Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 200-225).
◄  VI
VIII  ►



DISCUSSION SUR LA CONSTITUTION DE L’AN II. — CONDORCET HORS LA LOI ; SA RETRAITE CHEZ MADAME VERNET ; SON ESQUISSE D’UN TABLEAU HISTORIQUE DES PROGRÈS DE L’ESPRIT HUMAIN. — FUITE DE CONDORCET ; SA MORT.


De tous les écrits de Condorcet, aucun n’exerça sur sa destinée une plus fatale influence que le projet de Constitution de l’an ii.

Au milieu des efforts incomparables que faisait la Convention pour repousser les armées ennemies, pour étouffer la guerre civile, créer des ressources financières, remplir nos arsenaux, elle ne négligeait pas entièrement l’organisation politique du pays. Une commission, composée de neuf de ses membres, reçut le mandat de préparer une nouvelle Constitution. Condorcet en faisait partie. Après plusieurs mois du travail le plus assidu et de discussions très-approfondies, cette commission présenta son projet les 15 et 16 février 1793.

Le nouveau plan de Constitution ne renfermait pas moins de treize titres subdivisés en un grand nombre d’articles. Une introduction de cent quinze pages, rédigée par Condorcet, exposait en détail les motifs qui avaient décidé la commission. La Convention accorda au projet de notre ancien confrère la priorité sur tous ceux qui lui étaient arrivés par d’autres voies, et décida qu’elle passerait sans retard à la discussion publique. De violents débats, excités chaque jour par des haines personnelles, les fureurs des partis, les difficultés inouïes des circonstances, les usurpations incessantes de la commune de Paris, absorbaient presque tout le temps des séances. Condorcet, étranger à ce qui, de son point de vue, n’allait pas directement au triomphe, à la gloire, au bonheur de la France, gémissait de voir la Constitution sans cesse ajournée. Dans son impatience, il demanda la fixation d’un délai à l’expiration duquel une nouvelle Convention serait convoquée. À Paris, la proposition passa presque-inaperçue ; les départements, au contraire, l’accueillirent avec faveur. Elle y porta, elle y fit naître des idées qui devinrent une puissance dont il eût été impolitique de ne pas tenir compte. Aussi, après les événements du 31 mai et du 2 juin, le parti conventionnel qui venait de triompher, jugea-t-il opportun de déférer sans retard au vœu de la population, de doter le pays de la Constitution depuis si longtemps promise ; mais il refusa de reprendre le plan de Condorcet. Cinq commissaires désignés par le comité de salut public, en tête desquels était Hérault de Séchelles, firent un plan nouveau. Le comité l’amenda et l’accepta en une seule séance. La Convention ne se montra guère moins expéditive. La Constitution, présentée le 10 juin 1793, fut décrétée le 24. Les cris d’allégresse des habitants de Paris et le bruit du canon fêtèrent ce grand événement.

La Constitution, aux termes du décret, devait être sanctionnée ou rejetée par les assemblées primaires, dans le court délai de trois jours à partir de celui de la notification.

C’est ici que se place un acte de Condorcet dont on n’appréciera la hardiesse qu’en reportant ses pensées sur la terrible période de nos annales qui suivit le 31 mai.

Sieyès, dans son intimité, appelait l’œuvre d’Hérault de Séchelles une mauvaise table de matières. Ce que Sieyès disait en secret, Condorcet osa l’écrire à ses commettants. Il fit plus : dans une lettre rendue publique, le savant célèbre proposa ouvertement au peuple de ne pas sanctionner la nouvelle Constitution. Ses motifs étaient nombreux et nettement exprimés :

« L’intégrité de la représentation nationale, disait Condorcet, venait d’être détruite par l’arrestation de vingt-sept membres girondins. La discussion n’avait pas pu s’établir librement. Une censure inquisitoriale, le pillage des imprimeries, la violation du secret des lettres, devaient être considérés comme ayant présenté des obstacles insurmontables à la manifestation du sentiment populaire. La nouvelle Constitution, ajoutait Condorcet, ne parlant pas de l’indemnité des députés, donne à penser qu’on désire toujours composer la représentation nationale de riches, ou de ceux qui ont d’heureuses dispositions pour le devenir. Les élections trop morcelées sont une prime à l’intrigue et à la médiocrité. C’est calomnier le peuple que de le croire incapable de faire de bonnes élections immédiates. Composer le pouvoir exécutif de vingt-quatre personnes, c’est vouloir jeter toutes les affaires dans une incurable stagnation. Une Constitution qui ne donne pas de garanties à la liberté civile est radicalement défectueuse. Il y a dans quelques dispositions un premier pas vers le fédéralisme, vers la rupture de Funité française. Le plus grand défaut, cependant, c’est qu’on a rendu les moyens de réforme illusoires. »

Une critique si vive, si détaillée, si juste, surtout, ne pouvait être bien accueillie des auteurs du projet. Voici cependant ce qui les irrita le plus, car l’amour-propre est toujours le côté faible de notre espèce, même chez ceux qui s’appellent des hommes d’État :

« Tout ce qui est bon dans le second projet, disait Condorcet, est copié du premier. On n’a fait que pervertir et corrompre ce qu’on a voulu corriger. »

