Condorcet (Arago)/Appendice

Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 235-246).
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APPENDICE


REMARQUES SUR DIVERS PASSAGES
DE
L’HISTOIRE DES GIRONDINS
RELATIFS À CONDORCET.


Lorsque les deux premiers volumes de l’Histoire des Girondins, de M. de Lamartine, parurent, madame O’Connor les parcourut avec la curiosité inquiète que devait lui inspirer la profonde vénération qu’elle a vouée à la mémoire de son père. Elle y trouva, avec un vif chagrin, de fausses appréciations et des erreurs manifestes. J’en parlai à mon confrère. M. de Lamartine reçut, par ma bouche, les remarques de la fille de Condorcet, avec cette bienveillance fascinatrice dont toutes ses connaissances ont éprouvé les effets. Il me fit même l’honneur de me demander communication de ma biographie de Condorcet, encore manuscrite à cette époque. Je n’ai sans doute pas besoin de dire que je souscrivis sans retard à une demande si flatteuse pour moi.

Ces circonstances m’avaient porté à penser, je l’avoue, que les inexactitudes échappées à l’auteur de l’Histoire des Girondins, écrivant d’après des documents erronés les deux premiers volumes de ce bel ouvrage, seraient rectifiées dans les éditions suivantes ; que des inexactitudes nouvelles ne dépareraient pas les autres volumes. Cette espérance ne s’est pas réalisée ; de nombreuses éditions se sont succédé avec rapidité, sans qu’on remarque aucun changement dans les jugements, souvent sévères, dont Condorcet avait été l’objet dans les deux premiers volumes ; sans que, dans les volumes suivants, M. de Lamartine ait cru devoir tenir aucun compte des renseignements, puisés à des sources certaines, consignés dans ma biographie, ou de ceux que j’avais eu l’honneur de lui communiquer verbalement. Je n’ai donc plus d’autre ressource que de signaler les points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord, M. de Lamartine et moi, afin que le public puisse prononcer entre nous en connaissance de cause. Ainsi que je le disais (page 192 de la Biographie), dans un passage relatif à M. de Chateaubriand, je ne saurais prouver d’une manière plus éclatante ma confiance dans la force de la vérité, que d’oser l’opposer toute nue à des erreurs dont il est difficile de saisir le véritable caractère sous les traits brillants du plus beau langage.

Dans le pramier volume de la première édition de son Histoire des Girondins, M. de Lamartine s’est occupé de Condorcet aux pages 233 et 403. La première fois, notre savant confrère est appelé ambitieux. À la page 403, l’imputation est aggravée : Condorcet n’est pas seulement un ambitieux ordinaire, il est qualifié d’ ambitieux sans scrupule.

On éprouve généralement des difficultés réelles quand on se trouve dans l’obligation de repousser des accusations formulées en des termes aussi vagues. Les jésuites avaient appelé Pascal Porte d’Enfer. « Comment, disait gaiement l’auteur des Provinciales, démontrer que je ne suis pas une porte d’Enfer ? » Heureusement, je n’éprouverai pas, moi, dans cette circonstance, l’embarras de Pascal ; deux faits, deux faits incontestables, réduiront au néant le reproche d’ambition adressé à l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences.

On propose à Condorcet d’être le précepteur du dauphin ; il refuse.

On lui offre le ministère de la marine ; il refuse encore, et fait nommer Monge.

Prenez maintenant l’histoire de tous les temps et de tous les pays, et si vous y rencontrez un seul ambitieux qui n’ait point accepté avec empressement deux positions aussi élevées que la position de ministre et celle de gouverneur de l’héritier présomptif d’une couronne, je passe condamnation sur l’accusation blessante dont Condorcet a été l’objet de la part de M. de Lamartine.

Cette accusation porterait-elle sur l’amour de l’argent, la plus âpre, la plus vive, et je puis ajouter la plus vile des ambitions ? Toute réfutation à cet égard serait superflue, après tant de traits de désintéressement que j’ai cités dans ma Biographie. Voudrait-on, enfin, car je dois tout prévoir, parler de l’ambition si commune, et cependant si puérile, qui consiste à accaparer des centaines de titres scientifiques et littéraires ? Je ferai remarquer que personne ne les envisageait avec plus de philosophie que Condorcet, lui qui avouait franchement que, dans le plus grand nombre des cas, on obtenait ces titres plutôt par l’exactitude que l’on mettait dans sa correspondance, que par le mérite réel de ses travaux.

