Librairie Ollendorff (p. 5-10).


PREMIÈRE PARTIE

LA GRANGE-BATELIÈRE



I

LA COURTILLE-COQUENARD


La Grange-Batelière avait commencé par s’appeler la Grange-Bataillière (Granchia-Batiliaca), en souvenir, dit le moine Abbon, du Champ-de-Mars qui, au IXe siècle, s’étendait dans tout l’espace compris entre Montmartre et Paris.

Vers l’an 1620, ce champ des joutes ayant disparu, la dénomination de Bataillère n’avait plus sa raison d’être, et peu à peu se transforma en Grange-aux-Bateaux ou Batelière. Le motif en est facile à trouver. La Grange était, en effet, située au milieu des terrains bas et marécageux où se réunissaient tous les petits ruisselets descendus des Prés-Saint-Gervais, mais surélevée elle-même, elle était entourée d’eau remplissant les anciens fossés et semblait bâtie dans une île.

La Grange-Batelière était alors le rendez-vous des Parisiens qui voulaient faire une partie de campagne. Pour y parvenir, on hélait la fille du fermier, — laquelle était fort jolie, suivant la chronique, — et celle-ci venait vous passer sur un bateau peint en vert. On trouvait chez elle du pain, du beurre, du lait, des œufs, des poulets et du jambon, en assaisonnant le tout de gaieté et d’amour, les parties à la Grange-Batelière étaient délicieuses.

Au XVIe siècle, dans ce fief important qu’était la propriété du comte Guy de Laval, on y faisait une grande consommation de pâtisseries et de vin du cru, et la Grange-Batelière devint, de ce fait, la Grange au Gastelier.

Sous Louis XV, elle avait repris son nom ordinaire, mais le grand égout, qui avait remplacé le ruisseau de Montmartre, au lieu d’assainir le quartier déjà si marécageux, n’avait fait qu’y apporter des émanations fétides.

De-ci de-là se creusaient de grands trous d’eau et de boue, infects cloaques autour desquels s’ébattaient des nuées de petits mendiants, rejetons des cagoux, marcandiers, réfodés, malingreux et capons, piètres, franc-mitoux et polissons, callots, hubains, sabouleux, coquillards et courtaux de boutange, toute cette théorie des gueux qu’on avait essayé vainement de parquer jadis à l’Hôpital général, et qui préféraient à un lit d’asile la liberté dans la fange.

Le soleil ne se levait jamais sans qu’on retirât de l’égout quelques ivrognes qui y étaient tombés en descendant des Porcherons ou en sortant des cabarets de la courtille Coquenard. Ceux qui ne s’y étaient pas noyés tout net y avaient tout au moins passé la nuit dans l’ordure.

Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, on se souciait peu de construire dans ce quartier fangeux qui n’offrait ni salubrité, ni sécurité et qui servait à Paris de dépotoir, tant pour y recueillir ses immondices que les rebuts de sa société.

Il est donc particulièrement dangereux de s’y attarder, surtout aux environs de la Croix-Cadet ou de la chaussée Sainte-Anne, voire même à la Nouvelle-France, qui est aujourd’hui le Faubourg Poissonnière, un des quartiers les plus vivants et les plus populeux de Paris.

Le moindre risque qu’on y courût était d’être dévalisé, quelquefois même très poliment.

Après la Fronde, M. de Turenne en avait fait l’expérience et comme la bourse qu’il portait n’était pas suffisamment garnie vu la qualité du personnage, il dut donner sa parole de remettre une somme égale à celui qui se présenterait le lendemain chez lui pour la recevoir. On le laissa donc aller sans le molester en quoi que ce fût, et le lendemain il reçut le délégué de messieurs les bandits qui venait lui rappeler sa promesse et remporta l’argent.

De telles traditions ne pouvaient se perdre, et à l’époque où se passe notre récit, il n’y avait rien de changé, sinon que les malandrins mettaient moins de courtoisie à détrousser les Parisiens et qu’il en cuisait à ceux-ci lorsqu’ils avaient la velléité de protester.

Les chevaliers de la Pègre se tenaient donc cachés tout le jour dans les carrières de Montmartre ou dans les cabarets, tandis que leurs femmes et leurs enfants mendiaient ou barbotaient dans le voisinage de l’égout. Mais dès que venait le soir, ils descendaient eux-mêmes vers la Grange-Batelière et chaque voiture qui passait en trouvait une bande qui lui barrait la route, l’épée ou le poignard à la main.