Chabot dénonça la lettre de Condorcet à la Convention, dans la séance du 8 juillet 1793. L’ex-capucin appelait la nouvelle Constitution d’Hérault de Séchelles une œuvre sublime. Suivant lui (je rapporte les propos, quoique dans cette enceinte on ne doive pas les trouver polis) ; suivant Chabot, il fallait être académicien pour ne pas l’accueillir avec enthousiasme. La critique lui semblait une action infâme, que des scélérats pouvaient seuls se permettre. Après toutes ces aménités, Chabot ajoutait ingénument : « Condorcet prétend que sa Constitution est meilleure que la vôtre ; que les assemblées primaires doivent l’accepter : je propose donc qu’il soit mis en état d’arrestation et traduit à la barre, »

L’Assemblée décréta, sans autre information, que l’illustre député de l’Aisne serait arrêté, et qu’on apposerait les scellés sur ses papiers.

Condorcet, quoiqu’on le considérât généralement, mais à tort, comme girondin, ne figurait pas au nombre des vingt-deux députés dont le 31 mai amena l’arrestation. Le 3 octobre 1773, son nom se trouva cependant avec ceux de Brissot, de Vergniaud, de Gensonné, de Valazé, dans la liste des conventionnels traduits devant le tribunal révolutionnaire, accusés de conspiration contre l’unité de la république, et condamnés à mort.

Condorcet, contumace, fut mis hors la loi, et inscrit sur la liste des émigrés. On confisqua ses biens.

L’honneur s’était réfugié dans les camps ! C’est ainsi que des historiens prétendent caractériser les terribles années 1793 et 1794 de notre révolution. On ne parvient à apprécier en si peu de mots de grandes époques historiques qu’aux dépens de la vérité.

Oui, les armées de la république montrèrent un dévouement, une patience, un courage admirables ; oui, des soldats mal armés, mal vêtus, nu-pieds, étrangers aux plus simples évolutions militaires, sachant à peine se servir de leurs fusils, battirent à force de patriotisme les meilleures troupes de l’Europe et en poursuivirent les débris au delà de nos frontières ; oui, du sein de ce peuple auquel l’orgueil, la morgue nobiliaire, les préjugés de nos ancêtres faisaient une si mesquine part d’intelligence, surgirent, comme par enchantement, d’immortels capitaines ; oui, quand le salut ou l’honneur du pays l’exigea, le fils de l’humble gardien d’un chenil devint le chef illustre d’une de nos armées, vainquit le maréchal Wurmser et pacifia la Vendée ; oui, le fils d’un simple cabaretier, se précipitant comme une avalanche des hauteurs de l’Albis, dispersa sous les murs de Zurich les Russes de Korsakoff, à l’instant même où ils croyaient marcher avec certitude à la conquête de la France ; oui, le fils d’un terrassier et quelques milliers de soldats donnèrent, à Héliopolis, de telles preuves d’habileté, de bravoure, qu’il ne serait plus permis aujourd’hui de citer la phalange macédonienne et les légions de César comme les plus vaillantes troupes qui aient foulé le sol égyptien.

Conservons religieusement ces souvenirs. Nos hommages, quelque vifs qu’ils puissent être, pâliront à côté des hauts faits de ces immortelles armées républicaines qui sauvèrent la nationalité française. Soyons justes, cependant, et que notre enthousiasme pour d’étonnants soldats ne nous empêche pas de payer un juste tribut à tant de citoyens de l’ordre civil qui, eux aussi, rendirent d’éminents, de périlleux, d’honorables services à la patrie.

Pendant que les armées françaises combattaient courageusement aux frontières, n’était-ce pas à l’intérieur qu’à travers d’incroyables difficultés, on créait, on improvisait, par des méthodes entièrement nouvelles, les armes, les munitions indispensables ? n’était-ce pas à l’intérieur que se préparaient les plans de campagne ; que le télégraphe naissait à point nommé, pour donner aux ordres venant de la capitale un ensemble, une rapidité, inespérés ? n’était-ce pas de l’intérieur que partait jusqu’à ce projet, réalisé à Fleurus, de faire servir les aérostats à nos triomphes ? n’était-ce pas à l’intérieur, enfin, que jaillissait la pensée de tant de brillantes institutions, gloire du pays et base de notre administration ; créations immortelles dont tous les gouvernements se sont crus obligés de copier les noms, quand, faute d’éléments, il leur a été impossible de reproduire les institutions elles-mêmes ?

Je déplore, je maudis autant que personne au monde, les actes sanguinaires qui souillèrent les années 1793 et 1794 ; mais je ne saurais me résoudre à n’envisager notre glorieuse révolution que sous ce douloureux aspect. Je trouve, au contraire, beaucoup à admirer, même au milieu des scènes les plus cruelles qui en ont marqué les diverses phases. Citerait-on, par exemple, aucune nation ancienne ou moderne, chez laquelle des victimes des deux sexes et de tous les partis aient fait preuve, au pied de l’échafaud, d’autant de résignation, de force de caractère, de détachement de la vie, qu’en ont montré nos malheureux compatriotes ? Il ne faut pas non plus oublier l’empressement intrépide que mirent tant d’honorables citoyens à secourir, à sauver, à quêter même des proscrits. Cette dernière réflexion me ramène à Condorcet et à la femme admirable qui le cacha pendant plus de neuf mois.

