Librairie Ollendorff (p. 15-22).


III

QUI COMMENCE BIEN, SE POURSUIT MAL ET FINIT POUR LE MIEUX


Ce qui avait été facile à promettre l’était moins à tenir. Lorsqu’ils furent à jeun et dispos, les prévôts s’en rendirent bien compte ; ils ne voyaient aucun moyen de quitter nuitamment l’hôtel de Nevers sans l’assentiment de Chaverny.

À vrai dire, le marquis n’était leur maître que par intérim, et volontiers ils se fussent passés de sa permission s’ils n’eussent craint pour plus tard une semonce de Lagardère.

Ils n’étaient donc libres de leurs actions que jusqu’au point où ils commençaient à interroger leur conscience, et c’était celle-ci qui les gênait.

— Diou bibane ! murmurait le Gascon en se grattant l’oreille. Comment faire ?

— Comment faire ? répétait Passepoil avec un gros soupir, qui emportait les rêves si bien caressés depuis la veille.

Tous deux se sentaient retenus par le point d’honneur de l’homme d’armes auquel on a confié un poste à garder, et tous deux cherchaient un biais pour tourner leur devoir, car ils brûlaient de se retrouver à la courtille Coquenard, l’un pour boire, l’autre pour d’autres raisons.

Le premier reprit en se donnant un grand coup de poing au front :

— Lou couquin de Chaverny va nous envoyer paître…

— Il nous défendra de sortir…

— Il faut trouver un joint, ma caillou.

— Trouve-le, Cocardasse.

— Je n’en vois qu’un… et je crois bien qu’il est mauvais…

— Dis-le, insinua le Normand ; à nous deux, ventre de biche ! peut-être le trouverons-nous bon !

Cocardasse ne soupçonna même pas que son compère pouvait railler et s’expliqua :

— Si nous escaladions les murs, quand tout le monde dormira ?

— Laho veille toute la nuit ; sans compter que les portes de la ville seraient fermées et que nous arriverions trop tard… Cherche autre chose, Cocardasse.

— Cherche à ton tour, mon bon !

Ils n’eussent pas été plus soucieux s’il eût été question d’assassiner le Régent.

— Nous ne pouvons pas dire au marquis que nous voulons aller à la courtille Coquenard…

— Es-tu fou, ma caillou ?… Mieux vaudrait lui demander d’aller chanter matines aux Cordeliers…

— Alors ?…

— Alors… Sandiéou ! disons-lui que nous allons au théâtre.

— Bien trouvé, mon noble ami… Mais s’il nous demande demain ce que nous avons vu ?

— Ta tête elle se perd, caramba ! Autrefois, péquiou, tu n’aurais pas été au bout de ton rouleau pour si peu… Eh donc, nous dirons que toutes les places étaient prises.

— Tu es un grand homme, Cocardasse.

— On me l’a toujours dit, Amable… Allons-y…

Ils se mirent incontinent à la recherche du marquis, persuadés que leur cause était gagnée d’avance. Mais dès qu’ils l’eurent trouvé, ce fut à qui ne parlerait pas. Chacun d’eux tournait son chapeau entre ses doigts et poussait son voisin de l’épaule.

Chaverny se mit à rire et leur demanda :

— Eh bien ?… quelle nouvelle avez-vous donc à m’apprendre ?

Le Normand se hasarda :

— C’est une nouvelle qui n’est pas une nouvelle, bégaya-t-il ; nous voudrions aller à l’Opéra…

Cette fois le marquis éclata de rire :

— Vous à l’Opéra… Et quand ?…

— Ce soir… Le marquis sembla réfléchir à l’instant, puis il dit :

— Votre jour est mal choisi, mes amis ; on ne joue pas à l’Opéra ce soir.

Les prévôts se regardèrent avec consternation ; le plan qu’ils avaient si laborieusement échafaudé péchait par la base et ils n’avaient aucun autre prétexte à invoquer.

— Parlez franchement, fit le marquis en remarquant leur trouble qu’il interpréta à sa façon ; vous avez quelqu’un à surveiller.

Ce fut pour Cocardasse un trait de lumière. Il fut si content de saisir cette perche tendue qu’il n’hésita pas une seconde à mentir :

— Pécaïre !… s’écria-t-il, c’est affaire à M. de Chaverny de deviner ce qu’on ne lui dit pas… Eh ! cornebiou ! c’est bien cela !… Nous avons rencontré hier deux têtes qui ne nous reviennent pas et nous serions bien aises de savoir à quoi elles s’occupent le soir.

