Comment j’ai retrouvé Livingstone/Chapitre 6

Traduction par Henriette Loreau.
Texte établi par Jules Belin de LaunayLibrairie Hachette et Cie (p. 123-146).


CHAPITRE VI

LIVINGSTONE ET SES DÉCOUVERTES.


D. Livingstone et moi nous projetons d’aller étudier l’extrémité septentrionale du Tanguégnica. — Le Docteur amasse des travaux et des études considérables. — Son caractère est excellent. — Il s’est fait un devoir de ne revenir en Europe qu’après avoir achevé la tâche qu’il s’est donnée. — Sa religion est toute de charité. Sommaire des découvertes qu’il a faites entre mars 1866 et octobre 1871. — Désertion et mensonge des Anjouannais. — Le Cazembé et la reine sa femme. — Les lacs Bangouéolo, Moéro et Kémolondo sont unis par la rivière de Webb. — Ne pas confondre la Chambési avec le Zambèse, ni la rivière de Webb avec le Congo. — Le lac Chéboungo ou Lincoln. — Ce qui reste à faire rendre certaine la découverte des sources du Nil. — Les brigandages des traitants arabes soulèvent les populations.
Habitation de Livingstone à Djiji

Je m’éveillai de bonne heure et demeurai stupéfait : j’étais dans une chambre, non dans ma tente. Ah ! oui ! me rappelai-je, j’ai retrouvé Livingstone, et je suis dans sa maison. Je prêtai l’oreille pour que le fait me fût confirmé par le son de sa voix ; je n’entendis rien que le rugissement des vagues.

Je restai tranquillement dans mon lit. Dans mon lit ! N’était-ce pas un rêve ? Coucher primitif : quatre pièces de bois, des feuilles de palmier en guise de plumes, un sac de crin sous ma tête, et pour draps ma peau d’ours ; néanmoins c’était un lit. Je m’habillai sans bruit dans l’intention d’aller flâner au bord du lac, en attendant le réveil de mon hôte. J’ouvris ma porte ; elle grinça horriblement. Je gagnai la véranda.

« Comment, docteur, déjà levé ?

– Bonjour, monsieur Stanley ; je suis content de vous voir ; j’espère que vous avez bien dormi ? Quant à moi, je me suis couché tard ; j’ai lu toutes mes lettres. Vous m’avez apporté de bonnes et de mauvaises nouvelles. Mais asseyez-vous. »

Il me fit une place à côté de lui.

« Oui, reprit-il, beaucoup de mes amis sont morts. Tom, l’aîné de mes fils, c’est-à-dire le second, a eu un grave accident. Mais son frère Oswald étudie la médecine et l’on me dit qu’il travaille bien. Agnès, ma fille aînée, a fait avec la famille de sir Parafine Young une promenade sur l’eau qui a été pour elle un grand plaisir. Sir Roderick est en bonne santé, et me dit qu’il m’attend. Vous le voyez, je vous dois une masse de nouvelles. »

Ce n’était pas un rêve ; il était bien là, et ne paraissait pas vouloir partir. Je le regardais constamment pour bien m’en assurer. J’en avais eu si grand-peur pendant tout mon voyage !

« Maintenant, lui dis-je, vous vous demandez sans doute pourquoi je suis venu ?

– C’est vrai, répondit-il ; je ne me l’explique pas. Quand on m’a dit que vous aviez des bateaux, une foule de gens, des bagages en quantité, j’ai cru que vous étiez un officier français, envoyé par votre gouvernement pour remplacer le lieutenant Le Saint, qui est mort à quelques kilomètres de Gondocoro. Je l’ai pensé jusqu’au moment où j’ai vu le drapeau des États-Unis. À vrai dire, j’ai été bien aise de m’être trompé ; car je n’aurais pas pu lui parler français et, s’il n’avait pas connu l’anglais, c’eût été bien triste : deux Européens se rencontrant dans le pays de Djidji et ne pouvant se rien dire ! Hier, je ne vous ai pas demandé ce qui vous amenait, discrétion toute naturelle, car cela ne me regardait pas.

– Par amour pour vous, répliquai-je en riant, je suis heureux d’être américain et non pas français ; au moins nous pouvons nous entendre. Mais sérieusement, docteur, ne vous effrayez pas, je courais après vous !

– Après moi ?

– Oui.

– Comment cela ?

– Connaissez-vous le New York Herald ?

– Qui n’en a pas entendu parler ?