On pouvait supposer que Cordorcet n’avait pas exactement mesuré toute la gravité, toute la portée de l’écrit qu’il publia après l’adoption de la Constitution de l’an ii. Le doute, maintenant, ne serait plus permis. Ce qui s’était offert à l’esprit du député de l’Aisne comme un devoir, il l’accomplit en présence du plus imminent danger. J’en ai découvert une preuve irrécusable : la publication de l’Adresse aux citoyens français sur la nouvelle Constitution coïncida avec les démarches qui assurèrent une retraite à l’auteur.

Dans l’atmosphère politique, aussi bien que dans l’atmosphère terrestre, il y a des signes avant-coureurs des orages, que les personnes exercées saisissent du premier coup d’œil, malgré ce qu’ils offrent d’indécis.

Condorcet, son beau-frère Cabanis, leur ami commun Vic-d’Azir, ne pouvaient s’y tromper. Après sa manifestation publique au sujet de la Constitution de l’an ii, la mise en accusation de l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences était inévitable ; la foudre allait éclater sur sa tête ; il fallait sans retard chercher un abri.

Deux élèves de Cabanis et de Vic-d’Azir, qui, depuis, ont été l’un et l’autre des membres distingués de cette Académie, MM. Pinel et Boyer, songèrent au n° 21 de la rue Servandoni, où ils avaient demeuré.

Cette maison, d’environ 2,500 francs de revenu, ordinairement occupée par des étudiants, appartenait à la veuve de Louis-François Vernet, sculpteur, et proche parent des grands peintres. Madame Vernet, comme son mari, était née en Provence. Elle avait le cœur chaud, l’imagination vive, le caractère franc et ouvert ; sa bienfaisance touchait à l’exaltation. Ces qualités excluent les détours et les longues négociations. « Madame, lui dirent MM. Boyer et Pinel, nous voudrions sauver un proscrit.

— Est-il honnête homme, est-il vertueux ? — Oui, Madame. — En ce cas, qu’il vienne ! — Nous allons vous confier son nom. — Vous me l’apprendrez plus tard ; ne perdez pas une minute : pendant que nous discourons, votre ami peut être arrêté. »

Le soir même, Condorcet confiait sans hésiter sa vie à une femme dont, peu d’heures auparavant, il ignorait même l’existence.

Condorcet n’était pas le premier proscrit que recevait le n° 21 ; un autre l’y avait précédé. Madame Vernet ne consentit jamais, au sujet de cet inconnu, à satisfaire la bien légitime curiosité de la famille de notre confrère. Même en 1830, après un laps de temps de trente-sept années, ses réponses aux questions pressantes de madame O’Connor ne dépassaient pas de vagues généralités. Le proscrit, disait-elle, était grand ennemi de la révolution ; il manquait de fermeté, s’effrayait des moindres bruits de la rue, et ne quitta sa retraite qu’après le 9 thermidor. L’excellente femme ajoutait, avec un sourire empreint de quelque tristesse : « Depuis cette époque, je ne l’ai pas revu ; comment voulez-vous que je me rappelle son nom. »

À peine entré, au commencement de juillet 1793, dans sa cellule de la rue Servandoni, notre ancien confrère y éprouva des tortures morales, cruelles. Ses revenus avaient été saisis ; il ne pouvait pas disposer d’une obole. Lui, personnellement, n’avait aucun besoin, car madame Vernet pourvoyait à tout ; car, pour cette femme incomparable, secourir un malheureux était si bien s’acquitter d’une dette, que la famille de l’illustre secrétaire, revenue à une grande aisance, échoua dans ses projets persévérants, et sans cesse renouvelés, de lui faire accepter quelque cadeau.

Mais, se disait, dans sa préoccupation, le célèbre académicien, où vivra celle qui a le malheur aujourd’hui de porter mon nom ? Toute femme noble, et, à plus forte raison, toute femme de proscrit, est exclue de la capitale. Laissez faire l’épouse dévouée, elle entrera chaque matin à Paris, à la suite des pour voyeuses des halles. « Comment vivra-t-elle ? » se demandait encore notre confrère, dans son inquiète sollicitude. Il semble, en effet, impossible qu’une dame du grand monde, habituée à être servie et non à servir les autres, conquière à force de travail, des ressources suffisantes pour elle, sa jeune fille, sa sœur maladive et une vieille gouvernante. Ce qui paraissait impossible ne tardera pas à se réaliser. Le besoin de se procurer l’image des traits de ses parents, de ses amis, n’est jamais plus vif qu’en temps de révolution. Madame de Condorcet passera ses journées à faire des portraits : tantôt dans les prisons (c’étaient les plus pressés) ; tantôt dans les silencieuses retraites que des âmes charitables procuraient à des condamnés ; tantôt, enfin, dans les salons brillants ou dans les modestes habitations des citoyens de toutes les classes qui se croyaient menacés d’un danger prochain. L’habileté de madame Condorcet rendra beaucoup moins vexatoires, beaucoup moins périlleuses, les perquisitions souvent renouvelées que des détachements de l’armée révolutionnaire iront opérer dans sa demeure d’Auteuil. Sur la demande des soldats, elle reproduira leurs traits avec le crayon ou le pinceau ; elle exercera sur eux la fascination du talent, et s’en fera presque des protecteurs. Dès que la peinture commencera à ne plus être lucrative, madame Condorcet, exempte de préjugés, n’hésitera pas à créer un magasin de lingerie dont les bénéfices seront exclusivement consacrés à d’anciens serviteurs. C’est là que, pour la première fois, depuis la révolution de 89, nous rencontrerons le nom du chef de notre secrétariat, de l’excellent M. Cardot. Plus tard, madame Condorcet sera l’habile traducteur de l’ouvrage d’Adam Smith sur les sentiments moraux, et publiera elle-même des lettres sur la sympathie, également dignes d’estime par la finesse des aperçus et par l’élégance du style.