— Cela me suffit, allez ; mais pas de bataille, ni d’esclandre, et venez me dire demain ce que vous aurez vu.

Exactement à la même minute, dans un cabaret de la rue Guisarde, quatre hommes de notre connaissance se préoccupaient fort de Cocardasse et de Passepoil.

Il y avait là Gauthier Gendry, l’ex sergent aux gardes, Raphaël Pinto, Yves de Jugan, les jeunes coqs, fils des prévôts tués par Lagardère, et enfin la Baleine, l’homme monstrueux.

— Le vrai moyen quand on veut pénétrer quelque part, disait le premier c’est d’assommer d’abord les chiens de garde. Ces deux-ci disparus, on aura plus facilement raison des autres.

— Mais gare à leurs morsures, répliqua la Baleine. Les molosses ont les crocs solides.

— Le principal sera fait par nous, dit Yves de Jugan, très fier de se montrer à la hauteur de sa tâche et de prouver que s’il n’avait pas les années, il avait du moins l’audace.

— On vous les amènera sans défiance jusqu’à l’égout, reprit à son tour Raphaël Pinto, et l’un des deux au moins sera ivre.

— Quand Cocardasse se bat, il retrouve sa raison, opina la Baleine toujours prudent.

— Si vous ne suffisez pas à les jeter dans l’égout, vivants ou morts, répondirent les jeunes gens, nous vous y aiderons.

— Tudieu, mes mignons, dit Gendry, on fera de vous quelque chose. Dès que vous quitterez l’auberge, nous vous suivrons d’abord à vingt pas ; quand il le faudra, nous serons sur vos talons. Un rire macabre secoua le grand corps de la Baleine :

— Deux coups d’épée dans le dos, dit-il, et… flic… flac !… Cocardasse boira son dernier coup.

Les bandits se concertèrent encore un instant et se séparèrent, par groupes de deux, pour regagner la Grange-Batelière. Ils étaient d’autant plus certains du succès qu’en cas de besoin ils pourraient appeler quelques malandrins à la rescousse.

Ils comptaient sans le hasard, cet arbitre des choses.

L’homme propose et Dieu dispose, dit le proverbe. Souvent Dieu est remplacé par la femme.

Gauthier Gendry avait fort bien proposé d’ôter la vie aux prévôts ; ce furent les actrices et les danseuses de l’Opéra qui en disposèrent.

Ainsi va le monde.

On s’étonnera peut-être que celles-ci se fussent rencontrées avec ceux-là, puisque d’un côté il y avait relâche au théâtre ; que, d’autre part, Cocardasse et Passepoil n’avaient jamais eu l’intention de s’y rendre, et qu’enfin rien ne semblait devoir être commun entre les prêtresses de Terpsichore et les deux sacripants convertis. Or, il n’y a que les montagnes pour ne pas se rencontrer, tandis que les prévôts et les demoiselles qui courent la prétantaine risquent toujours de se trouver quelque part nez à nez.

Nous avons dit que la noblesse ne se hasardait guère du côté de la Grange-Batelière. La bourgeoisie s’y rendait moins encore, et ceux-là seulement qui aiment la fête à grand fracas, le rire et la chanson, le vin et les belles, ceux-là y allaient faire une fête que rien ne gênait ; encore avaient-ils soin d’en revenir avant le coucher du soleil.

Toutefois, il est des têtes folles qui vont se fourrer dans les pires aventures avec une insouciance vraiment sans égale. C’était là déjà un point commun entre les deux prévôts et ces demoiselles de l’Opéra.

En ce qui touche ces dernières, le brusque départ du prince de Gonzague et de ses roués et les circonstances dans lesquelles il avait eu lieu avaient jeté le désarroi dans leurs rangs.

Mlle  Fleury avait perdu en Philippe de Mantoue un protecteur puissant et riche ; la Nivelle ne pouvait plus bafouer le gros Oriol ; Cidalise, la Desbois, la Duplant, Dorbigny et les autres regrettaient les soupers et les orgies de jadis.