S’il s’agissait d’un carrosse de grand seigneur, — ce qui arrivait fort rarement, la noblesse ne s’aventurant guère dans ces parages après le coucher du soleil, — l’aubaine n’en était que meilleure et c’était plaisir de voir avec quelle désinvolture on détroussait un duc et pair.

Quelques années plus tard, toute cette racaille devait être expulsée par une autre catégorie de voleurs encore plus redoutable pour les bourses, s’il est possible, car celle-ci, protégée et puissante, allait être armée pour dévaliser en grand, non seulement les particuliers, mais le royaume.

En effet, le domaine des spadassins de bas étage, des francs-mitoux et des courtaux était destiné à devenir celui des fermiers généraux qui y bâtirent leurs maisons de campagne.

Pour l’instant, autour de la courtille Coquenard s’élevaient quantité d’auberges qui chacune avait sa clientèle particulière et où, toutefois, il eût été fort difficile de découvrir un honnête homme.

Inutile de dire que les rivalités de métier et de corporation étaient une cause perpétuelle de rixes qui souvent entraînaient mort d’homme. On ne s’en préoccupait guère, l’égout étant là pour faire disparaître les cadavres.

Or, deux surtout de ces auberges jouissaient d’une réputation exceptionnelle. Comme elles se faisaient à peu près face, elles n’en étaient que mieux rivales : la première s’appelait le Cabaret de Crèvepanse et l’autre avait pour enseigne : Au Trou-Punais.

Le bouge de Crèvepanse était le rendez-vous spécial des bretteurs et coupe-jarrets. Une vieille colichemarde rouillée pendait en grinçant au-dessus de la porte, et nul n’avait le droit de franchir le seuil s’il ne portait au côté une épée prête à toutes les besognes.

Une sorte de franc-maçonnerie de la rapière tenait là ses assises. Pour y être admis, on devait faire preuve de trois assassinats pour le moins, sans compter les vols, les rapts et tout ce qui s’ensuit.

Le chef de cette redoutable association était élu à vie. Ce qui ne signifiait pas pourtant qu’il dût garder longtemps son pouvoir ; les affaires dans lesquelles il devait donner de sa personne étaient assez nombreuses et assez périlleuses.

Le grand maître d’alors était un nommé Blancrochet, un des plus redoutables ferrailleurs de l’époque qui, avec le petit Daubri pour lieutenant, se donnait les gants de tenir académie de bottes secrètes et de coups de Jarnac.

L’hôtelier était lui-même un ancien spadassin mis à mal, qui avait laissé son poignet droit dans une bagarre. Cela, d’ailleurs, ne le gênait en rien pour boire et encore moins pour planter, de sa main gauche, une dague entre les deux épaules de ceux qu’il était chargé d’expédier dans l’autre monde.

Deux ou trois valets plus ou moins éclopés complétaient le personnel, car aucune femme n’était admise dans ce repaire où se tramaient constamment les plus audacieux attentats.

Pour ne pas avoir à couper la langue à quelque bavarde, l’hôtelier avait jugé plus simple de bannir complètement le sexe dont la discrétion ne fut jamais l’apanage, et il poussait même la précaution jusqu’à avoir le plus souvent des muets comme serviteurs.

C’était donc là une maison fort bien tenue au point de vue de ce qui s’y passait, et il était bien rare qu’une semaine s’écoulât sans que, pour justifier l’enseigne, on n’y crevât quelque panse.

Le Trou-Punais devait son nom à un cloaque qui, d’un côté, en baignait les murs et dont se dégageait, pendant l’été, une odeur de pourriture très accentuée. Quand plus tard on le dessécha, on y trouva certains ossements qui avaient bien pu appartenir à des chrétiens, mais ce furent les clients du cabaret de Crèvepanse qui furent accusés de les avoir mis là.

Était-ce vrai ? Était-ce faux ? Il n’importe ! « Bonne réputation vaut richesse », dit un vieux proverbe ; or, les habitués du tapis franc pouvaient endosser cette accusation sans que leur réputation eût à en souffrir.

À l’encontre de sa rivale, l’auberge du Trou-Punais n’était tenu que par des femmes, ce qui ne prouvait pas qu’elles eussent quelque chose à redouter de leurs voisins d’en face. Il y avait toujours dans la maison des pistolets bourrés jusqu’à la gueule et sous les corsages des poignards dont on savait se servir à l’occasion.

