J. Tallandier (p. 83-95).

VIII

La belle visite


Une tiédeur anormale suivit la neige de Noël, et il arriva que ce 1er janvier fut semblable à un jour de printemps.

Depuis une huitaine, l’effervescence particulière qui environne le Nouvel An animait les salons de la petite ville. Malgré la boue et l’averse, les visites s’échangeaient avec fureur. Il y avait dans l’air une officialité exaspérée. Les épouses des notaires, avoués, médecins, fonctionnaires, officiers, exagéraient leur air « comme il faut » et cette bouche en cœur qui dit si bien : « Bonjour, chère mâme. »

Rentrée chez soi, l’on écrit vingt lettres à des parents éloignés qu’on n’aime pas, à des relations indifférentes. On envoie des vols de cartes aux quatre points cardinaux, et même des images niaises où les vœux sont inscrits en lettres dorées. On commande des bonbons chez Belamour et des jouets à Paris. On prépare des dîners et des soirées.

La bourgeoisie chérit ces époques, comme elle aime toutes les occasions qui lui font sentir qu’elle est toujours solide, bien à sa place, aveuglément enfoncée dans ses coutumes, manies et superstitions.

Parmi cette oiseuse agitation, notre Isabelle passait, absente et comme somnambule. Elle était pourtant, par atavisme, par éducation, très éprise de tous ces protocoles dont se nourrit la société ; mais le jour de l’an lui-même n’arrivait pas à la distraire de son idée fixe : Isabelle pensait à la marquise de Taranne Flossigny.

Du marquis, il n’était plus question. Une vision avait chassé l’autre. Isabelle passait le temps à se remémorer les moindres détails de sa prodigieuse aventure, cette courte promenade en automobile aux côtés de la belle Hongroise. Elle essayait de répéter toutes les paroles prononcées par la grande dame, de retrouver les inflexions de son accent étranger, d’évoquer une à une les particularités de sa toilette, depuis les plumes du grand chapeau noir jusqu’à la pointe des petits souliers violets. Son imagination, meule qui tourne presque toujours à vide, broyait, comme une inattendue poignée de grains, ces souvenirs fragiles.

Elle avait déjà raconté l’événement plus de dix fois à Léon, qui, maintenant, cessait de l’écouter. Quand elle se retrouvait seule avec Zozo, elle interpellait l’enfant :

— Elle est jolie, la marquise, n’est-ce pas. Zozo ?

Et même la petite bonne dut répéter chaque jour à sa patronne insatiable ses impressions d’automobile.

Isabelle eût voulu toute la journée parler de la marquise. Obligée de refréner son enthousiasme, elle chantait des heures au piano, tout en songeant à sa nouvelle idole. Et toujours un regret tourmentait son cœur, le regret de n’avoir pas su goûter comme il fallait un moment inouï, de n’avoir pas osé parler, d’avoir mal remercié la châtelaine pour sa bonté si simple et si touchante.

Bientôt, un projet naquit dans l’esprit d’Isabelle. Avec l’audace des timides, elle résolut d’aller chez la marquise, au château, sous prétexte, justement, de la remercier. Elle ne pouvait pas ne pas la revoir. C’était impossible.

La ruse originelle et profonde qui est l’intelligence et la grandeur des femmes lui dicta les paroles diplomatiques nécessaires pour écarter les hésitations de son mari. Elle s’arrangea pour que Léon eût l’air de lui suggérer l’idée qu’elle-même avait eu tant de peine à lui mettre dans la tête.

— Je crois tout de même que tu ferais bien d’aller faire une visite de remerciement à la marquise… finit-il par déclarer avec importance après quelques jours, alors qu’ils déjeunaient.

— Tu crois ?… dit-elle.

Ils discutèrent un moment, au bout duquel Isabelle enfin se laissa convaincre.

— Alors, c’est bon… fit-elle en soupirant. Je vais y aller tantôt, puisque ça te fait plaisir…


Le long de la route encore trempée des averses du matin, c’est Isabelle qui se dépêche, le cœur vif, toute seule dans un peu de beau temps.

Arrivée à la grille du parc, elle s’arrête, terrifiée tout à coup, n’osant pas tirer la lourde chaîne de la cloche.

Elle a revêtu sa belle robe bleue d’hiver, son chapeau des grands jours. De sa main gauche, elle relève sa jupe sur son jupon de soie ; de sa main droite, elle tient son parapluie, son petit sac et son manchon d’astrakan. Elle est essoufflée, elle a chaud. Ses joues rondes sont en feu, ses yeux sont large ouverts, sa frange ardente brille sur son front. Elle a la fraîcheur lisse et rose des enfants. Elle est charmante.

« Allons, pense-t-elle, je n’ai pas de chance ! Voilà que j’ai le sang à la tête et que le vent m’a toute décoiffée. »

Elle donne un petit coup de tête à son chapeau pour le remettre en place, ouvre la bouche afin que son menton tire sa voilette, et enfin, lâchant un instant sa jupe, se décide à sonner.

