Comment fut déclarée la guerre de 1914/03


CHAPITRE III


VAGUES NOUVELLES DE L’ULTIMATUM AUTRICHIEN. — ARRIVÉE À STOCKHOLM. — JOURNÉE DE FÊTES, JOURNÉE D’ANXIÉTÉ. — DÉPART POUR COPENHAGUE. — LES ANGOISSES DE LA TRAVERSÉE. — 25 ET 26 JUILLET. ISOLÉS DE LA TERRE. — CE QUE NOUS NE SAVONS PAS. — M. DE SCHŒN AU QUAI D’ORSAY.


L’allure réglée à quinze nœuds, la France fait route dans la nuit vers la sortie du golfe de Finlande. Doucement bercé par un roulis presque imperceptible, je me suis endormi dans la complète ignorance de l’ultimatum autrichien. Nous sommes encore loin de la Baltique, lorsque je me lève. De mon appartement d’arrière, je sors pour respirer sur le pont.

Pour occuper les loisirs de la traversée, je lis des extraits de la presse parisienne arrivés à Pétersbourg par la valise et emportés par nous au départ. Le compte rendu des assises remplit les colonnes des journaux. Peu à peu, il nous arrive des radiogrammes incomplets, mais peu rassurants dans leur désordre et leur obscurité. Nous apprenons que l’Autriche a envoyé une note comminatoire à la Serbie et qu’elle a réclamé, dans un délai de vingt-quatre heures, des satisfactions dont nous ne connaissons pas encore le détail. Attendre plusieurs semaines pour manifester ses exigences et demander qu’il y soit cédé presque immédiatement, c’est un procédé qui ne laisse pas de nous paraître brutal. Ce n’est que par morceaux que la télégraphie sans fil nous révèle le contenu de la note autrichienne.

Le gouvernement austro-hongrois se plaint que la Serbie, après avoir reconnu en 1909 l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, ait persisté à faire dans cette province de la propagande contre la monarchie dualiste. Il prétend avoir la preuve que des officiers serbes se sont prêtés à l’organisation de complots contre l’autorité impériale. Il affirme que les bombes lancées à Serajevo contre l’archiduc François-Ferdinand ont été remises aux auteurs du meurtre par un dépôt militaire serbe ; il demande qu’un officier et un sous-officier soient immédiatement frappés, que le gouvernement serbe désavoue par une note officielle l’action révolutionnaire de ses agents et qu’il consente à une enquête qui serait faite, sur territoire serbe, à la fois par des fonctionnaires serbes et des fonctionnaires austro-hongrois. M. Viviani, M. de Margerie et moi, nous nous entretenons de cette grave initiative autrichienne, si longtemps retardée et si brusquement suivie d’exécution. Il nous semblera tous trois qu’il y a dans les conditions posées par l’Autriche toute une partie qui va être très difficilement acceptable pour la Serbie et qui constitue presque une violation du droit des gens. Mais nous ne voulons pas pousser la Serbie à une résistance qui pourrait amener de graves complications. M. Viviani télégraphie donc à Pétersbourg et, par Pétersbourg, à Paris et à Londres qu’il est d’avis : 1o que la Serbie offre immédiatement toutes les satisfactions compatibles avec son honneur et son indépendance ; 2o qu’elle demande la prolongation de délai de vingt-quatre heures ; 3o que nous appuyions cette dernière demande à Vienne ; 4o que la Triple-Entente recherche s’il ne serait pas possible de substituer une enquête internationale à l’enquête austro-serbe, qui risque de paraître humiliante à la Serbie.

Dans la soirée du vendredi 11/24 juillet, la brise fraîchit. Il tombe quelques gouttes de pluie et même, par instants, de forts grains. Nous rentrons dans le faisceau central et nous retardons nos montres d’une heure. L’Europe va-t-elle savoir mettre les siennes d’accord ?

Pendant que M. Viviani et moi, nous sommes en mer, l’émotion commence, sans que nous le sachions, à s’emparer du gouvernement russe.

De bonne heure, dans la matinée du 24, est arrivé de Belgrade au Pont-aux-Chantres un télégramme annonçant que la Serbie a reçu de l’Autriche un ultimatum inacceptable. En revenant de Tsarskoié-Sélo à dix heures du matin, M. Sazonoff a appris la nouvelle avec un grand trouble et a mandé l’ambassadeur d’Autriche. Celui-ci, répondant à cet appel, a remis au ministre des Affaires étrangères une copie de la note si longuement couvée, et M. Sazonoff paraît avoir été indigné du ton de l’Autriche. Un Conseil des ministres a été convoqué pour trois heures de l’après-midi. M. Sazonoff a soumis à ses collègues les propositions suivantes : 1o d’accord avec les autres Puissances, demander à l’Autriche de prolonger la période qu’elle a fixée pour la réception de la réponse serbe, et cela de manière à laisser aux Puissances le temps de se renseigner elles-mêmes, comme l’Autriche les y invite, sur l’instruction judiciaire ouverte au sujet de l’attentat ; 2o recommander à la Serbie de ne pas entrer en hostilités avec les troupes austro-hongroises, mais de retirer ses propres forces et de demander aux Puissances d’apaiser le conflit. À la fin de la journée, le comte de Pourtalès est venu, à son tour, voir M. Sazonoff. Il s’est efforcé de justifier l’action de l’Autriche par la culpabilité de la Serbie et par la nécessité de protéger le principe monarchique. M. Sazonoff a répondu, d’après l’ambassadeur d’Allemagne, avec surexcitation, mais le comte de Pourtalès assure néanmoins dans son compte rendu que le ministre russe lui a laissé l’impression de vouloir, avant tout, temporiser. En tout cas, la décision du Conseil des ministres est là pour montrer qu’au lendemain de notre départ M. Sazonoff avait nettement le désir d’empêcher l’irréparable et donnait à la Serbie le conseil de replier ses troupes. C’est assez dire que ses conversations avec M. Viviani et avec moi ne lui avaient inspiré aucune velléité d’intransigeance. En effet, M. Sazonoff a adressé le même jour à Belgrade le télégramme suivant : La situation des Serbes étant sans espoir, il serait meilleur pour eux de n’offrir aucune résistance et d’adresser un appel aux grandes Puissances.

La seule précaution prise par la Russie, à la nouvelle de la concentration de troupes autrichiennes, était d’autoriser les ministres de la Guerre et de la Marine à prescrire, si les événements l’exigeaient, la mobilisation des deux flottes et des quatre corps d’armée d’Odessa, de Kiev, de Moscou et de Kazan. Encore n’était-ce pas là une décision immédiatement exécutoire. Il fut, en outre, bien spécifié que ces mesures ne viseraient que la possibilité d’un conflit ultérieur avec l’Autriche-Hongrie, et ne prendraient aucun caractère inamical envers l’Allemagne. Ni à M. Viviani, ni à moi, M. Sazonoff n’avait, du reste, laissé pressentir ces dispositions militaires qui, pour partielles qu’elles fussent, n’étaient certainement pas dans son intention, lorsque nous avons quitté la Russie.

