Comme tout le monde/1/10
X
Trouble
Il fallut bien raconter à Léon la promenade au plateau, la rencontre du marquis. Isabelle le fit d’un ton détaché qui ne laissait rien paraître de son secret, et Léon ne put que sourire. Même il éprouvait, à cause de cette rencontre, un sentiment de vanité. Puis il se prit à taquiner Isabelle : « Maintenant que tu ne vois plus que des marquis… » disait-il.
Les jours qui suivirent, cette plaisanterie, à chaque instant, se renouvela. Cela devenait une espèce de tic. Isabelle faisait semblant de trouver cela drôle. Du reste elle se montrait, sans savoir pourquoi, d’une extrême gentillesse pour son mari, l’écoutait parler d’un air extasié, lui demandait des nouvelles de l’étude, et, au lieu de bouder comme d’habitude, se mettait à rire quand il lui disait des choses désagréables.
Cette amabilité débordait sur tout le monde. Zozo connut des heures enchantées où sa mère jouait à cache-cache avec elle ou bien lui découpait des poupées de papier ; et Julia, la petite bonne, hérita, un matin, d’une jupe encore assez propre et d’un vieux corset.
Cependant Isabelle vivait intérieurement un bonheur tourmenté. L’idée de retourner au plateau la hantait nuit et jour. Il lui semblait que le marquis était toujours là-haut, attendant qu’elle vînt.
Enfin, quand elle sentit qu’elle ne pouvait plus y tenir, elle partit bravement, un après-midi, traînant à sa suite non seulement Zozo, mais la bonne et la voiture. Elle n’avait pas averti Léon. Le fait d’emmener la bonne avec les deux enfants lui semblait suffisant pour ôter à cette promenade tout caractère équivoque, même devant sa propre conscience.
— Ça nous changera un peu, expliqua-t-elle. Et je me suis rendu compte, l’autre jour, que les chemins étaient très bons pour la voiture.
Tout en s’efforçant de cacher son agitation, elle se répétait, en montant la côte : « Il n’y sera pas… Il n’y sera pas… »
Le temps était pluvieux et traversé de vent. Les pieds clapotaient dans la terre humide, et l’air était doux, malgré le mois de janvier, selon l’ordre nouveau des saisons qui, depuis des années, sont devenues tout à fait contre-nature.
Isabelle, le cœur serré, déboucha la première sur le plateau. Bien qu’elle se fût ingéniée, tout le long de la route, à préparer sa déception, elle sentait d’avance ses yeux se gonfler de larmes au pressentiment du plateau déserté. Mais, comme la première fois, le marquis sortit du petit bois de pins et vint à sa rencontre, le chapeau à la main ; et le vent emportait en arrière ses beaux cheveux gris.
Il avait pu d’abord croire qu’Isabelle était seule. Lui ayant baisé la main, il relevait la tête pour dire : « Comme c’est gentil ! » lorsqu’il vit paraître, au haut de la montée, le groupe formé par la bonne, la voiture et Zozo. Ses sourcils se froncèrent, ses lèvres se pincèrent sur le juron qu’il retenait. Mais il sut se remettre en une seconde et sourire.
Ayant embrassé Zozo, il se pencha sur la voiture et fit quelques compliments au sujet du bébé qu’il regardait sans le voir. Ensuite, une certaine gaucherie l’immobilisa sur place.
Isabelle Chardier, elle, justement à cause de la présence de la bonne, des enfants et de la voiture, sa suite ordinaire, montrait encore plus d’entrain et de hardiesse que les autres jours. Marchant d’un pas délibéré, elle prit sur elle d’entraîner à quelque distance le seigneur déconcerté.
Au bout de cinq pas, elle parla. Une sorte d’enfantine complicité brillait dans ses yeux. Son sourire, ses paroles, son allure la montraient visiblement en état d’école buissonnière. Le vent malmenait les pans de son paletot ouvert, en même temps qu’il agitait la jaquette du marquis. Pris dans un même souffle, ils pressaient tous deux le pas, instinctivement, et bientôt ils eurent laissé loin derrière eux la bonne, les enfants et la voiture.