Leurs liaisons avaient sombré en même temps que les actions de Law, dont elles avaient fait si ample provision dans le gousset de leurs adorateurs. Comme elles s’étaient plus ou moins données, mieux vaudrait dire vendues, pour ces fameuses actions qui ne valaient plus un sol, elles gardaient rancune à ceux de qui elles les tenaient de la banqueroute de leur papier, tout comme de la banqueroute de leur amour.

De là, elles en étaient arrivées à mépriser tous les hommes, et jamais on ne vit tant de vertu à l’Opéra. Pour en triompher, il eût fallu des monceaux d’or, et l’or était devenu un mythe.

La privation de ce rare métal ne laissait pas que d’accroître leur dépit, tandis qu’il leur était à peu près indifférent d’être privées d’amour.

Elles n’en tenaient pas moins les soupirants à l’écart, en raison de leur escarcelle trop plate, et se contentaient de se distraire entre elles en attendant des jours meilleurs.

Au lieu des tapageuses parties de campagne à Versailles, aux Vaux-de-Cernay ou à Chelles, en compagnie de soupirants riches et titrés qui jetaient l’argent à poignées, il fallait se borner, entre femmes, à de modestes pique-niques dont le théâtre était le plus souvent la banlieue.

Nivelle en était l’ordonnatrice, et l’ex-fille du Mississipi, après avoir personnifié le grand fleuve, n’avait pas dédaigné ce matin-là de mener ses camarades sur les bords fangeux de l’égout de Montmartre.

— Avec un peu d’illusion, avait-elle dit, on pourra s’y méprendre et rien ne nous empêchera de considérer les moutards qui grouillent dans les flaques d’eau comme d’authentiques sauvages.

Deux carrosses de louage avaient donc amené toute la bande déjeuner à la Grange. De là on avait rayonné aux environs, faisant irruption dans les guinguettes, y semant des éclats de rire et des mots quelque peu lestes. Quand vint le soir, la grasse et ronde Cidalise se trouvait même plus ronde que de raison. Dès qu’en l’out hissée dans un carrosse, elle ne tarda pas à ronfler comme plusieurs toupies de Nuremberg.

Or, ceci ne pouvait qu’égayer ses camarades si elle eût été la seule en cet état. Mais elles cessèrent de rire quand elles s’aperçurent que l’un des cochers était ivre à rouler, ce qui ne l’empêcha pas de vouloir aussitôt grimper sur son siège.

Par malheur, la voiture ne se fut pas sitôt ébranlée qu’elle alla verser dans une ornière remplie d’eau croupie dont Fleury, Nivelle, Cidalise et deux autres furent amplement aspergées.

La partie de plaisir menaçait de mal finir. Après des cris et des vociférations qui n’avaient rien du répertoire classique, ces dames purent sortir du carrosse, non point couvertes de fleurs, leurs éclaboussures exhalaient un tout autre parfum.

L’automédon releva ses chevaux et sa voiture, reçut quelques soufflets qui, pour être administrés par des mains féminines, n’en étaient pas moins cinglants et déclara qu’il n’en pouvait mais.

Un brancard était cassé ; il fallait tout d’abord songer à le réparer du mieux possible.

Pendant qu’il s’y occupait, la nuit vint. Un épais brouillard s’éleva des marécages et il fallut attendre que le brancard fût rattaché avec des cordes qui n’offraient qu’une solidité relative.

L’autre carrosse eût pu gagner les devants, reconduire à Paris les demoiselles qu’il contenait et revenir chercher les autres. Mais Nivelle était profondément vexée de sa robe fripée et des sourires narquois de celles qui étaient indemnes. Aussi ne voulut-elle rien entendre, réussissant à faire partager son opinion à celles de ses compagnes qui portaient comme elle des traces de l’accident.

Cette preuve d’autorité n’en manquait pas moins de logique au point de vue de la prudence la plus élémentaire ; et cela d’autant mieux que des silhouettes ne tardèrent pas à s’estomper dans la brume. Elles étaient même si peu rassurantes que, changeant subitement de ton, ces dames supplièrent le cocher de se hâter.

Celui-ci n’avait garde de les satisfaire. Il était toujours ivre et ne se rendait aucun compte du danger. D’autre part, la joue lui cuisait encore, et il était de ceux à qui il plaît assez de battre les femmes, sans pour cela admettre la réciproque.

— Voilà, dit-il enfin ; nous allons tâcher de marcher droit…

— Et vite…, ajouta Nivelle.