– Eh bien, sans le consentement de son père, sans lui en avoir rien dit, M. James Gordon Bennett, fils du propriétaire du Herald, m’a donné la mission de vous chercher, de rapporter, au sujet de vos découvertes, ce qu’il vous plaira de me dire, et de vous aider de tout mon pouvoir, de toutes mes ressources, de vous assister dans toute l’étendue de mes moyens.

– M. Bennett vous a dit de me chercher, de me trouver, de me secourir ? Je ne m’étonne plus de l’éloge que vous m’en avez fait hier.

– Certes, repris-je, il est tel que je vous l’ai dépeint : c’est un homme ardent, généreux, loyal ; je le répète avec orgueil.

– Je lui suis très obligé, dit Livingstone ; je me sens fier de penser que vous autres, Américains, vous me portez un si vif intérêt. Vous êtes venu fort à propos ; ce Chérif m’a tout pris ; je me voyais à la mendicité. Je voudrais pouvoir exprimer ma gratitude à M. Bennett, lui dire ce que j’éprouve ; mais, si les paroles me manquent, je vous prie, ne m’en croyez pas moins reconnaissant.

– À présent que cette petite affaire est traitée, si nous déjeunions, docteur ? Permettez-vous que mon cuisinier se charge du repas ?

– Certainement. Vous m’avez rendu l’appétit, et ma pauvre Halimâ n’a jamais pu distinguer le thé du café. »

Nous nous mîmes donc à table.

« À la vue de cette immense cuvette que portait l’un de vos gens, dit le docteur, j’avais bien pensé que vous étiez un homme luxueux ; mais je ne m’attendais pas à un pareil faste : des couteaux, des assiettes, de l’argenterie, des tasses avec leurs soucoupes, une théière en argent, tout cela sur un tapis de Perse, et des valets bien stylés ! »

Ainsi débuta notre vie commune. Jusqu’à mon arrivée, je ne ressentais pour Livingstone nulle affection ; il n’était pour moi qu’un but, qu’un article de journal, un sujet à offrir aux affamés de nouvelles ; un homme que je cherchais par devoir, et contre lequel on m’avait mis en défiance. Je le vis et je l’écoutai. J’avais parcouru des champs de bataille, vu des révoltes, des guerres civiles, des massacres ; je m’étais tenu près des suppliciés pour rapporter leurs dernières convulsions, leurs derniers soupirs ; jamais rien ne m’avait ému autant que les misères, les déceptions, les angoisses dont j’entendais le récit. Notre rencontre me prouvait que « d’en haut les dieux surveillent justement les affaires des hommes » et me portait à reconnaître la main d’une Providence qui dirige tout avec bonté.

Les jours coulaient paisiblement ; nous étions heureux sous les palmiers de Djidji. Mon compagnon reprenait des forces ; la vie lui revenait ; il retrouvait son enthousiasme pour la tâche qu’il avait entreprise ; et son ardeur au travail lui faisait vivement souhaiter d’agir. Mais que pouvait-il avec cinq hommes et soixante mètres d’étoffe ?

« Connaissez-vous la partie nord du lac ? lui demandai-je un soir.

– Non, dit-il, j’ai essayé de m’y rendre ; mais les naturels d’ici ont voulu me traiter de la même façon que Burton et que Speke, c’est-à-dire m’écorcher ; et je n’étais pas riche. Si j’avais fait cette course, je n’aurais pas pu aller dans le Mégnéma, ce qui était bien plus intéressant. La grande ligne de drainage du centre de l’Afrique, dans cette région, est le Loualaba. Comparée à l’étude de cette ligne, la question de savoir si le Tanguégnica est uni au lac Albert par un cours d’eau n’est plus qu’insignifiante.

– À votre place, repris-je, je ne voudrais pas quitter le pays de Djidji sans avoir levé mes doutes à cet égard ; il est possible qu’une fois parti, vous ne reveniez plus de ce côté. La Société géographique de Londres attache à cette question une grande importance et déclare que vous seul êtes en position de la résoudre. Si je peux vous être utile à ce sujet, vous n’avez qu’un mot à dire. Bien que je ne sois pas venu en Afrique pour me livrer aux découvertes, je serais curieux d’avoir la solution du problème, et je vous accompagnerais volontiers. J’ai avec moi vingt hommes qui savent manier la rame. Nous avons des fusils de l’étoffe, des perles en abondance ; si vous pouvez obtenir un canot des Arabes, l’affaire est arrangée.

– Nous en aurons un, répliqua le docteur ; un, de Séid ben Medjid, qui a toujours été excellent pour moi, et qui, d’ailleurs, est un parfait gentilhomme.

– Ainsi nous partons, c’est entendu ?

– Quand vous voudrez.