Le marquis, peu à peu, s’était rapproché jusqu’à ce que son bras frôlât celui de la petite femme. Alors il ralentit un peu la marche, et, les prunelles étrangement brillantes entre ses paupières clignées, il dit presque bas en se tournant le plus possible vers elle :
— Savez-vous que je suis tous les jours ici à partir de deux heures et demie ? Je vous attends quelquefois jusqu’à la nuit… Comme vous êtes cruelle de ne pas venir tous les jours !
C’était un aveu d’amour. Isabelle en reçut le coup en plein cœur. Ses jambes flageolèrent. Elle eut la sensation qu’elle se mettait à marcher de travers. Une faiblesse grandissante l’envahissait, et l’on eût dit que son cœur frappé battait maintenant dans toute sa personne, depuis sa tête jusqu’à ses pieds.
Elle put enfin dire :
— Mais, si je ne viens pas tous les jours, c’est que je ne peux pas… Sans ça !…
Elle se tut brusquement. Elle venait aussi de faire son aveu. Ses joues un peu pâles devinrent roses, et le marquis en fut enhardi. Sa main, doucement, prit le coude d’Isabelle. Ils marchaient à présent sous les pins. Au-dessus d’eux, le bruit du vent dans les aiguilles vertes s’enflait et diminuait comme un orchestre sans notes.
— Je voudrais tant vous voir seule… souffla le marquis.
Et son haleine très proche fit voler des petits cheveux contre l’oreille d’Isabelle.
— Est-ce que je ne pourrai jamais vous voir seule ?… reprit-il, tandis que ses doigts serraient plus fort le coude qu’ils emprisonnaient.
Isabelle baissait les yeux. Elle les releva pour regarder autour d’elle, inquiète de se sentir isolée, puis ne put s’empêcher de tourner son regard vers celui du marquis, et ce fut comme si leurs âmes venaient de se toucher.
— Dites… continuait-il, dites ?… Voulez-vous que nous nous voyions seuls ?… — Seuls ?… balbutia-t-elle comme en rêve. Pourquoi seuls ?… Et d’abord comment voulez-vous que je fasse ?…
— Écoutez !… dit-il très vite, comme si des paroles longtemps contenues se précipitaient enfin sur ses lèvres, écoutez ! La marquise part dans deux jours pour Paris avec son fils et les gouvernantes. Moi je reste seul au château. Je… J’ai dans le fond du parc, un petit pavillon où je fais quelquefois du modelage… On peut y entrer par une barrière spéciale sans être obligé de passer par la grande grille… Pas de concierge… Pas de cloche… Comprenez-vous ?… Personne ne vous verra.
— Oh !… dit Isabelle en dégageant vivement son bras.
Elle venait de sentir l’adultère passer. Une vive rougeur parut à ses joues, monta jusqu’à la racine de ses cheveux, et, de nouveau, ses yeux de petite fille s’affolèrent sous ceux du marquis.
Ils s’étaient arrêtés de marcher.
— Vous voulez ?… insista-t-il câlinement.
Mais il vit, au regard de biche qu’elle jetait autour d’elle, que la petite femme, au lieu de répondre, allait s’enfuir à toutes jambes du côté de la bonne, des enfants, de la voiture ; et vite il essaya de réparer la bêtise qu’il venait de faire, de réapprivoiser l’effarouchée par un mot plus rassurant.
— Vous ne voulez pas, chère madame ?… nasilla-t-il. Je comprends, en effet, je comprends que… Enfin ! Nous en reparlerons un jour.
Il se rapprocha, suppliant, respectueux.
— Mais dites !… Dites que vous reviendrez au moins ici, sur le plateau…
Il ajouta, poussant jusqu’au bout la concession :
— … Avec vos enfants.
— Oui… murmura-t-elle en reculant. Peut-être… C’est-à-dire…
Ils étaient l’un en face de l’autre, debout dans le vent presque tiède. Elle leva les yeux, regarda le marquis de Taranne. Une expression d’humble adoration passa dans ses iris roux de gamine. Puis des larmes y montèrent tout à coup.
