LE
CAHOS.



LE Cahos & la nuit m’ont donné l’être, comme à l’amour la force & le mouvement intérieur d’une matière féconde, déſignée par l’œuf d’Orphée, qui contenoit le germe de tous les corps organiques, ont produit mon exiſtence comme la ſienne. C’eſt en conſéquence des dévelopemens ſucceſſifs ménagés ſuivant l’ordre de la nature, & proportionnés à ſes beſoins, que nous jouïſſons l’un & l’autre de la lumière. S’il eſt la ſource des plaiſirs, j’en ſuis le canal, il ne peut rien ſans moi ; c’eſt de notre union que dépend la conſervation & la félicité des hommes.

Leur aveuglement plûtôt que leur réconnoiſſance, nous a fait dreſſer des Autels ; cependant nous ne ſommes point des Dieux. Les Dieux ſont eſſentiellement heureux, & nous cherchons toûjours à le devenir. L’indépendance eſt leur partage, ſouvent l’eſclavage eſt le notre. Ils ſont ſuffiſants à eux-mêmes, & nous ſoupirons continuellement pour un bien qui dépend d’une infinité de circonſtances étrangères. Maîtres de leurs cœurs, & leur donnant, pour ainſi dire, une nouvelle vie par les ſentimens que nous leur inſpirons, nous ſommes l’ame de leur ame, ils nous adorent comme des Divinités ; nous n’eſſayons pas de les détromper d’une opinion qui nous eſt ſi avantageuſe.

Qu’Hercules, Prométhée, Ogyges, Deucalion, ou quelqu’autre nous ait conſervé malgré le déluge ; il eſt certain que nous ſommes auſſi anciens qu’aucun être penſant. Nous ne tirons pas vanité de notre origine, tout ce qui exiſte, eſt de la même datte à peu près, & de la même antiquité, mais c’eſt par les talents que nous la faiſons valoir, & que nous lui donnons du relief.

Une longue ſuite d’ayeux, illuſtres par la haute réputation qu’ils ont acquiſe, eſt l’effet du hazard, & ne doit ennorgueillir perſonne. Tant d’autres objets nous rendent recommandables, que nous abandonnons volontiers celui-là au préjugé, à la faveur duquel on imagine, qu’une naiſſance diſtinguée tient lieu de mérite & de vertu. Les guerres que nous avons ſoutenuës, les traités que nous avons conclus, les Empires que nous avons fondés, ceux que nous avons détruits, les nations qui nous ont été immolées, tant d’autres que nous avons rendus heureuſes, les hommes dont nous avons peuplé la terre, les héros que nous avons formés, l’influence que nous avons ſur les mœurs, les réligions ; en un mot ſur la ſurface entière de ce globe, & qui n’eſt point arrêté par les abymes de l’océan, ſont des trophées plus glorieux, plus durables, & les ſeuls dignes de nous.

Nulle intrigue, nulle affaire, où quelqu’un des nôtres ne ſoit mêlé, tout eſt ſoumis à notre Empire ; les Muſes même ſans nous auroient peu de puiſſance ; & ſi les Auteurs à la mode étoient de bonne foi, ils conviendroient que c’eſt à l’impreſſion que nous avons faite, ou aux déſirs de meriter nos faveurs & nos aplaudiſſemens, que l’on doit leurs ouvrages les plus eſtimés.

Il n’eſt pas étonnant qu’un pouvoir auſſi grand ait porté les hommes à nous rendre des hommages continuels, un culte aſſidu ; nous ſommes leurs Idoles. Tantôt comme à Baal, ils ſe consacrent à nous avec l’ardeur de la plus vive flamme ; quelque-fois comme à Moloch, ils nous offrent les victimes qui nous ſont propres, les mains encor fumantes du plus pur de leur ſang ; ſouvent comme à Bel, les repas & les feſtins ſont témoins des honneurs divins qu’ils nous rendent.

Pluſieurs Philoſophes nous regardent comme l’ame du monde, le conſervateur des choſes dont la nature emprunte ſa force ; il eſt vrai qu’ils nous ſupoſent dans l’état de perfection pour lequel on nous a fait, c’eſt-à-dire, réünis à ce dont on nous a ſeparé lors du dévélopement originel ; car il eſt un premier principe, principe actif, Auteur de la nature, même ſource de plaiſir & de vie ; ſeul objet auquel nous tendons ſans ceſſe.