– C’est moi qui suis à vos ordres. N’entendez vous pas mes gens vous appeler le Grand-Maître et moi le Petit-Maître ? Donc à vous d’ordonner. »

À cette époque je savais parfaitement ce qu’était Livingstone. Il est impossible de passer quelque temps avec lui sans le connaître à fond ; car rien ne le déguise : ce qu’il est en apparence, il l’est bien réellement. Je le dépeins tel que je l’ai vu, non tel qu’il se représente, ou qu’on me l’avait décrit. Je ne voudrais blesser personne ; mais, quant au portrait qu’on m’avait tracé, c’est tout autre chose que j’ai eu sous les yeux. Je n’ai pas quitté Livingstone depuis le 10 novembre 1871, jusqu’au 14 mars 1872 ; rien de sa conduite ne m’a échappé, soit au camp, soit en marche ; et mon admiration pour lui n’a fait que grandir. Or, de tous les endroits, le camp de voyage est le meilleur pour étudier un homme. S’il est égoïste, emporté, bizarre ou mauvais coucheur, c’est là qu’il fera voir son côté faible et qu’il montrera ses lubies dans tout leur jour.


Livingstone écrivant son journal


À l’égard de ses travaux, l’énorme journal que j’ai rapporté à sa fille répond à ceux qui l’accusent de ne pas prendre de notes, de ne pas recueillir d’observations. Plus de vingt feuillets y sont consacrés aux seuls relèvements qu’il a faits dans le Mégnéma, et nombre de pages y sont couvertes de chiffres soigneusement alignés. Une lettre volumineuse, dont j’ai été chargé pour sir Thomas Mac Lear, ancien directeur de l’observatoire du Cap, n’était remplie que d’observations astronomiques. Quant à moi, pendant tout le temps que j’ai passé près de lui, j’ai vu chaque soir mon illustre compagnon relever ses notes avec la plus scrupuleuse attention ; et je lui connais une grande boîte de fer-blanc où sont des quantités de carnets, dont un jour il publiera le contenu. Enfin, ses cartes, faites avec beaucoup de soin, révèlent non moins de travail que d’habileté.

Pour son caractère, prenez-y le point que vous voudrez, analysez-le, et je vous défie d’y trouvez rien à reprendre. J’ai souvent entendu nos serviteurs discuter nos mérites respectifs. « Votre maître, disaient mes gens aux siens, votre maître est bon ; il ne vous bat jamais, car son cœur est doux ; mais le nôtre, c’est de la poudre ! »

Toujours sa douceur reste la même, rien ne le décourage. Nulle adversité, nulle souffrance ne le fait s’apitoyer sur lui et renoncer à son entreprise.

« Ne sentez-vous pas le besoin de repos ? lui demandai-je le lendemain de mon arrivée ; le besoin de retrouver ceux qui vous aiment ? Voilà six ans que vous avez quitté l’Europe. »

Sa réponse le peint tout entier.

« Oui, me dit-il, je serais bien heureux de revoir mon pays, d’embrasser mes enfants ; mais, abandonner ma tâche au moment où elle va finir, je ne le peux pas. Il ne me faut plus que cinq ou six mois pour rattacher à la rivière de Petherick, ou au lac Albert découvert par Baker, la source que j’ai trouvée. À quoi bon partir aujourd’hui pour revenir plus tard achever ce qui peut l’être maintenant ?

– Pourquoi, alors, n’avez-vous pas fini tout de suite, quand vous étiez si près du but ?

– Parce que j’y ai été contraint. Mes hommes ne voulaient plus avancer. Dans le cas où je persisterais à ne pas revenir, ils avaient résolu de soulever le pays et de profiter de la révolte pour me quitter. Ma mort dans ce cas-là était certaine. Ce fut un grand malheur pour moi. J’avais reconnu près de mille kilomètres de la ligne de faîte, suivi les principaux cours d’eau qui se déchargent dans le lit central, et je n’avais plus qu’environ cent soixante kilomètres à explorer, quand la défaillance de mes gens m’a brusquement arrêté. D’ailleurs j’étais à court d’étoffe. Je suis revenu ici, faisant plus de onze cents kilomètres pour y prendre les marchandises qui devaient y être, et pour former une nouvelle caravane. Mais je n’y ai plus rien trouvé ; et je suis resté sans ressources, malade d’esprit et de corps ; bien malade, à la porte du tombeau. »

Avoir découvert trois lacs, reliés entre eux par le même cours d’eau, ne le satisfaisait pas ; il voulait aller jusqu’au bout, et ne revenir qu’après avoir accompli la tâche qu’il avait acceptée. À l’accomplissement de cette tâche, qu’il regardait comme un devoir à lui, à lui seul, il sacrifiait les joies de la famille, son repos, ses aises, les plaisirs, les raffinements de la vie civilisée,

L’héroïsme du Spartiate et l’inflexibilité du Romain se joignent chez lui à la persévérance de l’AngloSaxon. Ne pas abandonner son œuvre, bien qu’il soupire ardemment après la vue de ceux qu’il aime ; ne pas renoncer à ses obligations tant qu’elles ne seront pas remplies ; ne pas revenir tant qu’il n’aura pas écrit le mot FIN, telle est sa résolution, quel que soit le sacrifice qu’elle exige.

