Comment fut déclarée la guerre de 1914/02


CHAPITRE II


DÉPART DE DUNKERQUE. — EN MER. — LE CONSEIL AUSTRO-HONGROIS DU 19 JUILLET. — EN RADE DE CRONSTADT. — DÎNER À PETERHOF. — CONVERSATIONS AVEC L’EMPEREUR. — VISITE À SAINT-PÉTERSBOURG. — RÉCEPTIONS DES CORPS DIPLOMATIQUES. — À LA DOUMA MUNICIPALE. — L’IMPÉRATRICE ET SES ENFANTS. — À KRASNOIÉ-SÉLO. — DÎNER À BORD DE LA « FRANCE ».


Nous arriverons à Dunkerque avant cinq heures du matin. MM. Trépont, préfet du Nord, Delavey, sous-préfet, Terquem, maire, Defossé, député, Vancauvenberghe, président du Conseil général, viennent me saluer dans mon wagon et presque aussitôt le train se dirige par le port jusqu’à l’écluse Trystram. Là, je mets pied à terre et monte sur un remorqueur de la compagnie locale. Malgré l’heure matinale, un certain nombre d’habitants se sont groupés sur les quais. Le remorqueur nous conduit en rade jusque sur le front des deux cuirassés qui nous attendent, France et Jean-Bart. Tous deux tirent les salves réglementaires. Les équipages, alignés sur le pont, immobiles, face à l’extérieur, poussent les cris de « Vive la République ! ».

Nous appareillons et nous gagnons la mer du Nord, « en ligne de file », par un temps d’abord frais et brumeux, qui peu à peu se dégage et se réchauffe. Voici donc que je reprends cette route marine, que j’ai suivie il y a deux ans, et dont le souvenir s’associe en moi à des images de larges horizons et à la sensation d’un doux farniente, bercé par le roulis.

La France, qui nous emmène vers le Nord et que le Jean-Bart suit fidèlement à distance respectueuse, vient à peine d’achever ses essais. Elle donne un peu l’impression d’une maison neuve, encore incomplètement aménagée. Les peintures sont fraîches. La cuirasse n’a reçu qu’une couche de couleur grise, dont l’œil mesure aisément la minceur ; le linoléum neuf qui recouvre le pont a été détérioré çà et là, dans la précipitation qu’on a mise à faire la toilette du bâtiment. Mais, avec ses vastes dimensions, sa haute mâture son artillerie de 305 et 23 500 tonnes de jauge, la France a, comme le Jean-Bart, une grandeur et une majesté qui n’appartiennent à aucune des unités moins récentes.

Nous voilà donc en route et nous filons vers le nord-est à la vitesse de 17 et 18 nœuds. Très belle journée : à peine un peu de brise à la fin de l’après-midi. Nous rencontrons quelques vapeurs et voiliers qui échangent des saluts avec nous. Je cause longuement avec M. Viviani, en d’agréables promenades sur le pont. Le président du Conseil paraît heureux d’échapper, pour quelques jours, à Paris et à la politique.


Vendredi 17 juillet. — Réveil charmant. Un joli soleil, une mer d’un bleu tendre, des vagues imperceptibles, une température très douce, les côtes du Jutland à l’horizon. Nous prenons l’heure du fuseau central. Beaucoup de vapeurs et de voiliers.

Que se passe-t-il à Vienne et à Berlin ? Nous nous le demandons encore avec plus de curiosité que d’inquiétude. La télégraphie sans fil ne nous apporte aucune nouvelle intéressante. Nous avons, M. Viviani et moi, des entretiens à bâtons rompus, où la littérature alterne avec la politique et la diplomatie. Mon interlocuteur, qui a une mémoire étonnante, sait par cœur des pages de prose et de poésie, et surtout des morceaux oratoires, dont il nourrit sa propre éloquence. Mais, au milieu de ses réminiscences et de ses citations, il s’arrête tout à coup pour se demander quelles affaires sont soumises, en ce moment, à M. Bienvenu-Martin, garde des Sceaux, qui fait son intérim au Quai d’Orsay, et à M. Philippe Berthelot, qui remplace au ministère M. de Margerie.

Nous avons pris la route au sud, puis au sud-est, et nous nous disposons à passer les Belts, en ralentissant l’allure. Dans la soirée, nous apercevons « droit devant » un torpilleur allemand, qui fait route « à contre-bord ».


Samedi 18 juillet. — Temps divin ; traversée enchanteresse. La France ne roule ni ne tangue. Je lis sur le pont. Je visite toutes les parties du cuirassé. Je cause avec les officiers, avec les maîtres-timoniers, mécaniciens, canonniers, avec les hommes d’équipage.

Tandis que je vis ces heures de calme et de repos, il se trame, sans que j’en puisse rien soupçonner, d’étranges intrigues à Vienne et à Berlin. C’est en ce jour que le chargé d’affaires bavarois à Berlin, M. de Schœn, envoie à Munich, au président du Conseil des ministres, un rapport singulièrement révélateur : D’après les conversations que j’ai eues avec le sous-secrétaire d’État Zimmermann, avec les chefs de service chargés des affaires des Balkans et de la Triple-Alliance, au ministère des Affaires étrangères, et avec l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, j’ai l’honneur d’adresser à Votre Excellence le rapport suivant sur les mesures projetées par le gouvernement austro-hongrois à l’égard de la Serbie. La démarche que le cabinet de Vienne a décidé d’entreprendre à Belgrade, et qui consistera dans la remise d’une note, aura lieu le 25 de ce mois. La remise de toute action jusqu’à ce moment-là a pour motif qu’on désirait attendre le départ de MM. Poincaré et Viviani de Pétetsbourg, pour ne pas faciliter aux puissances de la Duplice une entente en vue d’une contre-action éventuelle. Jusqu’ici on se donne à Vienne l’apparence de sentiments pacifiques par la mise en congé simultanée du ministre de la Guerre et du chef de l’État-major général, et on agit aussi, non sans résultat, sur la presse et sur la Bourse… Ainsi que me l’a dit M. Zimmermann, la note, d’après ce qui a été établi jusqu’ici, contiendrait les exigences suivantes : 1o une proclamation du roi de Serbie dans laquelle il serait dit que le gouvernement serbe est entièrement étranger à l’agitation panserbe et la désapprouve ; 2o l’ouverture d’une enquête contre les complices de l’attentat de Serajevo et la participation d’un fonctionnaire autrichien à cette enquête ; 3o des poursuites contre tous ceux qui ont participé au mouvement panserbe. Pour l’acceptation de ces demandes, on assignera un délai de quarante-huit heures. Il est évident que la Serbie ne peut accepter de pareilles conditions, qui sont incompatibles avec sa dignité d’État indépendant. La conséquence sera donc la guerre. Ici (à Berlin) on admet très bien que l’Autriche profite de l’heure favorable, même aux risques de complications ultérieures. Mais le point de savoir si véritablement à Vienne on aura l’énergie de le faire paraît à M. de Jagow, ainsi qu’à M. Zimmermann, encore fort douteux. Le sous-secrétaire d’État a déclaré que l’Autriche-Hongrie, grâce à son indécision et à son inconséquence, était maintenant devenue, comme autrefois la Turquie, l’homme malade de l’Europe, dont les Russes, les Italiens, les Roumains, les Serbes et les Monténégrins attendaient le partage… On est d’avis ici qu’il s’agit pour l’Autriche d’une heure décisive et, pour cette raison, on a déclaré ici sans hésitation, en réponse à une demande de Vienne, que nous approuvions toute résolution qui serait prise à Vienne, même au risque d’une guerre avec la Russie. Le pouvoir en blanc qu’on a donné au chef de cabinet du comte Berchtold, le comte Hoyos, qui était venu ici pour la remise d’une lettre autographe de l’Empereur et d’un mémoire détaillé, allait si loin que le gouvernement austro-hongrois a été autorisé à négocier avec la Bulgarie pour la faire entrer dans la Triple-Alliance. À Vienne, on ne parait pas s’être attendu à une intervention si dépourvue de réserve de l’Allemagne en faveur de la Monarchie du Danube et M. Zimmermann a l’impression qu’il était presque désagréable aux autorités toujours craintives et indécises de Vienne de ne pas être exhortées par les Allemands à la prudence et à la modération… On aurait préféré ici que l’action contre la Serbie ne se fût pas fait attendre si longtemps et qu’on n’eût pas laissé au gouvernement serbe le temps d’offrir spontanément une satisfaction sous la pression franco-russe… Dans l’intérêt de la localisation de la guerre, le gouvernement de l’Empire, immédiatement après la remise de la note autrichienne à Belgrade, engagera une action diplomatique auprès des grandes Puissances. En faisant ressortir que l’Empereur est engagé dans un voyage dans la mer du Nord et que le chef du grand État-major général, ainsi que le ministre de la Guerre de Prusse sont en congé, il prétendra avoir été aussi surpris de l’action autrichienne que les autres Puissances… Il fera valoir qu’il est de l’intérêt commun de tous « que le nid d’anarchistes de Belgrade » soit anéanti, et il s’efforcera de faire valoir chez les puissances le point de vue que le règlement entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie est une affaire qui ne concerne que ces deux États.