Si l’ame eſt, ſelon les plus éclairés de ces Philoſophes, une nature dans un mouvement continuel, l’acte ſingulier d’un corps organique, une proportion numerale, une harmonie élémentaire, une ſenſibilité mutuelle, un exercice commun de ſentiment ; eſt-il beſoin de ſe fatiguer l’eſprit pour lui trouver une place ? on ne peut la loger autre part que chez nous, ſur-tout ayant égard en quelque façon au ſentiment des Stoïciens qui la diviſent en autant de parties qu’il y a de ſens. Perſonne n’ignore avec combien de zèle & d’attention, de force, & d’activité les ſens ſe réüniſſent pour travailler de concert à notre ſatisfaction dans une dépendance abſoluë.

Mais c’eſt trop s’arrêter à des conſidérations générales que l’on trouvera peut-être exagérées faute d’examen ; nous ne perdrons rien à détailler, en expoſant de bonne foi nos aſſujettiſſemens ; nos plaiſirs en paroîtront plus vifs. L’imperfection donne du relief au mérite, la maladie donne un prix à la ſanté, le vice donne un éclat à la vertu.

Quoique le Créateur ait doüé ſes ouvrages de toutes les beautés & de toutes les perfections dont ils étoient ſuſceptibles, il y a ſouffert quelques défauts, dans la crainte que l’homme timide n’en fût ébloüi, & ne leur rendît un culte qui n’eſt dû qu’à la Divinité : mais ſa prudence devient ſouvent inutile par celle que nous prenons à les cacher, & grace à la foibleſſe des vûës & des connoiſſances humaines, nous joüiſſons des honneurs dont je viens de parler, preſque ſans critique.

Aſſociés aux mêmes travaux, unis aux mêmes fonctions, nous n’arrivons pas au même but. Souvent nous paſſons la vie dans une indolence pareſſeuſe, nous exiſtons ſans vivre, nous végetons. Quelque-fois eſclaves d’un préjugé ridicule, nous renonçons à des biens réels pour en mériter d’imaginaires. Victimes de la crainte & de l’obéïſſance, nous nous arrêtons à des ſecours ſtériles, ſans oſer ſécoüer le joug qu’on nous impoſe, & nous ſaiſiſſons un objet frivole qui ne peut procurer de ſolides plaiſirs. Loin de nous ces êtres inutiles à la terre, les uns ſont mépriſables, les autres font pitié, ils ſont tous à plaindre.

Plus ambitieux, plus adroits, plus intelligens, communiquons nos feux à tout ce qui nous aproche ? qu’une foule de déſirs vole ſur nos pas ? qu’un mélange de rigueur & de complaiſance retienne ſans ceſſe nos adorateurs dans un équilibre d’eſpérance & de crainte ? jouïſſons quelque-fois du plaiſir qu’il y a de s’amuſer d’une ardeur ſans la ſatisfaire ; mais n’employons de fineſſe, & d’hipocriſie que vis-à-vis de ceux à qui nous ſommes ſurs d’en impoſer. Ne nous laiſſons deviner qu’à propos. Tendres mouvemens, attitudes nouvelles, tranſports charmans, n’épargnons rien pour féconder les deſſeins de la Providence, enfin par un manége étudié, un artifice officieux, des attraits ſéduiſants, une agilité infatigable, aſſurons-nous des ſuccès les moins interrompus, ſoyons toûjours ſécondés par mille graces naturelles ou empruntées, & méritons les plus grands éloges.

Rien n’eſt indifférent dans la conduite ordinaire des perſonnages illuſtres, les plus petites circonſtances ſont en droit de plaire, à plus forte raiſon celles qui découvrent leurs mœurs & leur caractère. Je ne dois donc pas paſſer ſous ſilence, que nous ſommes grands tolerants en matière de réligion. Nous regardons toute contrainte comme une ſource de diviſion & de déſordre, dont nous ſommes ennemis, la douceur fait le fond de notre caractère, nous ne ſommes point contrariants ; jamais de querelle entre nous ſur la manière de ſervir la Divinité, & de ſe la rendre propice ; à l’exception de quelques cérémonies qui ne peuvent varier, chacun à ſon rit & ſon uſage particulier : nous croyons l’honnorer davantage, par la différence de notre culte.

