J. Tallandier (p. 185-196).

II

À bas du socle


Six mois ont encore passé. C’est avril. Qu’importe, pour Isabelle, que ce soit avril ? Du printemps à l’été, de l’automne à l’hiver, n’est-ce pas toujours la vie, la vie sans surprise, la vie sans joie et sans douleur ?

Il n’y a, pour marquer les jours, que des faits désespérément les mêmes : ménage du matin, cours de mademoiselle Zozo deux fois par semaine, leçons du petit Louis chaque après-midi, par le professeur de la ville ; vacances de Léon, l’aîné, aux fêtes carillonnées et pendant les mois chauds ; plus, quelques visites monotones, quelques promenades insipides…

La mère d’Isabelle est venue la voir cinq ou six fois en douze ans. Isabelle rêve de retourner un jour au pays, pour y passer quelque temps. Mais, jusqu’à présent, absorbée par ses enfants et les soins de sa maison, elle n’a pu se permettre le coûteux voyage qui la conduirait vers ses chers souvenirs.

Cette envie qu’elle a de retourner chez elle est, avec son espoir en son second fils, la seule chose qui reste vivace dans son cœur fatigué d’ennui.

Cependant un petit événement ménager va, ces jours-ci, se produire dans son existence. Les affaires de Léon étant devenues, depuis quelque temps, presque brillantes, Isabelle va prendre une cuisinière à demeure.

Elle aura donc désormais deux servantes : cette cuisinière et la petite bonne Julia, devenue grande personne et femme de chambre présentable. Isabelle est heureuse de ce changement. Elle a, tout à coup, une sensation de richesse. Il lui semble que le fait d’avoir deux bonnes lui donne plus d’importance dans la vie.

Or, parmi les filles qui viennent, depuis huit jours, se présenter, apparaît, un matin, une corpulente et fraîche personne, jeune encore, belle comme un Rubens et fière comme une reine, portant en casque une coiffure de beaux cheveux châtains et dorés. Son nez est fin, ses yeux bleus se moquent du monde, ses dents sont gâtées, son accent chante : c’est une Normande.

Une payse ! Le cœur d’Isabelle a tout de suite palpité. N’est-ce pas un peu de son enfance qui vient à elle, sous les espèces de cette cuisinière ? Mais le hasard a mieux fait les choses encore. L’imposante Modeste Morin non seulement est Normande, mais encore elle a servi jadis comme fille de cuisine au château de Taranne.

Vite, Isabelle l’engage. Et, dès le lendemain matin, Modeste Morin commence son service chez madame Léon Chardier-avoué.


Pendant les quinze premiers jours, Isabelle retint l’élan qui la poussait vers la grosse Modeste, élan fait de sympathie émue pour sa compatriote et d’avide curiosité pour celle qui, chez le marquis, avait si longtemps servi. Et Modeste ne savait pas qu’elle représentait, pour sa nouvelle patronne, tous les souvenirs, souvenirs d’enfance et souvenirs d’amour ; mais elle était spirituelle et cancanière comme bien des Normandes, avec tous les potins de la région sur le bout de la langue ; et quand, le soir, l’heure venait de l’appeler pour régler les comptes de la journée, Isabelle sentait gros de bavardages le silence respectueux de sa cuisinière.

Comme elle se raidissait, Isabelle, pour ne pas engager la conversation ! Il lui fallait, à ces moments, appeler à son aide toute l’armée des préjugés, convenances et autres absurdités bourgeoises qui défendent à une dame de parler avec sa servante comme avec une amie.

Les femmes, après tout, ne sont-elles pas toutes sœurs, à travers les classes qu’on a forgées pour les différencier ? Il semble qu’entre elles ne devrait pas exister cette distance que la culture intellectuelle crée réellement entre les mâles. Leur vie intense à elles n’est pas, comme chez les hommes, la vie de l’esprit ; aussi la fille du peuple, avec son impulsion directe, sa féminité très proche de l’instinct, a-t-elle chance d’être plus intéressante, plus fine et plus profonde que la sotte de la bourgeoisie qui cache la vérité de son être derrière le masque de carton des « us et coutumes ».

Isabelle, sans rien analyser, sentait que la grosse Modeste l’attirait plus que toutes les dames de la ville ensemble, mais elle n’osait pas se laisser aller à cette cordialité spontanée, parce qu’elle avait peur. Peur de quoi ?… Sans doute de ce vague et terrifiant croque-mitaine : la Société.

Peu à peu, cependant, elle se départit de cette pesante dignité. La grosse Modeste, d’ailleurs, était la première à maintenir les distances. Habituée à servir les « nobles », — au sortir du château de Taranne elle avait été placée chez un baron du chef-lieu, — on eût dit qu’elle mettait de la condescendance à rester parmi des petites gens. Importante et dominatrice, elle remplissait la cuisine de sa large personne blonde et rose. Le port de sa tête était magnifique. La fine race paysanne de Normandie lui conférait une sorte d’aristocratie naturelle ; et rien n’était plus hautain que son regard lorsqu’elle disait, se souvenant de son passage chez les grands :

— J’ai la recette de cette sauce écrite de la main même du chef !