À 5 h. 40 de l’après-midi, sir G. Buchanan télégraphiait à sir Ed. Grey. Informé de la remise de l’ultimatum, il avait été prié par M. Sazonoff de conférer, dès le matin, avec M. Paléologue et avec lui. Le ministre des Affaires étrangères et l’ambassadeur de France lui avaient dit confidentiellement qu’à la suite de ma visite et de celle de M. Viviani l’accord s’était établi entre les gouvernements russe et français sur les points suivants : 1o une parfaite communauté de vues sur les divers problèmes qui se posaient devant les Puissances en ce qui concernait le maintien de la paix générale et de l’équilibre européen, plus particulièrement en Orient (ce premier, point n’avait rien de confidentiel : la formule était exactement celle que M. Viviani avait fait publier après le dîner de Cronstadt) ; 2o décision d’agir à Vienne en vue de prévenir une demande d’explications ou une sommation qui équivaudraient à une intervention dans les affaires extérieures de la Serbie et que celle-ci serait autorisée à regarder comme une attaque contre sa souveraineté et son indépendance (ce second point n’avait plus d’intérêt, puisque l’ultimatum était remis et, du reste, sir G. Buchanan savait, dès le 23, que M. Sazonoff et M. Viviani avaient chargé les ambassadeurs russe et français à Vienne de donner des conseils amicaux de modération. Il l’avait même télégraphié le 23 à sir Ed. Grey) ; 3o affirmation solennelle des obligations imposées par l’alliance des deux contrées (ce troisième point n’était pas plus nouveau que les deux autres. Il n’était que la répétition surabondante de ce que les gouvernements russe et français n’avaient cessé de proclamer depuis le début de l’alliance). Je ne sais donc pourquoi ce passage du télégramme de sir G. Buchanan a, d’abord, été supprimé dans le Livre bleu. Il a été, depuis lors, inséré dans les British documents de 1926 avec le plein assentiment du gouvernement français et n’a jamais eu rien de clandestin ni de mystérieux La seule chose piquante est qu’il a été publié en Allemagne avant de l’être en Angleterre, parce que le Foreign Office l’a communiqué en 1924, avec l’assentiment de M. Ramsay Mac Donald, à un érudit allemand, qui paraît être M. Stieve. On en a naturellement conclu, dans certains cercles berlinois, qu’il présentait une gravité particulière.

En faisant à sir G. Buchanan la communication dont l’ambassadeur a rendu compte à sir Ed. Grey, M. Sazonoff poursuivait la réalisation d’un désir qui hantait, depuis quelque temps, le gouvernement russe et que la connaissance de l’ultimatum autrichien avait naturellement avivé. Il souhaitait que l’Angleterre se déclarât solidaire avec la France et la Russie et il espérait qu’ainsi la monarchie dualiste pourrait être amenée à se montrer moins intransigeante. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’au même moment le Conseil des ministres russe recommandait à la Serbie de retirer ses troupes et de ne pas livrer bataille.

Mais sir G. Buchanan avait répondu qu’il ne pouvait pas s’engager au nom de son gouvernement. Il avait ajouté qu’à son avis le meilleur parti à prendre était de gagner du temps et, pour cela, de demander à l’Autriche la prolongation du délai accordé à la Serbie. M. Paléologue avait répliqué qu’il lui paraissait déjà bien tard pour réussir dans cette démarche et qu’à son avis la seule chance d’éviter la guerre était que la Triple-Entente prouvât son union et sa fermeté. Sir G. Buchanan avait fini par dire : « Je pense que sir Ed. Grey ne refuserait pas de représenter fermement à Vienne et à Berlin le danger qu’entraînerait pour la paix européenne une attaque de l’Autriche contre la Serbie. » Mais il redoutait, avouait-il, que l’opinion publique anglaise ne se rendît pas exactement compte de la situation.

À huit heures du soir, M. Paléologue retourne au ministère russe des Affaires étrangères et rencontre le comte de Pourtalès, qui en sort le visage congestionné. L’ambassadeur de France recommande à M. Sazonoff le calme et la modération : « Épuisez, lui dit-il, tous les moyens d’accommodement. » Et il ajoute : « Puis-je certifier à mon gouvernement que vous n’avez ordonné encore aucune mesure militaire ? » M. Sazonoff répond, sans faire allusion à la décision prise l’après-midi, en vue d’autoriser la mobilisation des deux flottes et de quatre corps d’armée : « Aucune, je vous l’affirme. Nous avons seulement décidé de faire rentrer en secret les quatre-vingts millions de roubles que nous avons en dépôt dans les banques allemandes. » M. Paléologue insiste et recommande à M. Sazonoff une prudence extrême dans les avis qu’il émettra le lendemain en conseil sous la présidence de l’Empereur. « N’ayez aucune crainte, conclut M. Sazonoff. Vous connaissez, d’ailleurs, la sagesse de l’Empereur. »

Pendant que M. Sazonoff vante, non sans raison, la sagesse de son souverain, l’Empereur d’Allemagne continue sa croisière dans les eaux de Norvège et occupe ses loisirs à lire les télégrammes ou les rapports qui lui sont envoyés. Dans une dépêche du prince Lichnowsky en date du 22 juillet, il trouve cette phrase de sir Ed. Grey : Il est souhaitable que l’Autriche tienne compte de la dignité nationale de la Serbie. — La dignité nationale de la Serbie, écrit Guillaume, cela n’existe pas. La question ne regarde pas Grey. C’est l’affaire de S. M. François-Joseph. Gigantesque impudence britannique.

Le 24, nouvelle dépêche de Lichnowsky. La note autrichienne vient d’être communiquée à l’Angleterre. Sir Ed. Grey a dit à l’ambassadeur d’Allemagne qu’elle dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors et qu’un État qui accepterait de pareilles exigences cesserait de compter au nombre des États indépendants. — Ce serait très désirable, note Guillaume ii. Ce n’est pas un État au sens européen du mot. C’est une bande de brigands. Lichnowsky ajoute : Grey m’a dit qu’il serait prêt à intervenir pour faire prolonger le délai et pour rendre possible la recherche d’une solution. — Inutile, tranche Guillaume. Grey suggère enfin que, dans le cas d’une tension dangereuse, les quatre puissances non immédiatement intéressées, l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Italie, s’efforcent de faire admettre une médiation entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. — Inutile, répète Guillaume. Je ne puis rien, à moins que l’Autriche ne m’en prie instamment, ce qui est peu probable. Dans les questions d’honneur et d’intérêts vitaux, on ne consulte pas les autres.


Samedi matin, 12/25 juillet. — Ordre est donné, dès l’aube, de hisser le grand pavois. Une flotte suédoise est venue à notre rencontre. Nous entrons dans les passes de l’archipel que forme, en avant de Stockholm, une multitude d’îles verdoyantes. Vers neuf heures du matin, à Falsterbo, la France stoppe : son tirant d’eau l’empêche d’aller plus loin. Il me faut monter sur le Lavoisier, qui est beaucoup moins imposant et qui est arrivé d’Islande tout exprès pour assurer ce transbordement nécessaire. Six torpilleurs suédois viennent au-devant de nous.