Mais son principe est de bien faire ; et la conscience qu’il a d’y mettre tous ses efforts, tous ses soins, le rend heureux dans une certaine mesure.

Il a du reste un fond de gaieté inépuisable. J’ai cru d’abord que c’était l’effet du moment, une crise joyeuse due à mon arrivée ; mais, comme cette bonne humeur s’est maintenue jusqu’à la fin, je dois penser qu’elle lui est naturelle. Sa gaieté est sympathique. Son rire est contagieux ; dès qu’il éclate, vous l’imitez forcément ; tout chez lui s’en mêle : il rit de la tête aux pieds. S’il raconte une histoire, un trait plaisant, il le fait de telle façon que vous êtes convaincu de la vérité du fait. Sa figure s’épanouit, elle s’éclaire de toute la finesse que va contenir son récit, et vous êtes sûr d’avance que cela vaut la peine d’être écouté.

Sous l’extérieur usé que je lui avais trouvé d’abord, il avait un esprit d’une vigueur et d’une vivacité remarquables, L’enveloppe, ridée par la fatigue. et par la maladie, plutôt que par les années, recouvrait une âme pleine de jeunesse et d’une sève exubérante. Sa verve ne tarissait pas. C’étaient chaque jour des bons mots, des anecdotes sans nombre, des histoires de chasse merveilleuses, dans lesquelles ses anciens amis : Vardon, Cumming, Webb, Oswell, jouaient les principaux rôles.

Une autre chose dont j’étais singulièrement frappé, c’était sa prodigieuse mémoire ; il me récitait des poèmes entiers de Byron, de Burns, de Tennyson, de Longfellow, d’autres encore, et après tant d’années passées en Afrique, sans livres !

Étudier Livingstone en laissant dans l’ombre le côté religieux serait faire une étude incomplète. Il est missionnaire ; mais sa religion n’est pas du genre théorique : elle parle peu et n’a pas le verbe haut ; c’est une pratique sérieuse et de tous les instants. Elle n’a rien d’agressif, elle ne s’annonce pas : elle se manifeste par une action bienfaisante et continue. La piété prend chez, lui ses traits les plus aimables ; elle règle sa conduite non seulement envers ses serviteurs, mais à l’égard des indigènes, des musulmans, en un mot de tous ceux qui l’approchent ; elle a adouci, affiné cette nature ardente, cette volonté inflexible, et fait, de cet homme, dont l’énergie est effrayante, le maître le plus indulgent, le compagnon le plus sociable.

Tous les dimanches, il réunit son petit troupeau, lui fait la lecture des prières, ainsi que d’un chapitre de la Bible ; puis, du ton le moins affecté, il prononce une courte allocution ayant rapport au texte qu’il vient de lire. Ces quelques paroles, dites en langage du littoral, sont écoutées par la petite bande avec un visible intérêt.

Enfin, chez Livingstone, un dernier point dont se réjouiront tous ses amis, tous ceux qui ont du goût pour les études géographiques, c’est la force de résistance qu’il oppose à l’effroyable climat de cette région ; et, par suite, l’énergie avec laquelle il peut poursuivre ses travaux.

Un soir je pris mon livre de notes ; et, questionnant le docteur sur son voyage, je me mis en devoir d’écrire ce qui tomberait de ses lèvres. Sans hésiter à me répondre, il me raconta ce qu’il avait fait et enduré depuis six ans ; épreuves et travaux dont voici le résumé.

Le docteur Livingstone a quitté Zanzibar en mars 1866. Le 7 du mois suivant, il partait de la baie de Minkindiny pour l’intérieur de l’Afrique. Il était accompagné de douze cipahis [1], de neuf Anjouannais, de sept affranchis et de deux indigènes des bords du Zambèse. Six chameaux, trois buffles, deux mules et trois ânes faisaient partie de la caravane.

Les douze cipahis, qui formaient l’escorte de la bande, étaient pour la plupart munis de carabines d’Enfield que le gouvernement de Bombay avait données au docteur.

