Librairie Ollendorff (p. 10-15).


II

À L’AUBERGE DU TROU-PUNAIS


Cocardasse et Passepoil, toujours si bien d’accord dans les circonstances les plus graves de leur vie, et alors que leur existence était en danger, ne l’étaient généralement pas quand il s’agissait de futilités.

Si l’un voulait aller à droite, l’autre préférait tirer à gauche. Ce n’était nullement avec l’intention de se contredire, ni de se chamailler, mais simplement parce que l’un cherchait avant tout le bon vin, l’autre le beau sexe. Quand ils trouvaient les deux réunis, aucune contestation ne s’élevait entre eux.

Ce ne fut pas le cas à la courtille Coquenard où leur étoile venait de les faire arrêter.

Ayant d’un côté le cabaret de Crèvepanse, de l’autre celui du Trou-Punais, ils se trouvaient, suivant l’expression consacrée : entre deux-selles, assis par terre.

— Vivadiou ! prétendait le Gascon, cette colichemarde est de bon augure, mon mignon, et le vin, ici, doit-être agréable. Je présume que c’est le rendez-vous des gens d’épée qui se veulent payer l’air de la campagne et nous n’y rencontrerons pas, comme chez Gradot, au quai de l’École, de ces bélîtres de gens de plume, qui se viennent sottement mêler aux maîtres ès armes et estoc.

Par contre, Passepoil, qui regardait de l’autre côté, avait entrevu des jupes et leur compagnie lui semblait beaucoup plus agréable que celle de tous les spadassins de France et de Navarre.

— Halte-là, dit-il, viens plutôt par ici. Si nous avons un écu blanc à dépenser, mieux vaut qu’il tombe dans la main d’une jolie fille que dans l’escarcelle d’un bandit.

Oh ! certes, ce doux Normand était de tout cœur pour la vertu.

— Toujours le sexe, mon pauvre Amable.

— Que t’importe ? pourvu qu’on te serve à boire.

— Pécaïre, tu as raison ; et pour si peu que je sois inflammable, je suis d’avis qu’il y a des jours où la société des dames ne saurait me déplaire. Boutons donc là-dedans, ma caillou, et voyons si Bacchus et Vénus ils sont toujours amis.

Il n’était guère que quatre heures de relevée et, pour le moment, le nid était à peu près vide, les commensaux habituels étant à leurs affaires, ou plutôt aux affaires des autres.

La Paillarde accueillit les nouveaux venus avec son plus alléchant sourire. Elle les traita d’emblée de gentilshommes. Il en fallait moins que cela pour que Passepoil lui accordât le plus haut mérite, et il avait parfaitement raison, si tant est que le mérite réside dans l’abondance des appas et dans les œillades encourageantes.

— Messieurs les gentilshommes, leur dit donc l’hôtelière, qu’allons-nous vous servir ? Vous trouverez ici tout ce qui fait le plaisir des lèvres, et bien d’autres choses encore… Vous faut-il de la bière ou du vin, des œufs mollets, du pâté de venaison ou bien un chapon cuit à point ?

— Cornebiou ! nous voulons d’abord du jus de la treille, s’écria Cocardasse. De ce pas, mon petit prévôt et moi, nous venons de Montmartre en Parisis et c’est si haut perché que j’en ai le gosier plus sec qu’une peau de bouc.

— Cela se trouve à merveille, messeigneurs ; voici justement du vin d’une vigne des Chartreux de Vauvert que nous tenons en bail et cens ; peut-être n’en est-il pas d’aussi bon et chaud dans Paris. Goûtez-y et, sitôt ces deux brocs vidés, on vous en montera d’autres.

Le fameux vin de Vauvert râpait fortement le palais ; c’était tout juste si, pour l’avaler, il ne fallait pas se tenir à la table. Mais le gosier de Cocardasse ne s’arrêtait pas à ce détail, et quant à Passepoil, il s’occupait de tout autre chose que du cru qu’on lui servait.