La lettre de M. de Schœn continue encore sur plusieurs pages et prouve que le gouvernement allemand, tout en espérant qu’on arriverait à localiser la guerre, avait parfaitement reconnu qu’on n’était pas sûr d’y réussir et avait, dès avant la remise de l’ultimatum, froidement admis la possibilité d’une conflagration générale.

Le rapport de M. de Schœn est, d’ailleurs, confirmé par une lettre personnelle de M. de Jagow, qui, le 18 juillet, écrit au prince Lichnowsky, ambassadeur à Londres : « L’Autriche veut maintenant régler ses comptes avec la Serbie, et elle nous fait part de ses intentions… Nous ne devons et ne pouvons arrêter son bras… Si l’on ne parvenait pas à la localisation, alors ce serait la guerre, nous ne pouvons sacrifier l’Autriche. »

Appuyé au balcon de la France, je regarde le soleil qui se plonge dans la mer. M. Viviani vient s’accouder à mes côtés et nous demeurons silencieux, admirant la beauté du spectacle et guettant là-bas, à l’horizon, le fugitif rayon vert.


Dimanche 19 juillet. — Nous reprenons route au nord-est, sans accélérer l’allure. Le ciel est toujours radieux et la mer moutonne.

À la fin de la journée, nous nous trouvons à hauteur de Reval. Neuf contre-torpilleurs russes viennent à notre rencontre. Nous hissons le petit pavois avec pavillon russe au grand mât et nous nous arrêtons. Un de ces torpilleurs stoppe près de la France par tribord. Il nous amène deux officiers de marine, un capitaine de vaisseau et un capitaine de frégate, qui sont chargés de nous accompagner jusqu’à Cronstadt avec les neuf bâtiments.

Tandis que nous naviguons ainsi, tout entiers à l’illusion de la paix, le Conseil austro-hongrois tient à Vienne une réunion décisive. Le comte Tisza s’est enfin rendu aux raisons de Berchtold et, le 18 juillet, le comte Hoyos vient de dire à Stolberg, conseiller de l’ambassade d’Allemagne : Les conditions (de l’ultimatum) sont telles qu’il est impossible à un État qui conserve encore un peu de fierté ou de dignité de les accepter. Hoyos n’a pas caché que, si les choses menaçaient de s’arranger, Berchtold saurait, pour rendre le conflit inévitable, exercer une ingérence très étendue dans l’exécution pratique des conditions posées.

L’Allemagne ainsi dûment informée, le Conseil austro-hongrois arrête, le 19, le texte définitif de l’ultimatum et, en même temps, il se trace un programme politique, que Berchtold déclare, du reste, provisoire et sujet à révision. On déclarera que la Monarchie n’entend annexer aucune partie du territoire serbe, parce que les Magyars ne veulent pas diminuer leur influence dans l’Empire dualiste par l’introduction de nouveaux sujets slaves. Mais on se réserve cependant de procéder à des annexions ultérieures, si la Russie attire à elle la Bulgarie. De toute façon, le royaume serbe sera écrasé et disloqué ; il sera placé dans la dépendance de la Monarchie ; on le contraindra à signer une convention militaire et à changer de dynastie. Des morceaux de Serbie seront partagés entre la Bulgarie, la Grèce, l’Albanie et, au besoin, la Roumanie. On déclarera donc aux Puissances que l’Autriche-Hongrie ne poursuit pas une guerre de conquêtes et ne cherche pas l’annexion du royaume, « mais, bien entendu, des rectifications de frontières pour raisons stratégiques, ainsi que le rapetissement de la Serbie au bénéfice d’autres États et, en cas de nécessité, l’occupation temporaire de territoires serbes, ne sont pas exclus par la décision prise ». Tels sont les desseins que forme, à notre insu, le vieil Empire des Habsbourg, talonné par son grand allié, qui se plaint de le trouver trop lent.

En ce même jour, de la mer où il croise près des côtes de Norvège, Guillaume II donne l’ordre de maintenir la flotte allemande concentrée jusqu’au 25, c’est-à-dire jusqu’après la remise de l’ultimatum autrichien. À Berlin, attitude concordante. Le chargé d’affaires de Serbie est venu trouver M. de Jagow et lui a remis une « note verbale ». Se sentant menacé d’une intervention de l’Autriche, le gouvernement serbe promet de poursuivre en justice tout sujet serbe dont la complicité dans le crime de Serajevo serait établie. Il s’engage à s’opposer énergiquement, sur le territoire serbe, à toute tentative qui pourrait troubler la tranquillité de la monarchie voisine ; il ajoute seulement qu’il ne saurait accepter des exigences incompatibles avec son indépendance et sa dignité. Que répond M. de Jagow ? Il évince le chargé d’affaires, il repousse la demande, il approuve l’Autriche de faire montre « d’énergie », il solidarise l’Allemagne avec son alliée.

Aucune de ces inquiétantes nouvelles ne parvient jusqu’à nous. La France continue sa marche. Une brume intense tombe sur les flots, comme pour nous cacher les rivages de l’Europe.


Lundi 7/20 juillet. — Je suis éveillé par des coups de sifflet, qui se font entendre toutes les deux minutes. Je m’approche d’un hublot. Nous sommes enveloppés d’un brouillard épais. Nous marchons pourtant, paraît-il, à une vitesse de quinze nœuds, ce qui, dans cette obscurité, est peut-être imprudent. Tout à coup, vers cinq heures et demie du matin, nous sentons un choc violent et les deux sirènes qui ont été récemment installées sur la France jettent deux cris stridents, l’un grave, l’autre aigu, qui signifient « stopper ». La France a heurté, au sud de Holgand, un remorqueur russe, Wintyge, qui traîne une drague. Nous n’avons pas d’avaries, mais le remorqueur est légèrement endommagé. Je ne suis pas très fier de cette mésaventure.

Nous essuyons deux averses avant d’arriver en vue de Cronstadt, mais bientôt le temps s’éclaircit et, dès que nous approchons des îlots qui forment les avancées de la ville, un ciel radieux répand une chaude lumière sur un panorama que je trouverais, sans doute, plus beau, s’il n’avait pour moi quelque chose de déjà vu. Nous hissons le grand pavois. Le Jean-Bart salue la terre de vingt et un coups de canon. La terre répond coup pour coup. La dignité de la France, bâtiment présidentiel, lui impose, paraît-il, la loi du silence.

Nous défilons lentement devant les cinq vaisseaux que commande l’amiral Essen. Une escadrille de petits bateaux russes destinés à poser les mines vient nous saluer. Puis, ce sont des embarcations légères et des paquebots qui, sur les flots argentés de la rade, arrivent chargés de monde. Dans le va-et-vient de tous ces navires, nous avons quelque mal à jeter l’ancre. Déjà voici qu’arrive en rade le yacht impérial Alexandria. On échange les saluts. L’amiral Gregorovitch, ministre de la Marine, qui m’a reçu ici en 1912, vient me chercher en vedette. Je l’attends sur le pont. Comme l’étiquette l’exige, je suis en habit noir, la poitrine barrée par le grand cordon bleu de Saint-André. J’échange quelques mots avec l’amiral et nous quittons ensemble mon cuirassé au bruit assourdissant des salves russes et françaises.

Le yacht impérial porte, mêlant leurs plis à l’extrémité du mât d’artimon, le pavillon personnel de Nicolas II et le pavillon français brodé à mes initiales. Le Tsar m’attend à la coupée, en uniforme d’amiral, tunique blanche barrée de notre grand cordon rouge. Il m’accueille avec beaucoup de bonne grâce et de simplicité, un éclair dans ses yeux bleus, pendant qu’autour de nous redoublent les canonnades. Je lui présente M. Viviani et les personnes qui nous accompagnent. De son côté, il a amené avec lui de Peterhof M. Serge Dimitriévich Sazonoff, M. Isvolsky, M. Paléologue, le vieux comte Freedericksz, auxquels je serre rapidement la main.