Outre les dix balles d’étoffe e les deux sacs de verroterie qui devaient défrayer l'expédition, les porteurs étaient chargés de caisses remplies d’effets, de médicaments, d’instruments de toute espèce, tels que sextant, baromètres, thermomètres, chronomètres, horizon artificiel.

La caravane suivit d’abord la rive gauche de la Rovouma, l’une des routes les plus difficiles qui existent : un sentier errant au travers d’un fourré, dont il cherche les passes les moins impénétrables, sans s’inquiéter de la direction dans laquelle il s’égare ; sentier qu’il fallait élargir. Les porteurs y marchaient sans trop de peine ; mais les chameaux n’y pouvaient faire un pas sans que la cognée leur eût ouvert le chemin. Ce mode de voyage, très lent par lui-même, le devint d’autant plus que les cipahis et les Anjouannais s’arrêtaient fréquemment et refusaient de travailler. Peu de temps après le départ, ils avaient commencé à se plaindre, et leur mauvais vouloir, qui se traduisait à chaque instant, eut bientôt recours aux moyens hostiles. Dans l’espérance d’arrêter le voyageur et de le contraindre à revenir sur ses pas, ils traitèrent les animaux avec tant de cruauté que, peu de jours après, il n’en restait plus un seul. L’expédient n’ayant pas réussi au gré de leurs désirs, ils essayèrent de soulever les indigènes contre l’homme blanc, en l’accusant de pratiques étranges frisant la sorcellerie. Comme l’accusation était dangereuse et qu’elle menaçait d’aboutir, Livingstone jugea convenable de renvoyer les cipahis, ce qu’il fit sans retard, en leur donnant toutefois les ressources nécessaires pour regagner la côte.

Le 8 juillet, la petite caravane, diminuée de ses douze cipahis, arrivait dans un village de l’Ouahiao, situé à huit jours de marche de la Rovouma, au sud de cette rivière ; village d’où l’on domine la ligne de faîte qui, de ce côté, porte ses eaux dans le lac ou gnassa des Maraouis [lac Nyassa]. Entre la Rovouma et cette bourgade est un pays inhabité, où la petite bande souffrit beaucoup de la faim, et s’amoindrit encore par suite de désertions.

Au commencement d’août, elle arriva chez Mponda qui demeurait près du lac. Une nouvelle désertion lui avait enlevé deux hommes.

De Mponda, Livingstone se rendit à l’extrémité nord du lac dans un village qui avait pour chef un Babisa. Ce chef, qui était affligé d’une maladie de la peau, demanda au voyageur un médicament qui pût le guérir. Avec sa bonté ordinaire, Livingstone s’arrêta pour soigner le malade. Quand il en voulut partir, les Anjouannais, effrayés par le prétendu voisinage des Mazitous, désertèrent tous, et ce furent eux qui, pour expliquer leur retour honteux, répandirent à Zanzibar le conte de l’assassinat commis sur Livingstone.

Si le docteur n’avait pas eu l’assistance des indigènes, il aurait dû renoncer à continuer son voyage. « Heureusement, me dit-il avec émotion, en quittant les bords du Gnassa, j’entrais dans une région où le marchand d’esclaves n’avait pas encore pénétré ; et, comme toujours en pareil cas, j’y trouvais des gens réellement hospitaliers ; ils me traitèrent du mieux qu’il leur fut possible, et, pour une faible rétribution, me portèrent mes bagages de bourgade en bourgade. » En sortant de cette région hospitalière, ce qui eut lieu au commencement de décembre, le voyageur entra dans une province où les Mazitous avaient exercé leurs rapines, et où recommencèrent des difficultés qui se renouvelaient sans cesse. Nonobstant, le docteur traversa le Babisa, le Bobemba, le Baroungou, le Ba-Ouloungou et le Londa.

C’est dans cette dernière province que demeure le fameux Cazembé, dont l’Europe a entendu parler pour la première fois par le docteur Lacerda, voyageur portugais.

Cazembé est un homme robuste et de grande taille, surtout un prince des plus intelligents. Il reçut Livingstone avec pompe : vêtu d’une singulière jupe, en étoffe cramoisie, à grands ramages, qui paraît être son costume d’apparat, et entouré de ses dignitaires et de ses gardes du corps.

Un chef, qui avait reçu du roi et des anciens l’ordre de prendre sur le voyageur le plus de renseignements possibles, assistait à la réception, et prononça d’une voix sonore le résultat de son enquête, Il avait entendu dire que l’homme blanc était venu dans le pays pour en étudier les ruisseaux, les rivières et les lacs. Bien qu’il ne sût deviner quel intérêt pouvait avoir l’homme blanc à connaître des eaux qui lui étaient étrangères, il ne doutait pas que ce ne fût dans une louable intention.

