INCIOLINO.


PREMIERE PARTIE.


NOtre Divinité prétenduë ne s’aquiert que par l’amour du plaiſir ; cet amour demande un diſcernement & des réfléxions que l’expérience ſeule peut produire ; ainſi loin d’être une petite Déeſſe au berceau, je n’avois pas plus d’ame qu’une ſimple mortelle, en qui elle ne ſe manifeſte que par dégrés, & qui ne peut ſe flatter d’en avoir une qu’à méſure des aquiſitions qu’elle fait journellement. L’expérience étant l’origine & la ſource unique de nos connoiſſances, il eſt clair que j’étois très-ignorante en venant au monde, mon ame avoit à peine de l’inſtinct, oh ! que j’étois bête !

Cependant à force d’attention à m’inſpirer de la curioſité, de ſoins, & de répétition, on parvint à mettre en mouvement les reſſorts propres aux organes qui me ſont ſubordonnés. Alors ma maiſon ſe compoſa, mes miniſtres établirent & formérent leur magaſin, mes officiers commencérent l’exercice de leurs charges, ſi ce ne fut pas d’abord avec l’aiſance & la facilité que donne l’habitude ; au moins ſe mirent-ils en état de l’acquerir, & de ſe perfectionner dans la ſuite.

On n’imagineroit pas que mes états à la merci d’autrui loin de diminuer, augmentérent à vûë d’œil. Mon pere avoit pris des arrangemens ſi juſtes, il avoit ſi bien diſpoſé les choſes, que mes poſſeſſions s’acrûrent, mes Palais s’embellirent, les déhors de mon Temple parûrent cultivés, je gagnai du terrain, mes apartements s’agrandirent, je fus moins à l’étroit.

Mon ame errante juſques-là, ne s’étoit fixée nulle part. Son peu de lumière ne m’éclairoit pas aſſez, pour la déterminer ; je ſentois bien par certains mouvemens que mon Chancelier ne pouvoit expliquer, par une inquiétude ſecrette dont mon premier Miniſtre ne pouvoit rendre raiſon, par un embarras équivoque, qu’il me manquoit quelque choſe pour être dans l’ordre. Outrée de mon ignorance & de celle de mon Conſeil, je me livrois quelque fois au dépit le plus violent, pour voir ſi l’excès ne m’inſtruiroit pas mieux ; je voulois me ſéparer de moi-même dans l’eſpérance de diſtinguer, & de découvrir la nature de mes déſirs ; mais tous mes efforts étoient inutiles, mon embarras étoit plus grand, mon ardeur plus vive, mon inquiétude plus chagrinante. Sans diſtractions que celles d’une occupation uniforme & momentanée, rien ne me ſoulageoit, tout augmentoit ma peine.

Ce fut bien pis, la première fois que mes Gardes découvrirent un Royaume aſſez ſemblable au mien ; mais gouverné par une Divinité toute différente. L’image quoique racourcie de ce Dieu étranger porta le déſordre dans toutes les parties de mon Empire. Je ne me laſſois point d’admirer, j’étois dans une agitation cruelle. Je mis toute ma Cour en mouvement, je donnai la torture à tout le monde, je culbutai tous les magaſins pour trouver une explication ſatisfaiſante, & une inſtruction qui me donna quelque repos. A force de travailler ſans ſuccès, la triſteſſe & l’ennui me ſubjuguérent, le découragement affoiblit l’attention de mes ſentimens, les efforts de mes Miniſtres les plus raiſonnables cedérent à ma langueur. On auroit dit que mon ame ſouffroit de ne pouvoir s’expliquer, & de m’être ſi long-tems inutile. Je tombai dans un abattement dangereux, ma ſanté ſe revolta contre la violence que je me faiſois, & les contradictions que j’avois à eſſuyer.

Ce ne fut point l’aveugle hazard qui adoucit mon tourment. Un génie bienfaiſant conduiſoit ſans doute un domeſtique de confiance, qui quoique de même âge que moi, m’inſtruiſit enfin de la route des plaiſirs que j’ignorois, fixa mon ame incertaine, & débroüilla mes idées, de manière que les découvertes les plus avantageuſes ſe ſuccédérent avec une rapidité infinie.