Presque aussitôt l’Alexandria met le cap sur la côte même d’où il est venu, la rive méridionale de la baie de la Néva, et nous nous éloignons de la France, du Jean-Bart, des cuirassés russes et de la poussière de petits bateaux où s’agitent chapeaux et mouchoirs. Les eaux du golfe sont tranquilles et ont des reflets de miroir. Les lignes de Peterhof se dessinent dans le lointain et peu à peu se précisent.

L’Empereur me prie de m’asseoir auprès de lui à l’arrière de son yacht. Il me dit, d’une voix claire et bien timbrée, en un français irréprochable, le souvenir qu’il a gardé de ma visite précédente. Il semble avoir dépouillé les préjugés héréditaires qu’il a pu avoir contre nos mœurs politiques. Il demeure, chez lui, très attaché aux traditions et aux privilèges de l’autocratie. Mais il parle de notre République avec sympathie et place au-dessus de toutes autres considérations la pratique loyale de notre alliance.

Il est trois heures de l’après-midi lorsque nous accostons le débarcadère de Peterhof, où sont venus, pour nous recevoir, tous les grands-ducs de Russie. Je saute sur une passerelle, suivi de l’Empereur, et me voici sur la terre ferme, que je commençais à oublier. Après avoir passé en revue les marins de la garde, immobiles comme des statues et présentant les armes, je monte en voiture, à côté de l’Empereur, pour gagner le château.

Des troupes rangées sur la place et dans le jardin supérieur, autour du bassin de Neptune, rendent les honneurs à notre arrivée. L’Empereur me conduit aux appartements qu’il m’a réservés. Ils sont situés à un angle du Palais, avec vue sur les jardins inférieurs. M. Viviani est logé, non loin de moi, dans le même bâtiment.

Quelques minutes de repos, et je suis reçu par l’Impératrice, qui est venue au grand Palais avec les deux aînées de ses filles, les grandes-duchesses Olga et Tatiana. La famille impériale continue à ne pas habiter le palais. Elle vit toujours retirée dans la paisible villa Alexandria, au milieu d’un parc fermé, où ne pénètre pas le public. L’Impératrice me paraît mieux portante qu’en 1912 ; elle se montre très accueillante. L’Empereur et elle ne se tiennent pas debout comme à ma première visite. Ils m’offrent un siège, s’assoient eux-mêmes auprès de moi et causent familièrement, en présence des deux jeunes filles, gracieuses et souriantes. La conversation porte d’abord sur des sujets quelconques, ma traversée, mes impressions, l’état de la mer, la température. Puis Nicolas II me parle de mon retour projeté par la Suède. Il souhaite que les malentendus qui se sont produits entre ce pays et la Russie se dissipent entièrement et que mon passage à Stockholm contribue à les faire disparaître.

Pendant cette conversation, M. Sazonoff vient, de son côté, voir M. Viviani, et les deux hommes d’État s’entretiennent ensemble pendant une heure. Le ministre russe, me dit ensuite le président du Conseil français, n’a pas l’air de redouter beaucoup les suites du double meurtre de Serajevo. Jusqu’ici, il n’a pas reçu de nouvelles inquiétantes.

Lorsque M. Viviani a terminé sa conversation avec M. Sazonoff, je sors en voiture pour aller rendre aux grands-ducs les visites d’usage.

Le soir, dîner de gala au Palais, dans la grande salle de Pierre Ier, qu’illuminent douze lustres de cristal garnis de bougies.

Je suis assis à la droite de l’Impératrice, qui est elle-même à la droite de l’Empereur. Devant nous, sur la table, sont disposés de vastes surtouts d’argent massif, entourés de roses, d’œillets et de glaïeuls. Au cours du repas, l’Impératrice est reprise de suffocations. Elle fait de visibles efforts pour dominer sa douleur. Elle me parle d’ailleurs librement de sa santé précaire et des crises cardiaques qui viennent déranger brusquement tous ses projets. Elle serait cependant très heureuse de dîner jeudi sur la France, où je l’ai invitée avec l’Empereur.

À la fin du dîner, l’Empereur se lève pour me souhaiter la bienvenue. Le chef de l’État ami et allié, dit-il, est toujours assuré de rencontrer l’accueil le plus chaleureux en Russie, mais aujourd’hui notre satisfaction de pouvoir saluer le président de la République française est encore doublée par le plaisir de retrouver en vous une ancienne connaissance avec laquelle j’ai été charmé de nouer, il y a deux ans, des relations personnelles. Unies de longue date par la sympathie mutuelle des peuples et par des intérêts communs, la France et la Russie sont depuis bientôt un quart de siècle étroitement liées pour mieux poursuivre le même but qui consiste à sauvegarder leurs intérêts en collaborant à la conservation de l’équilibre et de la paix en Europe. Je ne doute point que, fidèles à leur idéal pacifique et s’appuyant sur leur alliance éprouvée, ainsi que sur des amitiés communes, nos deux pays ne continuent à jouir des bienfaits de la paix en maintenant la plénitude de leurs forces et en resserrant toujours davantage les liens qui les unissent.

Je réponds en quelques mots : Fidèle à la tradition qu’ont suivie mes honorables prédécesseurs, j’ai voulu apporter à Votre Majesté et à la Russie le solennel témoignage de sentiments qui sont immuables dans tous les cœurs français. Près de vingt-cinq ans ont passé depuis que, dans une claire vision de leur destin, nos pays ont uni les efforts de leur diplomatie ; et les heureux résultats de cette association permanente se font tous les jours sentir dans l’équilibre du monde. Fondée sur la communauté des intérêts, consacrée par la volonté pacifique des deux gouvernements, appuyée sur des armées de terre et de mer qui se connaissent, s’estiment et sont habituées à fraterniser, affermie par une longue expérience et complétée par de précieuses amitiés, l’alliance dont l’illustre empereur Alexandre III et le regretté président Carnot ont pris la première initiative a constamment donné, depuis lors, la preuve de son action bienfaisante et de son inébranlable solidité. Votre Majesté peut être assurée que, demain comme hier, la France poursuivra, dans une collaboration intime et quotidienne avec son alliée, l’œuvre de paix et de civilisation à laquelle les deux gouvernements et les deux nations n’ont cessé de travailler.

La journée s’achève sans que, de l’Autriche et de la Serbie, M. Viviani et moi, nous apprenions rien de nouveau. Tout ce qu’on peut savoir de Vienne nous montre que, si le gouvernement dualiste n’a pas remis à Belgrade une note comminatoire pour demander compte à la Serbie de l’attentat de Serajevo, ce n’aura pas été faute d’y avoir été invité par la plus grande partie de la presse viennoise. Une véritable panique s’est emparée de la Bourse et les meilleures valeurs autrichiennes ont été emportées par la débâcle.

Mais, sur tout cela, M. Paléologue n’a pas encore reçu communication des intéressantes dépêches de M. Dumaine, en date du 15 juillet 1914. Elles sont à peine arrivées à Paris et je ne les connaîtrai moi-même que beaucoup plus tard. M. Dumaine rapporte les articles enflammés de la presse, les rumeurs insensées qui circulent, l’affolement de l’opinion. Il indique que le pénible débat par lequel ont été révélées au Sénat français des lacunes et des erreurs de notre organisation militaire est mis à profit contre la France. On développe dans les journaux un thème qui se prête aux amplifications faciles : l’impuissance militaire de la France est un avertissement pour la Russie ; la France ne compte plus dans la politique internationale ; la Russie est isolée ; elle fera bien de ne pas prendre trop fortement le parti de la Serbie, s’il est fait à Belgrade une démarche plus ou moins comminatoire. Mais, de cette démarche elle-même, M. Dumaine n’a encore rien entendu dire, et il croit, pour le moment, que le gouvernement austro-hongrois se contentera, sans doute, d’une vague satisfaction d’amour-propre.

Le Ballplatz s’est gardé de faire savoir à M. Dumaine que ce même jour, le 20 juillet, le comte Berchtold vient de se rendre à Ischl auprès de l’empereur François-Joseph et lui a présenté le projet d’ultimatum, que le vieux souverain a gardé pour l’examiner. Le lendemain 21, il va l’approuver sans modification. Sans attendre, du reste, cette approbation impériale, le baron Macchio, directeur politique, envoie, dès le 20, un exemplaire officiel de l’ultimatum au baron Giesl, ministre d’Autriche à Belgrade, et il lui prescrit de ne remettre la note au gouvernement serbe que le jeudi 23 juillet, entre 16 et 17 heures, délai qui, on le sait déjà et on le verra bientôt mieux encore, a pour objet de nous empêcher, M. Viviani et moi, de rien connaître avant notre départ de Russie.

