J. Tallandier (p. 162-172).

XV

Joies maternelles


Une exquise fin d’automne accueillit les relevailles d’Isabelle Chardier. Et, madame veuve Quetel repartie, Léon retourné à l’étude, la vie de tous les jours reprit, intensifiée par la présence du nouveau-né.

Les jeux au jardin remplacèrent les promenades sur la route Sainte-Marie. Bien que les Taranne Flossigny fussent à Paris, Isabelle, par un sentiment obscur de défense, se claustrait chez elle. Elle voulait de plus en plus s’enfoncer dans son devoir, et elle profitait du charme apporté dans la maison par le petit Louis pour reprendre goût à la vie familiale.

Ce petit Louis, âgé maintenant d’un mois, en avait fini de la laideur première. Il se défripait chaque jour comme une fleur qui sort du bouton. On eût dit qu’il s’engraissait à vue d’œil du beau lait jailli des seins maternels ; et l’on pouvait déjà percevoir sa ressemblance amusante avec sa mère.

Dans la tiédeur du jardin doré, la petite femme s’asseyait, tenant son poupon contre elle. Mademoiselle Zozo, le petit lion, Julia la bonne, redevenue gamine, tourbillonnaient. Isabelle, au milieu de la nichée, se sentait saine et simple, et son cœur avait chaud.

Parfois, au plus fort d’une partie, l’éclat de rire de Zozo, dans l’air bleu, poussait tout droit sa gaieté, cet éclat de rire sans fêlure des jeunes enfants, cet éclat de rire tout neuf, si juste, si pur, que les larmes vous en montent aux yeux. D’autres fois, c’était le petit lion qui s’essayait à faire une phrase de trois mots, compréhensible pour lui seul. Puis le petit Louis s’agitait, criait, et l’on savait alors que c’était l’heure de lui donner à téter.

Un élan de triomphe soulevait toujours Isabelle au moment d’ouvrir son corsage pour allaiter. Penchée, le sein chastement recouvert d’un bout de châle, elle contemplait le nouveau-né, dont la bouche en suçoir s’attachait si fortement à elle.

Une feuille sèche volait en douceur dans l’air faible. Un trait de soleil touchait les boucles de Zozo, restée debout à regarder son nouveau frère. Le petit lion, assis dans l’herbe, introduisait clandestinement un caillou dans sa bouche, ou bien se mettait à manger de la terre.

Isabelle, les yeux vagues, s’attardait au délice de sentir se dégonfler lentement son sein trop tendu, qu’un miracle naturel remplissait à mesure d’ambroisie. Elle portait avec orgueil ses deux sources de lait chaud cachées dans son corsage de femme. Elle savait que la santé de son petit dépendait directement d’elle ; que l’humeur, l’alimentation, influent sur le lait ; que l’enfant qui tette fait encore partie de sa mère au point qu’il souffre immédiatement de ses contrariétés ou de sa mauvaise digestion. Aussi tâchait-elle de ne jamais s’énerver, s’astreignait-elle à boire de la bière, qu’elle ne pouvait souffrir, afin que son lait fût plus nutritif.

Elle prit, en peu de temps, cet embonpoint excessif, particulier aux femmes « qui nourrissent ». Sa jolie petite figure s’empâta. Indifférente à cela, négligée, les pieds en savates, elle ne sortait plus jamais de chez elle. Les visites furent abandonnées.

Elle ne pensait guère non plus à sa chère musique, à ce chant toujours empêché, qui l’exaltait et la consolait. L’heureuse animalité maternelle suppléait à tout.

Par ailleurs, les affaires de Léon prospéraient. On avait repris à la journée la femme qui faisait la cuisine. Et comme Isabelle, à cause de son nourrisson, faisait momentanément chambre à part, il se produisait dans la vie des époux Chardier une sorte de trêve bienfaisante.

