J. Tallandier (p. 71-82).

VII

À côté du bonheur


Ce matin-là, tandis qu’Isabelle, en robe de chambre, les mains dans les vieux gants de suède, époussetait la salle à manger, mademoiselle Zozo, assise devant la table ronde, faisait semblant d’écrire. De grands zigzags couvraient peu à peu la feuille de papier qu’on lui avait donnée ; et, naturellement, elle tirait la langue, tantôt à droite, tantôt à gauche.

— J’écris une lettre !… déclare-t-elle enfin.

— À qui donc ?… demande Isabelle qui, tout en époussetant, rêvasse on ne sait à quoi.

— C’est à le petit Jésus, dit Zozo, peut ce que c’est après-demain Noël.

Et voici qu’Isabelle est soudain tout émue par cette petite phrase. Zozo commencerait-elle à réaliser la poésie de l’enfance ? Écrire au petit Jésus, que c’est gentil ! Toute la joie de Noël entre en tourbillon dans le cœur de la jeune mère. Arrêtée au milieu de la pièce, elle laisse pendre, le long de son humble robe du matin, deux mains affublées de ces gants sales. Elle voit, devant ses yeux, scintiller, comme des étoiles, le givre de l’hiver et le sucre des friandises, blancheurs qui furent toujours le décor des charmants et puérils christmas. Mille petites bougies tremblotent sur des sapins enguirlandés de clinquants. Le pudding fume. L’âne et le bœuf sont autour de la crèche. Les trois rois mages apparaissent, balancent l’encensoir à travers un paysage de frimas, — qui d’ailleurs ne fut pas du tout celui de la Nativité, puisque le petit bon Dieu, lorsqu’il naquit, le fit dans la tiédeur éternelle d’une ville orientale.

Mais Isabelle n’a jamais songé à cela, pas plus que ceux de sa race, lesquels, d’une religion juive sortie du sable chaud de la Palestine, sont arrivés à faire naître cette naïve, barbare et magnifique féerie d’Occident, qui va de la cathédrale au petit sabot en sucre.

La voix de la bambine interrompt le songe doré.

— Maman, dit Zozo, veux-tu m’écrire la lettre ?

— Oh oui !… s’écrie Isabelle qui, tout de suite, s’assied à la table. Qu’est-ce qu’il faut dire au petit Jésus ?…

— Voilà !… fait Zozo.

Et, tout d’une traite : « Le petit Jésus, au ciel. — Mon petit Jésus, je voudrais bien, dans mon soulier, une poupée habillée en bleu qu’on trouve au Bazar de la Ménagère, prix : 2 fr. 50, et ensuite un ménage, prix : 1 fr. 25, et ensuite des bonbons de chez Belamour, pour dix sous. Et c’est tout. »

Isabelle, le crayon en l’air, regarde sa fille avec stupeur. Tant de scepticisme chez une gosse qui n’a pas cinq ans !… Mais non ! Zozo croit à l’enfant Jésus. Son petit visage n’est pas hypocrite. Seulement, voilà : elle a le sens pratique, le sens des précisions.

— C’est écrit, maman ?… demanda-t-elle.

— Oui… dit tristement Isabelle.

Et, devant ses yeux tout à l’heure visionnaires, s’éteignent un à un les clinquants, les petites bougies et les frimas.


Quand on fut sur la route Sainte-Marie, Isabelle, lasse de madame Chanduis, déclara qu’elle voulait aujourd’hui pousser plus loin, dépasser le Rond-Point. Elle commençait à soupçonner que la compagnie de la notairesse, bien que la flattant à l’extrême, n’était peut-être pas très amusante. Mais cette sensation n’allait pas jusqu’à son cerveau.

Simplement, une inquiétude la menait. Elle était restée, depuis ce matin, troublée, mélancolique. Ce souffle de Noël qu’avait glacé la moderne Zozo l’agitait pourtant encore. Il fallait qu’elle allât devant elle, qu’elle marchât sans regarder ses enfants, sans tenir compte de la petite bonne qui s’essoufflait derrière la voiture du bébé…

À grands pas on arrive, au bout d’une heure, devant une grille de jardin. Une maison vieillotte se dresse entre deux paquets d’arbres. Le son affaibli d’un piano trouble le grand silence campagnard où le ciel jaune prépare de la neige. La nuit va tomber bientôt.

Isabelle, arrêtée net, tend l’oreille.

— C’est la maison de M. et madame Godin, dit la petite bonne.

— Ah ? fait Isabelle qui, d’un signe, impose silence à tout le monde.

Appuyée à la grille, elle écoute, elle écoute de toute son âme. Ce doit être M. Godin qui joue. Sans doute madame Godin, installée près de lui, achève quelque tableau du bout de ses calmes pinceaux. Les deux vieux originaux, qu’ils sont heureux ! Musique, peinture !… Que joue-t-il donc, M. Godin, que joue-t-il qui se répand si tristement à travers le silence ?