Personne à Saint-Pétersbourg n’a vent de tous ces préparatifs. Personne non plus ne sait qu’aujourd’hui même Guillaume II a confirmé à la flotte l’ordre de rester concentrée jusqu’au 25 et qu’en même temps il a conseillé au chancelier Bethmann-Hollweg de mettre secrètement le directeur des compagnies de navigation maritime au courant des éventualités possibles.

Personne enfin parmi nous ne connaît l’incident significatif qui est survenu, en ce même lundi 20 juillet, à propos du Kronprinz impérial. Une brochure pangermaniste intitulée L’Homme du destin de l’Empire ayant été récemment publiée, il a envoyé des félicitations publiques à l’auteur. Bethmann-Hollweg a dû écrire au prince pour lui recommander plus de calme et à l’Empereur pour le prier d’intervenir. « J’ai lieu de craindre, disait-il, le 20 juillet, à Guillaume II, que son Altesse impériale, quand l’ultimatum autrichien sera connu, ne se livre à des manifestations qui, après ce qui s’est passé, seront considérées par nos adversaires comme une provocation voulue à la guerre. »

Aucun de ces signes prémonitoires n’est aperçu de nous.


Mardi 21 juillet. — En me reconduisant le lundi soir à mes appartements, l’Empereur m’avait demandé si je pourrais le recevoir le lendemain dans la matinée. Il est venu me voir le mardi vers dix heures. Il m’a encore remercié de ma visite et m’a dit que l’Impératrice et lui seraient très heureux de me la rendre l’été de 1915. Il n’a mis, en ce qui le concernait personnellement, aucune réserve à sa promesse. Pour l’Impératrice, il a seulement ajouté qu’il espérait bien que sa santé, maintenant améliorée, lui permettrait de faire le voyage. Pas un instant la vision d’une guerre n’a passé devant ses yeux. Il n’a pas fait la moindre allusion à un danger que ni lui, ni moi, nous ne pouvions croire alors si prochain.

Il se retire après moins d’une heure d’entretien et retourne à sa villa.

Lestement, je repasse cet habit noir dont la triste austérité faisait jadis regretter à Félix Faure, lorsqu’il est venu en Russie, de ne pouvoir revêtir un costume brodé d’or et de ne paraître à la Cour que l’ombre de son ambassadeur. Je monte en voiture avec M. Viviani, et, suivi de nos collaborateurs, nous nous rendons à l’embarcadère, où est amarré le yacht impérial, qui doit nous conduire à Saint-Pétersbourg.


VOYAGE DE M. POINCARÉ EN RUSSIE
Le président, accompagné du tsar, passe en revue les marins de la garde.


VOYAGE DU PRÉSIDENT POINCARÉ EN RUSSIE. — M. Viviani, président du Conseil et M. Sazonoff en voiture, après le débarquement à Peterhof.



LE TSAR ET LA FAMILLE IMPERIALE DE RUSSIE EN 1914

Nous faisons dans la salle à manger du yacht un excellent déjeuner, exclusivement composé de plats russes. Nous remontons la Néva, très acclamés par les riverains, ouvriers et bourgeois, et nous retrouvons au passage les chantiers où se construisent lentement les nouveaux cuirassés. Arrivés au ponton de débarquement, nous descendons au milieu d’une multitude de curieux sympathiques et bruyants.

Beaucoup de monde dans toutes les rues que nous suivons. Une grève formidable a cependant éclaté ces jours derniers. Le grand-duc Nicolas m’a dit qu’il croyait y voir la main de l’Allemagne, qui aurait désiré faire tourner en fiasco les fêtes de l’alliance franco-russe. C’est là, sans doute, une pure hypothèse. En tout cas, d’insuccès et de déconvenue, il n’y en a point. Les spectateurs sont nombreux et adressent à la France de frénétiques vivats.

Je passe en revue la garde d’honneur, à laquelle je devrais dire en russe : « Salut, mes braves, salut, mes amis. » Pour plus de sûreté, je leur parle français et ils me répondent, comme s’ils avaient compris, par les hourras réglementaires.

Toujours flanqué du général Pantelief, qui est de plus en plus littéralement attaché à ma personne, je monte dans une calèche de gala, conduite par un cocher coiffé d’un chapeau demi-haute forme, évasé au sommet.

Nous recommençons alors, par une charmante après-midi, sous un soleil dont la chaleur est tempérée d’une brise légère, le pèlerinage que j’ai déjà accompli, en 1912, à la fortesse où s’élève l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, asile sacré des tombes impériales. Pour la seconde fois, suivant un rite que je n’ai pas oublié, mais qui est entouré aujourd’hui de plus de solennité, je m’approche du monument où repose Alexandre III. J’y dépose en hommage une épée d’argent, poignée en forme de croix grecque, et lame recouverte d’une branche de laurier.

Mes compagnons et moi, nous nous rendons ensuite à l’ambassade de France, où je reçois notre colonie de Saint-Pétersbourg. J’adresse mes félicitations et mes vœux à nos compatriotes, à l’Institut français, à l’Association de bienfaisance, à la Croix-Rouge française, à tous les autres amis inconnus qui sont accourus pour me voir. Je ne leur parle que de travail et de solidarité. La pensée d’une guerre possible est aussi éloignée de leur esprit que du mien.

Cette réception terminée, non sans que j’aie eu quelque peine à dominer mon émotion devant ces pionniers de l’idée française, je quitte l’ambassade pour me rendre à ce Palais d’hiver que j’ai parcouru un peu vite il y a deux ans et que je verrai cette fois plus superficiellement encore, sans même pouvoir céder à la tentation de m’enfuir un instant par la galerie qui le rattache au musée de l’Ermitage.

Flanqué de M. Viviani, je reçois successivement tous les ambassadeurs accrédités auprès du Tsar. Le premier qui m’est présenté est, suivant l’usage, le doyen du corps diplomatique. C’est le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne, fort aimable homme qui excelle à prodiguer les phrases évasives et les compliments bien tournés. Je ne cause guère avec lui que de sa famille française et de son prochain voyage à Castellane. Il compte, en effet, venir en France cet été et je ne doute pas plus que lui qu’il ne réalise bientôt son projet.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir George Buchanan, que j’ai déjà rencontré il y a deux ans, et qui est un homme froid, pondéré, extrêmement courtois, ne me cache pas ses appréhensions. Il redoute de nouvelles difficultés dans les Balkans et l’attitude de l’Autriche envers la Serbie lui semble mystérieuse et inquiétante. À la suite d’une rencontre avec M. Spalaïkovitch, ministre de Serbie, il semble même prévoir la remise d’une note autrichienne violente à Belgrade. Il croit, et c’est, me dit-il, l’avis de sir Ed. Grey, que, pour éviter les difficultés, il serait bon qu’une conversation directe s’engageât entre Vienne et Saint-Pétersbourg. J’objecte qu’à l’heure présente cette conversation entre ces deux puissances seules ne serait peut-être pas sans danger et j’indique que mieux vaudrait, sans doute, que des conseils de modération fussent amicalement donnés à l’Autriche par la France et l’Angleterre. Cet entretien avec sir G. Buchanan me laisse sous une impression pessimiste.

La conversation que j’ai ensuite avec le comte Szapary, ambassadeur d’Autriche, n’est guère faite pour me rassurer. Sur une allusion que je fais à l’attentat de Serajevo, il me donne, volontairement ou non, à entendre que son gouvernement n’a pas dit son dernier mot, que l’Autriche considère la responsabilité de la Serbie comme engagée dans le meurtre de l’archiduc et qu’elle a l’intention de faire à Belgrade une démarche dont je ne devine pas le caractère, mais dont je pressens la gravité. Je marque discrètement ma surprise à mon interlocuteur et je lui demande si, contrairement aux premières informations recueillies, l’instruction a révélé une complicité du gouvernement serbe. Il se dérobe et ne me répond que par des phrases embarrassées. Mais cet embarras même est inquiétant. Si l’ambassadeur est exactement renseigné, il m’apparaît que l’Autriche-Hongrie veut étendre à toute la Serbie la responsabilité d’un crime commis sur un territoire de la monarchie dualiste et qu’elle va peut-être chercher à humilier sa petite voisine. Si je ne dis rien, le comte Szapary pourra croire qu’une initiative violente aura l’approbation de la France et mon silence sera un encouragement. Dans l’espoir de conjurer un acte irréparable, gros de conséquences, je fais remarquer à l’ambassadeur que la Serbie a, en Russie, des amis qui s’étonneraient sans doute de la savoir en butte à des mesures de rigueur, et que cette surprise pourrait être partagée dans d’autres pays de l’Europe, amis de la Russie. On risquerait alors de voir recommencer une crise balkanique et naître des complications regrettables. J’ajoute, sans y insister, qu’à ma connaissance il n’est pas d’usage qu’un gouvernement rende un autre gouvernement responsable d’un crime commis chez lui par les nationaux du second, ni, à plus forte raison, d’un crime commis par ses propres nationaux, même s’ils ont des complices chez le second. Je dis à l’ambassadeur, comme le 5 juillet précédent, au comte Szecsen, que j’espère bien que la Serbie donnera toutes facilités à l’Autriche pour la poursuite et le châtiment des coupables. Je lui rappelle la coopération européenne des années précédentes, et il se retire en me laissant, malgré tout, la crainte que l’Autriche ne prépare « quelque chose ».