Maintenant, le concierge l’ayant laissée passer, elle s’avance le long d’une allée de sable, entre des fusains mouillés, des arbustes rares emmaillotés de paille. Des pelouses grandes comme des prairies bordent l’allée qui monte, tourne et retourne avant d’aboutir au château, lequel, tout enveloppé de vieux arbres, est ancien d’un côté, neuf de l’autre, ayant été récemment restauré.

Devant les marches du perron, Isabelle voit un petit garçon aux yeux boudeurs et tristes, qui joue sans entrain à faire manœuvrer une automobile de poupées, magnifique jouet, sur l’une des larges marches. Ses deux gouvernantes, vêtues de noir, debout à quelques pas, surveillent ses gestes. Le petit marquis jette sur Isabelle un regard mauvais, et recule. Emmitouflé, maigrelet, pâlot, ce fameux Anne-Louis-Élémir n’a vraiment rien de merveilleux.

— Vous désirez, madame ?… a demandé l’une des gouvernantes.

Isabelle rougit très fort et murmure la phrase consacrée que l’on prononce au seuil des gens :

— Madame est visible ?…

— Je crois que madame la marquise est sortie… dit la gouvernante. Mais si vous voulez sonner…

Isabelle a gravi le perron, malgré son envie de fuir ces lieux où tout la déconcerte, lui semble presque hostile. Sa main tremble sur le bouton électrique.

Un valet lui ouvre, comme s’il eût été de toute éternité derrière la porte. À voix plus basse encore, elle renouvelle sa petite phrase.

Et comme le valet, impassible, va répondre, une autre porte s’ouvre, et c’est le marquis de Taranne Flossigny qui parait, en jambières de cheval. Il cligne un instant ses yeux gris, aussi gris que ses cheveux, devine sans doute la femme de Léon Chardier, et, soudain empressé, s’approche.

— Mais entrez donc, chère madame, dit-il.

Sa voix distinguée nasille un peu. Et, tandis qu’il s’efface pour laisser passer Isabelle éperdue :

— Madame de Taranne n’est pas à la maison, dit-il, mais je pense qu’elle ne va pas tarder à rentrer. Si vous voulez l’attendre…

Et voici qu’Isabelle se trouve au milieu d’une sorte de serre, jardin d’hiver touffu d’arbres précieux et de fleurs, où la chaleur d’un invisible calorifère est douce comme l’été. Par les vitrages glauques on voit, jusqu’au bout de l’horizon, la campagne incolore de l’hiver. Dans un vaste aquarium, des poissons éclatants frétillent, tout au milieu de la véranda. À gauche, entre des palmiers, c’est une volière à grillages dorés, pleine d’oiseaux extraordinaires. Un grand sloughi dort sur une peau d’ours blanc, son museau trop long posé sur ses pattes de chimère. Une petite odeur de tabac d’Orient flotte parmi les choses.

Isabelle perd la tête. Elle n’ose pas lever les yeux sur le marquis, elle n’ose pas non plus regarder autour d’elle. Elle n’a pas encore eu l’idée de lâcher sa jupe. C’est à peine si elle peut comprendre que le marquis l’invite à s’asseoir sur un divan bas, où des coussins de toutes couleurs culbutent les uns par-dessus les autres.

Enfin, elle s’assied en disant : « Merci, monsieur », puis devient plus rouge encore, reprend sa respiration, et, les yeux fixés à terre, commence :

— Je suis venue… remercier votre… je veux dire madame… la marquise… de m’avoir ramenée chez moi, l’autre jour, dans…

— Oh !… interrompt le marquis avec un geste qui signifie : « Cela n’en vaut pas la peine. »

Puis, sans doute pour mettre à son aise la petite femme qu’il prend en pitié, il lui tend une coupe pleine de cigarettes à bouts dorés.

— Vous fumez ?…

— Oh ! non !… se récrie Isabelle avec un mouvement en arrière.

Le sang, de nouveau, afflue à ses joues. Elle a levé ses paupières qu’elle rabaisse aussitôt, comme médusée par le visage du marquis. Lui, souriant, la considère une seconde, puis, d’un ton presque paternel, commence à parler de Léon, de l’estime où le tient la marquise douairière, du mouvement des affaires. Sans attendre que la jeune femme s’embarrasse d’une réponse, il parle du Nouvel An, du temps qu’il fait, de leur dernier voyage en Hongrie ; et tout cela semble s’enchaîner si naturellement que le cœur d’Isabelle, peu à peu, se remet en place. Sa gorge se desserre, son souffle se régularise.

Le marquis vient d’allumer une cigarette. Il offre un bonbon. Et comme Isabelle prend enfin sur elle de lever la tête et de regarder autour d’elle, il fait pivoter son rocking-chair, et, montrant l’aquarium :

— Ce sont d’assez curieux poissons, dit-il. Ils sont chinois. On les appelle des télescopes. Voulez-vous les voir de près ?

Les voici tous deux contre les parois de verre, regardant évoluer, dorés, rouges ou noirs, les charmants télescopes. Cela donne à Isabelle le temps de se remettre tout à fait.