Les bras nus, les hanches rebondies et les grasses poitrines qui circulaient autour de lui, le frôlant sans cesse, mettaient sa tête à mal bien autrement que la bouteille. Si quelque chose l’offusquait, c’était de ne pouvoir, — et pour cause, — rencontrer les yeux de la Paillarde, qui ne le regardait pas sans regarder en même temps Cocardasse.

Toute femme est déjà un être énigmatique. Quand elle louche, il n’est plus possible de savoir ce qu’elle veut ni ce qu’elle pense.

Certes, elle était bien séduisante quand elle vint s’asseoir entre les deux prévôts ; mais le Normand constata avec stupéfaction qu’elle déployait toutes ses grâces pour son noble ami, ne le considérant lui, que comme un gringalet bon tout au plus pour un jour de disette.

Le Gascon protesta :

— Capédédiou, dit-il, je ne voudrais pas empiéter sur les terres de ma caillou. Si nous avions eu tous les deux les mêmes goûts, il y a longtemps que nous nous serions ouvert le ventre. Mais moi je n’aime que le vin, Amable n’aime que les femmes ; de cette façon, oïmé ! nous ne nous contrarions jamais.

La Paillarde n’était pas embarrassée pour si peu. Elle fit volte-face et son genou prit contact avec celui de Passepoil : c’était plus à l’argent qu’à l’homme qu’elle en voulait.

Or, le Normand perdait toute prudence devant une vertu peu farouche, et le Gascon, de son côté, s’humectait si bien la langue qu’elle tournait à tort et à travers. À eux deux, c’était la plus belle paire d’étourneaux qu’on pût rêver. Souvent même, pour un mot en l’air ou une œillade, ils se mettaient dans des situations dont il ne leur était possible de sortir qu’en risquant leur vie.

Déjà les brocs succédaient aux brocs et Cocardasse, pris lui aussi de tendresse, laissait les filles boire dans son verre, tandis qu’Amable ne sentait plus seulement un genou, mais tout le poids d’un corps appuyé au sien. Il frottait ses épaules en porte-manteau contre des rondeurs affriolantes et trouvait tout pour le mieux dans le meilleur des mondes.

On ne sait trop où cela se fût arrêté sans l’intervention de deux jeunes gens dont l’arrivée fut assez mal accueillie, non point que la Paillarde dût se gêner avec eux, mais plutôt parce qu’ils gênaient les combinaisons qu’elle n’avait pas eu le temps de mettre à exécution.

Cocardasse les dévisagea lui-même d’un air assez malveillant et ils ne s’étaient pas plus tôt assis à une table pour jouer aux dés qu’il les interpella :

— Cornebiou ! mes mignons, il me semble avoir déjà vu vos museaux roses quelque part. N’auriez-vous pas été en nourrice du côté de Bayonne ?

Les joueurs continuèrent leur partie sans répondre, avec cette belle insouciance de la jeunesse que les radotages ne sauraient atteindre.

Cela ne faisait pas l’affaire du Gascon : il asséna sur la table un coup de poing formidable qui fit s’entre-choquer les brocs et les verres.

— Quand Cocardasse Junior vous fait l’honneur de vous parler, hurla-t-il en se dressant devant eux, il faudrait lui répondre, beaux blancs-becs !

C’était une provocation.

— Nous répondons quand il nous plaît et quand on nous interroge avec d’autres formes, répondirent-ils en se levant tous deux, que voulez-vous savoir ?

— Où vous étiez avant de venir à Paris et si, il y a quelque temps, vous ne rôdiez pas sur les frontières d’Espagne ?

— Nous n’avons de comptes à rendre à personne et surtout à vous que nous ne connaissons pas.

— Cornebiou ! mes poulets, vous en rendrez quand même, gronda le prévôt en mettant l’épée à la main. Il me semble avoir déjà fait jaser devant vous un Espagnol qui ne voulait rien dire…

Les jeunes gens échangèrent un regard rapide et se mirent en défense sans prononcer une parole.

— C’était un Castillan qui s’appelait Morda, continua le Gascon ; je lui fis danser la danse de l’ours un beau soir dont vous devez vous souvenir… Regarde-moi un peu ces têtes, ma caillou, nous avons vu cela à Bayonne.