Ces visites reçues, l’une après l’autre, en présence de M. René Viviani, nous nous rendons tous deux dans une grande salle du Palais pour faire le tour du cercle diplomatique. Ambassadeurs et chefs de mission sont rangés dans l’ordre protocolaire, avec tout leur personnel. Lorsque je passe devant le ministre de Serbie, M. Spalaïkovitch, je lui demande quelles nouvelles il a de Belgrade : « Très mauvaises », me dit-il vivement. Je lui réponds : « J’espère bien qu’elles s’amélioreront. La France, en tout cas, fera ce qui dépendra d’elle pour éviter des conflits. » M. Spalaïkovitch a de trop légitimes raisons personnelles de n’être pas très optimiste. Son beau-père habite, paraît-il, Serajevo et il a eu sa maison mise à sac par les Autrichiens après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.

Sur les entrefaites, est arrivé à l’ambassade de France un télégramme de Paris, nous communiquant une très grave information qui heureusement n’est pas jusqu’ici confirmée ; non seulement l’Allemagne ne s’opposerait pas à une démarche brutale, projetée par l’Autriche, mais elle s’y associerait. M. Viviani et moi, nous avons plutôt l’impression d’un « bluff », destiné à préparer l’humiliation de la Serbie. Mais ce qui met nos nerfs à rude épreuve, c’est que nous ne savons rien ou presque rien. M. Viviani, qui a entendu les conversations des ambassadeurs et des ministres, est, d’ailleurs, devenu assez pessimiste.

Du Palais d’hiver, nous gagnons, par des quartiers populaires, l’hôpital français de Vassily-Ostrov, que j’ai déjà visité en 1912. Dans les rues, se presse une foule pittoresque, avec des costumes de toutes formes et de toutes couleurs ; les ouvriers sont nombreux : les hourras, tumultueux et familiers. À l’hôpital, nous nous retrouvons en famille. Les Français sont là, tout émus d’être réunis auprès de moi dans une maison qui leur appartient. Je me sens moi-même profondément remué par leur accueil. À la sortie, les Français se précipitent vers moi, avec un indescriptible enthousiasme, auquel certes est étrangère toute inspiration de chauvinisme.

Nous revenons à l’ambassade de France, où j’offre un dîner aux ministres russes, à quelques officiers généraux de la marine et de l’armée, aux fonctionnaires supérieurs du ministère des Affaires étrangères. J’ai à ma droite le nouveau président du Conseil, pâle successeur de M. Kokovtzoff, M. Goremykine. À ma gauche, est assis M. Sazonoff, qui vient de causer de nouveau avec M. Viviani et qui me paraît beaucoup plus soucieux qu’hier, mais qui ne nourrit certainement aucun dessein belliqueux. Il me dit même que si, par impossible, les choses se gâtaient, la Russie serait fort en peine pour mobiliser, les paysans étant tous occupés aux travaux des champs. Mais, autant que nous, évidemment, il écarte de ses prévisions cette terrible éventualité.

Un peu plus loin, sont le général Soukhomlinoff, ministre de la Guerre, qui ne me fait pas meilleure impression qu’en 1912, l’amiral Gregorovitch et les autres ministres. Je prends congé de tous presque aussitôt après le dîner et nous nous rendons à la douma municipale.

Les rues, pavoisées et illuminées, sont envahies par les habitants de toutes classes. La perspective Newsky se distingue par un éclairage plus éblouissant que celui des autres avenues. Devant le Palais de la douma municipale, bâtiment très modeste et à peine convenable, des vagues humaines déferlent jusqu’à notre cortège, qu’escortent fidèlement les cosaques rouges. Nous montons dans une grande salle, où des centaines de convives, russes et français, sont assis à de petites tables encore servies. Au fond, sur une estrade, sont installés un orchestre et des chœurs. Choristes et instrumentistes portent d’anciens costumes nationaux. Ils jouent et chantent devant nous quelques vieux airs russes. Ils chantent aussi la Marseillaise en français et peut-être est-ce la première fois que les paroles révolutionnaires de notre hymne national sont prononcées publiquement en Russie.

Mais le temps passe, le yacht nous attend, il faut partir. Jusque sur les quais, nom sommes poursuivis par les applaudissements et les bravos. Nous nous asseyons, M. Viviani et moi, à l’arrière du navire. Le président du Conseil est fatigué de cette lourde journée. Tout ce qui est représentation l’énerve et l’exaspère. Je ne comprends que trop sa haine de l’apparat ; mais il faut bien que je me plie aux exigences d’un cérémonial implacable. La nuit est pure et transparente. Le ciel est si clair que les étoiles s’y fondent dans la lumière de la voûte. Nous filons doucement sur les eaux endormies. Les regards perdus dans le lointain, nous rêvons en silence. Que nous réserve l’Autriche ? Prépare-t-elle vraiment un coup de force contre la Serbie ? Le yacht se range le long du débarcadère de Peterhof. Il est une heure du matin lorsque nous rentrons au Palais.

Cependant, M. Sazonoff, rentré à son ministère du Pont-aux-Chantres et maintenant préoccupé des bruits qui commencent à courir, a cru devoir télégraphier, dans la nuit, à son représentant en Autriche : D’après des bruits qui courent ici, l’Autriche se prépare évidemment à faire à Belgrade diverses demandes en relation avec les événements de Serajevo. Veuillez signaler au ministre des Affaires étrangères, d’une manière amicale, mais ferme, les dangereuses conséquences auxquelles pourrait conduire une telle démarche, si elle venait à être d’une nature incompatible avec la dignité de la Serbie. De mes conversations avec le ministre français des Affaires étrangères, il ressort que la France se préoccupe, elle aussi, du changement qui peut se produire dans les relations austro-serbes, et qu’elle n’est pas disposée à permettre une humiliation injustifiable de la Serbie. L’ambassadeur de France à Vienne a reçu pour instruction de conseiller au gouvernement austro-hongrois d’user de modération. Suivant nos informations, Londres aussi condamne l’intention attribuée à l’Autriche de créer des complications internationales à propos de cette affaire et le gouvernement britannique a également chargé son représentant à Vienne de s’exprimer lui-même en ce sens. Je ne perds pas l’espoir que la raison prévaudra à Vienne sur les tendances belliqueuses et que des avertissements donnés à temps par les grandes puissances serviront encore à détourner l’Autriche de mesures irrévocables. Avant de vous adresser au comte Berchtold à ce sujet, veuillez en conférer avec vos collègues français et anglais, mais ne pas oublier que, pour éviter toute aggravation de la question, les démarches que vous ferez, vous et eux, ne doivent ni paraître combinées, ni être simultanées.

Mercredi 9/22 juillet. — Vers onze heures du matin, je quitte Peterhof en victoria, toujours accompagné par l’aide de camp de l’Empereur, le général Pantelief, qui ne fait pas le moindre effort pour avoir l’air martial et qui est bien le type du général de Cour. Il me conduit à Alexandria, la villa qu’habite la famille impériale.

Modeste cottage en briques, composé de deux petits bâtiments jumeaux que relie un pont couvert, Alexandria est entourée d’un beau parc, planté de grands arbres et agréablement vallonné, qui s’étend de la chaussée de Pétersbourg à la mer et dans lequel l’impératrice Anne se plaisait jadis à chasser le poil et la plume. Par un escalier très étroit, je monte à un premier étage de bourgeoise apparence et, en traversant une salle à manger de dimensions minuscules, je pénètre dans un gracieux boudoir, tendu de cretonne fleurie. L’Impératrice est là en robe blanche d’intérieur. Elle a auprès d’elle ses quatre filles et son fils.