Elle examine un bon moment le jeu de ces poissons de Chine, dont chacun est rond comme une noix, avec deux yeux ressortis qui ressemblent aux lanternes d’une auto, des écailles précieuses et une queue plus longue que son corps, tout en dentelle, semblable à un papillon dont les ailes séparées seraient tissées en fil d’araignée. Plus jolies que des fleurs, plus façonnées que des bagues, les fragiles bestioles aquatiques vont et viennent sans se lasser. Isabelle, très impressionnée, ne peut s’empêcher de dire :

— On dirait des fées…

Et comme elle n’est pas obligée de regarder le marquis, elle se risque à dire encore :

— … Comme dans les contes de nursery.

— Vous parlez donc l’anglais ?… dit-il étonné. Vous prononcez si bien « nursery ».

Alors, Isabelle sourit sans presque rougir.

Yes… répond-elle.

Son cœur est envahi d’orgueil, à cause de ce savoir auquel elle n’avait jamais songé, ce savoir qu’elle possède et dont elle n’use plus depuis si longtemps, ce savoir qui lui confère, aux yeux du marquis, une distinction inattendue. Et voici que cela, subitement, l’apprivoise. Une véritable transfiguration s’opère en elle, simplement parce qu’elle a retrouvé la langue de son enfance :

I spoke english before french…, fait-elle, as a child…

Le plus naturellement du monde, ils se mettent tous deux à causer, unis par cette langue étrangère, comme si, en dehors du français, il leur était enfin permis de se comprendre, d’échanger leurs paroles avec aisance et grâce.

Wonderful !… répétait Isabelle, pleine d’assurance.

Sa main suivait, le long des parois de l’aquarium, la danse des poissons chinois.

Après l’aquarium, on alla regarder de près la volière. La conversation britannique s’animait. Jamais la petite Chardier ne se fût crue éloquente à ce point. De minute en minute son aplomb grandissait, allait presque jusqu’à la coquetterie. Ses prunelles rousses regardaient en face les yeux gris du gentilhomme, ces yeux gris un peu fatigués, si charmants…

À présent, elle croquait des bonbons, renversait un peu le buste en arrière, montrait, dans un sourire, ses petites dents irrégulières et fraîches. Et, pas plus que le marquis, elle ne songeait maintenant à madame de Taranne.

Le marquis reprit une cigarette, taquina du bout du pied le grand chien mélancolique. Isabelle entr’ouvrit son manteau. Une griserie inconnue la soulevait. Sans rien formuler, emportée dans un tourbillon de délices, elle se sentait jolie, audacieuse, à sa place dans cette atmosphère parfumée au tabac blond, parmi ces fleurs, ces feuilles, ces bêtes dorées, ces coussins, en face de cet homme grisonnant et séducteur, dont la race semblait aussi fine que celle de son sloughi à taille mince allongé sur la peau d’ours blanc. Certes, il y avait du miracle en elle et tout autour d’elle. Pour la première fois de sa vie son âme et son corps étaient à l’unisson. Ses idées naissaient claires et faciles comme ses paroles, son sang circulait bien. Elle se sentait, comme on dit en anglais, « confortable ».

Le marquis reprit le français pour l’entretenir avec bonhomie de ses chasses, de ses chiens, de ses chevaux.

— Vous aimez aussi beaucoup vous promener… dit-il.

Et il lui parla d’un adorable petit chemin détourné que personne ne paraissait connaître dans le pays. Il lui indiqua minutieusement le moyen de s’y rendre, dit qu’il y allait parfois lui-même, à pied, vers trois heures.

— Peut-être vous y rencontrerai-je un jour ?… conclut-il sur un ton nonchalant.

Puis, tout de suite, il reprit le thème des chasses. Ensuite ce furent les voyages. Alors Isabelle découvrit qu’il connaissait son pays à elle, sa côte, sa ville. C’était trop de joie, vraiment. Ils nommèrent ensemble des rues, des routes, même de vieilles gens de là-bas, à qui le marquis avait parlé.

Ce ne fut qu’au jour baissant qu’Isabelle s’aperçut qu’elle était au château depuis plus d’une heure. Confuse mais plus du tout embarrassée, elle s’excusa.

— La marquise ne rentre pas… dit-elle, et voici très longtemps que je suis ici.

Son rire léger sonnait. Elle reprit son parapluie, son petit sac, son manchon. Et, comme elle se retournait sur la première marche du perron, tendait, pour le shake-hands, sa main gantée, le seigneur grisonnant, mince et long s’inclina dans l’ombre et lui baisa le bout des doigts.


Sur la route du retour où le crépuscule orangé gagnait les horizons pluvieux, Isabelle marchait très vite, comme si ce pas pressé continuait un élan donné.

Ce ne fut qu’au dernier tournant, juste au moment d’entrer en ville, qu’elle comprit ce qui lui arrivait.

— Mais je l’aime !… dit-elle à voix haute.

Haletante, elle répéta :

— Je l’aime… Je l’aime…

Elle s’entendit prononcer cela. Ce fut une révélation si foudroyante qu’elle s’arrêta brusquement dans sa course. Et, toute seule au milieu de la route assombrie, les yeux fermés, la main sur son cœur, la petite femme crut, de bonne foi, qu’elle allait mourir subitement.