Les premiers pas, les premiers succès de madame Condorcet dans la carrière d’abnégation personnelle, de sacrifices de tous les instants, de dévouement courageux dont je viens de tracer l’esquisse, devinrent un baume réparateur pour l’âme à demi anéantie du malheureux proscrit. Lui aussi, dès ce moment, se sentit capable d’un travail persévérant et sérieux. La force, la lucidité de son esprit, ne furent pas moins entières, dans la cellule sur laquelle veillait l’humanité héroïque de madame Vernet, qu’elles ne l’étaient vingt années auparavant, au secrétariat de l’Académie des sciences.

Le premier écrit composé par Condorcet, dans sa retraite de la rue Servandoni, n’a jamais été imprimé. J’en rapporterai les premières lignes. « Comme j’ignore, disait l’illustre philosophe, si je survivrai à la crise actuelle, je crois devoir à ma femme, à ma fille, à mes amis, qui pourraient être victimes des calomnies répandues contre ma mémoire, un exposé simple de mes principes et de ma conduite pendant la révolution. »

Cabanis et Garat se trompaient, en affirmant dans l’avant-propos de l’Esquisse sur les progrès de l’esprit humain, que leur ami avait tracé seulement quelques lignes de cet exposé. Le manuscrit se compose de quarante et une pages très-serrées ; il embrasse la presque totalité de la carrière publique de Condorcet. Secrétaire de l’Académie des sciences morales et politiques, je transcrirais peut-être ici en totalité un écrit où la candeur, la bonne foi, le sincérité de notre confrère brillent du plus vif éclat. La spécialité de l’Académie des sciences m’interdit de pareils détails. Néanmoins, comme il est de devoir rigoureux, non-seulement pour toutes les académies, mais encore pour tous les citoyens, de purifier l’histoire nationale, notre patrimoine commun, des flétrissures calomnieuses que l’esprit de parti lui a trop souvent imprimées, je rapporterai le jugement de Condorcet sur les massacres de septembre.

« Les massacres du 2 septembre, dit-il, une des souillures de notre révolution, ont été l’ouvrage de la folie, de la férocité de quelques hommes, et non celui du peuple, qui, ne se croyant pas la force de les empêcher, en détourna les yeux. Le petit nombre de factieux auxquels ces déplorables événements doivent être imputés, eut l’art de paralyser la puissance publique, de tromper les citoyens et l’Assemblée nationale. On leur résista faiblement et sans direction, parce que le véritable état des choses ne fut pas connu. »

N’êtes-vous pas heureux, Messieurs, de voir le peuple, le véritable peuple de Paris, déchargé de toute solidarité dans la plus odieuse boucherie, par un homme dont les lumières, le patriotisme et la haute position sont une triple garantie de véracité ? Désormais, il ne sera plus permis de considérer comme l’expression d’une opinion individuelle, d’un sentiment isolé, cette apostrophe d’un ouvrier aux sbires de la commune, que j’ai recueillie dans les mémoires du temps :

« Vous prétendez massacrer des ennemis ! Moi, je n’appelle jamais ainsi des hommes désarmés. Conduisez au Champ-de-Mars ceux de ces malheureux qui, dites-vous, se réjouissaient des défaites de la république ; nous les combattrons en nombre égal, à armes égales, et leur mort n’aura rien alors qui puisse nous faire rougir. »

Condorcet supporta avec une grande résignation sa réclusion cellulaire, jusqu’au jour où il apprit la mort tragique des conventionnels girondins qui avaient été condamnés le même jour que lui. Cette sanglante catastrophe concentra toutes ses idées sur les dangers que courait madame Vernet. Il eut alors avec son héroïque gardienne, un entretien que, sous peine de sacrilège, je dois reproduire sans y changer un seul mot :

« Vos bontés, Madame, sont gravées dans mon cœur en traits ineffaçables. Plus j’admire votre courage, plus mon devoir d’honnête homme m’impose de ne point en abuser. La loi est positive : si on me découvrait dans votre demeure, vous auriez la même triste fin que moi ; je suis hors la loi, je ne puis plus rester.