Voici Stockholm qui s’élève devant nous sur sept îlots du lac Malare et qui se baigne les pieds là-bas dans une eau tranquille. Nous jetons l’ancre à quelque distance des quais. Le Roi vient au-devant de nous dans une embarcation à rames, qui date, paraît-il, de Gustave Vasa, mais qui a été récemment remise à neuf et dont la fraîche peinture blanche et bleue éteint déjà, sur ma poitrine, le grand cordon de l’ordre des Séraphins.

Gustave V monte à bord du Lavoisier, me souhaite la bienvenue dans son royaume et se félicite aimablement de me retrouver. Il me présente son frère et ses fils et m’emmène avec eux dans sa pimpante chaloupe, jusqu’au Tolbod, le débarcadère réservé aux réceptions officielles. Le maire de Stockholm s’avance vers moi et m’adresse, en un excellent français, une aimable allocution. Je le remercie en quelques mots. Le Roi m’invite à passer avec lui la revue de la garde d’honneur ; puis, entre deux haies de soldats immobiles, des landaus de gala nous conduisent rapidement au palais royal, qui se trouve à proximité du rivage.

Journée de fêtes ; journée d’attente et d’inquiétude. Suite de cérémonies joyeuses ; suite de télégrammes alarmants. Le 24 juillet, à 23 h. 20, M. Abel Ferry, sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, a envoyé à M. Viviani un message que nous trouvons à notre arrivée et qui est ainsi conçu : L’ambassadeur d’Allemagne a fait cette après-midi (vendredi 24) près de M. Bienvenu-Martin une démarche appuyant catégoriquement la note autrichienne. Il a donné lecture à M. Bienvenu-Martin d’une note allemande déclarant que le gouvernement allemand estime que la question actuelle est une affaire à régler entre l’Autriche et la Serbie. Il désire ardemment que le conflit soit localisé, toute intervention d’une autre puissance devant, par le jeu des alliances, provoquer des conséquences incalculables. Les dépêches de Londres et de Berlin sont pessimistes. Signé : Abel Ferry.

Cette démarche de M. de Schœn nous paraît, à M. Viviani, à M. de Margerie et à moi, extrêmement grave. En fait, l’Allemagne prend immédiatement position contre cette idée du concert européen qui, en 1912 et 1913, nous a plusieurs fois mis à l’abri d’une guerre générale. Elle entend laisser au « vaillant second, » toutes liberté de remontrance et de correction contre le petit royaume voisin.

Animé d’un esprit bien différent, M. Paul Cambon a, au contraire, suggéré à sir Ed. Grey une rapide prise de contact avec Berlin. Le secrétaire d’État britannique, qui trouve tout à fait exorbitant l’ultimatum austro-hongrois, a volontiers consenti à prier l’Allemagne d’agir auprès de l’Autriche pour obtenir la prolongation du délai imparti à la Serbie. M. Paléologue télégraphie que, de son côté, le gouvernement russe a fait une démarche dans le même sens. L’Allemagne acceptera-t-elle, au moins, de se joindre à cet effort ? Rien ne semble moins probable. Mais, si elle refuse, elle prendra à son compte, devant le monde entier, les violences de l’Empire dualiste. Aussi bien, M. Viviani répond-il de Stockholm à M. Paul Cambon qu’il approuve entièrement son opinion et son langage.

De son côté, M. Jules Cambon télégraphie que M. de Jagow lui a dit : « Je ne connaissais pas la note autrichienne avant qu’elle fût remise, mais je l’approuve, et nous n’avons qu’une chose à faire : localiser le conflit. » C’est la thèse que M. de Schœn a reçu mandat de soutenir. Qui ne voit cependant que, si on laisse le conflit, même localisé, devenir sanglant, tout est à craindre pour le lendemain ?

On sait, d’ailleurs, qu’en disant qu’il n’avait pas connu la note autrichienne avant la remise M. de Jagow altérait la vérité. Dans son livre sur les origines de la guerre, il a reconnu que ce document lui avait été communiqué au plus tard le 22 à sept ou huit heures du soir. En admettant même que cette dernière version soit exacte, on ne peut s’empêcher de constater qu’il était encore facile, à ce moment, de télégraphier à Vienne, puisque les deux chancelleries impériales étaient d’accord pour ne pas faire la démarche à Belgrade avant le 23 à six heures du soir. Nous avons eu, du reste, depuis lors, l’aveu du sous-secrétaire d’État Zimmermann. Il écrivait le 11 août 1917 à von dem Bussche : « Cher Bussche, l’indication des Evening News est matériellement exacte, en ceci que nous avions, en effet, reçu l’ultimatum environ douze heures avant sa remise à la Serbie. Mais je n’ai gardé aucun souvenir d’en avoir dit un mot à un diplomate américain. On peut donc publier un démenti. » (En d’autres termes, on peut démentir un fait vrai, lorsqu’il n’est pas connu.) Et M. Zimmermann poursuit : « Mais, quant à l’opportunité de ce démenti, étant donné qu’il ne sera pas possible de celer indéfiniment que nous avons connu la pièce, c’est une autre question. » La cause est donc entendue ; et il est établi que, dans la conversation que nous apprenions à Stockholm, M. de Jagow avait trompé M. Jules Cambon.

Pendant les heures que nous passons ainsi en Suède, dans l’ignorance d’une grande partie de la vérité, les nouvelles se succèdent, assez confuses, parfois même assez contradictoires, venues tantôt du Quai d’Orsay, où veillent MM. Bienvenu-Martin et Philippe Berthelot, tantôt de Saint-Pétersbourg, d’où M. Paléologue télégraphie à M. Viviani et à M. Thiébaut, tantôt enfin de Stockholm même, où, avec beaucoup d’obligeance, le Roi et le gouvernement suédois nous tiennent au courant de tout ce qu’ils savent.

Craignant que la situation ne s’aggrave, et soucieux d’assumer ouvertement toutes ses responsabilités, M. Viviani demande à M. Pognon, directeur de l’agence Havas, qui nous accompagne, d’annoncer que le chef du gouvernement, ministre des Affaires étrangères, s’est mis en communication personnelle avec tous les postes diplomatiques et qu’il a repris la direction effective de ses services. Pouvons-nous cependant, l’un et l’autre, songer à un retour précipité ? Devons-nous renoncer aux escales prévues en Danemark et en Norvège ? C’est une question que nous commençons à nous poser et qui nous embarrasse beaucoup. Nous sommes attendus dans les deux pays. Tout y est préparé pour nous recevoir. Si nous rentrons directement à Dunkerque, nous allons effrayer l’opinion publique, non seulement en France, mais dans toute l’Europe, et faire supposer que nous croyons vraisemblables des complications générales. Tout bien pesé, nous ne contremandons pas nos arrêts à Copenhague et à Christiania. Nous cherchons cependant à nous renseigner, par nos légations en Norvège, sur ce que paraît faire l’empereur Guillaume II, qui est en croisière sur les côtes de ce pays. On nous répond d’abord : « Il est toujours là et il ne bouge pas. » Mais, plus tard, on nous avertit qu’il vient de partir inopinément pour une destination inconnue. Il rentre sans doute à Berlin pour reprendre la barre. Je me rappelle avec inquiétude la mauvaise impression que le roi des Belges a gardée, il n’y a pas un an, de ses dernières conversations avec le Kaiser.

