J. Tallandier (p. 96-105).

IX

Le chemin détourné


Quand Isabelle revint du château de Taranne, elle rapportait au logis du bavardage et de la joie pour le reste de sa vie.

Le soir, à table, elle raconta tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait entendu ; mais elle ne dit pas tout ce qu’elle avait senti.

Du reste, pour qu’on l’écoutât avec attention et plaisir, elle sut intéresser à son récit Léon, Zozo, et jusqu’à la petite bonne. Léon, flatté, ne se lassait pas d’entendre les compliments que le marquis avait faits à son sujet ; Zozo, la bouche grande ouverte, les yeux ronds, oubliait de manger pour écouter l’histoire des poissons rouges, des oiseaux dans la cage dorée et du chien russe au nez si long ; la petite bonne admirait qu’il y eût toujours, derrière la porte d’entrée, un si beau domestique, prêt à ouvrir au moindre coup de sonnette.

Isabelle put donc, le lendemain au déjeuner et tout le reste de la journée, recommencer, dans les mêmes termes, à détailler par le menu sa visite de la veille. Par ailleurs, elle n’avait pas dormi de la nuit. Les yeux épanouis dans le clair-obscur où s’agitait la veilleuse, le cœur battant, immobile aux côtés de Léon qui ronflait, elle avait laissé les heures nocturnes passer sur elle sans s’apercevoir de leur noire et lente monotonie.

Cet état de surexcitation et d’insomnie dura trois jours et trois nuits. La fièvre brûla les mains d’Isabelle, mit un bouton au coin de sa lèvre rouge, cerna ses yeux unis et frais.

Au bout de ce temps, elle comprit qu’elle devait refaire, pour ainsi dire, provision de bonheur, et qu’il était absolument nécessaire qu’elle revît son marquis. Alors, il fallut bien qu’elle se souvînt de ce qu’elle avait voulu jusqu’à présent oublier. Elle songea donc au petit chemin que personne ne connaissait dans la région et dont le gentilhomme lui avait si longuement parlé.

— Peut-être vous y rencontrerai-je un jour ?… avait-il murmuré.

Isabelle se mettait à trembler en pensant qu’il avait pu dire cela sans y attacher aucune importance et que, si elle se risquait jusqu’au petit chemin, elle n’y rencontrerait peut-être pas M. de Taranne. Enfin elle se servit de cette crainte comme d’un prétexte vis-à-vis d’elle-même.

« Je serais curieuse de voir si je l’y rencontrerais vraiment », formula-t-elle, un matin, mentalement. Et, forte de cette curiosité derrière laquelle elle voulait, à ses propres yeux, masquer une autre envie, elle s’habilla, quand vint l’heure de la promenade, avec plus de soin qu’à son ordinaire. Elle n’osa revêtir ni belle robe, ni beau chapeau, ni beau jupon, mais se permit ses bottines du dimanche, sa voilette neuve et ses gants frais. Elle mit beaucoup de soin à se poudrer les joues, à lisser ses tempes, à faire bouffer sa frange cuivrée. Elle s’était regardée dans la glace, elle fut surprise de s’y voir jolie, plus jolie qu’elle ne l’avait jamais été, malgré la fatigue nerveuse où elle vivait depuis trois jours.

L’amour, qui est la raison d’être des femmes, est aussi leur ornement, surtout quand il est, comme celui d’Isabelle, fait d’espoir mystérieux, de candeur illusionnée, de timidités enhardies. La petite Chardier a vu dans la glace qu’elle était jolie, mais il y a plus : elle sent qu’elle est jolie. Et, dès lors, c’est comme si sa volonté devait envoûter la destinée.

Il faut que le marquis soit tout à l’heure dans le petit chemin… et il y sera.


Isabelle sortit, comme chaque jour, accompagnée de la petite bonne poussant la voiture et de Zozo. Il faisait beau. Le froid sec était revenu. Les arbres crochus et noirs, confits dans le givre, brillaient au soleil. La terre était sonore sous les pas. Le souffle, devenu visible, jaillissait des bouches entr’ouvertes comme une petite fumée.