Cet honneur réligieux ſe termine au plaiſir ſeul comme à ſa fin néceſſaire, nous lui ſacrifions tout ; nos ſacrifices ſeroient condamnables, ſi d’autres principes les déterminoient, puiſqu’ils ne ſont permis que comme étant la ſuite ordinaire de ſon pouvoir ſouverain, & de notre ſoumiſſion parfaite.

Les aſperſions, retranchemens, ablutions, fumigations & autres pieuſes cérémonies que l’aſtre de la nuit, par exemple, exige de nous réguliérement pendant le tems le plus précieux de notre vie, ſont toûjours acceſſoires, relatives au culte principal. Elles ne ſont regardées que comme des diſpoſitions aux myſtères, & de bonnes préparations pour y participer dignement.

Que les hommes faſſent quelque attention au penchant invincible qu’ils ont pour le plaiſir notre divinité unique. Qu’ils réfléchiſſent à celui qui eſt attaché aux actions néceſſaires, à la variété infinie avec laquelle il ſe répand par tout, aux nœuds charmants qui les en rendent ſi ſuſceptibles, & les y attachent ſi fort ; ils conviendront ſans peine que leur réligion au fond n’eſt pas différente de la notre, que nous agiſſons plus raiſonnablement, & que nous ſommes plus conſéquents que la plûpart d’entre eux.

Le caprice & l’inconſtance dont ils nous ſoupçonnent, ne nous peuvent être reprochés ſans témérité. Sommes-nous capables d’agir, ou de ne pas agir en conſéquence de notre choix ? pouvons-nous ſuſpendre nos déſirs, en rétarder la marche pour les comparer les uns avec les autres ? l’humeur qui nous domine décide de nos actions. Quand nous nous laiſſons emporter par notre fantaiſie, c’eſt dans l’eſpérance d’une ſituation plus agréable, d’un bonheur plus grand. L’ennui du repos qui nous accable, la privation d’un bien qui nous chagrine, le charme d’un ſentiment inconnu qui nous ſéduit, le reſſort ſecret qui nous meut, le déſir violent qui nous preſſe, le goût d’un nouveau plaiſir qui nous entraîne, l’inquiétude qui nous tourmente, ne nous laiſſent aucune liberté, & nous déterminent infailliblement. Nous ſommes obligés en conſcience de ſuivre les impreſſions qui nous portent aux plaiſirs, ce ſont des graces efficaces par elles-mêmes auxquelles il n’eſt pas en notre pouvoir de réſiſter. Ces reproches d’ailleurs peuvent être rétorqués, & nous les ferions avec plus de juſtice.

Un portrait plus racourci & mieux frapé ſeroit peut-être plus agréable ; mais comment faire, notre vie eſt ſi cachée, nous ſommes ſi génés par de maudites Muſelieres, nous nous montrons ſi rarement, qu’à l’exception de quelque amateur, ou de quelque curieux, notre phiſionomie eſt preſque inconnuë........

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.... Hiatus in M. S.
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La fin du langage étant de faire connoître ſes idées & de les faire entrer dans l’eſprit d’autrui par le moyen des mots propres qui en ſont les ſignes ; avec une connoiſſance aſſez exacte de ma langue, une expérience fort longue & tout-à-fait maître de mon ſujet, je pouvois eſperer de peindre comme il faut, & de tracer les beautés dont la nature nous a comblé ; mais mes confréres ſouffriront-ils que je prenne la liberté de traiter une matière auſſi délicate ? ne me ſçauront-ils pas mauvais gré de révéler des myſtères ſecrets avec tant d’indiſcrétion ; car il faut entrer en un certain détail, & ne rien oublier pour que le portrait nous reſſemble. Si je dis la vérité ſans précaution, ils me feront une querelle, & une querelle juſte, puiſque la vérité toute nuë n’eſt faite que pour quelques mortels privilégiés, quelques ſages de la terre qui peuvent la conſidérer ſans déchet : un voile myſtérieux doit la dérober aux yeux du plus grand nombre ; parce que ſans ceſſe occupé de conſidérations baſſes, il n’eſt pas propre à la regarder fixement. C’eſt la prophaner que de la rendre commune, je le ſçais.

Si d’un autre côté je m’explique à la façon des Egyptiens, c’eſt-à-dire, par des emblêmes, par des figures, par des propos ambigus, & peut-être contradictoires, je me rendrai obſcur. Cela eſt d’une grande conſéquence, en ce que plus on parle aux hommes avec obſcurité, plus les hommes ſoumis & incapables d’examen, ſe prêtent à l’admiration, de l’admiration au reſpect, il n’y a qu’un pas, & voilà le danger ; car le reſpect eſt la choſe du monde que nous redoutons le plus, & qui nous convient le moins.