Ils étaient l’un et l’autre comme calmés : elle, moins inquiète ; lui, moins entier. Léon n’avait plus, vis-à-vis d’Isabelle, ces prétentions de beau parleur si souvent froissées par des mots maladroits ; Isabelle avait cessé d’espérer de Léon aucune compréhension de ses rêves confus. Le mépris inconscient, mais agressif, qu’ils avaient d’abord eu l’un pour l’autre dans la première surprise du heurt se transformait lentement en une indulgence résignée, veule. Ils sentaient que leurs querelles, désormais, n’auraient plus le même point de départ. Leurs deux natures, en se rencontrant, ne jetaient plus d’étincelles ; ils étaient, face à face, comme les deux pôles d’une pile usée : leur vie devenait vraiment conjugale.

Sans amertume, Isabelle regardait maintenant, par les vitres de la salle à manger, venir sournoisement l’hiver. On avait, depuis quelques jours, rallumé la salamandre. On ne jouait plus au jardin, sinon une heure après déjeuner.

La gaieté des enfants, d’être ramassée dans une seule pièce, devenait plus bruyante. Mademoiselle Zozo disait des drôleries qui témoignaient toujours davantage d’un caractère plein de précision, sans rêve. Elle inventait aussi des amusements. Assise dans un coin sur une chaise, serrant le passif petit lion contre elle, elle essayait d’imiter avec sa bouche le bruit d’un moteur, remuait ses bras, qui représentaient des roues. Elle jouait « au tricycle à pétrole ».

Mais Isabelle, de même qu’elle avait renoncé complètement à la fraternité d’âme de son mari, ne s’étonnait plus à présent que sa fille fût pour elle une étrangère. Et tandis que l’enfant, excitée, joyeuse, poursuivait son jeu moderne, la jeune maman continuait à songer à ses fées anglaises ; et son enfance à elle reculant toujours plus dans le passé, elle avait la sensation d’être, en quelques années, devenue une mère-grand quelque peu radoteuse.

Pourtant, si elle avait abandonné tout espoir en son mari et sa fille, elle continuait à guetter l’âme naissante du petit lion. Mais c’était avec une certaine mollesse, car, après tout, que lui importait que ce premier fils, qui, physiquement, ressemblait tant à son père, lui ressemblât aussi moralement ? Elle avait maintenant un espoir plus grand, plus vif que tous les autres, et c’était que son troisième enfant fût semblable à elle, devint plus tard son vrai, son seul ami. Fils du rêve, conçu en pleine sentimentalité cachée, comment ce petit pouvait-il échapper à sa destinée ?

Sur cet être commençant, Isabelle concentre sa pensée. Des heures entières elle demeurerait absorbée dans ses songes, sans ennui, sans tristesse. Qu’y a-t-il de plus parfait pour elle que la vue de son petit enfant ?

Regard des mères, regard si beau qu’on croirait que l’âme va leur sortir des yeux ! Quel amant connaîtra jamais le regard qu’une mère donne à son enfant ?

L’après-midi, lorsque, dans la chambre, Isabelle endort le petit lion, que l’on couche encore dans la journée comme tous les marmots de son âge, vous la voyez, dans l’ombre des rideaux tirés, patiemment assise sur sa chaise. Elle presse sur sa poitrine l’enfant Louis, qui tette, et son pied régulier balance le berceau dans lequel l’enfant Léon sommeille. Alors, elle fredonne la chanson que sa mère à elle lui chantait, petite ritournelle mineure et naïve du temps jadis :

Pierre, mon ami Pierre,
Lon farira dondaine,
Est parti pour la guerre…

« Ce petit air plein de chagrin, chanté pour m’endormir autrefois, je m’en souviens encore ; et pourtant je n’étais guère plus grande que ce petit garçon, qui s’endort là, bercé par mon pied régulier. Les ombres s’accumulaient dans les coins de la chambre, le miroir ovale, au-dessus de la commode, me faisait peur. Une inquiétude régnait sur les choses. Le mystère des contes et des légendes était autour de moi. Mes yeux effarés regardaient, dans je ne sais quelles limbes, se mouvoir des formes tristes. Que de peur, de silence et d’énigme s’engouffrait dans ce petit être que tu avais fait, maman, et que tu berçais sans savoir ! Maintenant, je suis aussi grande que toi, je sais ce que tu sais, je berce comme tu as bercé.. Mon enfant, plus tard, se souviendra-t-il de ma voix comme je me souviens de ta voix ? »

Isabelle rêve, l’enfant s’endort, le poupon repose. Et doucement, enveloppée de silence, la petite mère ralentit le rythme de son pied berceur ; sa tête lasse tombe sur sa poitrine. Le sommeil aussi l’a prise.