— La Convention, Monsieur, a le droit de mettre hors la loi : elle n’a pas le pouvoir de mettre hors de l’humanité ; vous resterez ! » Cette admirable réponse fut immédiatement suivie, au n° 21 de la rue Servandoni, de l’organisation d’un système de surveillance, dans lequel la plupart des habitants de la maison, et particulièrement l’humble portière, avaient un rôle. Madame Vernet savait imprégner de sa vertu tous ceux qui l’entouraient. À partir de ce jour, Condorcet ne faisait pas un mouvement sans être observé.

Ici vient se placer un incident qui montrera la haute intelligence de madame Vernet, sa profonde connaissance du cœur humain.

Un jour, en montant l’escalier de la chambre qu’il occupait, Condorcet fit la rencontre du citoyen Marcos, député suppléant à la Convention pour le département du Mont-Blanc. Marcos appartenait à la section des montagnards ; il logeait depuis quelques jours chez madame Vernet. Sous son déguisement, Condorcet n’avait pas été reconnu ; mais était-il possible de compter longtemps sur le même bonheur ? L’illustre proscrit fait part de ses inquiétudes à son hôte dévouée. Attendez, dit-elle aussitôt, je vais arranger cette affaire. Elle monte chez Marcos, et, sans aucun préambule, lui adresse ces paroles : « Citoyen, Condorcet demeure sous le même toit que vous ; si on l’arrête, ce sera vous qui l’aurez dénoncé ; s’il périt, ce sera vous qui aurez fait tomber sa tête. Vous êtes un honnête homme, je n’ai pas besoin de vous en dire davantage. » Cette noble confiance ne fut pas trahie. Marcos entra même, au péril de sa vie, en relations directes avec Condorcet. C’était lui qui le pourvoyait de romans, dont notre confrère faisait une grande consommation.

Cependant, une distraction, un accident fortuit pouvaient tout perdre. Madame Vernet comprit que ses efforts finiraient par être vains, si l’on n’occupait pas fortement la tête du prisonnier.

Par son intermédiaire, madame de Condorcet et les amis de son mari le supplièrent de se livrer à quelque grande composition. Condorcet se rendit à ces conseils, et commença son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

Pendant que, sous l’égide tutélaire de madame Vernet, Condorcet enveloppait dans ses regards scrutateurs l’état passé et l’état futur des sociétés humaines, il réussit à détourner complétement ses pensées des convulsions terribles au milieu desquelles la France se débattait. Le Tableau des progrès de l’esprit humain n’offre pas, en effet, une seule ligne où l’acrimonie du proscrit ait pris la place de la raison froide du philosophe, et des nobles sentiments du promoteur de la civilisation. « Tout nous dit que nous touchons à l’époque d’une des grandes révolutions de l’espèce humaine… l’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse. » Ainsi s’exprimait Condorcet, lorsque déjà il n’espérait plus échapper aux poursuites actives de ses implacables persécuteurs ; lorsque le glaive de mort n’aurait attendu, pour frapper, que le temps de constater l’identité de la victime.

Ce fut au milieu de mars 1794 que Condorcet écrivit les dernières lignes de son essai. Pousser cet ouvrage plus loin, sans le secours d’aucun livre, n’était pas au pouvoir d’une tête humaine.

Cet ouvrage ne vit le jour qu’en 1795, après la mort de l’auteur. Le public le reçut avec des applaudissements universels. Deux traductions, l’une anglaise, l’autre allemande, rendirent l’Esquisse très-populaire chez nos voisins. La Convention en acquit trois mille exemplaires, qui furent répandus, par les soins du comité d’instruction publique, sur toute l’étendue du territoire de la république.

Dans le manuscrit autographe, l’ouvrage est intitulé, non Esquisse, mais Programme d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Condorcet y indique son but en ces termes :

«…Je me bornerai à choisir les traits généraux qui caractérisent les diverses phases par lesquelles l’espèce humaine a dû passer, qui attestent tantôt ses progrès, tantôt sa décadence, qui dévoilent les causes, qui en montrent les effets. Ce n’est point la science de l’homme, prise en général, que j’ai entrepris de traiter : j’ai voulu montrer seulement comment, à force de temps et d’efforts, il avait pu enrichir son esprit de vérités nouvelles, perfectionner son intelligence, étendre ses facultés, apprendre à les mieux employer, et pour son bien-être et pour la félicité commune. »

L’ouvrage de Condorcet est trop connu pour que je puisse penser à en tracer l’analyse. Comment, d’ailleurs, analyser un Programme ? Je signalerai seulement aux esprits sans préjugés le chapitre curieux où, saisissant du regard les progrès futurs de l’esprit humain, l’auteur arrive à reconnaître la nécessité, la justice (ce sont ses expressions) d’établir une entière égalité de droits civils et politiques entre les individus des deux sexes, et proclame en outre la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine.

Cette idée philosophique fut combattue, au commencement de ce siècle, avec une extrême violence par les littérateurs à la mode. Suivant eux, le système de la perfectibilité indéfinie ne manquait pas seulement de vérité ; il devait avoir de désastreuses conséquences. Le Journal des Débats le présentait « comme devant favoriser beaucoup les projets des factieux. » Dans la critique acerbe qu’il en faisait dans le Mercure, à l’occasion d’un ouvrage de madame de Staël, Fontanes, caressant les passions de Napoléon, allait jusqu’à soutenir que le rêve de la perfectibilité menaçait les empires des plus terribles fléaux. Enfin, on croyait amoindrir, suivant les idées du jour, les droits de ce système philosophique à tout examen sérieux, en présentant Voltaire comme son premier, comme son véritable inventeur !