— Ah !… pour cela, non, mon joli brin, fit le galant automédon. Si nous voulons arriver à Paris, le seul moyen est d’y aller au pas.

Cahin-caha, le véhicule se remit en branle, suivi de celui qui était intact. La lune ne parvenait pas à percer le brouillard et les réverbères brillaient par leur absence.

Par contre, les ombres mouvantes devenaient de plus en plus nombreuses ; quelques-unes même passèrent et regardèrent assez près des carrosses pour qu’on pût constater leur mauvaise mine.

Parmi l’essaim de nos demoiselles, plusieurs étaient ou se croyaient braves, mais c’était le petit nombre. Les autres commençaient à trembler et à se lamenter, jurant bien de ne jamais revenir à la Grange-Batelière si elles parvenaient à s’en échapper ce soir.

Elles n’avaient pas d’armes. Eussent-elles su seulement s’en servir ?

L’un des cochers, à n’en pas douter, était incapable de les défendre ; l’autre de physionomie peu énergique, songerait d’abord à son propre salut et lancerait peut-être ses chevaux au hasard, quitte à aller s’abîmer dans quelque fondrière ou même dans l’égout ? Elles n’avaient donc que trop de raisons d’être inquiètes.

Les événements ne devaient pas tarder à justifier leurs craintes.

Un coup de sifflet prolongé et deux fois répété vint les glacer d’effroi, en même temps qu’une douzaine d’hommes sautaient à la bride des chevaux ou apparaissaient aux portières des carrosses.

— Vos bourses d’abord, les jeunesses, dit l’un d’eux, et nous verrons après.

— Biches de gentilshommes, fit un autre avec un rire narquois qui leur donna la chair de poule. Tudieu !… elles ont la peau fine…

— Ce qui ne les empêchera pas, ajouta un troisième, de coucher cette nuit ailleurs que dans un lit de dentelles.

Cidalise entr’ouvrit un œil :

— Quel vacarme, grommela-t-elle. Voulez-vous bien me laisser dormir !

Elle avait du courage à sa manière, cette grosse fille. Aucune n’avait la force d’appeler à l’aide, tant elles avaient la gorge serrée par la peur et la Nivelle seule parvint à pousser un cri :

— Au secours !… On attaque des femmes !

Une large main s’abattit sur sa bouche ; elle fut renversée sur les coussins et bâillonnée avec ses jupes en un tour de main. Les bandits alors commencèrent à fouiller les poches et les corsages, s’attardant à des frôlements qui n’avaient qu’une parenté fort éloignée avec ceux que connaissaient ces demoiselles.

La joie des vainqueurs fut de courte durée.

La lune venait de trouer le brouillard de sa clarté très pâle, mais suffisante pour qu’on pût distinguer ce qui se passait et deux ou trois hurlements de stupeur ou d’agonie s’élevèrent, dominés par un formidable juron qui éclata dans la nuit :

— Capédédiou !… On danse donc ici ?… Courage ! nous voici, les belles !…

Deux hommes gisaient déjà à terre, les flancs troués, dégringolés des portières ; trois ou quatre s’enfuirent et les autres, qui ne voulaient pas abandonner leur proie, se mirent en défense.

Ils restaient bien là une demi-douzaine en face de Cocardasse et de Passepoil qui se rendaient à leur rendez-vous au Trou-Punais et venaient d’arriver à point pour dégourdir leurs épées et leurs bras.

— Vivadiou !… leur cria le Gascon en les voyant en ligne, vous aimez le gibier frais, mes pitchouns ; mais, foi de Cocardasse, celui-ci ne cuit pas pour vous.

— Du diable si vous y goûtez ! ajouta onctueusement frère Passepoil.

— Cocardasse et Passepoil ! s’écria Nivelle que la Fleury venait de délivrer. Les deux hommes du souper de Gonzague !…

— Eux-mêmes… pour vous servir… Et vous allez voir comme mon petit prévôt et moi nous défendons les dames.

— Nous sommes sauvées ! s’écria Nivelle. Courage, mes braves amis, délivrez-nous de cette racaille.

Toutes les femmes, un peu rassurées, se penchèrent anxieusement aux portières pour suivre les péripéties du combat et encourager leurs défenseurs. On n’affirmerait pas que quelques-unes ne retrouvèrent pas une prière qui leur monta aux lèvres.