— Je vous ai froissée, dit-il. Je suis idiot !
Il secouait la tête d’un air vexé, répétant :
— Je suis idiot ! Idiot !
Au loin, la petite bonne apparaissait, poussant avec peine la voiture sur le terrain inégal. Zozo gambadait en avant.
Alors, le marquis ôta son chapeau d’un beau geste courtois.
— Au revoir, chère madame, dit-il bien haut. Mes amitiés à Chardier, n’est-ce pas ?
Mais ayant pris les doigts d’Isabelle pour un rapide baise-main, il sentit une petite pression de ces doigts tremblants, et comprit à cela qu’elle reviendrait.
— Devine où j’ai été aujourd’hui et qui j’ai rencontré ?
Isabelle riait très fort. Léon venait d’entrer dans la salle à manger.
— Encore le marquis ?… fit-il avec une nuance d’irritation.
Il hésita, finit par rire aussi, mais en haussant les épaules.
— Quand je te le disais !… commença-t-il. Il te faut des marquis, à toi !
— Il a trouvé le petit lion très beau ! s’écria Isabelle. Et cette simple petite phrase, qui remettait les choses dans une atmosphère familiale, décida Léon à la bonne humeur.
— Alors, raconte-moi !… demanda-t-il en s’asseyant près de la corbeille à ouvrage. A-t-il parlé de moi ?
— Beaucoup !… dit Isabelle.
Et, de toutes pièces, elle inventa une conversation entre elle et le gentilhomme.
Mais, depuis ce jour, une confusion éperdue s’installa dans son cœur, et cela se traduisit sur sa figure par des changements de couleur encore plus manifestes qu’auparavant.
Elle eut à faire des visites, dut assister à quelques dîners et réceptions qui la supplicièrent.
Parmi les potins des salons, elle se taisait, étrangère. Les gens, en province comme à Paris, se trouvent eux-mêmes si ennuyeux, — quel mot révélateur : « Je m’ennuie ! » — qu’ils ne peuvent se passer des autres, éprouvant le besoin d’en médire à défaut de pouvoir leur faire du mal, ce qui serait sans doute la suprême distraction.
Tandis que d’éternelles histoires se rabâchaient entre les fauteuils rapprochés, Isabelle guettait désespérément quelque chose : elle guettait le mot qui la ferait rougir.
Les timides savent quels invraisemblables prétextes leur mettent le sang aux joues. La plus lointaine allusion suffisait pour empourprer Isabelle dont l’âme, maintenant, n’était plus à l’aise. Les paroles chuchotées par le marquis avaient atteint et troublé son innocence de petite femme loyale et froide.
Aussi découvrait-elle à chaque instant, dans les conversations, de quoi faire subitement, publiquement, chavirer son visage, comme celui d’une criminelle.
Quand M. Benoît, capitaine retraité, disait, voulant parler des polyglottes : « C’est beau d’être polygone », un travail d’une vertigineuse rapidité se faisait dans l’esprit d’Isabelle : « Polyglotte… langues étrangères… parler anglais… j’ai parlé anglais avec le marquis. »
Et dès que ce mot « marquis » avait touché sa pensée, elle devenait si violemment rouge que tout le monde le remarquait.
Elle finit par se voir forcée d’inventer des raisons à ces vapeurs soudaines. « Oh ! mon Dieu !… s’écriait-elle au hasard, j’ai un élancement dans la dent ! »
Devenue violette, elle se tenait la joue ; on la plaignait, on lui offrait des remèdes ; et son mensonge devenait si ridicule qu’elle avait envie de pleurer.
Chez elle, à table, quand elle sentait que Léon allait dire sa fameuse plaisanterie : « Il te faut des marquis, à toi ! » elle aimait mieux se lever d’un bond pour éviter le désastre, ne savait plus que faire pour expliquer ce sursaut, courait à la cuisine en déclarant qu’elle sentait une odeur de brûlé, ou bien prétendait entendre marcher dans le jardin, afin de pouvoir se précipiter aux vitres. Et tout cela lui donnait une allure incohérente qu’elle craignait de voir commenter.