Les jeunes grandes-duchesses, également vêtues de blanc, respirent le bonheur et la santé. Elles sont charmantes de naturel et de simplicité, ces quatre sœurs, assises auprès de leur mère, dans cette discrète villa, qui n’a rien d’une Cour impériale. Le grand-duc Alexis Nicolaïévitch, qui a dix ans, est un enfant pâle et timide, à la taille élancée. Il ne paraît pas mal portant. Sa santé est cependant pour ses parents un sujet de perpétuelles inquiétudes.

L’Impératrice me prie de m’asseoir en face d’elle dans une des bergères du boudoir. Elle m’explique qu’au moment où je suis entré dans la villa l’Empereur était occupé à recevoir une délégation d’officiers roumains. Je reste donc seul, pendant quelques minutes, avec la mère et les enfants. Rien de plus familial, de plus paisible, de plus intime, que le tableau d’intérieur qu’il m’est ainsi donné de contempler. Est-ce vraiment cette même femme, cette princesse Alice de Hesse, cette Impératrice Alexandra Féodorowna, sur qui l’on fait courir, en Russie et ailleurs, tant de bruits étranges, avec la complicité insolente ou secrète de quelques-uns des grands-ducs ? Ce qu’on me dit ici confirme ce que m’a rapporté à Paris, le 25 février dernier, le comte de Gontaut-Biron. Un paysan russe, marié, père de famille, illettré, s’est introduit auprès de la famille impériale. Il s’appelle Grigory Raspoutine. C’est un aventurier ou un illuminé qui a, paraît-il, une extraordinaire puissance de prosélytisme. Il exerce sur plusieurs grandes dames de l’aristocratie une influence inexplicable. Quelques-unes sont folles de lui. Elles recherchent ouvertement ses pieux baisers et ses saintes caresses. Il mène, au vu de tous, une vie de débauche et de scandale. Mais, au Saint-Synode même, il a autant de partisans que d’adversaires et beaucoup sont convaincus qu’il exerce une mission céleste. Il a pris sur l’Impératrice un ascendant prodigieux. Stolypine avait essayé de l’écarter. Raspoutine a prophétisé : « Cet homme a voulu me nuire ; c’est bien triste pour lui ; je pressens qu’il sera victime de son erreur. » Et Stolypine a été assassiné. Le ministre avait, paraît-il, saisi et communiqué à l’Empereur une lettre où l’Impératrice disait mystiquement à Raspoutine : « Je ne me repose que sur ton cœur. » M. Kokovtzoff, à son tour, avait essayé de combattre cette influence occulte. Il s’y était brisé. M. Paléologue, qui m’a donné tous ces détails en une heure de loisir, les tient en partie, m’a-t-il dit, du grand-duc Nicolas-Michel et de la grande-duchesse Wladimir. Il ajoute, d’ailleurs, qu’il ne croit pas l’Impératrice coupable d’infidélité. Elle aime son mari et elle en est aimée. Elle est bonne mère. Elle a conscience de ses devoirs et souci de sa dignité. Mais, névropathe, souffrant d’une descente de matrice, constamment crispée par une maladie de cœur, elle a trouvé en cet homme entreprenant et grossier une sorte de consolateur secret et elle a, prétend-on, avec lui, de longs et mystérieux entretiens. Or, il y a quinze jours, Raspoutine a reçu un coup de poignard, qui lui a été donné par une femme au cours d’un voyage qu’il avait entrepris. On a annoncé que sa vie était en danger. Puis, à la veille de mon arrivée, le silence s’est fait. Le moujik est-il mort ? Et a-t-on voulu cacher cette mort à l’Impératrice ? Est-il vivant ? Et où est-il aujourd’hui retiré ? D’après M. Paléologue, nul n’est renseigné. L’Impératrice sait, en tout cas, qu’il a été gravement blessé et qu’il a été relevé mourant ; et elle est calme, souriante, impénétrable et ne semble vivre que pour son mari et ses enfants.

Je lui offre les cadeaux que j’ai apportés pour la famille impériale : tapisseries des Gobelins, représentant les quatre saisons, d’après les cartons de Chéret, nécessaire d’automobile avec objets en or, garniture complète de bureau pour le grand-duc héritier, bracelets-montres, ornés de diamants en roses, pour les grandes-duchesses. Les quatre jeunes filles sont ravies. Je remets au tsarévitch, au nom du gouvernement qui m’en a chargé, le cordon de grand-croix de la Légion d’honneur, rétréci à sa taille enfantine.

Nicolas II revient avec moi en voiture, sans aucun apparat, au palais de Peterhof, où il offre un déjeuner aux officiers de la division française. Vers trois heures, mon général russe m’emmène à la gare de Peterhof, où l’Empereur se rend, de son côté, en compagnie de l’Impératrice et des quatre grandes-duchesses. Le tsarévitch ne vient pas, soit qu’on le juge trop jeune, soit que son état de santé ne lui permette pas de supporter trop de fatigues. On a raconté sur lui les choses les plus étranges et les plus contradictoires. La vérité est simplement qu’il est atteint d’hémophilie, affection qui provoque au moindre choc de dangereuses hémorragies sous-cutanées. C’est sa mère qui lui a transmis cette affreuse maladie, dont sont morts plusieurs membres de la famille de Hesse. L’Impératrice sait que son fils souffre par elle et elle en est si malheureuse que ceux qui la connaissent le mieux expliquent par cette douleur intime les égarements de son mysticisme.

Les quatre grandes-duchesses portent la même toilette, manteaux blancs, robes roses, chapeaux de paille garnis de fleurs. Elles n’ont pas encore assisté aux revues militaires de Krasnoïé-Sélo et elles sont très heureuses du nouveau spectacle qui va leur être offert. Je passe dans le compartiment impérial la demi-heure que dure notre trajet entre Peterhof et Krasnoïé-Sélo. Les jeunes filles rivalisent de bonne humeur avec leurs parents.

À l’arrivée, je monte dans une calèche de gala, à côté de l’Impératrice ; les deux plus jeunes grandes-duchesses, Marie et Anastasie, prennent place devant nous. L’Empereur nous accompagne à cheval. Nous suivons au pas une très longue route sur les bords de laquelle sont rangés, en tenue de campagne et sans armes, les hommes de tous les régiments qui doivent prendre part à la revue du lendemain. Au passage, l’Empereur envoie à chaque unité le salut d’usage et les soldats répondent par le cri traditionnel, qui, poussé avec un accent un peu rauque, va se prolongeant sur toute la ligne.

Pendant notre promenade, qui dure près d’une heure et demie, M. René Viviani attend debout, sur le terrain, près de la tente impériale et, comme moi, deux années auparavant, il trouve un peu longue cette station forcée. Il se plaint d’être souffrant et M. Maurice Paléologue, qui paraît craindre pour le président du Conseil une crise de foie, mande, par téléphone, le docteur Cresson, médecin de l’hôpital français de Saint-Pétersbourg.

Nous arrivons enfin à la tente de l’Empereur, sur le devant de laquelle sont installés deux fauteuils vides. Dans l’un, s’assied l’Impératrice ; dans l’autre, la grande-duchesse Wladimir. Aucun autre siège n’est préparé. Comme M. Viviani et comme tout le monde, l’Empereur et moi nous restons debout.

Alors, recommence la cérémonie militaire que je connais déjà. Toutes assemblées au centre des troupes, les musiques régimentaires jouent quelques morceaux russes et français, pendant que des avions évoluent dans le ciel et, parmi eux, un immense biplan que monte Sikorski et qui peut enlever douze passagers. Puis, trois fusées donnent le signal de la prière ou zaria. Le silence se fait dans tout le camp. Le Tsar, les soldats, toutes les personnes présentes se découvrent. Un sous-officier monte sur un tertre gazonné et récite d’une voix forte le Pater noster. Les musiques exécutent un hymne religieux, tandis que le soleil tombe et rougit l’horizon.

À neuf heures, l’Empereur me conduit en automobile, avec ses deux filles aînées, au théâtre militaire, qui m’est, lui aussi, familier. On joue le deuxième acte de Lakmé et Le Spectre de la Rose ; on donne plusieurs ballets, le tout avec les meilleurs artistes russes du chant et de la danse. Mais que se passe-t-il à Vienne et à Belgrade ? Pendant les entr’actes, la grande-duchesse Nicolas et la grande-duchesse Pierre, les deux sœurs monténégrines, ne cessent de se poser la question et de m’interroger moi-même. Je ne sais toujours rien, et pour cause. L’Autriche attend que j’ai quitté Cronstadt pour démasquer ses batteries.

