; il ne me fera pas accroire que, si je résous des problèmes, c’est dans l’espérance que les belles dames me rechercheront, car je n’ai pas vu jusqu’ici qu’elles raffolassent des géomètres. »

La vanité règne en souveraine dans toutes les classes de la société, et particulièrement, dit-on, parmi les gens de lettres. Nous pouvons affirmer, néanmoins, que ce mobile, que ce stimulant si ordinaire, si actif de nos actions, n’effleura jamais la belle âme de notre ancien confrère. Quelques faits ont déjà témoigné de ce phénomène. J’ajouterai ici qu’à la suite d’une vive controverse touchant cette question de morale, mademoiselle de l’Espinasse embrassa le parti de ceux qui soutenaient que la nature, en ce genre, ne fait pas de miracles ; qu’elle promit de se livrer à un examen attentif dans le cercle très étendu de la société, et qu’après une longue épreuve elle s’avoua vaincue. Son esprit fin, pénétrant, n’était parvenu à saisir dans Condorcet ni un trait, ni un mouvement, ni même un symptôme de vanité, quoiqu’elle l’eût vu presque tous les jours pendant plusieurs années, et sans cesse en contact avec des littérateurs, des philosophes ou des mathématiciens.

La jalousie est la juste punition de la vanité ; Condorcet n’éprouva donc jamais cette cruelle infirmité. Lorsque, absorbé par les devoirs impérieux de secrétaire de l’Académie, et, aussi, par une polémique littéraire ou politique de tous les jours, notre confrère se vit obligé de renoncer aux plaisirs vifs et purs que donnent les découvertes scientifiques, il n’en écrivait pas moins, comme d’Alembert malade, aux Euler, aux Lagrange, aux Lambert : « Donnez-moi des nouvelles de vos travaux. Je suis comme les vieux gourmands qui, ne pouvant plus digérer, ont encore du plaisir à voir manger les autres. »

Condorcet avait poussé si loin le besoin de se rendre utile, qu’il ne fermait jamais sa porte à personne ; qu’il était constamment accessible ; qu’il recevait chaque jour, sans humeur, sans même en paraître fatigué, les interminables visites des légions d’importuns, de désœuvrés dont r égorgent toutes les grandes villes, et au premier rang la ville de Paris. Donner ainsi son temps au premier venu, c’est la bonté poussée jusqu’à l’héroïsme.

Je ne parlerai pas du désintéressement de Condorcet ; personne ne l’a nié.

« En morale, disait-il dans une lettre à Turgot, je suis grand ennemi de l’indifférence et grand ami de l’indulgence. »

La phrase manquerait de vérité si on la prenait dans un sens absolu : Condorcet était très-indulgent pour les autres et très-sévère pour lui-même. Il portait quelquefois le rigorisme jusqu’à se préoccuper sérieusement, jusqu’à s’effaroucher de certaines formules de politesse qui ont cours dans la société, comme des pièces de monnaie dont on serait convenu de ne jamais examiner le titre. Ainsi, M. de Maurepas se montre très-irrité d’une lettre, dirigée contre Necker, et dans laquelle se trouvaient des passages qui pouvaient nuire au crédit public. Cette lettre n’était pas de Condorcet. Le duc de Nivernais veut décider son confrère et ami à l’écrire au ministre ; il résiste avec une fermeté qui paraît inexplicable. Aujourd’hui je trouve l’explication dans une lettre inédite adressée à Turgot : « Le secrétaire de l’Académie éprouvait de la répugnance à assurer de son respect un homme qu’il était fort loin de respecter. »

Condorcet avouait les fautes, les erreurs qu’il avait pu commettre, avec une loyauté, un abandon que cette courte citation fera apprécier : « Connaissez-vous, lui disait-on un jour, les circonstances qui amenèrent la rupture de Jean-Jacques et de Diderot ? — Non, répondit-il ; je sais seulement combien Diderot était un excellent homme : celui qui se brouillait avec lui avait tort. — Mais vous-même ? — J’avais tort ! »

Dans l’édition donnée par l’auteur de Mérope des Pensées de Pascal, je trouve cette note de Condorcet : « L’expression honnêtes gens a signifié dans l’origine les hommes qui avaient de la probité ; du temps de Pascal, elle signifiait les gens de bonne compagnie ; maintenant on l’applique à ceux qui ont de la naissance ou de l’argent. — Non, monsieur, a dit Voltaire en s’adressant à l’annotateur, les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes ! »

Justifier cette exclamation, depuis qu’elle m’a semblé l’expression de la vérité, tel a dû être mon but principal en écrivant ces pages. Je serai heureux si le portrait que j’ai tracé de l’illustre secrétaire perpétuel de l’ancienne Académie des sciences, a dissipé de bien cruelles préventions, neutralisé l’effet des plus hideuses calomnies ; si, d’accord avec tous ceux qui jouirent de l’intimité de Condorcet, vous voyez désormais en lui un homme qui honora les sciences par ses travaux, la France par ses hautes qualités, l’humanité par ses vertus.