L’un des deux jeunes gens éclata de rire :

— Pardieu, cet homme est ivre, dit-il ; je jurerais qu’il voit trouble. Allez chercher vos ressemblances ailleurs, l’ami, et laissez-nous continuer notre jeu, si vous ne voulez pas en jouer un autre qui serait dangereux pour vous.

C’était mettre le feu aux poudres. Passepoil se leva et dégaina lui-même ; les adversaires, l’épée haute, se placèrent à chaque bout de la salle, Yves de Jugan en face de Cocardasse, le fils de Pinto vis-à-vis de Passepoil.

Les fers allaient se croiser, le combat commencer quand se produisit l’intervention la plus inattendue.

La Paillarde, un pistolet dans chaque main, se planta résolument entre les adversaires.

— On ne se bat pas chez moi sans que je le permette, dit-elle, et les gentilshommes qui entrent ici ne doivent pas en sortir les pieds en avant. Il y a malentendu entre vous ; qu’on remette les épées au fourreau et qu’on s’explique.

Passepoil obéit le premier ; son admiration pour l’hôtelière venait de se décupler en une seconde.

— Bas les armes, dit-il à son tour, et remettons-nous-en au jugement de la Beauté.

Or, celle-ci se souciait fort peu de la vie de ses clients. Bien d’autres chez elle avaient mordu le sol, qu’elle n’avait jamais songé à défendre. Peut-être eût-elle agi de même à l’égard de ceux-ci s’ils eussent été plumés ? Elle n’en avait pas eu le temps et l’intérêt qu’elle leur témoignait n’avait pas d’autre cause.

Selon toutes probabilités, les jeunes gens auraient eu le dessous, mais les hasards sont si grands que le contraire eût pu arriver, et mieux valait empêcher tout le monde de se battre.

Pour calmer la colère de Cocardasse, la Paillarde le fit boire ; bien mieux, elle invita ses adversaires. C’était là un argument sans réplique et quand les verres furent vidés en commun, l’entretien prit une autre tournure.

— J’aurais juré pourtant, commença le Gascon qui tenait à son idée, vous avoir vus à Bayonne.

— Nous arrivons de Marseille il y a six jours, répondit l’un des jeunes gens.

— Dites-moi, l’ami, n’avez-vous jamais connu Gauthier Gendry ?…

— Gauthier Gendry ?… Ce nom-là n’a pas encore été prononcé devant nous…

— Et la Baleine ?…

Ils se mirent à rire :

— Il n’y a pas de baleines d’où nous venons…

— Eh bien, sandiéou !… topez là et toutes mes excuses… Apportez-nous deux brocs, la belle, et tenez-nous tête. Cocardasse junior il doit honorer le courage dans le beau sexe et dans la jeunesse, vivadiou !

Or, si l’on jouait ferme, si l’on trichait, si l’on se tuait dans les tripots de M. de Tresmes, gouverneur de Paris, et dans ceux de la princesse de Carignan, on laisse à penser ce qui pouvait se passer dans les endroits où la police ne venait jamais mettre le holà et où le jeu, l’amour et le crime étaient libres de toute entrave.

Au Trou-Punais, les enjeux étaient moins forts, mais une bonne partie passait dans les poches de l’hôtelière qui s’imposait toujours comme partenaire et avait organisé à sa façon la cagnotte. Les joueurs l’accusaient bien d’avoir le mauvais œil et de porter la guigne à ses adversaires ; ils n’en devaient pas moins la subir. Quand elle avait gagné, elle avait une façon si agréable de remercier les vaincus par une caresse que c’étaient eux encore qui lui étaient redevables.

Cocardasse à moitié ivre de vin de Vauvert, et Passepoil d’amour pour la patronne, étaient gens faciles à gruger.

Toutefois, la Paillarde était d’avis qu’il ne faut pas manger son bien en herbe et que, si elle les dévalisait, ils ne reviendraient plus.