Or, comme elle goûte ce petit repos réparateur après des fatigues incessantes, fatigues de jour, fatigues de nuit, voici que la porte est doucement poussée. C’est mademoiselle Zozo qui s’ennuie en bas et qui cherche sa mère, comme un poussin cherche sa poule. Elle considère un instant en silence la figure endormie, puis, apeurée par tant d’ombre et d’immobilité, touche d’une petite main nerveuse le menton d’Isabelle :

— Maman ?… Tu dors ?…


Au bout de trois mois, le petit Louis esquissa un sourire, premier signe d’humanité. Peu de temps après, il se mit à baver excessivement, et la souffrance des dents commença.

La première dent cherche à percer, annonciatrice de cette denture carnassière qui voudra de la viande au lieu de lait. Ce n’est d’abord qu’un gonflement des gencives encore désarmées, encore innocentes. Comme un cotylédon qui cherche à crever la terre, l’incisive exiguë cherche à paraître à travers la chair sensible et rose qui résiste. Dans la bouche du tout petit a lieu cette lutte sourde ; et sans doute la torture est bien grande, puisqu’il y a des enfants qui sont, à ce moment, pris de convulsions.

Le petit Louis criait nuit et jour, la nuit surtout. Isabelle n’avait plus un instant de répit. Au milieu du silence nocturne, les yeux clignotants de sommeil, elle se promenait de long en large dans la chambre, à la lueur d’une bougie tremblante, cherchant à calmer le petit malheureux qu’elle dodelinait dans ses bras en chantonnant tout bas.

Il y eut une nuit particulièrement pénible où, n’en pouvant plus de lassitude, Isabelle, tout en promenant l’enfant, se prit à pleurer. Pouvait-elle confier son petit à la bonne de quinze ans qui se serait endormie debout ? Pouvait-elle réveiller Léon que ses affaires occupaient tant dans la journée, qui avait droit au sommeil ? Elle envia les riches, d’un cœur soudain amer. Et, par contagion, toutes ses peines écartées lui revinrent. On peut avoir une rage de tristesse comme on a des rages de dents. Isabelle, à présent, sanglotait.

Sait-on ce que veut dire le mot « mourir de fatigue » ? Isabelle mourait de fatigue. L’enfant criait de plus en plus. Les heures passaient.

Et tout à coup, comme elle regardait machinalement vers les fenêtres aux rideaux retombés, Isabelle eut une inspiration qui lui sembla bizarre, comme un fruit de ses trop longues insomnies, mais à laquelle elle ne résista point. Essuyant ses larmes, elle enveloppa dans un pan de châle le petit criard à bout de souffle, tira vivement les rideaux, ouvrit la fenêtre et, s’appuyant du coude sur le rebord, se tint debout devant la nuit.

Pourquoi donc avait-elle-fait cela ? Brusquement, le tout petit s’était tu.

L’air noir passait dans les cheveux d’Isabelle, caresse légère. Dans le creux obscur du jardin, mars préparait ses bourgeons, ses herbes et ses fleurs. Et, parmi le grand silence de nuit, une voix d’oiseau montait, dont les quelques notes étaient plus fraîches que des gorgées d’eau. Le rossignol, qui ne joint pas sa voix à celle de la multitude, chantait tout seul, oiseau-poète, annonçant à la nuit que le printemps venait.

Pourquoi donc avait-elle ouvert cette fenêtre, et pourquoi l’enfant s’était-il tu ?


Elle devait penser à cela toute sa vie. Elle y pensa le lendemain d’un bout à l’autre de la journée. Et ce court épisode nocturne fut, pour la petite femme mélancolique, comme un avertissement que le fils du rêve, lui, ne la désillusionnerait pas.