Quand on fut sorti de la ville, au moment de prendre la route Sainte-Marie, Isabelle s’arrêta d’un air décidé, et, sur le ton péremptoire, dit à la servante :

— Continuez avec le petit, Julia. Moi, je vais emmener Zozo faire une nouvelle promenade. Mais ce sont de mauvais chemins pour la voiture.

Vite elle tourne les talons, emportant, dans le vent de sa jupe, mademoiselle Zozo, qui questionne sans obtenir aucune réponse.

Isabelle est comme la plupart des femmes. Elle n’a aucun sens de l’orientation. Cela nous vient de l’atavisme, sans doute, comme tant d’autres choses. Notre race se souvient encore jusqu’à présent du temps où, vêtus de peaux de bêtes, les hommes nous traînaient à leur suite sur les chemins du monde.

Pourtant, après avoir longtemps hésité, piétiné, tourné, Isabelle Chardier reconnaît enfin, d’après les descriptions du marquis, le calvaire de bois peint, situé tout au bas de la montée boisée qu’il faut prendre pour arriver au petit plateau d’où l’on découvre une vue si belle.

Zozo lève le nez vers le calvaire et dit, très apitoyée :

— Comme il a l’air d’avoir froid ce Jésus, maman !…

Isabelle l’entraîne sans répondre. Zozo réfléchit un peu, tourne la tête tout en se dépêchant, regarde encore le calvaire, puis :

— On pourrait lui mettre ton manteau, maman…

Isabelle n’a pas le temps de rire ni de s’attrister de cet élan d’égoïsme naturel. L’âme de sa fille ne l’intéresse pas en ce moment. Les coups de son cœur, accélérés par la marche et l’émotion, lui font mal. Maintenant, Zozo, pour la suivre, court.

Voici le haut de la montée, voici le petit plateau. Les yeux d’Isabelle regardent sans voir. Elle est à l’une de ces minutes où l’on vit plus rapidement que la vie, où l’improbable devient naturel. Aussi ne s’étonne-t-elle pas un instant de voir le marquis surgir d’un groupe léger de pins frileux et venir à elle chapeau bas, main tendue.

— Bonjour… dit-elle tranquillement.


Pendant qu’il lui baisait la main, son coup d’œil gris avait tout de suite glissé sur Zozo, et l’on eût dit qu’Isabelle, soudain, l’intimidait. Tandis qu’elle souriait déjà, pleine d’aisance, s’extasiait sur la vue, pirouettait sur ses talons, il restait silencieux et gêné. Il semblait que des paroles préparées demeurassent derrière ses lèvres et qu’il ne sût plus maintenant quoi dire.

Isabelle ne vit pas tout cela, pas plus qu’elle ne voyait, en réalité, le paysage. Ce qu’elle voyait, c’était la haute stature du marquis, ses yeux fins, sa belle moustache tombante, presque brune, sa tempe un peu desséchée, où la racine des cheveux se montrait toute blanche, sa belle main gauche, nerveuse et veinée, qui tenait le gant enlevé et la petite canne à tête d’argent. Il était là près d’elle, avec tous les détails émouvants de sa personne, portant sur lui la marque de sa race, marque assez indéfinissable où, malgré la confusion générale des castes, on reconnaît encore aujourd’hui les aristocrates authentiques français aussi immanquablement qu’on distinguerait qu’un Chinois est un Chinois.

Au bout de quelques instants, le marquis dit :

— Je vais vous faire les honneurs de mon plateau, chère madame.