De la sorte, sa vie était une torture de tous les instants. Elle eût voulu vivre derrière un masque, derrière un voile. Elle songeait puérilement : « Si les fées me proposaient un don, je demanderais de ne jamais rougir. »
Et son visage était devenu pour elle une calamité.
Elle n’ose plus respirer, vivre, penser librement que lorsqu’elle est couchée et que la nuit la protège. Alors, elle repasse dans sa mémoire les moindres détails de sa dernière entrevue avec son marquis.
Une gêne chagrine lui est restée au fond de la poitrine, à cause de ce pavillon dont il a parlé, ce pavillon dans lequel — elle l’a très bien compris — il l’attendrait comme un amant.
Un amant !… Isabelle n’est pas sensuelle. Ce mot ne l’enivre pas. Elle ne demande à l’amour que des regards et des causeries longues et douces. Le seul plaisir qu’elle imagine serait de passer sa paume sur les cheveux gris du marquis, d’embrasser ses paupières fatiguées. Le reste lui semble absurde et révoltant.
Est-ce que vraiment le marquis songeait « au reste » en lui parlant de ce pavillon ? Est-ce qu’il voulait qu’Isabelle fût sa…
La honte et l’orgueil l’envahissent ensemble au mot qu’elle n’a pas prononcé, même en esprit. N’est-il pas stupéfiant de penser qu’on puisse songer à elle, Isabelle Chardier, quand on est marquis et qu’on a une femme aussi belle, originale et raffinée que madame de Taranne ? Le sentiment du crime et celui de la magnificence bouleversent à la fois l’âme de la petite, enfouie dans son oreiller. Elle a peur d’être « une vilaine femme ». Rien qu’à effleurer de tels sujets, elle doit se sentir dégradée. Mais elle ne peut venir à bout de se mépriser tout à fait. Elle sent quelque chose qui la flatte dans cette aventure, et, cela, ce doit être tout à fait monstrueux ; mais elle sent aussi qu’elle aime, et cela ne peut être mal…
Isabelle ouvre les yeux, les referme. Elle n’arrivera pas à débrouiller le peloton enchevêtré de ses sentiments.
La veilleuse agite des fantômes tout autour de la chambre. Les respirations des petits sont légères, dans le clair-obscur, mais celle de Léon s’accentue jusqu’au ronflement, et, du ronflement, passe à l’étranglement. Isabelle remue dans le lit pour le faire taire. Et, comme elle se retourne, sa hanche touche le corps chaud du dormeur. Celui-là, c’est son mari, l’homme permis, le compagnon médiocre de sa vie médiocre. Celui-là, c’est le devoir, c’est l’honnêteté, c’est l’honneur. Pourquoi de telles choses n’ont-elles rien à voir avec le rêve ?
L’honneur, c’est Léon ; le rêve, c’est le marquis…
— Est-ce qu’il m’aime ?… se demande Isabelle, Oui, il m’aime, puisqu’il veut que…
Mais, aussitôt, une voix, dans son cœur, lui répond :
— Non, il ne t’aime pas, justement parce qu’il veut que…
Cette fièvre nocturne, mêlée aux émois des journées, finit par changer quelque chose au gentil visage d’Isabelle. Cet amour et ses complexités la labouraient si profondément que ses traits s’en affinèrent par degrés. La bouche plus rouge, les yeux plus grands, les narines plus mobiles, elle eut bientôt, sur la face et dans ses gestes, un reflet presque pathétique.
Et, parce que l’instinct du mâle le plus morne ne se trompe guère à ces signes, Léon, qui n’était point capable de rien remarquer, sentit ces choses sans les voir.
— C’est extraordinaire comme tu deviens femme depuis quelque temps !… disait-il les soirs en se couchant.
Et par-dessus tous les supplices qui traversaient sa vie, Isabelle connut le plus terrible, celui de voir son mari redevenir amoureux.