Condorcet n’a été, dans sa vie, animé que d’une seule ambition, celle de faire prévaloir ses idées : lorsqu’on n’a été guidé que par l’inspiration de sa conscience, une telle ambition n’a rien dont un honnête homme doive rougir.

M. de Lamartine joue vraiment de malheur toutes les fois qu’il met Condorcet en scène. Les documents d’après lesquels il écrit, qu’il s’agisse de grandes comme de petites choses, sont constamment entachés de légèreté ou d’erreur.

Voyez plutôt :

L’illustre écrivain est-il amené à parler de l’influence que madame de Staël exerça sur quelques événements de notre première révolution, il nous dépeint Voltaire, Rousseau, Buffon, d’Alembert, Condorcet, etc., jouant avec cet enfant et attisant ses premières pensées. En ce qui concerne Condorcet, l’assertion manque de vérité : Condorcet, ami de Turgot, ne fréquenta jamais les salons de M. de Necker, pour lequel il avait des sentiments qui, à quelques égards, n’étaient peut-être pas exempts de préventions.

M. de Lamartine commet une erreur du même genre, lorsqu’il fait du girondin Condorcet un des membres les plus assidus des conciliabules de M. et Mme Roland. L’ancien secrétaire de l’Académie ne rendit jamais que de simples visites de politesse au ministre de l’intérieur et à sa femme. Celui-là pouvait-il, d’autre part, être légitimement rangé parmi les girondins, qui leur adressait sans cesse ces paroles pleines de bon sens, de patriotisme, et qui malheureusement ne furent pas écoutées : « Occupezvous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. »

Dans le volume ii, page 92, M. de Lamartine traite avec une grande sévérité les membres de la Société des amis des noirs, au nombre desquels il place avec raison Condorcet. Il les accuse « d’avoir lancé leurs principes sur les colonies comme une vengeance plutôt que comme une justice. Ces principes, ajoute-t-il, avaient éclaté sans préparation et sans prévoyance dans cette société coloniale, où la vérité n’avait d’autre organe que l’insurrection. »

En écrivant ces lignes, M. de Lamartine savait-il que déjà, en 1776, dans une note de l’Éloge de Pascal, Condorcet s’élevait contre l’esclavage des noirs ; qu’en 1781, il publiait un Mémoire intitulé : Réflexions sur l’esclavage des nègres ; qu’en février 1789, il adressait au corps électoral un écrit sur cette plaie de la société ; qu’en juin de la même année, il faisait paraître un écrit remarquable sur l’admission des députés des planteurs de Saint-Domingue ? Les projets d’émancipation détaillés dans ces deux derniers écrits ont cela de remarquable, que plusieurs des dispositions qu’on y trouve figurent dans les lois anglaises rendues postérieurement.

Dans le portrait qu’il a tracé de Condorcet, volume I, page 230 et suivantes, M. de Lamartine dit que le savant célèbre « rédigeait depuis 1789 la Chronique de Paris, journal où l’on sentait, ajoute l’auteur, les palpitations de la colère sous la main polie et froide du philosophe. » Ce passage exige une explication. Condorcet ne rédigeait pas la Chronique de Paris ; il écrivait dans ce journal, ce qui est fort différent, des articles signés de lui, et particulièrement le compte-rendu des séances de l’Assemblée nationale. Est-ce dans ces articles ou dans le corps du journal, dont Condorcet ne saurait être responsable, que l’auteur des Girondins a trouvé des palpitations de colère ? La question mérite d’être éclaircie. Au reste, dans un autre passage du tome i, page 96, M. de Lamartine, mieux inspiré, s’était contenté de dire lui-même : « Condorcet écrivait dans la Chronique de Paris. »

« Condorcet, haï de la cour, dit M. de Lamartine, la haïssait de la haine des transfuges. »

On est transfuge, suivant le Dictionnaire de l’Académie, quand on « abandonne son parti pour passer dans le parti contraire » : il faudrait donc, pour justifier l’accusation, prouver que l’ami de Voltaire, de d’Alembert, fut, à une époque quelconque de sa vie, du parti de la cour. On chercherait vainement une pareille preuve ; le contraire a dû frapper tous ceux qui connaissent en détail l’histoire politique et littéraire du xviiie siècle ; le marquis de Condorcet n’a peut-être été à la cour qu’une seule fois dans sa vie, le jour où, suivant l’usage, il fut présenté au roi comme membre de l’Académie française.