Sur ce dernier point la réponse était très-facile. L’idée de perfectibilité indéfinie se trouve, en effet, dans Bacon, dans Pascal, dans Descartes. Nulle part, cependant, elle n’est exprimée en termes plus clairs que dans ce passage de Bossuet :

« Après six mille ans d’observations, l’esprit humain n’est pas épuisé ; il cherche, et il trouve encore, afin qu’il connaisse qu’il peut trouver jusqu’à l’infini, et que la seule paresse peut donner des bornes à ses connaissances et à ses inventions. »

Le mérite de Condorcet sur cet objet spécial se borne donc à avoir étudié, à l’aide des données que lui fournissaient les sciences modernes et par des rapprochements ingénieux, l’hypothèse d’une perfectibilité indéfinie, relativement à la durée de la vie de l’homme et à ses facultés intellectuelles. Mais c’est lui, je crois, qui, le premier, a étendu le système jusqu’à faire espérer le perfectionnement indéfini des facultés morales. Ainsi, je lis, dans l’ouvrage, « qu’un jour viendra où nos intérêts et nos passions n’auront pas plus d’influence sur les jugements qui dirigent la volonté, que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques. » Ici, sans me séparer entièrement de l’auteur, j’ose affirmer qu’il vient de faire une prédiction à bien long terme.

Le Programme que nous connaissons devait être originairement suivi du Tableau complet des progrès de l’esprit humain. Ce tableau, composé principalement de faits, de documents historiques et de dates, n’a pas été achevé. Les éditeurs de 1804 en ont publié quelques fragments. D’autres existent dans les papiers de M. et Mme O’Connor. Espérons que la piété filiale se hâtera d’en faire jouir le public. J’ose assurer qu’ils confirmeront ce jugement que portait Daunou sur l’ensemble de l’esquisse : « Je n’ai connu aucun érudit, ni parmi les nationaux, ni parmi les étrangers, qui, privé de livres comme l’était Condorcet, qui, n’ayant d’autre guide que sa mémoire, eût été capable de composer un pareil ouvrage. »

Dès que l’état fébrile d’auteur eut cessé, notre confrère reporta de nouveau toutes ses pensées sur le danger que sa présence, rue Servandoni, faisait courir à madame Vernet. Il résolut donc, j’emploie ici ses propres expressions, il résolut de quitter le réduit que le dévouement sans bornes de son ange tutélaire avait transformé en paradis.

Condorcet s’abusait si peu sur la conséquence probable du projet qu’il avait conçu ; les chances de salut, après son évasion, lui paraissaient tellement faibles, qu’avant de se dérober aux bienfaits de madame Vernet, il rédigea ses dernières dispositions.

Cet écrit, je l’ai tenu dans mes mains, et j’y ai trouvé partout les vifs reflets d’un esprit élevé, d’un cœur sensible et d’une belle âme. J’oserai dire, en vérité, qu’il n’existe dans aucune langue rien de mieux pensé, de plus attendrissant, de plus suave dans la forme, que les passages du testament de notre confrère intitulés : Avis d’un proscrit à sa fille. Je regrette que le temps ne me permette pas d’en citer quelques fragments.

Ces lignes si limpides, si pleines de finesse et de naturel, furent écrites par Condorcet le jour même où il allait volontairement s’exposer à un immense danger. Le pressentiment d’une fin violente, presque inévitable, ne le troublait pas ; sa main traçait ces terribles expressions : Ma mort, ma mort prochaine ! avec une fermeté que les stoïciens de l’antiquité eussent enviée. La sensibilité dominait, au contraire, la force d’âme, quand l’illustre proscrit croyait entrevoir que madame de Condorcet pourrait aussi être entraînée dans la sanglante catastrophe qui le menaçait. Alors, il n’abordait plus les réalités de front ; on dirait qu’il cherchait à voiler à ses propres yeux les horreurs de la situation par des artifices de style.

« Si ina fille était destinée à tout perdre ! » Voilà ce que l’époux insérera de plus explicite dans son dernier écrit. Cependant, comme si cet effort l’avait épuisé, il songe aussitôt à l’appui que son enfant de cinq ans, que sa chère Éliza, pourra trouver auprès de sa bienfaitrice ; il prévoit, il règle tout ; aucun détail ne lui semble indifférent. Éliza appellera madame Vernet sa seconde mère ; elle apprendra, sous la direction de cette excellente amie, outre les ouvrages de femme, le dessin, la peinture, la gravure, et cela assez complétement pour gagner sa vie sans trop de peine et de dégoût. En cas de nécessité, Éliza trouverait de l’appui en Angleterre chez milord Stanhope et chez milord Dear ; en Amérique, chez Bâche, petit-fils de Franklin, et chez Jefferson. Elle devra donc se familiariser avec la langue anglaise ; c’était d’ailleurs le vœu de sa mère, et cela dit tout. Quand le temps sera venu, madame Vernet fera lire à mademoiselle Condorcet les instructions de ses parents, sur le manuscrit (cette circonstance est particulièrement indiquée), sur le manuscrit original. On éloignera d’Éliza tout sentiment de vengeance ; on lui apprendra à se défier de sa sensibilité filiale ; c’est au nom de son père que ce sacrifice sera réclamé.