La patronne était une plantureuse Picarde, de stature gigantesque. Les moindres défauts de la dame étaient de loucher affreusement et de boiter de façon tout aussi disgracieuse. Cette dernière particularité lui venait d’avoir été, une belle nuit, jetée en bas d’un escalier par un adorateur qui n’avait pas le vin tendre.

N’eût été sa trogne rougie par de trop copieuses libations, elle eût pu passer encore pour une fort jolie femme, cela malgré ses quarante ans sonnés et les excès de tendresse auxquels elle s’était livrée et se livrait encore.

Elle était grande et bien faite ; vue de profil, elle pouvait faire envie à d’autres qu’à des coupeurs de bourses. C’était presque une insulte à la nature que dans ce beau corps de femme se fussent logées des passions qui lui avaient valu le sobriquet de la Paillarde.

Une demi-douzaine de filles, taillées sur le même modèle et possédant les mêmes vertus, rôdaient autour des tables, s’empêtraient les jupes aux fourreaux des rapières, accrochaient leurs savates aux éperons.

Elles étaient là pour achever de vider la poche à ceux dont la patronne ne voulait plus, ou même à ceux dont elle ne voulait pas, parce que le profit eût été trop mince ou que le jeu n’en valait pas la chandelle.

À part que pour avoir accès dans le cabaret d’en face, il fallait avoir fait ses preuves et posséder ses lettres de noblesse criminelle, la clientèle des deux bouges était à peu près la même. Là, les professionnels, les maîtres ès assassinat ; ici, le menu fretin, les débutants qui, pour ainsi parler, n’en étaient encore qu’à leur stage dans le vice et qui, avec quelques années de plus, quelques coups heureux, seraient dignes de passer sous la colichemarde rouillée.

La police n’avait jamais mis les pieds dans ces deux bouges. Du temps de M. d’Argenson, elle avait assez à faire dans l’intérieur de la ville pour ne pas se mêler de ce qui se passait au dehors et, quant au lieutenant général de police lui même, il était trop occupé de l’abbesse et des nonnes de la Madeleine de Trainel pour se soucier de celles du Trou-Punais, bien que, dans les deux endroits, on se livrât à peu près aux mêmes occupations.

Le lieutenant de police de Machault, venu ensuite, avait assez de besogne défaire fermer les tripots tenus par M. de Tresmes et par la princesse de Carignan que d’aller voir ce qui se passait à la courtille Coquenard.

Gauthier Gendry et la Baleine faisaient partie de l’honorable franc-maçonnerie de Crèvepanse.

Tous deux avaient été accueillis à bras ouverts par Blancrochet, qui les connaissait de longue date. Ils avaient, d’ailleurs, assez de canailleries sur la conscience pour qu’on ne pût refuser de les admettre dans une si honorable société.

Toutefois, Gendry s’était fait un scrupule de présenter ses jeunes acolytes, qui n’avaient pas encore gagné leurs éperons et n’eussent pu qu’invoquer les mérites de leurs pères. Or, il ne suffisait pas qu’ils fussent les fils à papa pour avoir leurs grandes et petites entrées au cabaret de Crèvepanse.

Gendry avait peut-être encore d’autres raisons de ne pas parler d’eux. Il n’aimait pas à raconter ses petites affaires à ceux qu’elles ne concernaient pas et se promettait bien de ne dire à personne pour le compte de qui il agissait. Il eût trouvé trop de lames inactives prêtes à se mettre à sa dévotion, pour réclamer ensuite leur part de récompense.

Tout au contraire, il clama contre le malheur des temps, où les bonnes aubaines se faisaient rares ; et, sous le prétexte d’en découvrir au moins une, la Baleine et lui s’absentaient souvent pour aller battre la ville.

De leur côté, Yves de Jugan et le jeune Pinto s’étaient introduits au Trou-Punais et avaient élu domicile chez la Paillarde, qui s’était empressée de les accueillir avec beaucoup de sollicitude.

Outre le charme de leur jeunesse, qui ne la laissait pas indifférente, elle prévoyait que ces deux jeunes coqs seraient faciles à plumer et elle s’y était aussitôt employée.

Toutefois, Gendry, ayant prévu avant elle ce détail, avait mis les économies des jouvenceaux en lieu sûr, c’est-à-dire au plus profond de sa poche.