Cazembé demanda alors au voyageur quel était son but, et à quel endroit il avait le projet de se rendre. Livingstone répondit que son désir était d’aller vers le sud, parce qu’il avait entendu dire que, dans cette direction, existaient des lacs et des rivières.

«Vous n’avez pas besoin d’aller au midi pour cela, reprit Cazembé. Nous avons de l’eau ici ; elle abonde dans le voisinage. »

Toutefois, avant de lever la séance, il donna des ordres pour que l’homme blanc pût circuler dans tous ses États sans être inquiété en aucune façon. « C’est, dit-il, le premier Anglais que je vois, et il a mon amitié, »

Dès le commencement de la visite, la reine avait fait son entrée à la cour, suivie d’une quantité de lances, portées par des amazones. Jeune et jolie, et de grande taille, elle comptait évidemment sur ses charmes pour impressionner l’homme blanc ; car elle s’était parée de ses atours les plus royaux, et tenait en main une énorme lance. Mais son aspect imprévu, et ses frais de toilette, d’une bizarrerie inimaginable, provoquèrent chez Livingstone un rire qui détruisit l’effet rêvé ; car le rire du docteur, ce rire si contagieux, gagna bientôt la dame, puis ses amazones, puis tous les courtisans. Très déconcertée de ce joyeux succès, la reine s’enfuit avec sa garde féminine, faisant une sortie des moins majestueuses, comparée surtout à la marche solennelle qui l’avait précédée.

Le docteur a sur cette reine intéressante, sur ce roi et sur toute leur cour, infiniment à dire ; mais, qui mieux que lui peut raconter ces bonnes histoires ? D’ailleurs elles lui appartiennent, et je ne veux pas les déflorer.

S’éloignant du Tanguégnica, Livingstone traversa le Maroungou et atteignit le lac Moréo, dont la longueur est d’une centaine de kilomètres. À l’extrémité méridionale du Moéro, qu’il n’avait pas cessé de côtoyer, il trouva l’embouchure d’une rivière venant du sud et nommée Louapoula. Le docteur remonta cette rivière et la vit sortir du Bangouéolo, grand lac dont la superficie égale à peu près celle du Tanguégnica.

En étudiant les affluents de ce nouveau lac, Livingstone acquit la certitude que le Chambési, qu’il avait rencontré dans le Londa, en était le plus considérable, et de beaucoup. Ainsi donc, après avoir suivi le Chambési depuis sa source, placée vers le dixième parallèle, jusqu’au lac Bangoueolo, il le retrouvait s’échappant de l’extrémité nord de celui-ci, et allant, sous le nom de Louapoula, se jeter dans le Moéro.

Il revint alors chez Cazembé sachant, cette fois, que la rivière qu’il avait vue se diriger au nord sur trois degrés de latitude ne pouvait pas être le Zambèse et n’avait rien de commun avec celui-ci, malgré la ressemblance du nom.

Ensuite il remonta jusqu’au T anguégnica.

Ce fut de Djidji, où il s’arrêta en mars 1869, que Livingstone écrivit les lettres qui démentirent le bruit de sa mort, répandu, comme nous l’avons dit précédemment, par Mousa et par ses Anjouannais, pour excuser leur désertion.

Le docteur y passa trois mois. Pendant ce séjour, il voulut explorer la partie nord du lac, ayant la pensée qu’un effluent s’en échappait et se dirigeait vers le Nil, mais, comme on l’a vu, les exigences des Arabes et des indigènes l’obligèrent à renoncer à ce dessein.

Livingstone passa ensuite sur la rive occidentale du lac, à la fin de juin 1869, et se dirigea vers le Roua en compagnie d’un certain nombre de traitants. Quinze jours de marche, presque directement à l’ouest, l’amenèrent à Bambarri, premier entrepôt d’ivoire du Mégnéma. Il y fut retenu pendant six mois par des ulcérations graves qu’il avait aux pieds, et d’où s’échappait une sérosité sanguinolente lorsqu’il voulait marcher.

Sitôt qu’il fut guéri, le voyageur partit dans la direction du nord. Quelques jours après, il rencontra une rivière lacustre, d’une largeur de deux à cinq kilomètres, et qui se traînait au nord, à l’ouest, parfois au sud, de la manière la plus confuse. À force de persistance, il parvint à suivre cette rivière dans son cours erratique, et la vit entrer, par environ 6°30’ de latitude méridionale, dans un lac de forme étroite et longue, appelé le Kamolondo.