Je crois donc que le plus ſimple eſt de donner mon Hiſtoire particuliére ; il ſera aiſé par-là de juger des autres qui n’auront aucun prétexte de m’acuſer des imputations & des omiſſions ; ils ſeront à couvert, tout tombera ſur moi. Je ſuis dans un âge où la critique & le reſpect me ſont indifférents, mais où je puis encore écouter certaine démengeaiſon ; celle d’écrire eſt à la mode, pourquoi n’y céderois-je pas ? ſi je puis ſur-tout amuſer les uns & inſtruire les autres. Tous les Auteurs à petite brochûre, n’ont pas un objet ſi légitime, un deſſein auſſi raiſonnable.

En juſtifiant mes démarches équivoques, en excuſant mes étourderies prétenduës, en faiſant voir la néceſſité de mes complaiſances multipliées, en raportant les diſpoſitions de mon ame dans des ſituations critiques, en mettant mes avantures à un jour favorable ; j’acheverai au moins indirectement l’apologie que je me ſuis propoſée.

Je gliſſerai ſur quelques circonſtances, & j’en tairai pluſieurs ; je n’aurois jamais fait ſi je voulois tout dire.

Pour la ſatisfaction des Lecteurs qui aiment l’ordre, je diviſerai cet Ouvrage en différents âges ; ils dévineront d’abord les conſidérations qui m’obligent à ſuivre, tantôt le langage ordinaire, tantôt l’ancienne manière de Philoſopher, qui conſiſtoit à tout peindre ſous le nom des Dieux, ou des paſſions Perſonnifiées.

Pour la netteté de la diction, la clarté du ſtile, & mon propre ſoulagement, je prendrai le genre convenable aux évènemens que j’ai à raconter ; je me traveſtirai en Déeſſe du bas étage ; & afin que rien n’échape à leur pénétration, je ferai la deſcription des individus de mon eſpéce, & de tout ce qui en dépend ; des poſſeſſions dont ils ſont ſouverains, des palais qu’ils habitent, ou plûtôt des temples où ils ſont adorés. A la différence près de quelques ſituations, qui varient en certains climats, de quelques proportions d’Architecture plus ou moins grandes, du terrain plus ou moins ferme, notre reſſemblance, notre figure eſt aſſez la même.

DESCRIPTION DE CLEON

AU-dessus d’une région connuë des Phiſiciens, dans un païs inacceſſible aux rigueurs de l’hiver, au milieu d’un verger ſi touffus que les rayons du Soleil n’en peuvent percer l’obſcurité, ſur le panchant d’une colline que les anciens ont conſacré à une Divinité, eſt un Temple, ou ſans le ſecours de l’art elle trouve ce qui lui eſt néceſſaire dans une ſimplicité admirable, & où elle habite le plus volontiers.

Deux rideaux doublés de ſatin couleur de feu, unis au bas par un petit cordon, de même couleur, le garantiſſent des injures de l’air. Des Naïades ſoigneuſes cachées derrière, en deffendent l’entrée aux lâches adorateurs, & couvrent la tête d’un petit Sphinx, placé au frontiſpice. Cette figure énigmatique eſt ornée de bas reliefs, ou mille amours badins ne paroiſſent s’occuper qu’à joüir des plaiſirs qu’ils font naître.

Les jeunes Nimphes ont attention que les eaux d’un canal qui ſe trouvent immédiatement au-deſſous ne ſubmergent un parterre, le plus ſouvent diviſé en cinq compartiments, ornés de Ranuncules, de Myrrhe, & d’autres fleurs, qui bordent le paſſage ſacré, eſpéce de chemin creux que prend le Sacrificateur.

Une hauteur d’apui ſur un petit foſſé revêtu des rideaux, qui ſe recroiſent en cet endroit, indique la route à ceux qui ne ſeroient pas initiés ; la pente eſt ſi naturelle & ſi aiſée qu’un Novice ne peut s’y tromper. Ce chemin où l’on ne paſſe ordinairement que l’un après l’autre, tapiſſé par tout d’une étoffe ciſelée extrêmement ſoyeuſe, conduit au bas du Sanctuaire où le ſacrifice s’achêve. Si le parfum de l’encens qu’on y brûle eſt agréé par la Divinité, & la rend propice, bien-tôt le bruit s’en répand, la Renommée faiſant ſes fonctions juſques-là par le moyen de deux trompettes, que le deſtin y a placées, & dont Lofelpe fit la découverte dans les derniers ſiécles.