Isabelle sent son cœur se déchirer dans sa poitrine. Haletante, la bouche ouverte, dans un abandon total de son être, elle semble boire cette musique qui lui fait mal. Elle se sent en état d’obéissance. Elle est esclave. Elle ne peut plus s’ôter de ce charme qui l’a prise au passage.

Ce n’est pourtant pas pour elle qu’on joue. On ne sait pas qu’elle est là, collée à cette grille comme une voleuse, dérobant ces notes qui tombent, miettes du bonheur des autres. Comme elle voudrait entrer dans la maison, connaître le mari et la femme qui vivent ainsi, isolés, absorbés dans leur art double, heureux…

Isabelle va pleurer. Cet air atténué qui vient à elle est trop insistant, trop doux, trop mineur. Il faut qu’elle s’en aille, qu’elle retourne chez elle, vers sa vie quotidienne sans plaisirs et sans émotions.

Elle retient mal le sanglot exalté qu’un peu de musique inattendue lui tire de la gorge.

— Rentrons !… dit-elle sèchement.


La neige les prit en pleine route déserte. Cela commença par trois ou quatre flocons égarés, puis ce fut immédiatement un tourbillon fou. Zozo effrayée s’agrippait à la main d’Isabelle, en pleurant. La tête en avant, serrée contre la petite bonne qu’elle aidait à pousser la voiture, Isabelle essayait d’avancer plus vite. Et cela composait, parmi le tournoiement de neige, dans la nuit tombante, un petit groupe noir en détresse.

Les contours des choses avaient disparu. Les flocons, dans l’ombre, semblaient devenir foncés. Le silence s’assourdissait encore à chaque pas.

Et, tout à coup, le ronflement d’une auto s’entendit par derrière, venu du bout de l’horizon. Puis cela se rapprocha. La voiture, comme lancée dans l’espace, arrivait. Isabelle tourna vivement des yeux sans espoir vers l’apparition vertigineuse. Elle s’apprêtait à refermer ses paupières fouettées de flocons, quand une chose extraordinaire arriva. Sur la route crépusculaire agitée de neige, l’auto s’était arrêtée. Il y eut un bruit de glace baissée. Une voix de femme appela :

— Madame ?…

Isabelle, la bonne, Zozo, pétrifiées sur place, regardèrent.

— Madame ? reprit la jolie voix, venez, madame. Vous êtes la femme de notre avoué, je crois ?

L’accent est celui d’une étrangère. C’est la marquise de Taranne Flossigny.

— Vous ne pouvez pas être sur la route par un pareil temps, continue la voix hongroise. Venez donc ! Je vais vous reconduire chez vous !


On avait hissé la voiture du bébé sur la galerie, installé la petite bonne à côté du chauffeur. Isabelle, assise contre la marquise, portait le petit lion endormi sur ses genoux. En face, Zozo, toute raidie de surprise, se tenait immobile sur un des strapontins. Et, comme le chauffeur avait profité de l’arrêt pour allumer ses phares, la marquise venait de tourner le bouton électrique qui éclaire l’intérieur de l’auto. On filait presque sans bruit dans la nuit.

La langue d’Isabelle était paralysée dans sa bouche. Elle ne pouvait même pas remercier madame de Taranne Flossigny. Enfoncée dans les coussins exacts, confortables, elle dilatait ses grands yeux roux, elle regardait le gros bouquet de violettes de Parme qui garnissait le cuir sombre de la vaste et tiède voiture semblable à un salon. Elle examinait des détails précis et luxueux. Elle respirait le parfum venu des longues fourrures de la marquise, sans toutefois oser regarder cette voisine trop belle. Et puis aussi, elle avait peur, à cause de la vitesse insoupçonnée qui l’emportait dans la nuit comme à l’abîme. Et tout son corps se crispait nerveusement, délicieusement.

Ce fut la marquise qui, la première, parla.

Elle ne posa pas à Isabelle les monotones questions auxquelles la petite femme s’était habituée dans les salons de la sous-préfecture. Elle dit d’abord :

— J’aime beaucoup la neige. On a toujours envie de se rouler dedans, n’est-ce pas ?

Et sa voix chantante prononçait si drôlement, si joliment les mots. Elle disait : « Se roulerr dedans. »

Elle ajouta, sans qu’Isabelle devinât pourquoi :

— Mais enfin, que fairre ?

— Oui… murmura Isabelle toute décontenancée.

Elle osa tourner un peu la tête, vit le profil pâle et lisse de la dame, couvert d’ombre par l’immense et plumeux chapeau noir qui la coiffait. Des vêtements sombres, des zibelines enveloppaient sa précieuse personne. Elle était en demi-deuil.

— Nous sommes venus pour la Noël, reprit-elle au bout d’un instant. Je donne un arbre tous les ans aux petits du pays.