Nonobstant cette hauteur, elle rougissait jusqu’aux cheveux au moindre prétexte, et ses joues faisaient paraître plus blanc encore son cou gras, couleur de lait, qui sortait si majestueusement d’un corsage noir sans col.

Le petit Louis et mademoiselle Zozo l’apprivoisèrent d’abord en la taquinant. Ils la mirent plusieurs fois en colère. On l’entendait crier dans sa cuisine :

— J’tuerais ça comme rien !… J’suis dépassée d’furie !…

Isabelle accourait pour la calmer ; et c’est ainsi qu’elle commença de causer avec elle.

Or, dès les premières paroles, Isabelle est au courant de tout ce qui se passe dans les demeures de la sous-préfecture. Il lui semble posséder cette merveilleuse marmite du conte d’Andersen qu’on n’a qu’à faire tourner pour savoir ce que mangent à leur dîner toutes les personnes du pays. Isabelle ne sait pas ce que toutes ces personnes mangent, mais elle sait tout ce qu’elles font. La grosse Modeste est au courant des secrets qu’on cache dans chaque maison. Et voici qu’Isabelle, qui déteste les potins, s’en amuse à présent, parce qu’ils lui sont contés dans la langue grasse et salée de son pays.

Les propos de Modeste ont des raccourcis saisissants. Chacun de ses jugements est une caricature réussie. En trois mots, elle vous campe un personnage, avec une moqueuse et tranquille férocité.

En dépit de ces dons de psychologue, elle a toute la candeur du populaire. Elle raconte que le baron avait un perroquet. Ce perroquet, pour elle, devient une espèce de monsieur dangereux :

— C’est ça qu’est instruit, un perroquet, madame, et menteur ! Chaque fois qu’on parlait des patrons à la cuisine, il criait dans sa cage : « J’ vais l’ dire ! » Et c’est qu’il le disait, madame ! Il répétait tout à M. le baron. Et pis y n’ se gênait pas, au besoin, pour inventer !…

Maintenant, Isabelle se forgeait des motifs d’aller à la cuisine.

La main sur la porte, prête à retourner à sa chambre, elle s’attardait quelquefois une heure à faire parler sa cuisinière.

C’était sa patrie, c’était son enfance qui parlaient par cette bouche fière aux dents noires. Elle retrouvait enfin le sentiment du home qu’elle avait perdu depuis son mariage. Et quand elle regardait les belles joues de la grosse Modeste, quand elle entendait chanter son accent, elle revoyait les prés, les ciels, les pommiers, les chemins creux de ses premières années.

Du reste, une question lui brûlait les lèvres, qu’elle n’osait formuler, par peur de trahir son émotion aux perspicaces yeux bleus qui la considéraient. Mais Modeste Morin jamais ne révélait rien de la vie des Taranne Flossigny. L’on eût dit qu’elle faisait à dessein exception pour cela.

Les jours passent. Isabelle, maladroite, ne sait comment faire parler la belle ribaude qui l’intimide. Enfin, un soir vient, un soir où Léon, absent pour un petit voyage d’affaires à Paris, ne doit rentrer que tard dans la nuit. Le petit Louis et Zozo sont couchés ; Julia, la femme de chambre, également. Madame Chardier, pour veiller, n’a gardé que la grosse Modeste.

Les heures s’en vont. Impressionnée d’être seule dans l’immobilité nocturne, Isabelle est descendue à la cuisine. La grosse Modeste a peur, elle aussi. Un vague effroi, composé de silence et de nuit, rapproche les deux femmes. Isabelle s’est assise sur le coin de la table de bois blanc. La grosse Modeste ravaude quelque chose, installée sur sa chaise de paille. La lampe à pétrole, posée sur la table, éclaire mal, laisse de l’ombre dans tous les coins. Les étains et les cuivres, par-ci, par-là, se manifestent par de petites lueurs sourdes. Le fourneau s’éteint doucement.

— Le marquis de Taranne ?

La ribaude a levé sa tête casquée d’or foncé. Son regard scrute celui d’Isabelle. Puis, comme si, tout à coup, elle consentait à donner sa confiance à cette petite patronne, si gentille et si douce, et qui est du même pays qu’elle :

— Madame me jure qu’elle ne répétera jamais ce que je vais lui dire ?

— Je jure !… dit Isabelle, dont les lèvres, subitement, pâlissent.

La nuit de juin semble entrer, toute noire, jusque dans cette cuisine fumeuse. Pas un bruit dans le jardin, pas un souffle dans la rue. Le silence vous bourdonne aux oreilles dès qu’on se tait. Les deux femmes échangent un regard intense, presque complice.

— Eh bien, reprend à voix basse Modeste Morin, le marquis de Taranne, si madame veut le savoir… ça n’est et ça n’a jamais été qu’un vieux piant.