C’est par le roi de Suède que nous apprenons qu’à six heures du soir, c’est-à-dire à l’expiration du délai fixé par l’ultimatum, le ministre d’Autriche a quitté Belgrade.

D’après M. Dumaine, le gouvernement austro-hongrois aurait déjà mobilisé plusieurs corps d’armée ; il aurait envoyé des réservistes à Raguse et aurait pour objectif le mont Loevcen ; il méditerait donc un conflit, non seulement avec la Serbie, mais avec le Monténégro.

M. Bienvenu-Martin, ayant reçu le message que M. Viviani avait envoyé de Pétersbourg pour recommander, d’accord avec M. Sazonoff, à Vienne, la modération envers la Serbie, télégraphie via Riga au président du Conseil : Vos instructions ont été transmises d’urgence à Vienne, mais il résulte des informations de ce matin que la note autrichienne a été remise hier soir à six heures à Belgrade. Cette note, dont nous n’avons pas encore le texte officiel, paraît très accentuée… Elle donne à la Serbie jusqu’à samedi soir six heures pour s’exécuter. En transmettant vos instructions à M. Dumaine, je l’ai prié de se concerter avec ses collègues anglais et russe pour savoir si, dans quelle mesure et dans quelle forme, les ambassadeurs de la Triple-Entente estiment que la situation de fait présente leur permet d’agir sans nouvelles instructions de leur gouvernement.

Un peu plus tard, M. Bienvenu-Martin adresse à M. Thiébaut, qui nous le communique, un autre télégramme qui confirme ce que nous savons déjà par Saint-Pétersbourg sur la note autrichienne et qui en signale toute la gravité. Dans un radio du même jour, plus concis et envoyé à la France, M. Bienvenu-Martin dit à M. Viviani que les exigences contenues dans cette note « paraissent inacceptables pour la Serbie ».

Dans un autre télégramme encore, M. Berthelot nous informe que, suivant M. Dumaine, la soudaineté et l’exagération des demandes autrichiennes a surpris l’opinion viennoise, mais que le parti militaire semble craindre surtout que la Serbie ne cède. De son côté, M. Jules Cambon note que la presse allemande prend un ton menaçant et paraît vouloir intimider la Russie.

Les heures se succèdent, lourdes d’un présent mystérieux et d’un avenir inconnu. Les télégrammes affluent à la légation. En voici encore un de M. Bienvenu-Martin. Le ministre nous rend compte, avec plus de détails que M. Abel Ferry, de la visite de M. de Schœn au Quai d’Orsay. L’ambassadeur d’Allemagne a lu une note dont il n’a pas laissé copie et dont la première partie reproduit, sous une forme légèrement différente, l’argumentation de l’Autriche : manquement de la Serbie au respect des engagements pris en 1909, appui presque officiel qu’elle a prêté à une propagande anti-autrichienne intolérable pour la sécurité de la Monarchie. La note ajoute que seule une satisfaction immédiate donnée aux légitimes revendications de l’Autriche pourrait mettre fin à une pareille situation ; mais l’état d’esprit de la Serbie est tel qu’il est à craindre qu’elle ne refuse ces satisfactions et ne prenne même une attitude provocatrice. Dans ce cas, l’Autriche, déclare l’Allemagne, pourrait être amenée à exercer sur la Serbie une forte pression, par toutes les mesures utiles, au besoin par des mesures militaires. Le gouvernement allemand estime que l’affaire doit être réglée exclusivement entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie et que les Puissances ont le plus grand intérêt à la restreindre aux deux parties intéressées ; il désire ardemment, déclare-t-il, « que le conflit soit localisé, toute intervention d’une autre puissance devant, par le jeu des alliances, provoquer des conséquences incalculables ». C’est le mot déjà rapporté par M. Abel Ferry. L’ambassadeur d’Allemagne, nous dit M. Bienvenu-Martin, a tout particulièrement insisté sur ces deux dernières phrases. Le ministre intérimaire a fait remarquer à M. de Schœn qu’ « autant il paraîtrait légitime de demander la punition de tous les complices de l’attentat, autant il semble, au contraire, difficile d’exiger des mesures inacceptables pour la dignité et la souveraineté de la Serbie. Le gouvernement serbe, même s’il voulait s’y soumettre, risquerait d’être emporté par une révolution ».

M. Bienvenu-Martin complète ses nombreuses communications par une série de résumés télégraphiques des événements ou des entretiens qui sont parvenus à sa connaissance. Le comte Berchtold a dit au chargé d’affaires de Russie que le ministre d’Autriche à Belgrade avait ordre de quitter la ville, s’il ne lui était pas donné, le samedi à six heures, une adhésion pure et simple. M. de Jagow a continué d’affirmer à M. Jules Cambon que le gouvernement allemand avait ignoré la teneur de la note jusqu’à la remise. M. Paul Cambon a suggéré à sir Ed. Grey l’idée de provoquer, d’accord avec l’Allemagne, une médiation des quatre Puissances, non intéressées entre l’Autriche et la Serbie. Le secrétaire d’État britannique s’est montré disposé à s’entretenir de ce projet avec l’ambassadeur d’Allemagne. M. Sazonoff a dit à M. Paléologue qu’il était d’avis de laisser l’Autriche se mettre complètement dans son tort. Il a ajouté : « J’estime même que, si le gouvernement austro-hongrois passe à l’action, la Serbie devra se laisser envahir sans combattre et dénoncer l’infamie de l’Autriche au monde civilisé. »

Tandis que nous arrivent en vrac toutes ces nouvelles fragmentaires, l’empereur d’Allemagne rentre fébrilement en Allemagne. Il fait mieux. Il donne de sa propre autorité à la flotte allemande l’ordre de rejoindre le canal de Kiel. Le chancelier de Bethmann-Hollweg lui télégraphie que la flotte britannique, récemment réunie pour des manœuvres navales, est en train de se disloquer, que sir Ed. Grey, tout au moins provisoirement, ne pense pas à une participation directe de l’Angleterre à une guerre européenne, et qu’il est dès lors préférable de ne pas prescrire un retour prématuré de la flotte allemande. Aussitôt, Guillaume, pris d’une nouvelle crise de colère, annote le télégramme en termes outrageants pour le chancelier civil. Il souligne le mot civil d’un trait méprisant et il écrit : La mobilisation à Belgrade peut entraîner la mobilisation russe, qui aura pour conséquence celle de l’Autriche. Dans ce cas, il faut que je concentre mes forces sur terre et sur mer. C’est ce que le chancelier civil n’a pas encore pu comprendre ! Aimable régime où le caprice d’un homme, et de quel homme ! peut avoir raison de tous les conseils de prudence !