J’ai attribué la fuite inopinée de Condorcet, son départ subit de la rue Servandoni, à la crainte honorable qu’éprouvait l’illustre proscrit de compromettre par sa présence la femme qu’il appelait sa seconde mère, celle qui lui avait donné les plus admirables preuves de dévouement. M. de Lamartine l’explique, suivant moi, par des causes bien puériles. Voici le passage des Girondins qui a trait à la fuite de Condorcet :

« Condorcet aurait été heureux et sauvé s’il eût su attendre ; mais l’impatience de son imagination ardente l’usait, et le perdit. Il fut saisi, au retour du printemps et à la réverbération du soleil d’avril contre les murs de sa chambre, d’un tel besoin de liberté et de mouvement, d’une telle passion de revoir la nature et le ciel, que madame Vernet fut obligée de le surveiller comme un véritable prisonnier, de peur qu’il n’échappât à sa bienveillante surveillance. Il ne parlait que du bonheur de parcourir les champs, de s’asseoir à l’ombre d’un arbre, d’écouter le chant des oiseaux, le bruit des feuilles, la fuite de l’eau. La première verdure des arbres du Luxembourg, qu’il entrevit de sa fenêtre, porta cette soif d’air et de mouvement jusqu’au délire. »

Voyons ce qu’il y a de vrai dans ces assertions.

Si Condorcet était dominé par le désir de s’asseoir à l’ombre d’un arbre et d’entendre le bruit des feuilles, il pouvait se donner cette satisfaction sans quitter la maison de madame Vernet, car il y avait dans la cour cinq gros tilleuls.

En tout cas, les arbres du Luxembourg, dont la première verdure, dit M. de Lamartine, donna le vertige à l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences, doivent être mis hors de cause ; car alors on ne les voyait pas, je crois, de la rue Servandoni ; et je puis affirmer qu’ils étaient complétement invisibles des fenêtres de la maison de madame Vernet. J’ajouterai que, dans son désir supposé et fort inopportun de jouir des plaisirs de la campagne, Condorcet aurait été bien mal inspiré en se dirigeant sur Fontenay-aux-Roses, vers un plateau où il n’existe ni rivière ni le plus petit ruisseau, où l’on ne peut écouter la fuite des eaux qu’au moment d’une forte averse.

Les inexactitudes dans lesquelles des personnes mal informées ont entraîné M. de Lamartine m’ont conduit, au surplus, à la découverte d’un passage authentique qui ne peut laisser aucun doute sur les honorables motifs qui déterminèrent l’évasion de Condorcet, le 4 germinal an ii. Ce passage, je l’ai trouvé dans l’avertissement d’un Traité d’arithmétique publié par ce même M. Sarret, que j’ai pu citer si honorablement (page 220). Le voici :

« La veille du jour où Condorcet quitta son asile, un inconnu se présenta chez la propriétaire de la maison, sous prétexte de voir un appartement qui était à louer ; il fit connaître, par nombre de questions singulières et étrangères à l’objet qu’il disait l’avoir amené, qu’il n’était pas, comme le dit ensuite Condorcet, qui, de son réduit, avait entendu tout le colloque, un chercheur d’appartements, et qu’il savait ou au moins soupçonnait que quelqu’un était caché dans la maison. Il parla des visites pour le salpêtre, et donna à entendre que vraisemblablement on viendrait en faire ; ajoutant, et il le répéta plusieurs fois avec une sorte d’affectation, que si l’on avait quelque chose de précieux, il fallait y bien prendre garde, vu que ceux qui étaient chargés de ces visites n’étaient pas toujours des gens sur qui l’on pût compter.

« On doit juger que cet individu nous inquiéta beaucoup ; nous ne pouvions deviner s’il était venu pour espionner, ou pour donner un avis généreux (je dois dire à sa louange qu’il était venu dans cette dernière intention : nous l’avons su depuis). Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, Condorcet reçut une lettre qui lui annonçait qu’on devait peut-être le même jour faire une visite dans la maison qu’on soupçonnait recéler des fugitifs du Midi. »

On ne trouve, comme on voit, dans cette relation, aucune trace de l’impatience juvénile qui, suivant M. de Lamartine, amena la fin déplorable de Condorcet.

