J. Tallandier (p. 173-184).

Deuxième partie



I

Sur plage


Madame Léon Chardier, debout, en jupon, devant l’armoire à glace de sa chambre à coucher, essayait une chemisette d’hiver. La petite couturière, qu’on payait à la journée, tournait autour d’elle, posant les questions drôles de son métier :

— Madame veut-elle un col droit nature, ou bien un col fantaisie ?

Et, tout en vérifiant si la chemisette tombait bien, Isabelle, parmi la douce lumière automnale, se jetait de temps à autre un petit coup d’œil d’ensemble dans la glace, étonnée de ne pas se trouver trop mal, bien qu’elle eût déjà trente-huit ans.

Ses épaules, surtout, lui paraissaient jolies. Il était bien rare, maintenant, qu’elle s’examinât ainsi dans la glace. Elle n’était pas encore vieille, mais sa jeunesse était passée. Alors elle avait cessé de porter aucun intérêt à sa personne physique.

Des cheveux blancs ?… Quelques-uns, cachés dans la tignasse fauve. Des rides ?… Une grande entre les deux sourcils, beaucoup de toutes petites sous les yeux. Mais une bouche toujours fraîche, plus éclatante d’être demeurée intacte dans la figure un peu fanée ; des yeux restés candides comme ceux d’un enfant ; et ce petit nez légèrement relevé, qui conservait à tout le visage un air jeunet.

Épaissie, oui, la gorge molle, les hanches importantes…

Tandis que la couturière lui retirait la chemisette, Isabelle soupira. Les bras nus, elle se considéra quelques minutes encore, son buste gras tassé dans un vieux corset, le court jupon moiré laissant voir ses jambes en bas de coton.

Et, comme la couturière retournait en bas où se trouve la machine à coudre, Isabelle s’attarda dans son examen.

Certes, ses épaules étaient encore jolies… Elles avaient vécu jolies tant de longues années dans les corsages d’Isabelle ; et jamais une voix câline n’avait dit : « Comme elles sont jolies, tes épaules ! » Jamais une bouche fervente et précautionneuse ne les avait effleurées, là où se pose un méplat brillant comme l’orient d’une perle. Léon les avait chaque matin regardées sans les voir, tandis qu’Isabelle faisait sa toilette. Elles ne s’étaient jamais offertes, ces épaules, qu’à des yeux habitués, conjugaux…

Isabelle calcula que douze ans à peu près s’étaient passés depuis son commencement d’aventure avec le marquis de Taranne. Commencement sans continuation, seule page palpitante de sa vie, pauvre petite page vite déchirée avant la fin de l’histoire.

Et, cependant, le souvenir qui lui en restait, c’était pour jamais, au fond de son cœur, quelque chose d’ému, de tremblant, de sacré. C’était, dans sa vie, sa part d’héroïsme et sa part de péché. C’était son suprême sacrifice, c’était toute sa joie et toute sa douleur.

Le marquis ! Plusieurs fois, en ces douze ans, elle avait eu l’occasion de l’apercevoir, mais jamais plus elle ne lui avait parlé.

Maintenant, depuis quatre années que la marquise était morte à Paris, on ne voyait presque plus jamais, dans le pays, apparaître l’intéressant seigneur. À peine si, dans la belle saison, il venait, avec le jeune Élémir, passer une quinzaine au château.

Alors on rencontrait, sur la route Sainte-Marie, le père et le fils à cheval, toujours en deuil de la morte tragique — le bruit courait, dans les salons, qu’elle s’était suicidée.

Ils passaient dans un tourbillon de poussière, le marquis tout blanc, encore droit, avenant, cosmétique, ridé, tout à fait cette sorte de vieillard qu’on appelle « vieux beau ». À côté de lui, Élémir mince et brun, l’air étranger, très joli, très fat, avec de la noce plein ses yeux retroussés à la hongroise, encore qu’il n’eût guère que dix-huit ans.

Les dames de la ville, maintenant, s’occupaient plus du fils que du père ; et les jeunes filles, sans doute, rêvaient à lui sans le dire.

Ces jeunes filles d’à présent, c’étaient les anciennes petites filles, celles qui, douze ans auparavant, trottinaient dans les jupons des mères. Toutes avaient pris les robes longues, portaient chignon, préparaient, mêlées aux petits garçons devenus jeunes gens, une nouvelle génération provinciale toute pareille à la précédente, de même que, sur l’arbre, se succèdent, de saison en saison, des feuilles identiques.

De leur côté, les anciennes jeunes filles, devenues matrones, refaisaient des fillettes et des garçonnets ; et le même esprit régnait parmi tout ce monde, indestructible.

Seule, madame Lautrement-avoué, restée coquette, gardait, en dépit de l’âge, son allure de jadis, et toutes ses prétentions. Légère et sans enfants, elle continuait à montrer, dans les salons, sa jolie petite figure pincée et dépourvue de timidité. Le ménage Lautrement, d’ailleurs, s’était remis avec le ménage Chardier à la mort de la douairière de Taranne, partie un an après sa belle-fille ; et même, depuis la réconciliation, madame Lautrement multipliait ses grâces autour d’Isabelle.