M. Viviani et moi, nous ignorons ce petit conflit entre Bethmann-Hollweg et Guillaume II, mais, après avoir lu et relu tous les télégrammes qu’il a reçus, le président du Conseil prie M. de Margerie de rédiger et d’expédier à Paris une réponse d’ensemble qu’il me communique et que voici :


Je reçois les télégrammes. Malgré la démarche faite auprès de vous par l’ambassadeur d’Allemagne et qui tend à empêcher toute intervention modératrice de la part des puissances entre l’Autriche et la Serbie, j’estime que nous devons examiner, dès à présent, avec la Russie et l’Angleterre, les moyens de prévenir un conflit dans lequel les autres puissances pourraient se trouver rapidement engagées. Si l’Autriche insiste pour participer sur territoire serbe à une enquête sur les origines de l’attentat contre l’archiduc héritier, ne pourrait-on pas proposer, le moment opportun venu, et en cherchant si la conférence jadis tenue à Rome sur les anarchistes ne fournirait pas quelque point d’appui à cet égard, d’élargir l’enquête et d’y faire participer les autres puissances ? Je prie donc directement M. Paul Cambon et M. Paléologue, d’entretenir d’urgence les gouvernements britannique et russe d’une combinaison qui, tout en ménageant la dignité de la Serbie, pourrait, si elle ralliait l’assentiment des autres puissances, n’être pas finalement repoussée à Vienne. La note autrichienne contenant, en outre, des demandes concernant des sanctions individuelles et des garanties pour l’avenir, j’estime que sur ces points la Serbie pourrait donner, dès à présent, des satisfactions, si la démonstration des faits avancés est apportée, étant donné surtout que, depuis un mois, le gouvernement serbe a gardé le silence sur les complicités que l’attentat pouvait mettre au jour. J’approuve le langage que vous avez tenu à l’ambassadeur d’Allemagne. En communiquant à M. Boppe le compte rendu de vos entretiens avec M. de Schœn, invitez-le à s’en inspirer dès ses premiers entretiens avec le gouvernement serbe. Je reprends dès à présent la direction des affaires. Signé : R. Viviani.


Ce télégramme n’a qu’un tort, qui n’est imputable ni à M. Viviani, ni à M. de Margerie, c’est de partir trop tard pour pouvoir arrêter l’Autriche. Mais, après l’avoir signé, M. Viviani semble réellement soulagé. Il a dominé ses nerfs. Il relit les pièces qu’il a sous les yeux, il réfléchit, il envisage avec beaucoup de clairvoyance toutes les hypothèses qui peuvent se présenter. Il est, comme il me dit, « dans le bain » et il se promet de « nager » au milieu des récifs.

Mais il ne sait pas plus que moi que, le jour même, Guillaume II, apprenant l’émotion causée à Belgrade par l’ultimatum autrichien, a jeté cette nouvelle note en marge du télégramme : Comme toute cette soi-disant grande puissance serbe se montre creuse ! Tous les États serbes ont cette conformation. Il faut marcher ferme sur les pieds de cette crapule. Que n’eussent pas dit les Allemands qui ont écrit sur les origines de la guerre, si les Soviets avaient trouvé, dans les papiers du Tsar, des morceaux du même style ?

Depuis notre débarquement à Stockholm, j’ai l’esprit obsédé par la menace grandissante du péril, mais je n’en suis pas moins obligé de sourire à nos hôtes, qui redoublent de prévenances envers nous.

Bien que le roi Gustave v relève de maladie, il se montre infatigable et se dépense en amabilités de toutes sortes. Il a subi, au printemps, une grave opération à l’estomac et n’a pas encore retrouvé toutes ses forces. Il a été, d’autre part, en ces derniers temps, accablé de soucis politiques et privés. La reine Victoria, née princesse de Bade, passionnément allemande, est d’une santé très délicate. Elle a perdu un œil et elle est menacée de cécité complète. Elle est actuellement à la campagne, loin de Stockholm.

Le Roi me fait très gracieusement les honneurs du palais. C’est un vaste monument d’aspect assez banal. Les appartements qui me sont réservés sont tendus de tapisseries flamandes et richement meublés. À peine y suis-je installé que le Roi m’offre, dans un écrin, deux vases de porphyre de Dalécarlie, au pied desquels il a fait graver sur cuivre une dédicace et la date de ma visite. J’ai apporté de mon côté pour la reine Victoria un vase de Sèvres, que je prie le Roi de lui remettre à son retour de la campagne.

Nous déjeunons au château de Drottningholm, où le Roi m’a conduit en yacht, sur des eaux dormantes, entre des rives couvertes de beaux arbres et de riantes villas. La duchesse de Vestrogothie, sœur du roi de Danemark, fait les honneurs. Comme son frère, elle est pleine de naturel et se met en frais auprès de tous ses hôtes.

Je reviens à Stockholm avec le Roi, en automobile, par des routes champêtres. Il me fait faire ensuite un tour dans la ville, dont les rues me semblent désertes : les habitants sont dans les îles.

Le soir, dîner de gala au Palais. Puis, au milieu des illuminations, le Roi et les princes nous conduisent à l’embarcadère, où nous nous séparons d’eux. Nous montons dans le canot de Gustave Vasa, qui sur la rade endormie nous ramène au Lavoisier.

Avec une prudente lenteur, le Lavoisier reprend sa marche entre les îles, d’où partent sans cesse, dans la nuit, des hourras retentissants. À minuit, nous retrouvons la France et le Jean-Bart, féeriquement éclairés, et nous rentrons chez nous au bruit du canon. Des coups de canon moins inoffensifs ne vont-ils pas être tirés sur Belgrade ? Et s’ils le sont, qu’adviendra-t-il en Europe ? C’est ce que je me demande, le cœur serré, sur la couchette où j’implore le sommeil.

Dimanche 26 juillet. — Nous voici de nouveau en mer, faisant route sur Copenhague.

Rien de précis de Saint-Pétersbourg, rien de précis de Paris. Je repasse en revue les vagues nouvelles que nous a apportées la télégraphie sans fil, celles que M. Thiébaut a reçues à Stockholm, tous les renseignements contradictoires qu’ont donnés de bonne foi, depuis quelques jours, les diplomates français, russes et anglais. Comme on sent qu’ils en sont réduits aux suppositions ! Jusqu’à la dernière heure, l’Autriche réussit à cacher son jeu.

À Londres, M. Paul Cambon se tient en contact étroit avec sir Ed. Grey. Le secrétaire d’État britannique, dès qu’il a connu la note autrichienne, s’est écrié que jamais une déclaration aussi « formidable » n’avait été adressée par un gouvernement à un autre et qu’il en pouvait sortir de graves complications. Il a attiré l’attention du comte Mensdorf sur les responsabilités assumées par l’Autriche-Hongrie. Il a mandé l’ambassadeur d’Allemagne dans l’espoir de réaliser le projet qu’il avait conçu : obtenir le concours du cabinet de Berlin en vue d’une médiation des quatre Puissances non intéressées dans l’affaire serbe, Allemagne, Angleterre, France, Italie. Cette médiation, dans la pensée de sir Ed. Grey, devait s’exercer simultanément à Vienne et à Saint-Pétersbourg. M. Paul Cambon a spontanément fait remarquer au ministre anglais que nous ne connaissions pas encore les intentions de Saint-Pétersbourg. Par conséquent, une tentative de médiation entre l’Autriche et la Russie ne se justifierait pas et risquerait d’être mal accueillie. M. Cambon juge préférable d’offrir à l’Autriche et à la Serbie une médiation des quatre Puissances non intéressées. Mais ni l’Allemagne, ni l’Autriche ne veulent se prêter à cette tentative. Notre ambassadeur ne cache pas, d’ailleurs, ses inquiétudes. Il craint que la Russie, exaspérée par les exigences de Vienne, ne prenne parti militairement pour les Serbes, qu’elle n’ait ainsi l’initiative d’une agression contre l’Autriche et que l’Allemagne ne soit amenée à soutenir son alliée. Ce sera la guerre générale, conclut M. Paul Cambon.