Le testament se termine par ces lignes : « Je ne dis rien de mes sentiments pour la généreuse amie (madame Vernet) à qui cet écrit est destiné ; en interrogeant son cœur, en se mettant à ma place, elle les connaîtra tous. »

Voilà ce que Condorcet écrivait dans la matinée du 5 avril 1794. À dix heures, il quitta sa cellule, en veste et en gros bonnet de laine, son déguisement habituel, descendit dans une petite pièce du rez-de-chaussée, et lia conversation avec un autre locataire[1] de la maison de madame Vernet. Notre confrère avait vainement choisi un sujet dépourvu d’intérêt, et qui semblait devoir donner lieu à de très-longs développements ; vainement il mêlait à son discours force termes latins ; madame Vernet restait là de pied ferme. Le proscrit désespérait déjà de pouvoir se dérober à la surveillance dont il était l’objet, lorsque, par hasard ou par calcul, il se montra contrarié d’avoir oublié sa tabatière. Madame Vernet, toujours bonne, toujours empressée, se leva et monta l’escalier pour aller la chercher. Condorcet saisit ce moment et s’élança dans la rue. Les cris déchirants de la portière avertirent aussitôt madame Vernet qu’elle venait de perdre le fruit de neuf mois d’un dévouement sans exemple. La pauvre femme tomba évanouie.

Tout entier au besoin d’éviter une poursuite qui aurait perdu sa bienfaitrice, Condorcet parcourut la rue Servandoni avec beaucoup de vitesse. En s’arrêtant pour prendre haleine, au détour de la rue de Vaugirard, il vit à ses côtés M. Sarret, le cousin de madame Vernet. Le proscrit avait à peine eu le temps de laisser échapper quelques paroles où l’admiration se mêlait à la sensibilité, à la reconnaissance, que M. Sarret lui disait avec cette fermeté qui n’admet point de réplique : « Le costume que vous portez ne vous déguise pas suffisamment ; vous connaissez à peine votre chemin ; seul, vous ne réussiriez jamais à tromper l’active surveillance des argus que la Commune entretient à toutes les portes de Paris. Je suis donc décidé à ne vous point quitter. »

C’était à dix heures du matin, en plein soleil, dans une rue très-fréquentée, à la porte même de ces terribles prisons du Luxembourg et des Carmes, d’où l’on ne sortait guère que pour aller à l’échafaud ; c’était devant de lugubres affiches portant, en gros caractères, que la peine de mort serait infligée à quiconque prêterait assistance à des proscrits, que M. Sarret s’attachait aux pas du proscrit. Ne trouvez-vous pas qu’une pareille intrépidité va de pair, tout au moins, avec celle qui précipite des soldats sur l’artillerie tonnante d’une redoute ?

Le petit nombre d’heures qui doit nous conduire à un dénomment funeste, éveillera peut-être de bien pénibles sentiments ; aussi, tout en respectant les droits imprescriptibles de l’histoire, serai-je bref.

Les deux fugitifs échappèrent par une sorte de miracle aux dangers qui les attendaient à la barrière du Maine, et se dirigèrent vers Fontenay-aux-Roses. Le voyage fut long : après neuf mois d’un repos absolu, notre confrère ne savait plus marcher. Enfin, sur les trois heures de l’après-midi, Condorcet et son compagnon arrivèrent sans fâcheuse rencontre, mais exténués de fatigue, à la porte d’une maison de campagne occupée par un heureux ménage, qui, depuis près de vingt années, avait reçu de Condorcet d’éclatants services et des marques sans nombre d’attachement. Là finissait la périlleuse mission que M. Sarret s’était donnée ; il se retira et reprit la route de Paris.

Que se passa-t-il ensuite ? Les relations ne sont point concordantes. D’après leur ensemble, je vois que Condorcet sollicita l’hospitalité seulement pour un jour ; que des difficultés, dont je ne me fais pas juge, empêchèrent M. et Mme Suard d’accueillir sa prière ; que, néanmoins, on convint qu’une petite porte de jardin donnant sur la campagne, et s’ouvrant en dehors, ne serait pas fermée la nuit ; que Condorcet pourrait s’y présenter, à partir de dix heures ; qu’enfin, au moment de congédier le malheureux proscrit, ses amis lui remirent les Épîtres d’Horace, triste ressource, en vérité, pour qui allait être obligé de chercher un refuge dans la profonde obscurité des carrières de Clamart.

Les anciens amis de Condorcet commirent, sans doute, la faute irréparable de ne pas présider eux-mêmes aux arrangements convenus. Un ou deux jours après, madame Vernet, parcourant en tout sens la campagne de Fontenay-aux-Roses, avec la pensée que sa présence pourrait y être utile, remarqua une motte de terre et une haute touffe de gazon, qui, adossées à la petite porte, prouvaient, hélas ! avec trop d’évidence, que depuis bien longtemps elle n’avait tourné sur ses gonds. Pendant ces nuits néfastes, il n’y eut de portes ouvertes que dans la rue Servandoni. Là, au n° 21, pendant toute une semaine, porte cochère, porte de boutique, porte d’allée, auraient cédé à la plus légère pression du doigt du fugitif. Dans la prévision, je ne dis pas assez, dans l’espérance d’un retour nocturne, madame Vernet ne songea même pas qu’il y eût dans une immense capitale des voleurs et des assassins.