Celle-ci, réticente, s’en tenait aux conversations banales où l’on ne confie rien de soi. Elle sentait confusément qu’une amitié vraie n’était pas possible avec cette femme superficielle.

Depuis longtemps, l’opinion de la sous-préfecture était faite au sujet d’Isabelle. On la jugeait « renfermée » ; mais c’était la seule critique qu’on eût à formuler sur elle, car sa vie toute droite défiait les potins. On savait définitivement qu’elle ne goûtait point les plaisirs de la médisance. Aussi ne la mettait-on presque jamais au courant des ragots en cours.

Les langues des petites villes, poignards d’une guerre rusée. C’est encore une forme de l’altruisme que la médisance. S’occuper des autres, même pour le mal, implique un intérêt vraiment étrange, quand on songe aux propres ennuis des gens. Peut-être est-ce aussi le goût du théâtre qui les pousse. Ils veulent que les autres, les indispensables Autres, leur donnent la comédie. De la sorte, ils sont, à tour de rôle, acteurs et spectateurs, et la vie en paraît moins monotone.

Donc, madame Léon Chardier, elle, ne s’occupait exclusivement que de ses enfants. C’était connu.

Ses enfants… Les dix-sept ans de mademoiselle Zozo fleurissaient comme une rose, d’essence sans rareté mais très bien venue.

Elle était assez grande, bien proportionnée, étroite de hanches comme les filles de cet âge, avec de beaux cheveux châtain foncé, des yeux gris et rieurs ; et l’éclat de ses joues était une merveille.

Du reste, elle souhaitait d’être pâle, et s’affligeait de son teint vif. Surveillée de près par ses parents, elle ne pouvait réaliser son désir, qui était de se farder, de se friser, de porter des toilettes excentriques. Ces manifestations révèlent l’ivresse intérieure de la gamine devenue femme, et qui voudrait encore exagérer une transformation qui l’étonne et l’enorgueillit. Mademoiselle Zozo est à l’âge effréné. Cet âge passe vite chez les filles bourgeoises ; mais, pour un moment, il leur donne, à moins qu’elles ne soient nées hypocrites et timorées, une outrecuidance qu’elles ne retrouveront jamais plus tard.

C’est ainsi que la nature droite et précise de Zozo ne l’empêchait pas de se montrer coquette avec les garçons, jusqu’à l’effronterie, surtout avec le jeune Paul Chanduis, sa victime ordinaire.

Lui, dégingandé, couvert des boutons de l’adolescence, perdait tout aplomb devant sa camarade d’enfance devenue mademoiselle Chardier, jolie jeune fille arrogante et gaie, taquine, aussi, jusqu’à la cruauté.

Il y avait entre eux nombre de petits secrets ingénus, de bouderies, de récriminations, mais rien de plus. Car mademoiselle Zozo, trop franche, trop directe, n’avait pas suscité, parmi ses amies, ces confidences sur les choses cachées de la vie que se chuchotent entre elles les petites jeunes filles, tourmentées par l’éveil de la féminité : mademoiselle Zozo, malgré ses allures, était parfaitement innocente. Mais elle n’en connaissait pas moins, d’instinct, tous les manèges de son sexe ; et personne ne savait mieux qu’elle faire souffrir les petits messieurs de son âge, qui, naturellement, étaient tous amoureux d’elle.

Isabelle s’étonnait de voir grandir à son côté cette fille conquérante. Zozo devenait chaque jour plus fraîche, à mesure que le visage d’Isabelle se fanait. Oui, cette Zozo semblait pomper la jeunesse de sa mère. Mais, par un des miracles de l’amour maternel, Isabelle n’en souffrait pas. Et, quand on faisait des compliments sur l’intelligence de mademoiselle Chardier, sur sa grâce, sur son joli petit talent de pianiste, sur son adresse de brodeuse, Isabelle se sentait plus heureuse que si toutes ces douceurs lui eussent été personnellement adressées. Elle était la première admiratrice de sa fille. Du reste, elle en avait un peu peur.

Mais son penchant, sa faiblesse, c’était toujours le petit Louis, ce gamin qui physiquement lui ressemblait tant et dont elle continuait à attendre tout le merveilleux que la vie, jusque-là, lui avait refusé.

Cependant, derrière les beaux yeux roux du petit Louis, vivait et se développait une âme quelconque ; et même il apparaissait déjà clairement que ce petit devait, plus tard, avoir tout le caractère de son père, cet avoué sans couleur. Mais Isabelle ne voyait pas cela. La force de son illusion la maintenait, depuis tant d’années, attentive et têtue, guettant, chez son fils préféré, l’éclosion de « l’âme-sœur ».

Avec toute la mauvaise foi de la tendresse, elle interprétait chaque parole de l’enfant dans un sens donné. Elle voulait aussi qu’il fût plus délicat de santé que son frère et sa sœur, afin de pouvoir le dorloter sans paraître injuste.