M. Viviani, M. de Margerie et moi, nous ne cessons d’échanger nos impressions. Nous ne connaissons, à vrai dire, que des bribes de ces télégrammes et de ceux que, la guerre venue, publiera le Livre jaune. Ils nous arrivent souvent indéchiffrables ou ne sont recueillis qu’imparfaitement par les antennes de la France. D’autres ne nous sont pas envoyés. D’autres, échangés entre les chancelleries étrangères, nous resteront longtemps inconnus.

Nous n’avons pu lire encore, dans son texte intégral, la note autrichienne, mais tout ce que nous en savons nous fait venir sur les lèvres le mot de sir Ed. Grey : elle nous semble formidable. Du commencement à la fin apparaît toute la morgue de l’Autriche-Hongrie à l’égard des nationalités slaves qui ont été soumises à l’Empire. Alors même que les faits allégués dans l’annexe de la note seraient exacts, alors même qu’un véritable complot contre la vie de l’archiduc aurait été formé à Belgrade par Gravillo Prinzip et par Nedeljko Kabrinovitch avec le concours du commandant serbe Voija Tankositch, alors même que six bombes et quatre pistolets browning avec munitions auraient été livrés aux meurtriers par cet officier et que les bombes proviendraient d’un dépôt d’armes de l’armée serbe, la complicité de quelques particuliers n’engagerait pas la responsabilité du gouvernement, ni surtout celle du peuple serbe. Comment s’expliquer dès lors le ton de la note et les exigences qui y sont présentées : injonction au gouvernement serbe de publier au Journal officiel de Belgrade un solennel désaveu des coupables, dicté par l’Autriche elle-même, injonction au vieux roi Pierre d’adresser un ordre du jour à l’armée, injonction de supprimer les publications, de dissoudre les sociétés, de révoquer les officiers et les fonctionnaires dont les noms seraient communiqués par le gouvernement autrichien, injonction d’accepter la collaboration de fonctionnaires autrichiens pour surveiller en Serbie l’enquête sur l’attentat et pour mettre fin à l’action subversive signalée ?

M. Viviani et moi, nous en revenons toujours à la même question ; que veut l’Autriche ? que veut l’Allemagne ? Nous comprendrions mieux leurs intentions communes, si nous n’étions pas isolés au milieu des eaux et si nous avions toutes les pièces en main.

M. Jules Cambon voyait, en réalité, très juste, lorsque, dans une dépêche du 24 juillet que je devais connaître après mon retour à Paris, il écrivait : Sous prétexte de venger un mort, l’Autriche veut faire revivre tous ses vieux griefs et réparer, s’il se peut, les fautes qu’elle a commises depuis l’annexion de la Bosnie… L’Allemagne appuie d’une façon singulièrement énergique l’attitude de l’Autriche. La faiblesse, manifestée depuis quelques années par l’alliée austro-hongroise, affaiblissait la confiance que l’on avait en elle. On la trouvait lourde à traîner. Les mauvais procès, comme l’affaire d’Agram et l’affaire Friedjung, rendaient la police odieuse en la couvrant de ridicule. On ne lui demandait que d’être forte : on est satisfait qu’elle soit brutale. Un article paru dans le Lokal Anzeiger de ce soir indique aussi dans la chancellerie allemande un état d’esprit dont à Paris nous sommes naturellement portés à ne pas tenir assez de compte. Je veux parler du sentiment de la solidarité monarchique. Je suis convaincu que ce point de vue doit être grandement considéré pour juger de l’attitude de l’empereur Guillaume, dont la nature impressionnable a dû être sensible à l’assassinat d’un prince qui l’avait reçu quelques jours auparavant.

La solidarité allemande cherche, en effet, toutes les occasions de s’affirmer. À la Chambre bavaroise, le ministre des voies et communications ayant fait allusion aux événements qui se préparent en Orient, l’assemblée tout entière, à l’exception des socialistes, s’est livrée à une manifestation de sympathie à l’égard de la monarchie austro-hongroise. Notre ministre à Munich, M. Alizé, qui rend Compte de cet incident à M. Bienvenu-Martin (25 juillet), ajoute que l’opinion bavaroise sera unanime à approuver toutes les résolutions que prendra la chancellerie impériale, même les plus extrêmes. Notre consul général à Francfort, M. Ernest Ronsin, écrit, lui aussi, le 25 : La presse approuve sans réserve l’attitude du Ballplatz et déclare que l’Allemagne soutiendra l’Autriche, — aussi bien la Gazette de Francfort, journal pondéré, et même la feuille populaire, la Volkszeitung, que les ardentes Frankfurter Nachrichten. Seule, la Volkstimme tient un langage raisonnable. Elle s’élève contre la note autrichienne, « véritable atteinte au droit des gens », et déclare que « la rédaction même de ce document, destiné à blesser au plus haut point l’amour-propre des Serbes, est une preuve manifeste de l’intention bien arrêtée de l’Autriche de provoquer quand même un conflit ».

Cette attitude de l’Allemagne préoccupe beaucoup M. Jules Cambon. Le 25 juillet, il rapporte à M. Bienvenu-Martin que M. de Jagow s’est arrangé pour retarder jusqu’à la fin de l’après-midi, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où l’ultimatum autrichien venait à échéance, le rendez-vous demandé par M. Broniewski, chargé d’affaires de Russie, qui avait mandat de solliciter la prolongation du délai. M. de Jagow a déclaré qu’il considérait comme tardives toutes démarches de ce genre : « Du reste, a-t-il conclu, il ne s’agit pas d’une guerre, mais d’une exécution dans une affaire locale. »

M. Jules Cambon ajoute : Il résulte des renseignements qui me viennent de plusieurs côtés qu’évidemment l’Allemagne et l’Autriche croient que la Russie et la France sont retenues par les hésitations de l’Angleterre. De là vient peut-être l’espérance dont on fait preuve ici. Quelle que doive être l’issue de tout cela, Votre Excellence appréciera si, sans prendre des mesures publiques, il ne serait pas temps pour nos autorités militaires et maritimes de faire le nécessaire pour n’être pas surprises par les événements. M. Jules Cambon écrit encore : Le chargé d’affaires de Russie a recueilli, comme moi, le bruit que l’Autriche, qui déclare ne vouloir aucune annexion de territoire, occuperait des parties de la Serbie jusqu’à ce qu’elle eût complète satisfaction : « On sait, m’a-t-il dit, ce que signifie ce mot d’occupation ».