Bien grande, hélas ! fut la différence de conduite des deux familles que les relations du monde et le malheur rapprochèrent de Condorcet !

Le 5 avril, à deux heures, nous laissions Condorcet s’éloignant avec résignation, mais non sans tristesse, de la maison de campagne où il avait espéré passer vingt quatre heures en sûreté. Personne ne saura jamais les angoisses, les souffrances qu’il endura pendant la journée du 6. Le 7, un peu tard, nous voyons notre confrère, blessé à la jambe et poussé par la faim, entrer dans un cabaret de Clamart et demander une omelette. Malheureusement, cet homme presque universel ne sait pas, même à peu près, combien un ouvrier mange d’œufs dans un de ses repas. À la question du cabaretier, il répond une douzaine. Ce nombre inusité excite la surprise ; bientôt le soupçon se fait jour, se communique, grandit. Le nouveau venu est sommé d’exhiber ses papiers ; il n’en a pas. Pressé de questions, il se dit charpentier ; l’état de ses mains le dément. L’autorité municipale avertie le fait arrêter et le dirige sur Bourg-la-Reine. Dans la route un brave vigneron rencontre le prisonnier ; il voit sa jambe malade, sa marche pénible, et lui prête généreusement son cheval. Je ne devais pas oublier la dernière marque de sympathie qu’ait reçue notre malheureux confrère.

Le 8 avril (1794) au matin, quand le geôlier de Bourg-la-Reine ouvrit la porte de son cachot pour remettre aux gendarmes le prisonnier encore inconnu qu’on devait conduire à Paris, il ne trouva plus qu’un cadavre. Notre confrère s’était dérobé à l’échafaud par une forte dose de poison concentré, qu’il portait depuis quelque temps dans une bague[2].

Bochard de Saron, Lavoisier, La Rochefoucauld, Malesherbes, Bailly, Condorcet, tel fut le lugubre contingent de l’Académie pendant nos sanglantes discordes. Les cendres de ces hommes illustres ont eu des destinées bien diverses. Les unes reposent en paix, justement entourées des regrets universels ; les autres sont soumises périodiquement au souffle empesté et trompeur des passions politiques.

J’espère que les forces ne trahiront pas ma volonté, et que bientôt, à cette même place, je pourrai dire ce que fut Bailly. Aujourd’hui, je n’aurais pas accompli ma tâche dans ce qu’elle a de plus sacré, même après tout ce que vous avez déjà entendu, si je n’écartais avec indignation de la mémoire de Condorcet une imputation calomnieuse. La forme du reproche adressé à notre confrère n’a pas calmé mes inquiétudes ; j’ai très-bien remarqué qu’on n’a parlé que de faiblesse, mais il est des circonstances où la faiblesse devient un crime.

En rendant compte de la déplorable condamnation de Lavoisier, une plume très-savante, très-respectable et très-respectée, écrivait, il y a quelques années :

« On se reposait sur les instances que quelques-uns des anciens confrères de Lavoisier paraissaient à portée de faire en sa faveur ; mais la terreur glaça tous les cœurs. » Partant de là, un certain public, cruellement frivole, dénombra sur ses doigts tous les académiciens qui siégèrent à la Convention, et, sans autre examen, le nom de notre ancien secrétaire se trouva fatalement impliqué dans la catastrophe stupidement féroce qui enleva à la France un excellent citoyen, au monde un homme de génie.

Deux dates, deux simples dates, et vous déciderez si s’abstenir de citer des noms propres quand on parle d’événements aussi graves ; si rester dans des termes généraux, qui, n’incriminant directement personne, permettent à la calomnie d’inculper tout le monde, c’est vraiment de la sagesse.

Condorcet, dites-vous, aurait pu intervenir en faveur de Lavoisier. Est-ce au moment de l’arrestation ? Voici ma réponse :

Lavoisier fut arrêté dans le mois d’avril 1794.

Condorcet était proscrit et caché chez madame Vernet depuis le commencement de juillet 1793.

Parlez-vous d’une intervention qui aurait pu suivre la sentence du tribunal révolutionnaire ? La réponse sera plus écrasante encore :

Lavoisier périt le 8 mai 1794.

Condorcet s’était empoisonné, à Bourg-la-Reine, un mois auparavant, le 8 avril.

Je n’ajouterai pas une syllabe à ces chiffres : ils resteront imprimés en traits ineffaçables sur le front des calomniateurs.



  1. Ce locataire, nommé Sarret, est auteur de plusieurs ouvrages élémentaires. Il avait épousé madame Vernet, mais le mariage était resté secret, la femme n’ayant pas voulu renoncer à son premier nom.
  2. Ce poison (on en ignore la nature) avait été préparé par Cabanis. Celui avec lequel Napoléon voulut s’empoisonner à Fontainebleau, avait la même origine et datait de la même époque.