Yves de Jugan et Raphaël Pinto, pour leur compte, prétendaient amadouer assez les prévôts pour les faire rester là jusqu’à la nuit ou les décider à revenir le lendemain.

De concert avec Gauthier Gendry et la Baleine, qui se tiendraient à distance, on reconduirait ces bons amis Cocardasse et Passepoil sur le chemin de Paris, pour qu’ils ne fissent pas de mauvaise rencontre. Ce serait d’ailleurs tout un plan à combiner avec l’ancien caporal aux gardes pour le soir où l’occasion serait propice.

Tout le monde ayant donc intérêt à ménager ce jour-là les deux compagnons, le jeu fut à peu près ce qu’il devait être. Ils n’eurent donc à débourser que quelques écus, tant pour leur perte que pour ce qu’ils avaient bu.

Chaque fois que la Paillarde se levait de table, Yves de Jugan poussait Passepoil du genou et lui glissait quelques mots à l’oreille :

— On ne sait pas ce que les femmes ont dans la tête, monsieur Passepoil ; en voilà une qui a résisté à toutes nos avances, à mon camarade et à moi…

— Et pourtant vous êtes jeunes, répondit le Normand non sans une certaine fatuité.

— C’est vrai ; jeunes et pas trop mal tournés. Cependant, elle n’a d’yeux que pour vous.

Cocardasse approuvait, disant :

— L’amour, il a le bandeau.

Pinto reprenait à son tour :

— Oui, mais il n’y a rien à faire de jour, monsieur Passepoil. Venez ce soir ou demain, un peu avant qu’on mette les barres, et le diable m’emporte si vous n’êtes pas le plus heureux des mortels.

Cependant, si féru que fût le Normand de cette passion nouvelle, il n’oubliait pas la promesse faite à Chaverny de rentrer au coucher du soleil. Il se leva don et fit signe à Cocardasse de le suivre.

— Holà, mes gentilshommes, vous voilà bien pressés, s’écria la Paillarde. Je viens justement de mettre à la broche un chapon à votre intention et j’entends que vous ne nous quittiez pas avant minuit.

— Vivadiou ! s’écria le Gascon, l’invitation elle est aimable, la compagnie aussi ; mais nous soupons ce soir chez une princesse et nous avons donné notre parole de n’y pas manquer.

En disant ces mots, il arrondit le bras et salua d’un geste théâtral en balayant le sol des plumes neuves de son feutre.

La Paillarde entoura le cou du pauvre Amable de ses deux bras adipeux et, le regardant dans les yeux, lui demanda à mi-voix :

— Est-ce pour toi ou pour lui, la princesse ?… Tu sais que je suis très jalouse.

Le Normand se mit à bégayer : cette femme qui ne le regardait que d’un œil et dont il sentait la chaude poitrine contre la sienne, lui inspirait à la fois de la crainte et un immense bien-être.

— C’est… pour… murmura-t-il… je ne sais pas…

— Eh bien, soit, je te passe ta princesse pour ce soir, mais jure-moi que demain tu seras ici après le couvre-feu.

— Je te le promets, répondit Passepoil, dont la face pâle s’épanouit à la pensée des joies futures.

— Sandiéou, mes agneaux, tonna le Gascon, vous en voilà déjà aux confidences… Va bien, ma caillou !…

— Il me promet de venir demain soir, répliqua la Paillarde. Vous serez des nôtres, monsieur Cocardasse ?

— Oïmé ! je le crois bien, puisqu’il y a ici du vin pour moi et de l’amour pour mon petit prévôt. Avec cela, nous autres, mes pitchouns, nous faisons le tour du monde.

— J’ai votre parole, messeigneurs, n’y manquez pas plus que pour la princesse, ajouta l’hôtelière en plaquant un gros baiser sur les joues de Passepoil, qui pâlit de bonheur.

— À demain… à demain, dirent ensemble Yves de Jugan et Raphaël Pinto, en échangeant un regard qui en voulait dire long.

Et les deux prévôts s’en allèrent triomphants vers Paris, ne se doutant guère qu’ils venaient de se jeter dans la gueule du loup.