Il remonta cette rivière, continua à marcher au sud, et se trouva au point où il avait vu la Louapoula entrer dans le Moéro, dont elle sortait sous le nom de Loualaba.

Il faut entendre Livingstone décrire les beautés du Moero, dépeindre ce magnifique paysage, où de hautes montagnes enferment le lac de toute part et déploient jusqu’au bord de l’eau même le splendide manteau. dont les couvre la riche végétation des tropiques. Une profonde déchirure de l’enceinte laisse échapper le trop plein du lac ; l’eau impétueuse se jette en rugissant dans cette gorge étroite, y roule avec le fracas du tonnerre ; et, la passe franchie, s’étend calme et paresseuse dans le vaste lit du Loualaba.

Pour distinguer cette dernière partie de la rivière d’autres cours d’eau, qui, dans le pays, portent le même nom, le docteur l’a nommée Rivière de Webb, en l’honneur du propriétaire de Newstead Abbey, qui est l’un des amis les plus anciens et les plus sûrs de Livingstone.

Au sud-ouest du lac Kamolondo, que va rejoindre le Webb, est un autre grand lac qui se décharge dans cette rivière par un cours d’eau important nommé Loéki ou Lomami. Ce lac, que les naturels nomment Chéboungo, a reçu de Livingstone le nom de Lincoln, en mémoire de celui qui a émancipé quatre millions d’Africains, brisé à jamais l’esclavage en Amérique et dont le souvenir, entre tous, doit être cher à la race nègre. Ainsi l’illustre voyageur écossais a élevé, à l’Américain qui s’est acquis l’approbation de tous les amis de l’humanité, un monument plus durable que la pierre ou l’airain.

Un peu au nord de sa sortie du Kamolondo, le Webb reçoit la Loufira, grande rivière qui vient du sud-ouest. Quant aux autres affluents du Webb, le nombre en est tellement considérable que la carte du docteur n’aurait pu les contenir ; les plus importants y ont seuls trouvé place.

Continuant à marcher vers l’équateur et suivant toujours les crochets sans nombre du Webb-Loualaba, Livingstone arriva au quatrième degré de latitude, où il entendit parler d’un autre lac situé au nord et dans lequel se jetait sa rivière…

C est là qu’il fut brusquement arrêté.

Si brève, si incomplète qu’elle soit, nous espérons que cette esquisse des travaux de Livingstone fera comprendre au lecteur superficiel, non moins qu’au géographe, ce grand système lacustre, dont les nappes d’eau sont reliées par le Webb.

Livingstone est persuadé que cette rivière qui, sous différents noms, coule d’un lac à un autre, en se dirigeant au nord par de nombreux détours, est la partie supérieure du Nil, du véritable Nil. Les sinuosités, les courbes profondes que cette longue artère décrit à l’ouest, voire au sud-ouest, lui avaient, au début, inspiré des doutes qu’il a gardés pendant longtemps. Il avait d’abord présumé que c’était le Congo ; mais, plus tard, il a découvert que ce dernier avait pour origine le Cassai et le Couango, deux rivières dont la source est au versant occidental de la ligne de faîte qui sépare les deux bassins, à peu près sous la même latitude que le lac Bangouéolo.

Donc, pour Livingstone, la rivière de Webb ne peut pas être le Congo ; et cela en raison de sa longueur et de son volume, enfin de son cours décidément septentrional, dans une vallée flanquée de hautes montagnes sur les deux rives.

Malgré la certitude qu’il paraissait avoir à l’égard du Loualaba, il admettait que le problème des sources du Nil n’était pas encore résolu, et cela par deux motifs :

1° On lui avait signalé quatre fontaines dont les eaux se déversaient moitié au nord, dans le Loualaba, autrement dit dans le Webb, et moitié dans une rivière coulant au sud, c’est-à-dire dans le Zambèse. Les indigènes lui avaient parlé de ces fontaines à diverses reprises. Plusieurs fois il n’en avait pas été à plus de cent soixante kilomètres ; toujours quelque chose l’avait empêché de les atteindre.

D’après ceux qui les avaient vues, ces quatre fontaines sortaient d’une légère éminence, complètement terreuse, que certains individus appelaient une fourmilière. L’un de ces bassins était si large, disaient les mêmes témoins, que du bord on ne distinguait pas l’autre rive.

Le docteur ne suppose pas que ces fontaines soient plus méridionales que les sources du lac Bangouéolo. Dans la lettre qu’il a écrite au New York Herald, il fait observer que ces quatre bassins, où l’eau surgit et donne naissance à quatre grandes rivières, partant du même endroit, répondent jusqu’à un certain point à la description des sources du Nil que rapporte Hérodote, et que le père des voyageurs avait reçue dans la ville de Saïs, de la bouche du trésorier de Minerve.