L’édifice entier eſt apuyé à deux groſſes montagnes, réünies par un vallon étroit, à l’extrêmité duquel on trouve une grotte qui a ſon Autel particulier ; mais comme il n’eſt encenſé que par certains Hérétiques, ennemis trop mépriſables de la réligion & de la nature, je ne ferai mention ni de leur impiété ni de la chimère qu’ils adorent. Le tout a pour baſes deux colomnes polies, apuyées ſur un pied d’eſtal d’ordre Toſcan. Elles ſont auſſi admirables par leur mobilité ſurprenante que par la rareté & la richeſſe de la matière.

Les contrées au-deſſus de ce Temple contiennent différens Palais habités par la principale nobleſſe, chargée de fonctions uniques. Le plus important d’entre ces nobles de la première claſſe reſide dans un appartement conſtruit avec d’autant plus de ſolidité, qu’il eſt obligé par état de ſe donner des mouvemens perpétuels ; quelque conſidération qu’on ait pour lui, ſon inaction ſeroit punie de mort. Malgré ſon autorité & la grandeur de ſon pouvoir, on le chérit plus qu’on ne le craint ; car quoiqu’il ſoit d’un naturel fier & ſanguinaire, il eſt capable de l’amour le plus tendre, & propre ſur tout à ces épanchemens flatteurs dont la tendreſſe fait uſage, ſans art & ſans précaution. Son langage eſt ſimple, ſes expreſſions vraïes ; c’eſt à qui méritera ſes faveurs.

Le reſte de la nobleſſe loge autour de lui, & à ſon imitation remplit ſes devoirs en particulier ſans ſe repoſer ſur qui-que ce ſoit, des ſoins qu’elle doit prendre ſans relâche pour la conſervation & la proſperité de l’état : la négligence ou la pareſſe produiroit des déſordres infinis. Ces Palais qui tiennent les uns aux autres, ſont d’une architecture élégante, & dignes de l’habile ouvrier qui les a bâtis ; mais on ne les aperçoit preſque pas, à cauſe de deux autres petites montagnes qui les cachent d’un côté, & fixent de l’autre les yeux trop agréablement, pour qu’on puiſſe ſe reſoudre à les en détourner.

Ce païs mérite bien qu’on s’y arrête. Il eſt gras & fertile, d’un pâturage excellent. On y reſpire l’air le plus pur ; mille fleurs nouvellement écloſes renaiſſent tour à tour pour y répandre une odeur charmante, la neige qui les couvre y entretient un printems continuel. Quoique leur ſommet paroiſſe toûjours enflammé, il n’effraïe point les Pélérins que la dévotion attire ; c’eſt-là qu’ils allument leur flambeau, pour achever ſans crainte de s’égarer dans la route qui leur reſte à faire, par un chemin aſſez ſombre. Elles relévent du Palais ſacré, & ſont de ſa mouvance particulière. L’agitation dont elles ſont ſuſceptibles, l’émotion à laquelle elles ſont ſujettes, le gonflement des parties ſouterraines, les tremblemens qui y ſont fréquents, perſuadent avec aſſez de fondement que la Divinité les anime & les protége. Au reſte elles ſervent de repoſoir en tous tems ; c’eſt un des plus frequentés.

Les aîles à droit & à gauche ſont le grand commun, les Intendans, Pourvoyeurs, Valets de chambre, & autres bas Officiers, comme Joüeurs d’inſtrumens, Ouvriers, &c. & les Miniſtres font leur réſidence tout au deſſus, dans le pavillon en dôme dont la façade eſt ovalle, & le derrière ſphérique. Cette partie eſt fortifiée d’ouvrages à corne, fraiſés & paliſſadés par des ingénieurs modernes.

Le premier Miniſtre loge auprès du chemin couvert avec toute ſa famille dans un appartement orné avec ſoin, & meublé avec les précautions qu’exige l’importance de ſes emplois. Surintendant général, l’adminiſtration de toute l’économie lui eſt confiée, Préſident du Conſeil d’Etat, les traités de guerre, de pacification, de ſociété, & de commerce ne regardent que lui ; Sécrétaire des commandemens, les piéces d’eſprit juſqu’aux chanſons & aux madrigaux ſont de ſon reſſort.