— Cornebiou !… mes gaillards, ricana Cocardasse, qui, selon sa louable habitude, travaillait tout à la fois de la langue et des bras, il y a déjà pas mal de trous à vos guenilles. Ceux que nous allons faire, nous les boucherons avec quelques pouces de fer… Commençons un peu, pour voir…

— Si cela vous convient ? ajouta le Normand, toujours poli.

Adossés à l’un des carrosses, pour éviter d’être pris à revers, les prévôts ferraillaient, et le cliquetis des lames se percevait à peine, couvert qu’il était par les lazzis du Gascon.

— Pécaïré !… À toi, là-bas, le grand diable… Laquelle de ces belles avais-tu choisie ?… Dis-le vite, pour qu’elle puisse t’envoyer un baiser avant que tu passes dans l’autre monde.

Le grand diable alla rouler sur l’herbe en crachant son sang à pleine bouche.

— Attaquer des femmes, des fleurs de beauté ! grommelait de son côté Passepoil. Ventre de biche !… Les lâches avaient compté sans nous.

Il donna de la pointe dans la poitrine d’un autre bandit qui mesura le sol.

Les survivants se serrèrent, essayèrent de foncer en avant, mais l’un d’eux porta la main à son front et s’écroula comme une masse.

— Ceci, dit Cocardasse, c’est ma façon à moi d’obliger les malotrus à saluer les dames, eh donc !

Par chance spéciale, l’attaque n’était pas dirigée par Blancrochet et Daubri, les deux meilleures lames du bouge de Crèvepanse, c’est ce qui explique la facilité avec laquelle les prévôts mettaient à mal les assaillants.

Bientôt il n’en resta plus qu’un et celui-ci détala au plus vite.

Alors, les actrices descendirent, se suspendirent au cou des prévôts, les accablant de remerciements et les embrassant à pleines lèvres.

Le tendre Amable, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, accueillait mieux encore les baisers que les compliments, et Cocardasse, bien qu’il eût la gorge à sec en ce moment, trouvait que le contact de joues veloutées avait son charme pour rafraîchir tout au moins l’épiderme.

— Maintenant, mes tourterelles, dit-il, la route elle est libre devant vous, nous en sortons. Bonsoir la compagnie et bon voyage jusqu’à votre dodo.

— Ah ! que non pas !… s’écria Nivelle. Vous nous avez sauvées, nous vous enlevons. On peut encore nous attaquer à nouveau et, de plus, nous ne sommes pas quittes envers vous.

Les prévôts se grattèrent l’oreille.

— Diable ! murmura le Gascon, c’est que…

— C’est que… répéta le Normand non moins perplexe.

Dorbigny, Fleury, Desbois, toutes se joignirent à Nivelle. Il n’y eut pas jusqu’à Cidalise, éprise de tendresse et la voix encore légèrement empâtée, qui ne joignit ses instances à celles de ses compagnes.

— Venez, mes gentilshommes, soupira-t-elle. Il y a place ici pour vous, dussions-nous vous asseoir sur nos genoux.

Cette perspective n’était pas pour déplaire au tendre Normand. Il regarda Cidalise, il regarda les autres, toutes encore un peu pâles après le danger qu’elles avaient couru, et… Passepoil oublia la Paillarde, le rendez-vous promis. Il eût, en ce moment, oublié le reste du monde.

À son avis, les jupes de soie étaient de beaucoup préférables aux cottes de futaine, sans compter le plaisir de chasser, pour une fois, sur les terres réservées d’habitude aux vrais gentilhommes.

Ce fut donc sans la moindre résistance qu’il se laissa pousser dans le carrosse où Cidalise l’accueillit les bras ouverts.

Cocardasse, de son côté, prit place dans le second et ne put réprimer un éclat de rire en songeant que l’Opéra, ce soir-là, malgré l’opinion de Charverny, n’était pas fermé pour tout le monde.

L’histoire dit bien qu’on arriva sans nouvel encombre à Paris, mais tous les mémoires de l’époque — Cocardasse et Passepoil n’ayant pas eu le temps d’écrire les leurs — sont muets sur la façon dont se termina cette partie de plaisir. Il est toutefois à présumer que ces demoiselles de l’Opéra surent récompenser largement nos deux prévôts de ce qu’ils avaient fait pour elles.

D’ailleurs, on n’entendit jamais ceux-ci s’en plaindre.