Isabelle est Normande. Elle a compris la signification de ce mot complexe qui veut dire à la fois un vieux marcheur, un malhonnête homme, un méchant cœur.

— Un vieux piant ?… répète-t-elle, d’une voix blanche… pourquoi ?

Alors la grosse Modeste jette son ouvrage, colle ses paumes sur ses hanches à la Rubens, lance un coup d’œil inquiet autour d’elle ; puis, regardant Isabelle droit dans les yeux, elle parle.


… La couleur du jour commençait enfin d’apparaître sur les vitres de la chambre.

Comme jadis, au temps où l’amour troublait sa conscience de petite femme tentée, Isabelle, les yeux immenses, raidie dans le lit aux côtés de Léon qui ronflait, regardait, depuis des heures, fixement, dans le vide.

Maintenant, elle savait. Ce marquis qu’elle avait aimé, dont elle s’était crue aimée ; ce marquis, charme de sa pauvre vie, apparition magnifique dans la grisaille de son âme ; ce marquis, son héroïsme et son péché, sa joie et sa douleur, ce marquis n’était et n’avait jamais été, depuis qu’elle le connaissait, qu’un noceur attardé, qu’un piètre vieux monsieur, coureur de chair fraîche, et qui l’avait voulue un moment, elle, Isabelle, parce que ses joues étaient roses, ses yeux candides et son âme neuve. Elle savait pourquoi Léon était devenu, du jour au lendemain, l’avoué de la famille de Taranne, elle savait que le marquis n’avait quitté Lautrement, jadis, que parce que madame Lautrement n’était plus sa maîtresse ; elle savait qu’au petit pavillon, ce pavillon où elle s’était crue, pauvre Isabelle, attendue avec tant d’amour, il avait reçu clandestinement jusqu’à des petites servantes de ferme ; elle savait que la marquise s’était suicidée parce qu’elle aimait toujours ce mari qui lui faisait horreur ; elle savait que les domestiques, tour à tour payés et menacés, avaient toujours gardé le silence… Elle savait tout.

Isabelle, crispée à sa place dans le lit chaud, se sentait gorgée d’humiliation, de chagrin, d’épouvante. Pour se raccrocher à quelque chose, dans ce naufrage total, elle ressassait éperdument :

— Personne au monde n’a jamais soupçonné ce qui s’est passé entre lui et moi… personne… personne… puisque la grosse Modeste elle-même n’en a rien deviné.

Ainsi la destinée lui avait envoyé cette fille, afin que l’unique beau souvenir de sa vie fût si brutalement profané !

Les larmes ne venaient point. Isabelle, depuis des heures, était comme une hypnotisée. Léon lui-même, en arrivant du chemin de fer, s’était aperçu de son regard.

— Tu as bien sommeil, avait-il dit ; allons vite nous coucher !

… Le jour naissant envahissait doucement le monde. Des coqs chantèrent au loin. Des bruits naquirent dans la ville. Ce fut le matin.

Le réveil en nickel sonna bruyamment sur la cheminée. Léon se réveilla, sauta du lit. Isabelle, les yeux grands ouverts, n’avait pas quitté sa pose cadavérique.

— Bonjour… dit mollement Léon.

Son baiser matinal effleura les cheveux d’Isabelle. Il s’habillait. Il sortit.

Soudain, une petite voix à la porte :

— On peut entrer, maman ?…

Et, comme tous les matins, le petit Louis, penché sur l’oreiller, vient gentiment embrasser sa mère, avant de se mettre au travail.

Alors Isabelle, galvanisée, bondit dans le lit. Elle a saisi par les épaules l’enfant étonné, le regarde dans le blanc des yeux.

Le voilà donc, le fils du rêve !… De quel rêve, ah ! de quel rêve !

Jamais, dans son humble petite âme, Isabelle n’a senti déferler une telle vague de désespoir. Il lui semble qu’elle va, d’un geste, repousser loin d’elle ce petit garçon dont le père spirituel n’est qu’un misérable, ce petit qui n’est rien, qui ne sera jamais rien, elle le voit maintenant, elle le comprend enfin…

Le petit Louis, ses grands yeux roux dilatés, regarde sa mère égarée, désordonnée parmi ses cheveux défaits, assise dans le lit, la poitrine haletante sous sa camisole blanche. Enfin, il prend le parti de rire :

— T’es mal réveillée, maman ?…

Maman ! À ce mot de son enfant, Isabelle éclate en sanglots. Un violent revirement s’opère en elle. Non, elle ne peut pas abandonner ainsi tout son espoir, toute sa vie. Il faut qu’elle croie encore en cet enfant, il faut que cet enfant la sauve.

Elle s’est cramponnée à deux mains au gamin effrayé, le bouscule sur le lit, le serre contre elle avec véhémence ; et, le berçant comme lorsqu’il venait de naître, elle répète, les épaules secouées, toute ruisselante des larmes qui se précipitent sur sa pauvre figure fanée du matin :

— Ah ! mon petit à moi !… À moi toute seule… À moi toute seule !…