La façade eſt occupée au premier étage par le Chancelier, grand orateur, qui porte la parole en toute occaſion & qui donne les ordres néceſſaires. Ce Seigneur d’un goût & d’un diſcernement exquis eſt conſulté ſur les plus petites choſes. L’on auroit une entière confiance en lui, ſi ſa trop grande vivacité & ſon indiſcrétion ne donnoient de juſtes ſujets de s’en défier. Pour y mettre un frein, on a jugé à propos de lui preſcrire des bornes qu’il ne peut paſſer ; on prétend même qu’il eſt aux arrêts dans ſa chambre. Il eſt vrai que l’on adoucit ſa contrainte par la liberté qu’il a de ſe réjoüir avec ſes amis, par le grand air & l’agrément de ſon Palais, c’eſt le ſeul qui ſoit environné d’une baluſtrade d’yvoire, par la reſſource de la converſation, de la muſique & des inſtrumens dont il joüe, qui ſont d’un corail très recherché des curieux. Sa perte en effet ſeroit irréparable ; & indépendamment de ſon utilité, il eſt amuſant on ne peut pas plus ; ſes liaiſons & ſes habitudes lui donnant le moyen d’être inſtruit de tous les diſcours qui ſe tiennent.

Il a deux voiſins qui ne le quittent jamais. Eſpions continuels & attentifs au moindre bruit, ils ramaſſent les nouvelles, & les lui reportent à meſure qu’ils les entendent. De peur d’en échaper aucunes, ils ſont toûjours aux écoutes par leurs fenêtres, ou ſur l’eſcalier de leur porte ; & pour n’être point aperçus ils ont grande attention de ſe tenir cachés dans les détours obliques d’un labirinthe qui tient à leur habitation. Il eſt parfaitement ſervi à tous égards.

Le Parfumeur à cauſe de ſon mérite éminent, à ſon logement au milieu du deuxième étage dans la ſaillie à deux aiſles, ſoutenuë d’une ſeule colomne. Cet habile courtiſan pourroit paſſer pour un flatteur déterminé par les baſſes complaiſances qu’il a pour le premier Miniſtre, au délaſſement & à l’amuſement duquel il conſacre la meilleure partie de ſon tems. On n’oſeroit cependant le critiquer tout haut, ſa charge eſt unique ; il eſt aimé de la Déeſſe ſur tout depuis certaines pommades qu’il a choiſi pour la toilette, & les différentes eſſences qu’il a fournies, c’eſt lui qui a donné la vogue à l’eau de miel, à l’eau de Chipre, &c. D’ailleurs les Dames d’honneur deux ſœurs jumelles en grand crédit, lui ſont fort attachées, & malgré la diviſion où il ſçait les entretenir, elles travaillent toute leur vie à le faire valoir.

Les Gardes du Corps ſont dans les manſardes au troiſiéme. On les a placé à la partie la plus élevée pour découvrir de plus loin. Les ſuperbes & les humbles, les adducteurs & les indignateurs, les rotateurs, les circulaires, & les amoureux, font tour à tour le ſervice avec une exactitude & une adreſſe merveilleuſe. Il eſt rare de ne voir qu’une ſentinelle en fonction ; il en faut deux, y ayant deux poſtes à garder. On démêle aiſément par leur contenance les diſpoſitions bonnes ou mauvaiſes de la Divinité à qui on veut ſacrifier. Les voyageurs ne manquent guéres de les conſulter ; c’eſt l’étoile polaire qui les guide. Si elles ſont de bon augure, on peut s’en raporter à elles & continuer ſa route. Ces Gardes en général ont des ſignes certains par leur manteau, & leur fourrure en demi cercle ſous laquelle ils ſont à couvert, pour donner l’ordre dont ils ſont chargés, & manifeſter les volontés particulières. Leur langage eſt d’une expreſſion, d’une énergie, dont les diſcours du Chancelier, quelque habile Orateur qu’il ſoit, n’aprochent pas. Redoutés & cheris, ils ſont d’autant plus conſidérés, que le premier Miniſtre a ſans ceſſe beſoin d’eux.

Reſte le parapet au-deſſous des paliſſades, & des fortifications à la mode ; mais il eſt tems de parler de moi.