Cette délicatesse prétendue, elle s’en était servie comme d’un prétexte lorsque était venu le moment de mettre l’enfant gâté au lycée du chef-lieu, comme son frère Léon, — le petit lion de jadis. Parce qu’il toussait facilement, elle avait donc gardé le bien-aimé cadet près d’elle, lui faisant donner des leçons par un professeur de la ville.

L’ancien petit lion, lui, c’est l’enfant qui n’a ni le privilège d’être l’aîné, ni celui d’être le benjamin. Entre sa sœur et son frère, il joue, aux yeux de sa famille, le rôle d’une espèce de personnage neutre. Certes, on l’aime bien ; mais il n’intéresse particulièrement personne.

Quand on l’a mis, à l’âge de sept ans, au lycée du chef-lieu, il a manifesté le désespoir le plus poignant qu’un être humain puisse connaître : un désespoir d’enfant.

Isabelle garde, dans son secrétaire, un paquet des lettres écrites à cette époque par ce petit homme de sept ans, au cœur plus déchiré que celui d’un forçat innocent, que celui d’un amant arraché à sa bien-aimée. Ce violent amour de l’aîné l’a, pour un moment, troublée dans sa quiétude de mère partiale. Puis elle s’est dit, comme les autres mères : « Il s’habituera… » Et cette petite phrase consacrée a, pour elle, remplacé réflexions, revirements et remords.

Et l’enfant, en effet, s’est habitué. Ses lettres puériles et désespérées ont duré plus d’un an. Puis le cri de la tendresse torturée s’est tu graduellement.

Alors le petit potache, aux premières grandes vacances, a montré le visage le plus tranquille, le plus neutre, visage d’enfant indifférent, visage plus que jamais pareil à celui de son père.

Isabelle, soulagée, s’est vite replongée dans la contemplation de son petit Louis, celui qu’elle a nourri de son lait, celui qui porte le nom de l’Aimé, celui qu’elle a conçu dans l’angoisse de sa pauvre petite âme hésitante, si coupable et si vertueuse.

Elle attend, elle espère ; et tout ce qui lui reste de vie intérieure palpite. Le petit Louis n’est qu’un enfant de douze ans. Un jour il se révélera tel que sa mère, depuis sa naissance, l’a désiré : fils du rêve.

Si elle n’avait pas ce dernier espoir, qu’aurait-elle donc ? Rien n’est venu vers elle, depuis douze ans, que médiocrité. Rien n’a nourri son modeste appétit de joie.

Plus monotone, la vie de tous les jours ; plus fastidieuses, les besognes ménagères ; plus morne, le mari sans flamme, avoué grisonnant aux vestons désabusés. Ses tics, ses manies, ses colères se sont un peu plus accentués, ses qualités de jeune homme instruit et beau parleur se sont un peu plus éteintes. Maintenant, c’est surtout avec Zozo qu’il se dispute, ayant trouvé dans sa fille, dont il est d’ailleurs fier, un adversaire plein d’ardeur. Aussi colère que lui, mademoiselle Zozo prélude à son rôle futur de femme d’intérieur en traitant son père comme une épouse pas commode traiterait son mari.

Isabelle, que ces scènes obsèdent, fait en secret des vœux assez étranges, mais auxquels bien des femmes mariées aboutissent :

— Je voudrais qu’il ait une maîtresse, pense-t-elle. Ça l’occuperait ; il nous laisserait tranquilles !…

Isabelle se sent si fatiguée de sa terne existence ! Il n’y a même pas de malheurs dans sa vie ; il y a pire, il y a l’ennui.

Elle pense souvent que la vie, pour elle, est une perpétuelle migraine.


Elle s’était oubliée dans ses rêves, debout, les bras nus, en jupon, toute seule devant son armoire à glace. Le jour tombait. Elle revint enfin à elle, bâilla, se rhabilla d’un geste las.

Elle songea que la marquise de Taranne avait eu le courage de se tuer…

« Bel oiseau de passage, qui donc vous avait blessé à l’aile pour que vous ayez si tôt interrompu votre vol ? Nous, la volaille, nous ne mourons pas comme cela. Nous retournons chaque soir, docilement, au perchoir, pour en redescendre chaque matin ; car les ailes que nous avons ne savent pas voler… »

Tout à coup, la voix de Zozo monta d’en bas, autoritaire et fraîche, tout de suite coupée par celle de Léon. Une dispute encore…

Isabelle les écouta. Elle se sentait sans nerfs, sans ardeur, sans courage. Elle eut l’impression que bientôt, elle plierait devant sa fille, parce que sa fille criait fort. Cette demoiselle de dix-sept ans, elle, était née avec des reins d’acier. Elle n’avait pas connu les rêveries des enfants amoureux des fées. Elle avait tout de suite respiré l’atmosphère contemporaine, peu propice aux chimères, pleine d’un merveilleux tangible, scientifique, mécanique, cette atmosphère qui fait des garçons débrouillards et des filles pratiques.

Isabelle soupira. Et, comme elle descendait l’escalier, courant, une fois de plus, séparer les querelleurs, notre petite Chardier de trente-huit ans, avec un sourire triste, se catalogua d’avance parmi les vieilles mamans timides et démodées, celles qu’on aime bien mais qu’on méprise un peu.