Nous couchons à Krasnoïé-Sélo. Le pavillon qui m’a été réservé est plus grand que celui de 1912. Mais il est très simple, comme les autres ; et mon fidèle Joseph, devenu maître d’hôtel à l’Elysée, trouve cette installation bien peu confortable pour le maître qu’il a, de nouveau, accompagné en Russie.

Étendu sur une couchette assez incommode, je me demande, avant de pouvoir m’endormir, ce qui se trame en Autriche. Je ne me doute pas qu’hier, 21 juillet, Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne, a reçu du Ballplatz le texte de l’ultimatum et que cette après-midi même le document explosif est arrivé à Berlin. M. de Jagow a, depuis lors, affirmé qu’il ne l’avait lu qu’à la fin de la journée, lorsque l’ambassadeur d’Autriche, comte de Szogyéni, lui en avait apporté un autre exemplaire, qu’il avait trouvé la rédaction trop rude et que l’ambassadeur lui avait répondu : « Il est trop tard pour faire des changements. » Mais, dans son rapport à Vienne, rédigé sur le moment même, le comte de Szogyéni déclare, au contraire, que M. de Jagow a donné sa pleine approbation à la teneur de la note.

En tout cas, ni M. de Jagow, ni M. de Bethmann-Hollweg n’ont télégraphié à Vienne pour conseiller l’atténuation de l’ultimatum, et cependant ils avaient tout le temps de s’interposer, puisqu’ils savaient que la démarche ne serait faite à Belgrade qu’après mon départ de Russie.


Jeudi 10/23 juillet. — Tout le monde me demande avec intérêt des nouvelles de M. Viviani et de sa crise de foie. Il est heureusement remis de son indisposition et son hypocondrie a disparu. Dans le même équipage qu’hier, nous passons devant le front des troupes en armes ; puis l’Impératrice et moi, entourés des officiers de la France et du Jean-Bart, ainsi que des grandes-duchesses, nous nous installons sur le tertre qui domine le champ de manœuvres, pendant que l’Empereur, le grand-duc Nicolas et leurs suites se tiennent à cheval, non loin de nous. Le défilé commence. Belles troupes, moins correctement alignées que les nôtres, moins crânes d’aspect, mais, dans l’ensemble, la tenue est bonne. Je reviens en auto, seul avec l’Empereur, qui me conduit à son pavillon, où les hors-d’œuvre, suivant l’usage russe, sont d’abord servis séparément. Grands-ducs et grandes-duchesses sont là et m’invitent à déguster le caviar. Nous nous rendons ensuite, le Tsar et moi, dans la salle où a lieu le déjeuner militaire.

Le Tsar me fait présenter plusieurs de ses généraux par leur chef, le grand-duc Nicolas. Puis, nous repartons pour Peterhof. Aucun de nous ne soupçonne guère qu’aujourd’hui même, 23 juillet, le prince Lichnowsky, après avoir causé avec sir Ed. Grey, a vivement, mais vainement, insisté auprès de M. de Jagow pour que l’Allemagne ne se solidarisât point avec l’Autriche. À Londres, télégraphiait-il, on compte absolument que nous ne nous associerons pas à des exigences qui ont manifestement pour but de provoquer la guerre, et que nous n’appuierons pas une politique qui exploite le meurtre de Serajevo comme un prétexte pour la réalisation des aspirations autrichiennes dans les Balkans et pour l’anéantissement de la paix de Bucarest. Guillaume  II annote, bien entendu, fort dédaigneusement ce télégramme, où il voit cette manière de penser britannique, dont il ne veut pas entendre parler.

Nous ne nous doutons pas davantage qu’aujourd’hui encore, 23 juillet, le chancelier de l’Empire d’Allemagne a prévenu le comte de Wedel, conseiller référendaire à la Wilhelmstrasse, ministre de la suite impériale, que la note autrichienne va être remise sous peu et a ajouté : L’intervention d’autres puissances nous entraînerait dans le conflit. Il n’est pas à supposer que cela se produise immédiatement, c’est-à-dire que l’Angleterre se décide, tout de suite, à intervenir. À lui seul, le voyage du Président Poincaré, qui quitte ce soir Cronstadt et visite Stockholm le 25, Copenhague le 27, Christiania le 29 et n’arrive à Dunkerque que le 31, retarderait toute résolution. La flotte anglaise, d’après les communications de l’État-major de l’Amirauté, se sépare le 27 et rentre dans ses ports. Un appel prématuré de notre flotte pourrait provoquer des inquiétudes générales et paraître suspect en Angleterre. Ainsi, le calcul apparaît clairement : on espère que le Président de la République et le Président du Conseil de France accompliront leur voyage sans l’abréger, que l’Autriche aura le temps d’écraser la Serbie avant leur retour et que l’Angleterre tardera à se prononcer. Le chancelier d’Empire estime que, dans ces conditions, mieux vaut attendre encore, avant de rappeler et de concentrer la flotte, de manière à endormir l’Europe, jusqu’à ce que l’Autriche ait achevé sa besogne.

Tout nous échappe de ces conspirations lointaines. M. Viviani et moi, nous nous délassons, au palais de Peterhof, des fatigues de la matinée. Entre temps éclate un orage épouvantable. Je tremble pour la tente que j’ai fait dresser à l’arrière de la France et sous laquelle doit avoir lieu ce soir mon dîner d’adieu. À six heures de l’après-midi, l’Empereur vient me chercher en automobile fermée. La pluie cesse, le ciel reste gris et brouillé, mais la soirée s’annonce comme devant être assez agréable. Nous gagnons rapidement l’embarcadère de Peterhof et nous montons dans le yacht Alexandria, avec l’Impératrice, les deux aînées des jeunes grandes-duchesses, la grande-duchesse Wladimir, les « deux Monténégrines », les grands-ducs et les officiers de la Cour.

À bord du yacht, M. Viviani, rasséréné comme le temps, prépare avec M. Sazonoff des instructions destinées à nos représentants en Autriche et ayant pour objet de préciser le sens des démarches amicales à faire auprès du cabinet de Vienne. Il s’agirait, comme M. Sazonoff l’a télégraphié, de recommander, avec beaucoup de discrétion et de tact, la modération à l’Autriche et de lui exprimer, en des visites séparées, l’espoir qu’elle n’entreprendrait aucune action capable de porter atteinte à l’indépendance et à l’honneur de la Serbie. M. Sazonoff et M. Viviani s’imaginent encore que cette tentative peut avoir lieu en temps utile.

Arrivé dans la rade de Cronstadt, le yacht stoppe et mouille l’ancre. Je descends le premier dans une vedette de la France, qui vient me chercher et me ramène au croiseur cuirassé. L’Empereur et la famille impériale nous y rejoignent peu de temps après.

Petites misères des réceptions officielles que ne surveille pas l’œil d’une femme : je ne suis pas très content du dîner. Nous avons dû attendre le potage après avoir pris place à table. Les plats se sont succédé sans que j’eusse à me promettre de féliciter le chef de cuisine. Nos hôtes n’en paraissent pas moins très satisfaits. Les conversations vont leur train. À la fin du repas, je porte à l’Empereur et à la Russie le toast suivant, où quelques historiens gallophobes, qui ont évidemment l’oreille fausse, ont prétendu, en ces dernières années, entendre résonner une note guerrière : Sire, je ne veux pas m’éloigner de ces rivages sans remercier encore Votre Majesté de la charmante cordialité qu’Elle m’a témoignée pendant mon séjour. Mon pays verra dans les marques d’attention qui m’ont été prodiguées et dans le chaleureux accueil que j’ai reçu du peuple russe un nouveau gage des sentiments que Votre Majesté a toujours manifestés envers la France et une éclatante consécration de l’indissoluble alliance qui unit les deux nations. Sur toutes les questions qui se posent chaque jour devant leurs gouvernements et qui sollicitent l’activité concertée de leur diplomatie, l’accord s’est toujours établi et ne cessera de s’établir avec d’autant plus de facilité que les deux pays ont maintes fois éprouvé les avantages procurés à chacun d’eux par cette collaboration régulière et qu’ils ont, l’un et l’autre, le même idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité.

J’avais, bien entendu, communiqué cette allocution à M. Viviani avant de la prononcer, et il n’y avait rien trouvé à redire. Mais il paraît aujourd’hui, à en croire certains commentateurs, que parler d’un idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité, c’était, en 1914, souhaiter la guerre. Ceux qui soutiennent cette thèse paradoxale auraient-ils voulu m’entendre vanter la paix dans la faiblesse, le déshonneur et l’humiliation ?