— Ce sera tout bénéfice pour moi, s’était-il dit, soit qu’ils viennent à disparaître d’un coup d’épée, soit qu’on les envoie prendre de l’âge sur les galères du roi.

Si les quatre hommes paraissaient ne pas se connaître quand ils sortaient, par couples, des deux cabarets rivaux, ils ne tardaient cependant pas à se rejoindre aux alentours du Pré-aux-Clercs pour se concerter ou agir en commun, et eussent-ils même été rencontrés de compagnie par l’illustre Blancrochet que celui-ci n’en eût conçu aucun soupçon.

Lagardère était toujours absent de Paris.

Suivant sa recommandation, Aurore et doña Cruz se confinaient dans leur hôtel, où Chaverny et Navailles s’efforçaient de les égayer autant qu’il était en leur pouvoir.

Ils suffisaient tout au moins à les protéger contre n’importe quelle tentative, d’autant plus qu’Antoine Laho, ne sortant jamais des appartements, faisait bonne garde autour d’elles.

Mais cette inaction pesait singulièrement à Cocardasse et à Passepoil. Le premier n’osait pas boire à sa soif, de peur de se trouver ivre devant les dames, et les maritornes de la princesse se montraient plus qu’insensibles aux amabilités du second.

— Eh ! pitchoun !… dit un jour le Gascon, ne trouves-tu pas qu’on se rouille un peu le bras et le gosier ?…

— Tu dis vrai, mon noble ami, répondit frère Passepoil. On voit toujours ici les mêmes figures, tandis qu’il y a par la ville tant de minois fripons…

— Eh ! pardieu… va les voir, s’écria en riant Chaverny que ni l’un ni l’autre n’avaient entendu venir. Nous n’avons pas besoin de vous ici et je vous donne campo pour tout l’après-midi ; toutefois, j’entends qu’à la nuit vous soyez de retour.

Le visage des deux prévôts s’éclaira :

— On y sera, foi de Cocardasse, eh donc ! déclara celui-ci, nous allons voir si ce couquin de soleil il est toujours aussi haut perché et nous ferons notre retraite avec lui.

Une fois dans la rue, ils prirent le vent, ne sachant trop de quel côté diriger leurs pas. Le Gascon opinait pour aller humer l’air et le vin de la campagne ; le Normand se tâtait devant un problème fort ardu : les Parisiennes étaient certainement plus accortes, mais seraient-elles aussi faciles que les robustes filles des faubourgs ?

La solution ne lui parut pas douteuse, car il emboîta bientôt le pas à son compagnon, lequel venait d’avoir la malencontreuse idée de s’en aller rôder vers la Butte-Montmartre, précisément du côté de la courtille Coquenard.

Les gens les plus avisés ont de ces inspirations terribles qui les poussent à se diriger précisément vers l’endroit auquel il eût mieux valu tourner le dos.

On n’est pas maître de son destin ; et les deux prévôts, qui ne doutaient de rien depuis qu’ils étaient au service de Lagardère et qu’ils se sentaient de l’argent dans leurs poches, fussent allés au diable si l’idée leur eût pris qu’ils y trouveraient quelque agrément.

Pour le moment, ils se contentèrent d’escalader le sommet de la Butte, d’où Cocardasse s’avisa de trouver Paris beaucoup plus petit qu’il ne le pensait.

— Capédédiou ! s’écria-t-il, si jamais il venait à quelqu’un l’envie de fermer au pitchoun et à nous autres les portes de la ville… eh, sandiéou !… nous mettrions la ville dans nos poches !…

Ce beau discours, peut-être un peu écourté, mais éminemment expressif, eut pour conséquence immédiate de donner une soif d’enfer au Gascon, qui apercevait à quelque distance les guinguettes de la Grange-Batelière.

— Oïmé, ma caillou !… nous sommes ici un peu trop près du soleil et ma langue déjà elle se recroqueville ; cela me paraît par là légèrement plus frais. Or, vois-tu, mon petit prévôt, un peu de fraîcheur au dehors et beaucoup en dedans, c’est la santé de l’homme.

Par contrecoup digne de remarque, il arrivait souvent que, là où se rafraîchissait la langue de Cocardasse, c’était le cœur du tendre Amable qui se mettait à flamber.

Cela ne les empêcha pas de dévaler tous deux côte à côte et très joyeusement vers la courtille Coquenard.