Et voici qu’ils marchaient côte à côte, séparés par la trottinante Zozo. Ils causèrent. Le français et l’anglais alternaient. Isabelle réentendait, avec un transport mal contenu, la voix spéciale, très douce, un peu nasillarde, qui, du bout des lèvres, laissait tomber les mots avec une sorte de négligence, de lassitude. Elle eût voulu pouvoir, dans un flot de paroles, dire à cet homme l’inexprimable plaisir qu’elle éprouvait à le voir. Tandis qu’elle bavardait si gentiment sur des choses menues, tout son être criait : « Près de vous seul, je me sens bien. Près de vous seul, je respire. Près de vous seul, ma petite beauté, ma jeunesse, ma force, vivent dans leur plénitude. Près de vous seul, je comprends ce que l’existence peut signifier. Je bondis vers vous de tout mon élan, de toute ma confiance. Mon âme obscure, touchante et timide, de petite femme quelconque, vous appartient. Vous que je ne connais pas, je vous aime plus que moi-même, je vous aime plus que mon enfance. La minute où je vous ai vu m’a fait oublier les lentes vingt-quatre années de mon passé. Vous êtes tout le merveilleux que j’attendais depuis ma naissance. Je vous admire, je vous respecte, je vous adore. »

Mais ces choses, qu’elle ne savait pas dire, ces choses montaient à ses yeux, ruisselaient de ses cils, enveloppaient éperdument le monsieur grisonnant et mince. Cependant, il n’osait presque pas, lui, regarder ces deux prunelles rousses qui lui avouaient si bien tout cela, à cause que ces deux prunelles rousses étaient parfaitement candides et que, pas un instant, n’y passait le regard de la chair.

… Isabelle, petite Isabelle palpitante, votre passion, semblable à vos plus charmants rêves de petite fille, ignore le désir, le désir qui bouscule et précipite le meilleur de l’amour, supprime les préambules délicieux, et, pressé d’accomplir son but animal, rappelle brutalement le sexe à son devoir, dresse l’un devant l’autre l’homme et la femme, ces ennemis naturels, établit tout de suite entre eux la Différence qui les rapproche et les sépare ; le désir, commencement de la fin, le désir qui pousse les êtres vers l’abîme d’une rapide et fatale satisfaction, après laquelle il n’y a plus face à face deux amoureux, couple presque divin, mais un mâle et une femelle qui se sont pris, esclaves obéissants d’une loi monotone.

Peut-être, dans quelque chambre fermée, petite Isabelle, seule avec celui que vous aimez, connaîtriez-vous cette fameuse « surprise des sens » qui renverse les femmes sans défense dans les coussins accumulés ; mais la campagne vous entoure et l’hiver, et vous tenez votre enfant par la main…


Ils se promenèrent tout autour du plateau, parmi les pins, revinrent cent fois sur leurs pas sans du tout s’en apercevoir, parce qu’à travers des propos sans importance chacun d’eux avait sur la bouche un secret qu’il ne disait pas. Et quand ils se tournaient l’un vers l’autre, leurs souffles, visibles comme la fumée, se mêlaient audacieusement dans l’air gelé.

Enfin, Zozo, qui tout d’abord intimidée, commençait maintenant à s’ennuyer, se mit à tirer sa mère par la manche, puis à pleurnicher, puis à répéter d’une voix de plus en plus aiguë :

— Quand est-ce qu’on va rentrer, maman ?… Quand est-ce, maman ?… Dis, maman ?

Ce que voyant, Isabelle se souvint que sa fille était là. Vraiment, elle ne l’avait pas plus sentie à côté d’elle qu’un parapluie. Pleine de courage et de sagesse, elle déclara qu’il fallait qu’elle rentrât bien vite.

— Vous reviendrez ?… demanda le marquis.

Son regard perplexe erra sur Zozo. Mais Isabelle ne pouvait comprendre qu’il en voulait à la petite fâcheuse.

— Oui, nous reviendrons, dit-elle joyeusement. N’est-ce pas, Zozo ?

Elle éprouvait tout à coup le besoin de faire entrer la gamine en scène, ayant, pendant plus d’une heure, oublié son existence.

Le marquis considéra l’enfant, puis la mère, puis revint à l’enfant. Il ouvrit la bouche comme pour dire enfin quelque chose, mais ne put que murmurer, en baisant avec respect la main d’Isabelle :

— Alors, au revoir, chère madame… Et à très bientôt, n’est-ce pas ?…