Entre les gens qui m’approchent de plus près, j’en ai choiſi cinq qui m’ont paru les plus attachés. Je fais peu de cas des autres, ils ſont ſi gauches, ils ſe préſentent ſi mal, que je m’en ſers le moins que je puis. Parmi ceux à qui j’ai donné la préférence, il en eſt un d’une taille élégante, plus adroit, & plus officieux que ſes camarades. Je n’oublierai jamais le ſervice qu’il me rendit par cette première démarche, ma reconnoiſſance durera autant que lui. Sans autres conſidérations que ſes allarmes ſur ma ſituation ; un ſoir d’Eté que j’étois plus rêveuſe qu’à l’ordinaire, & comme abſorbée de refléxions extravagantes, il deſcendit comme pour badiner & ſe promener avec eux. Ils me diſpoſérent inſenſiblement à joüir des careſſes d’un Zéphire, qui étoit peut-être d’intelligence, & ils éloignérent petit-à-petit les colomnes du Temple dont j’ai parlé. La tendre langueur qui m’affectoit, la douce émotion dont j’étois ſaiſie, m’étourdiſſoit ſur la nature d’un deſſein dont j’ignorois les ſuites ; en tout cas je ne cherchois pas à m’y oppoſer, je ſécondois même leur badinage, & je m’y prêtois de bonne grace, lorſque ſeul avec une hardieſſe qui auroit étonné les portiers les plus réſolus ; après avoir contraint les naïades timides à ſe retirer, il s’introduiſit légérement & ſe gliſſa à la dérobée juſques au trône de la Volupté. Cette Divinité fut ſi touchée des mouvemens qu’il ſe donna, & de l’ardeur avec laquelle il ſçût les entretenir, qu’elle ſe communiqua ſans reſerve. Je partageai bien-tôt des tranſports qui me devenoient néceſſaires : bien-tôt une foule de déſirs plus curieux que ſatisfaits en augmenta la vivacité, une douce yvreſſe s’empara de mes ſujets, & les livra d’autant plus vite à Morphée, qu’ils s’étoient fatigués davantage à cette recherche. Un ſonge charmant les aſſura de mon bonheur & me fit gouter des délices qu’on ne ſçauroit exprimer.

Tel fût l’époque de mon diſcernement. Je raiſonnai pour la première fois, je comparai ; je conclus, ſans m’embaraſſer de faire une différence exacte des différentes ſenſations que donnent les plaiſirs, je me contentai d’en ſentir toutes les douceurs ; je m’en repreſentai de plus vives, & mes idées eurent là-deſſus une entière liberté ; perſuadée qu’elles ne pouvoient aller au-delà de celles que j’imaginois.

L’ouverture d’eſprit que l’on ſe connoît ſupérieure à celle d’autrui, une découverte précieuſe dont on n’a l’obligation à perſonne, les talens qu’on acquiert ſans ſecours, & que l’on ne doit qu’à ſoi-même, inſpirent une confiance qui eſt bien voiſine de l’orgueil. Tant que mon Royaume fut dans une eſpéce d’Anarchie, que mes ſujets livrés à eux-mêmes exerçoient à leur fantaiſie les emplois qui leur avoient été confiés, que vivans dans l’indépendance, & moi, pour ainſi dire, en tutelle, ils diſpoſérent de tout à leur gré ; j’étois humble & modeſte : mais dès que mes ſoupirs ne m’étonnérent plus, & que j’en connus la ſource, que je pus me faire rendre raiſon de cette impatience ſecrette & de cette humeur à laquelle on donne le nom de caprice, faute d’en ſçavoir l’objet ; que mes déſirs eurent une perſpective ; que je me trouvai capable de ſentimens, propre à en inſpirer, & deſtinée à joüer un rôle intéreſſant dans le monde, je devins fière & impérieuſe : frapée de la dignité de mon être, enchantée de la beauté de mes Etats, j’acceptai les titres de Divinité que l’on m’accorda ; je ſongeai à les faire reconnoître dans les Cours étrangeres, & je m’occupai ſans relâche à mériter l’aplaudiſſement & l’amour des Nations avec qui je voulois traiter ; ce qui annonce que je fis quelque effort pour corriger cette hauteur & cette fierté naturelle, qui ſont les peſtes de notre commerce.

Il faut convenir que je fus bien ſecondée. Tout le monde ſaiſit le ton de fineſſe & d’intelligence, l’air de vivacité & d’étourderie, le maintien minaudier & agaçant que j’inſpirai. Mes Gardes de la plus grande taille, pleins de feu & de vivacité (leur uniforme eſt noir) s’étudiérent à qui me ſerviroit mieux. Que d’éloges ne méritent pas les Circulaires, les Séducteurs, & les Amoureux !

Mes Dames d’honneur, d’un poly, d’une douceur parfaite, ne ſe préſenterent jamais aux audiances, que je commençai à donner dans ce tems-là, qu’avec ce vif incarnat, que leur prêtoit moins la pudeur, que l’envie de plaire aux Courtiſans, avec cette fraîcheur & cet éclat que les graces & la jeuneſſe entretenoient ſans la moindre dépenſe. Le déſir de paroître aimables ne les a jamais quittées. Je dois à leur attention & aux talents qu’elles ont acquis pour la peinture, pluſieurs tendres ſornettes dont on me regale encore quelque-fois. Le Parfumeur ſembloit être fait pour ſa place. Auſſi l’a-t-il toûjours rempli avec la plus grande exactitude, & a-t-il montré par ſa hardieſſe & ſa réſolution, combien mes intérêts lui ſont chers. Le Chancelier par de jolis riens, des propos légers, d’amuſantes bagatelles, un jargon tout neuf, un babil continuel, prévint tous les envieux en ma faveur. Les petits inſtrumens de corail ſur leſquels les ris préludoient ſans ceſſe, l’yvoire d’une barrière exactement rangée, le doux parfum qu’elle exhâloit, un pupître charmant que la fermeté d’embonpoint rendoit ſolide, repoſoit d’albâtre animé par des ſoupirs politiques, tout fut mis en uſage & me promit des triomphes.