Il faut, me disait Livingstone, que ces fontaines soient découvertes et qu’on en prenne la position.

2° La rivière de Webb doit être suivie jusqu’à sa réunion avec une partie quelconque du vieux Nil. Quand ces deux choses seront accomplies, mais seulement alors, le mystère des sources sera complètement résolu.

Dans la vallée du Webb, habitée par une population paisible et industrieuse, Livingstone a assisté à de véritables brigandages commis par les Arabes.

Partout les traitants ont fait de même ; si actuellement, de Bagamoyo à Djidji, leur conduite est différente, c’est qu’ils ont été contraints d’en changer. Les tribus se rassurent ; à leur tour elles ont des mousquets, et les représailles commencent. Les Arabes menacent actuellement de leur vengeance ceux qui donneraient des armes à feu aux indigènes. Mais la faute est commise ; il est maintenant trop tard. Comment n’ont-ils pas vu la folie qu’ils faisaient en armant les peuplades les plus belliqueuses ? Elles leur ont d’abord servi d’auxiliaires, et l’ont fait avec ardeur ; elles y gagnaient d’être à l’abri du rapt et d’étendre leurs conquêtes. Puis, une fois leur domination établie, une fois le sol balayé des timides dont le territoire, les biens, les personnes étaient l’objet des convoitises, les pourvoyeurs ont tourné leurs fusils contre les imprudents qui les leur avaient donnés.

Autrefois les Arabes ne prenaient que leur bâton de voyage et allaient partout, suivis seulement de quelques mousquets. Maintenant, en dépit de leur escorte, toujours plus nombreuse, ils ne marchent plus sans crainte. À chaque pas ils se sont créé un péril. Ils ont semé le danger, et l’ont semé pour tout le monde ; pour les bons d’entre eux comme pour ceux d’une autre race.

Livingstone était rentré le 16 octobre 1871 à Djidji, presque mourant. Le soir de son retour, voyant Chumâ et Souzi, ses deux fidèles, qui pleuraient amèrement, il leur en demanda la cause.

« Nous n’avons plus rien, monsieur, répondirent-ils ; plus d’étoffe : Chérif a tout vendu ! »

Un instant après, Chérif se présenta, ayant l’audace de tendre la main à Livingstone. Celui-ci le repoussa en lui disant qu’il ne serrait pas la main d’un voleur ; sur quoi cet homme fui donna pour excuse qu’il avait consulté le Coran. Le livre sacré lui avait dit que le docteur était mort, et, l’étoffe n’ayant plus de maître, il l’avait troquée pour de l’ivoire. À son tour l’ivoire avait été vendu, le prix dépensé, et le voyageur était sans ressources. Quand j’étais arrivé, il avait à peine de quoi vivre pendant un mois ; après cela, il aurait été dans l’obligation de tendre la main aux Arabes.

Le docteur se plaignait vivement de ce que ses objets d’échange avaient été confiés à des esclaves, malgré les fréquentes prières qu’il avait adressées à Zanzibar pour que tout lui fût amené exclusivement par des hommes libres. En répétant dans chacune de ses lettres que ces derniers seuls méritaient confiance, et qu’il ne fallait pas compter sur les autres, Livingstone n’écrivait rien de neuf. Il y a trois mille ans qu’Eumée disait à Ulysse :

« Jupiter a établi cette règle invariable : le jour, quel qu’il soit, où un homme est réduit en esclavage, cet homme perd la moitié de ce qu’il vaut. »

Plusieurs journées s’étaient écoulées depuis mon arrivée à Djidji ; elles avaient été heureuses, mais nous devions songer à notre course sur le Tanguégnica. Livingstone allait de mieux en mieux ; ses forces augmentaient graduellement sous l’influence du régime que je lui faisais suivre, avec l’aide de mon cuisinier.

Nous passions le milieu du jour sous la véranda, causant de nos projets et les discutant, revenant sur les dernières années et anticipant sur l’avenir. Matin et soir nous nous promenions sur la grève, afin de respirer la brise, qui était toujours assez fraîche pour rider la surface de l’eau et pour chasser sur le sable l’onde inquiète.

Le temps était délicieux ; nous étions dans la saison sèche, et, malgré la pureté du ciel, le thermomètre ne dépassait jamais, à l’ombre, 26°5.

  1. Naturels enrégimentés et dressés à l'européenne ; nous les appelons cipaies aux Indes et spahis en Algérie. (J. Belin de Launay )