Tous ces télégrammes s’échangent pendant que la France suit sa route au murmure des vagues et il ne vient à nous, des chancelleries européennes, que des bruits confus.

Nous ignorons le télégramme adressé le 25 juillet au Ballplatz par l’ambassadeur d’Autriche à Berlin : On voit ici (à la Wilhelmstrasse) dans tout retard apporté au commencement des opérations militaires un grand danger d’ingérence des Puissances. On nous conseille d’agir immédiatement et de placer le monde devant le fait accompli. Je partage absolument cette manière de voir du ministère des Affaires étrangères.

Nous ignorons les télégrammes envoyés depuis le 23 par M. de Jagow et M. Zimmermann à M. de Schœn et déchiffrés plus tard au Quai d’Orsay : Berlin, 23 juillet 1914, 6 h. 23. Nous considérons le règlement du différend austro-serbe comme une affaire à limiter entre les deux intéressés, sur laquelle aucune sorte d’action ne nous est loisible et, pour cette raison, nous n’avons exercé aucune sorte d’influence sur la décision du cabinet de Vienne. Votre Excellence pourra (ou devra, mot douteux), pour la même raison aussi, ne mettre à exécution les instructions de la dépêche 18 expédiée hier soir d’ici à Paris qu’après que le texte de la note autrichienne au gouvernement serbe aura été connu par la presse. Autrement pourrait se former à Paris l’impression que cette note nous aurait été connue auparavant. Jagow. — Toujours, comme on voit, le même système de dissimulation. — Berlin, 24 juillet 1914, 10 h. 55. Dans les feuilles d’ici se répand (manière de voir)[1], que nous avons déterminé l’Autriche-Hongrie à note raide à la Serbie et que nous avons participé à sa (rédaction). Bruit paraît émaner de (mot indéchiffrable). Veuillez le combattre… là-bas. Nous n’avons (exercé) aucune influence sur (contenu) de la note et tout aussi peu qu’autres Puissances… avant… à prendre position en quelque façon que ce soit. Que nous ne puissions pas, après que l’Autriche-Hongrie s’est, de son propre (mouvement résolue) à parler raide, conseiller maintenant à Vienne de (reculer), c’est chose (compréhensible). L’Autriche-Hongrie… après… et serait (dans le cas) de (recul définitif). Zimmermann.

Nous ignorons que l’Allemagne joue ainsi avec obstination le rôle de Ponce Pilate, qu’elle a connu le projet de démarche à Belgrade et l’imminence du dépôt de la note sans recommander la modération à l’Autriche ; qu’après l’ultimatum elle a tenu à laisser l’Autriche libre en face de la Serbie ; qu’elle sait l’effet lamentable produit à Pétersbourg par les menaces de Vienne et par l’humiliation infligée à la Serbie, et qu’elle espère enfin que, si les troupes autrichiennes ne pénètrent pas sur le territoire serbe, la Russie patientera.

Nous ignorons que, contrairement à la promesse qu’il avait faite à sir Ed. Goschen, M. de Jagow a volontairement négligé de transmettre à Vienne la demande de prolongation du délai assigné à la Serbie.

Nous ignorons que le prince régent de Serbie, Alexandre, s’est adressé au Tsar pour lui demander sa protection et que l’empereur Nicolas lui a répondu avec modération : Tant qu’il existera le moindre espoir d’éviter une effusion de sang, tous mes efforts seront dirigés vers ce but. Si, malgré notre plus sincère désir, nous n’y parvenons pas, Votre Altesse royale peut être certaine que la Russie ne restera pas indifférente au sort de la Serbie.

Nous ignorons que la Serbie a sagement cédé, sur les points essentiels, à l’ultimatum que M. Paul Cambon et tant d’autres diplomates expérimentés jugeaient inacceptables. La réponse serbe a été remise par M. Pachitch quelques minutes avant l’expiration du délai. Elle revêt une forme modérée, qui contraste avec celle de la note autrichienne. La Serbie consent à publier, dès le 26, au Journal officiel de Belgrade la déclaration qui lui est demandée. Elle promet de la communiquer également à l’armée par un ordre du jour, de dissoudre la Narodna et toutes autres sociétés susceptibles d’agir contre l’Autriche-Hongrie, d’arrêter et de punir les coupables, de modifier la loi sur la presse, de renvoyer de l’armée et des administrations civiles tous officiers, soldats et fonctionnaires dont la responsabilité dans la propagande serait établie. Le gouvernement serbe ne repousse même pas entièrement la participation d’agents austro-hongrois à l’enquête ; il exprime seulement le désir de savoir comment s’exercerait cette participation et se borne à dire qu’il ne pourrait pas accepter des mesures contraires au droit international et aux relations de voisinage ; il propose de communiquer, « dans des cas concrets », les résultats de l’instruction aux fonctionnaires autrichiens. Il conclut que, si le gouvernement austro-hongrois n’est pas satisfait de cette série de concessions, la Serbie est prête à s’en remettre à la décision de la Cour de La Haye ou à celle des grandes Puissances qui ont pris part à l’élaboration de l’acte du 31 mars 1909. Ce n’est pas là, sans doute, une capitulation pure et simple et le droit de l’Autriche serait de discuter les conditions et réserves que contient la réponse serbe. Mais Guillaume II lui-même, en lisant cette note, ne pouvait se défendre de penser que l’Autriche avait satisfaction sur tous les points importants, et c’était aussi l’avis de M. de Bethmann-Hollweg. Qu’importe ? L’Autriche s’est juré d’être intransigeante. Son ministre, le baron Giesl, tourne le dos à Belgrade, pendant que le gouvernement serbe, tout en décrétant la mobilisation, se retire à Nisch, où est convoquée la Skouptchina nationale, et pendant que l’Autriche elle-même mobilise vingt divisions, c’est-à-dire quatre cent mille hommes, qui doivent être dirigés sur la Serbie et marcher sur Kragoujewatz.

Nous ignorons à peu près tout de ces nouvelles et de ces documents. Nous ignorons même en grande partie ce qui se passe à Paris. La T.S.F. ne nous apporte le plus souvent que des phrases tronquées et incompréhensibles. Nos communications avec la terre paraissent systématiquement troublées ; et elles le sont, en effet, comme nous l’apprendrons plus tard. Pendant notre voyage, le gouvernement allemand a donné l’ordre de les brouiller. Témoin les notes qui ont été relevées sur le cahier de service du poste de T.S.F. à Metz : 27 juillet 1914, heures. Le gouverneur ordonne de troubler les communications radiotélégraphiques françaises dans une forme qui ne soit pas une violation de la paix. — 3 heures. L’ingénieur des communications par T.S.F. donne l’ordre de troubler les communications radiotélégraphiques franco-russes. — 28 juillet, 4 heures. La Tour Eiffel a compris notre intention de troubler ses communications et elle essaie visiblement de nous tromper en transmettant avec une grande énergie à Dunkerque des nouvelles pour le bateau France, qui ne répond pas. Eu égard à l’importance éventuelle pour la Russie du contenu des dépêches, cette transmission est également bloquée.