Très brièvement, l’Empereur me répond en ces termes : En vous remerciant de vos aimables paroles, je tiens à vous dire une fois de plus combien nous avons eu de plaisir à vous voir parmi nous. Rentré en France, vous voudrez bien apporter à votre beau pays l’expression de la fidèle amitié et de la cordiale sympathie de la Russie tout entière. L’action concertée de nos deux diplomaties et la confraternité qui existe entre nos armées de terre et de mer faciliteront la tâche de nos deux gouvernements, appelés à veiller sur les intérêts des peuples alliés, en s’inspirant de l’idéal de paix que se posent nos deux pays, conscients de leur force.

Après le dîner, l’Impératrice et les grandes-duchesses restent assises sur le pont, malheureusement tout humide des averses qu’il a reçues. L’amiral Le Bris conduit l’Empereur sur la passerelle, où je l’accompagne. M. Paléologue, M. Sazonoff, M. Isvolsky préparent ensemble, pour la presse, le communiqué d’usage. Ils nous montrent ensuite, à M. Viviani et à moi, un projet que M. Paléologue avait déjà jeté sur le papier pendant le dîner et qui est ainsi conçu : Les deux gouvernements ont constaté la parfaite concordance de leurs vues et de leurs intentions pour le maintien de l’équilibre européen, notamment dans la péninsule balkanique. M. Viviani et moi, nous trouvons que cette rédaction, où le mot de paix n’est pas prononcé, nous engagerait trop à suivre dans les Balkans la politique de la Russie. Nous faisons donc modifier le projet, de manière à réserver l’avenir, à souligner nos intentions pacifiques, et à sauvegarder davantage la liberté de notre action. Le texte que finalement nous communiquons à la presse est aussi bref que général : La visite que le Président de la République vient de faire à Sa Majesté l’Empereur de Russie a offert aux deux gouvernements amis et alliés l’occasion de constater la parfaite communauté de leurs vues sur les divers problèmes que le souci de la paix générale et de l’équilibre européen pose devant les Puissances, notamment en Orient. C’est après avoir donné ce dernier témoignage de notre esprit de modération et de notre volonté de paix que nous adressons nos adieux à nos hôtes. Nous échangeons longuement poignées de main, compliments et vœux. L’Empereur me répète qu’il se réjouit de venir en France l’an prochain ; il espère fermement que l’Impératrice sera assez bien portante pour l’accompagner. Des vedettes emportent la famille impériale et nos autres invités jusqu’au yacht Alexandria. De nombreuses embarcations, pavoisées et illuminées, sillonnent la rade autour de nous. Au moment où l’Alexandria lève l’ancre, la France et le Jean-Bart, eux-mêmes brillamment éclairés, saluent de vingt et un coups de canon.

L’impression que Nicolas II nous laissait, à M. Viviani et à moi, à l’heure où nous quittions la Russie, était donc très rassurante., C’était un allié fidèle. C’était un sincère ami de la paix.


Le moment même où je prenais congé de lui était celui que les gouvernements de Vienne et de Berlin avaient attendu pour agir. Avaient-ils craint jusque-là que ma présence auprès du Tsar et celle de M. Viviani auprès de M. Sazonoff ne nous permissent de nous concerter directement pour éteindre les premières flammes de l’incendie ? Toujours est-il que l’Autriche s’était minutieusement renseignée d’avance sur l’horaire de mon voyage. Les télégrammes envoyés et reçus, en juillet 1914, par le comte Szecsen ont été plus tard déchiffrés par notre service cryptographique. Ils montrent avec quel soin le Ballplatz s’était informé de mon itinéraire.


Affaires étrangères Vienne à ambassade austro-hongroise Paris. Le 11 juillet 1914, 1 heure, no 142. Secret. Pour M. l’ambassadeur seul. Au sujet du document secret 8. L’accord complet avec l’Allemagne est obtenu en ce qui concerne la situation politique résultant de l’attentat de Serajevo et toutes ses conséquences éventuelles.


Affaires étrangères Vienne à ambassade austro-hongroise Paris. Le 12 juillet 1914, 1 h, no 143. Je prie Votre Excellence de vouloir bien me faire connaître la date du départ du Président pour la Russie et la durée probable de son séjour là-bas. Me donner aussi des indications sur le programme du voyage.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 13 juillet 1914 (sans indication d’heure), no 105. Voyage du Président. Reçu le télégramme de Votre Excellence no 143. Ainsi que j’ai pu l’apprendre de source digne de foi, le Président quittera la France le 16. Il partira d’ici probablement le 15. Il s’embarquera sur la France et sera accompagné de navires de guerre. Arrivée en Russie le 20. La durée du séjour en Russie peut être de quatre jours. Au retour, il se peut que le Président fasse une courte visite aux Cours de Suède, de Danemark et de Norvège. En ce qui concerne le programme de voyage, on n’a jusqu’ici rien publié. Comme on ne sait pas exactement si le Parlement aura terminé ses travaux le 14, il se peut que le départ soit un peu retardé. Signé : Szecsen.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 13 juillet 1914 (sans indication d’heure), no 106. Voyage du Président. Voir mon télégramme no 105 du 13. Le ministre des Affaires étrangères dit que le Président sera de retour au plus tard le 31. Le départ de Pétersbourg aurait lieu le 24 ou le 25. Sur la date et les détails de la visite aux trois Cours Scandinaves, le ministre paraît ne pas être exactement renseigné. Les journaux n’ont jusqu’ici rien communiqué là-dessus. Il est possible que la consigne ait été donnée aux journaux d’éviter toute allusion au voyage du Président et à celui de l’Empereur allemand en Norvège. Signé : Szecsen.


Ambassade austro-hongroise Paris à Affaires étrangères Vienne. Le 16 juillet 1914, 11 h. 40, no 109. Voyage de M. Poincaré. Hier, dans les toutes dernières heures, le Sénat et la Chambre des députés se sont mis d’accord pour le vote du budget. Le départ de M. Poincaré est définitivement fixé. Le Président et sa suite partiront dans la nuit pour Dunkerque. Signé : Szecsen.

L’Allemagne était d’accord avec l’Autriche pour porter à mon voyage cet intérêt exceptionnel. Dès le 21 juillet, l’État-major général de la marine allemande, soigneusement renseigné par son attaché naval à Pétersbourg, avait fait savoir à M. de Jagow, secrétaire d’État, que mon départ de Cronstadt était fixé au 23, 10 heures du soir. Le même jour, M. de Jagow avait interrogé le comte de Pourtalès sur l’exactitude de ce renseignement et il s’était hâté de prévenir le gouvernement austro-hongrois, pour que l’ultimatum fût retardé : J’ai demandé au comte Pourtalès, disait-il, le programme de la visite de Poincaré. Il m’annonce que le Président partira de Cronstadt jeudi soir à 11 heures, c’est-à-dire à 9 heures et demie d’après l’heure de l’Europe centrale. Si la démarche est faite à Belgrade demain après-midi, à 5 heures, elle sera connue à Pétersbourg pendant la visite de Poincaré. À quoi M. de Tschirschky, ambassadeur d’Allemagne à Vienne, répondait le 23 : Le gouvernement impérial et royal vous remercie chaleureusement de votre information. Le baron Giesl (ministre d’Autriche à Belgrade) a été invité à retarder la remise d’une heure.

Ces documents autrichiens et allemands prouvent à l’évidence que l’Allemagne était tout aussi bien renseignée sur la date que sur la gravité de l’ultimatum et qu’elle s’est mise d’accord avec l’Autriche pour en reculer la remise. Dans quel dessein ? À en croire un télégramme de M. de Tschirschky, l’Autriche aurait simplement voulu éviter qu’avant mon départ on ne célébrât, en rade de Cronstadt, « dans l’excitation du Champagne », une fraternisation qui aurait pu influencer la conduite de la France et de la Russie. Pitoyable explication. La vérité est qu’on redoutait que le gouvernement français et le gouvernement russe, se trouvant en contact au moment où ils apprendraient l’ultimatum, ne fussent à même de concerter immédiatement une intervention amicale en faveur de la paix. On préférait qu’ils fussent séparés, obligés de communiquer de loin, avec des informations fragmentaires et souvent différentes ; et on espérait bien que, pendant mes trois escales aux pays Scandinaves, l’Autriche aurait le temps de donner à la Serbie une leçon magistrale.