J’ai rendu compte (page 188), des principales circonstances qui conduisirent à une séparation malheureuse et définitive entre Condorcet et son illustre ami le duc de La Rochefoucauld. Quand la séparation éclata, les ennemis de Condorcet cherchèrent à l’envenimer, ils crièrent à l’ingratitude ; ils prétendirent que La Rochefoucauld avait constitué de son plein gré une rente perpétuelle de 5,000 francs en faveur du savant académicien, au moment de son mariage, et que la rupture fut suivie de la demande brutale et impérative du capital. M. de Lamartine a recueilli ces bruits ; on ne peut lui en faire un reproche, ils étaient fort répandus. Pour moi, qui ne devais pas m’en rapporter à la rumeur publique, j’accomplissais un devoir en prenant avec soin les informations qui pouvaient me conduire à la vérité. La vérité, j’ai eu l’avantage de la découvrir, et, je le dis avec bonheur, elle ne jettera aucune ombre sur la brillante figure de Condorcet ; elle montrera qu’il est des hommes heureusement nés, qui, pendant une vie agitée, au milieu des circonstances les plus difficiles, trouvent le secret de ne pas payer leur tribut à la fragilité humaine.

Deux voies s’offraient à moi pour arriver à mon but : je pouvais consulter des contemporains, amis désintéressés du fils de la respectable duchesse d’Enville, et recourir ensuite à des documents écrits. M. Feuillet, bibliothécaire de l’Institut et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avait été secrétaire intime du duc de La Rochefoucauld, jusqu’à la catastrophe effroyable qui enleva ce bon citoyen à la France. Au moment où j’écrivais la biographie de Condorcet, je demandai à M. Feuillet de vouloir bien m’éclairer sur les bruits relatifs à la pension et à la demande du capital, qui étaient aussi venus à mes oreilles. Il me répondit sans hésiter qu’il n’en avait personnellement aucune connaissance. Ce renseignement négatif, et du plus haut prix, est corroboré par l’examen minutieux que j’ai fait du compte de tutelle de madame O’Connor. Je trouve là des détails circonstanciés sur le passif et sur l’actif de la succession à diverses époques, sur la vente opérée par Condorcet, au moment de son mariage, d’une petite propriété située près de Mantes, nommée Denmont ; sur l’acquisition qu’il fit, avec une partie du prix de la vente, de fermes près de Guise, provenant de l’abbaye de Corbie. Il est mention dans ce compte, à l’article du passif, de mémoires très-peu importants de menuiserie, de serrurerie, etc. Je cite cette circonstance pour montrer avec quelle minutie cet acte est rédigé. J’y trouve aussi dans l’actif l’origine, j’ai presque dit la filiation de petites rentes de 3, de 4 et de 5 francs.

Je n’y vois, au contraire, aucune trace d’une augmentation de revenu correspondant à 1780, année du mariage de Condorcet, ni rien qui puisse faire croire à une augmentation de capital de cent mille francs, qui aurait eu lieu à l’époque de la rupture de notre confrère et du duc de La Rochefoucauld.

Il faudrait renoncer à toute logique pour supposer qu’après cette simple remarque, il restera quelque chose de l’horrible calomnie qu’on a voulu faire peser sur la mémoire de Condorcet.

En parlant de la fuite de Condorcet, et de la tentative qu’il fit pour être admis à Fontenay-aux-Roses, dans la petite maison habitée par M. et Mme Suard, M. de Lamartine a employé des termes qui seuls auraient rendu ces rectifications indispensables.

« Condorcet, dit l’auteur des Girondins, se refusa généreusement aux instances qui lui furent faites, de peur de traîner avec lui son malheur et son crime sur le seuil qu’il aurait habité. »

Pour réprimer le mouvement d’humeur, j’ai presque dit de colère, que ce passage a soulevé chez moi, il n’a fallu rien moins que le souvenir des hautes qualités qui distinguent M. de Lamartine. De quel crime a-t-on voulu parler ? Est-ce un crime privé, un crime public, un crime politique ? Je ne trouve pas d’explication qui puisse atténuer la gravité de l’imputation odieuse, qui, dans son vague indéfini, n’est pas susceptible de réfutation. Je ne croirai jamais, par exemple, quoi qu’on en puisse dire, que le culte de la forme ait dominé un homme de conscience et de talent, au point de lui faire tracer, dans l’unique but d’arrondir sa phrase, une expression outrageante, et qui ne devait jamais figurer à côté du nom glorieux de Condorcet. Cet expression ne peut être qu’un lapsus calami, ou une faute d’impression. Je laisserai à la loyauté de M. de Lamartine le soin de la retirer.