Ainsi, non seulement, on a attendu notre départ de Russie pour lancer l’ultimatum ; non seulement on n’a pas voulu que le gouvernement français pût s’entendre avec ses alliés pour rapprocher l’Autriche et la Serbie, mais on fait, après coup, l’impossible pour empêcher le président de la République et le président du Conseil de communiquer avec leur pays.

Tandis que, sur une mer pâle presque déserte, indifférente aux conflits humains, nos bâtiments, séparés du monde, suivent, en ligne de file, une route monotone, qui nous semble interminable, M. Bienvenu-Martin essaie, le 26, de nous envoyer par T.S.F., à bord de la France, un compte rendu sommaire des décisions autrichiennes. Craignant de ne pas nous atteindre, il télégraphie à Copenhague, où il pense que nous allons nous arrêter et où naturellement son message ne nous touche pas : Bien que le gouvernement serbe, dit-il, eût cédé sur tous les points, sauf deux petites réserves, le ministre d’Autriche-Hongrie a rompu toutes relations, prouvant ainsi la volonté arrêtée de son gouvernement de procéder à l’exécution de la Serbie.

Dans l’après-midi du même dimanche 26, vers cinq heures, M. de Schœn se présente au Quai d’Orsay et demande à être reçu par M. Bienvenu-Martin. « L’Autriche, dit l’ambassadeur, a fait savoir à la Russie qu’elle ne poursuit ni agrandissement territorial, ni atteinte à l’intégrité du royaume de Serbie. Sa seule intention est d’assurer sa propre tranquillité et de faire la police. C’est donc des décisions de la Russie qu’il dépend qu’une guerre soit évitée. L’Allemagne se sent solidaire de la France dans l’ardent désir que la paix puisse être maintenue. Elle a le ferme espoir que la France usera de son influence, dans un sens apaisant, auprès du gouvernement russe. » Pour surpris qu’il soit de cette démarche M. Bienvenu-Martin se garde de repousser la suggestion qui lui est faite ; mais il déclare sagement : « La contre-partie naturelle des conseils de modération que la France pourrait donner à Pétersbourg serait une recommandation que l’Allemagne adresserait à Vienne pour éviter


Photo Branger.
M. POINCARÉ, AU RETOUR DE SON VOYAGE EN RUSSIE, SALUE LA FOULE QUI L’ATTEND À LA GARE SAINT-LAZARE


Photo A. Grohs.
LA GUERRE AUSTRO-SERBE. — Après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, la jeunesse berlinoise promène les portraits de Guillaume II et de François-Joseph.


Photo Illustration.
GUILLAUME II ET LE TSAR NICOLAS II,
au cours d’une entrevue qu’ils eurent peu de temps avant la guerre.

Photos Illustration.
LE COMTE BERCHTOLD M. DE SCHŒN

des opérations militaires tendant à l’occupation de la Serbie. — Non, remarque aussitôt M. de Schœn qui a reçu à cet égard des instructions précises, non, une telle démarche serait inconciliable avec la position prise par l’Allemagne, que la question regarde seulement l’Autriche et la Serbie. — La médiation à Vienne et à Pétersbourg, insiste M. Bienvenu-Martin, pourrait être faite par les quatre Puissances les moins intéressées dans le conflit. — Non, répète M. de Schœn, le seul point où il faille agir est Pétersbourg. — Dans ces conditions, conclut M. Bienvenu-Martin, je ne me sens pas autorisé à vous donner une réponse favorable, alors surtout que le président du Conseil est absent. Je lui en référerai. »

M. de Schœn ne veut pas tenir ce refus pour définitif et le soir même, à sept heures, il revient au ministère et se fait introduire auprès de M. Berthelot, directeur adjoint des affaires politiques. Il désire, dit-il, qu’une note soit communiquée à la presse au sujet de son entrevue avec M. Bienvenu-Martin. Il propose même à M. Berthelot le texte suivant : « L’ambassadeur d’Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont eu, pendant l’après-midi, un nouvel entretien, au cours duquel ils ont examiné, dans l’esprit le plus amical et dans un sentiment de solidarité pacifique, les moyens qui pourraient être employés pour maintenir la paix générale. — Par conséquent, répond M. Berthelot, vous estimez que tout est réglé et vous apportez l’assurance que l’Autriche accepte la note serbe ou bien qu’elle se prêtera, sur ce point, à des conversations avec les Puissances. — Mais non, pas du tout, s’écrie M. de Schœn. — Si rien n’est modifié dans l’attitude négative de l’Autriche, reprend M. Berthelot, les termes de la note que vous proposez sont excessifs ; ils sont de nature à donner à l’opinion française une fausse sécurité et à créer des illusions sur une situation qui ne laisse pas d’être dangereuse. » L’ambassadeur ayant protesté, sur un ton très optimiste, contre la crainte d’un péril, M. Berthelot poursuit : « Me permettez-vous de vous parler à titre personnel ? — Volontiers. — Eh bien ! voyez-vous, je ne m’explique pas la conduite de votre pays, s’il ne tend pas à la guerre. Vous avez dit et répété que l’Allemagne n’avait pas connu la note autrichienne. Soit. Nous ne pouvons que vous croire sur parole. Mais alors, comment se fait-il que l’Allemagne se soit rangée, les yeux fermés, aux côtés de l’Autriche en une pareille aventure ? Comment l’Autriche elle-même a-t-elle pris une position intransigeante, sans possibilité de recul, avant d’avoir pesé avec son alliée toutes les conséquences de sa décision ? Quelles responsabilités le gouvernement allemand n’assumerait-il pas et quelles suspicions ne laisserait-il pas peser sur lui, s’il refusait de donner à Vienne, avec les autres Puissances, un conseil qui suffirait à dissiper le cauchemar qui oppresse l’Europe ? M. de Schœn a écouté en silence, avec un sourire embarrassé. Il affirme de nouveau que l’Allemagne a ignoré le texte de la note autrichienne, assurance que, je n’en doute pas, il croyait conforme à la vérité, mais qui était, on l’a vu, contraire aux faits. Il affirme que l’Allemagne n’a pas eu communication de l’ultimatum avant les autres Puissances, mais qu’elle approuve l’Autriche de vouloir donner à la Serbie une leçon nécessaire. Il ne dissimule pas cependant que, si la réponse serbe est telle qu’elle a paru dans la presse, il ne s’explique pas que l’Autriche ne l’ait point acceptée. Il termine la conversation par quelques propos conciliants, qui sont, sans nul doute, l’expression loyale de ses sentiments personnels.

La journée du 26 n’est pas achevée que M. Bienvenu-Martin reçoit de notre chargé d’affaires à Luxembourg, M. d’Annoville, remplaçant M. Mollard en congé, avis que, d’après des informations de Thionville, les quatre dernières classes allemandes libérées ont ordre de se tenir, à toute heure, à la disposition de la kommandantur et que, sans être complètement mobilisés, les réservistes ont d’ores et déjà été invités à ne pas quitter le lieu de leur domicile.

  1. Les mots entre parenthèses ont été donnés comme douteux par nos services de déchiffrement.