Elle expliqua cette fête. Arrivés le matin même, ils avaient commencé les apprêts au château. Elle allait maintenant en ville pour des achats.

Son accent donnait de la saveur à ses moindres paroles. Comme une virgule, la petite phrase incompréhensible revenait sans cesse : « Mais enfin, que fairre ?… »

Isabelle sentait que son stupide silence devenait une impolitesse. Elle fit un grand effort, et, comme on ne pouvait la voir rougir, elle dit enfin à tout hasard :

— Votre petit garçon va bien, madame ?

— Oui, merci… dit la marquise.

Elle remua sur les coussins, passa son bras dans la lanière, allongea son pied qui soudain apparut étroitement chaussé d’un soulier violet.

Les yeux d’Isabelle s’immobilisèrent sur ce petit pied violet qui la stupéfiait. Était-il possible qu’une dame moderne fût ainsi chaussée comme dans un conte de fées ! Instinctivement, la pauvre Isabelle renfonça sous sa jupe ses deux bottines usagées, toutes crottées par la promenade. Elle avala sa salive avec peine et reprit, cramponnée à cet unique sujet de conversation :

— Votre petit garçon a deux institutrices allemandes, n’est-ce pas ?

La marquise eut un sursaut.

— Oh ! non !… pas allemandes !… dit-elle de toute sa haine de Magyar qu’Isabelle, d’ailleurs, ne pouvait comprendre. Pas allemandes ! L’une est anglaise et l’autre suédoise.

— Oui… dit faiblement Isabelle.

Puis :

— Il ira sans doute au lycée, plus tard ?

— Plus tard ?… fit la marquise avec indulgence, oh non !… Plus tard, il aura un abbé.

Et l’on eût dit que ces gouvernantes et cet abbé fussent, pour le petit marquis, les formes mêmes de la destinée.

Mais la troublante étrangère s’était tournée vers Isabelle, et, montrant Zozo :

— Elle est un peu plus jeune que mon fils, n’est-ce pas ?

Et Isabelle fut prise d’une sorte de honte devant son humble petite fille. Il lui semblait impossible que cette maman si belle, dont le petit était un marquis, voulût bien remarquer l’existence des enfants ordinaires.

D’ailleurs, la marquise s’empressa d’ajouter sur un ton péremptoire :

— Elle sera jolie, votre fille. Elle a de charmants yeux, vraiment.

Et la petite Chardier, flattée jusqu’à l’étranglement, fut, en même temps, assez scandalisée, parce que, dans son monde, on ne fait jamais de compliments des enfants devant eux.

L’auto exécutait un virage. On entrait en ville. La voix autoritaire et chantante de la marquise reprit :

— Je suis très heureuse de vous dire que mon mari est enchanté de M. Chardier. Ma belle-mère aussi. C’était toute une affaire de lui changerr son avoué… Mais enfin que fairre ?…

Un demi-sourire mystérieux glissa sur son jeune visage pâle. Elle fit entre ses dents :

— M. Lautrement ne plaisait plus à mon mari…

Elle ajouta très vite :

— Ou plutôt madame Lautrement…

Mais Isabelle n’entendit pas cette remarque importante. Elle était trop tendue d’attention. Elle ne voulait rien perdre des louanges que, tout à l’heure, elle répéterait à Léon textuellement.

Une joie confuse la possédait en même temps que l’angoisse de se dire qu’on arrivait dans un instant, qu’il allait falloir descendre de l’auto avant même d’avoir pu reprendre sa respiration. Elle eût souhaité que ce voyage durât de longues heures, afin de trouver le temps de se remettre, de goûter jusqu’au fond ce plaisir inouï, par le hasard offert. Dans cette automobile, n’était-elle pas assise à côté du bonheur ?

Être la marquise de Taranne Flossigny ; vivre dans ce luxe perpétuel ; passer à travers l’existence, couverte de fleurs et de parfums, sur ces deux petits pieds chaussés de violet ; avoir cette autorité, ce port, ce profil de reine ; être la femme du marquis…

Ah ! pourquoi la désespérante timidité d’Isabelle lui coupait-elle la voix ? Pourquoi ne savait-elle pas, à la merveilleuse créature qu’elle ne reverrait peut-être jamais plus, exprimer les sentiments qui gonflaient son cœur, sentiments de reconnaissance pour son affabilité, d’admiration pour sa splendeur gracieuse, d’émotion pour ce moment unique passé près d’elle ?…

L’auto venait de s’arrêter. Le chauffeur descendait la voiture du bébé, Zozo secouait sa petite robe, la bonne reprenait le bébé toujours endormi. Et, parmi les remerciements embarrassés d’Isabelle, la jeune grande dame, toujours souriante, ne démêla point du tout que la banale petite femme de son avoué venait de vivre, en ces quelques instants, l’aventure la plus magnifique de sa vie.