Née fauſſe & ſans caractère, j’avois beſoin de ſecours pour adoucir en apparence des défauts que je croyois révoltants. Si dans la ſuite je n’ai pas pris autant de précaution, c’eſt que je me ſuis convaincuë que quand on ne ſe met au-deſſus de rien, & que l’on craint tout, on ſe rend victime des bienſéances les plus ridicules, on reſte dans l’infortune, & l’on vit dans l’obſcurité. D’ailleurs l’aveuglement des hommes eſt une reſſource ſi puiſſante, ſi victorieuſe que les vices de cœur même les plus indignes, ne ſont pas aperçus ſi nous avons quelques vertus ; c’eſt-à-dire quelques agréments.

Grace à ceux dont j’étois pourvûë, je ne tardai pas à recevoir les foy & hommage des Vaſſaux qui ſe préſentérent. Ennemie des formalités, je bannis la cérémonie des ſerments de fidélité, pour en attirer un plus grand nombre, & cette prudence eut tout l’effet que j’en attendois.

La vanité ſeule qui me l’avoit dictée eut lieu d’être ſatisfaite ; mais ma réputation ſouffrit de cette foule d’adorateurs. Chacun d’eux jugea de moi ſuivant l’idée qu’il en avoit pris, & rélative à la façon de penſer qui lui étoit propre. Tel voulut m’aprofondir davantage qui me dévina le moins. Je ſuis perſuadée que la plus part préconiſérent l’étourderie, la fauſſe retenuë, le menſonge & l’affectation qui me ſont ordinaires, pour fronder les qualités oppoſées que je n’avois pas. Ils déciderent tous que j’étois coquette, & dans le fond ils ſe trompérent encore ; j’étois tendre. J’ignorois l’art de ces variations ſalutaires qui corrigent une faveur légére par une rigueur aparente. Je n’en ſçavois pas aſſez pour les entretenir dans ces agitations aimables, ſeules capables de les occuper, & pour les conduire comme par dégrés d’eſpoir en eſpoir. Je voulois plaire, il eſt vrai, je cherchois à exciter des deſirs ; mais je n’aurois pas fui le moyen de les ſatisfaire.

Je me conſolai de leur erreur avec mon néceſſaire fidéle, qui par un badinage infatigable, me vengeoit tous les jours, & calmoit autant qu’il pouvoit le faire, l’impétuoſité d’une brûlante canicule qui ſe fait ſentir dans mon païs pendant la première ſaiſon. Son attachement lui valut la charge de Vicaire Général du Temple ; que je créai exprès pour lui (ce n’eſt pas le premier valet de chambre qui eſt parvenu à des emplois importans par cette route-là.) Je n’écoutai aucunes des remontrances qui me furent faites par les Miniſtres, qui trouvoient la reconnoiſſance trop forte ; mon panchant l’emporta ſur la politique. Je ne pris pas garde que l’affectation avec laquelle je le diſtinguois des autres, la tendre affection que je lui marquois ſans ménagement, & la faveur prodigieuſe où il étoit monté, donnoient de la jalouſie ; il m’occupoit ſeul. Je m’aperçus à peine de l’eſprit de parti qui s’emparoit des Grands, & je ne m’embarraſſai point du danger qu’il y avoit de le laiſſer fermenter ; mais enfin ſes aſſiduités trop fréquentes, ſes careſſes trop indiſcrettes, ſes hommages trop réïtérés, firent gronder la critique, & indiſpoſérent la Cour. Le mécontentement général ſuccéda aux chagrins des particuliers ; les Officiers les plus aſſidus à mon ſervice, furent ceux de la bouche, qui levérent l’étendard de la rébellion, & entraînérent les autres dans leur revolte ; je me vis tout d’un coup abandonnée.

Mon Vicaire même, cet objet de mes plus cheres complaiſances, ce favori pour qui je ſacrifiois tout, parut ſe rallentir, & reſpecter les mutins, de crainte d’être envelopé dans la révolution qu’ils ménageoient, (belle leçon pour les cœurs généreux & les ames tendres,) j’eus pitié de ſa foibleſſe. Le dépit n’eut aucune part à mon refroidiſſement ; mais n’étant pas en état de me ſécourir, mes autres ſujets pâles & tremblants n’ayant pas plus de reſſource ; je cedai pour un tems à l’orage, & je rompis tout commerce avec lui. Cet égard politique rétablit l’ordre petit à petit, & ramena tout à ſon devoir.

A peine avois-je reparé le déſordre qu’entraînent les troubles inteſtins, que j’eus à ſoutenir une guerre encor plus dangereuſe. Entre les ennemis dont nous avons à nous deffendre, il eſt deux ſœurs que nous redoutons, ſur-tout par les ravages qu’elles font, & les marques qu’elles laiſſent de leur fureur inéxorable. La cadette quoique d’une moindre réputation que ſon aînée, & plus petite qu’elle, eſt pour nous la plus terrible ; parce qu’elle s’attache à perſécuter nos poſſeſſions les plus diſtinguées. Cette cruelle ennemie de la beauté, jalouſe de ma gloire, crut trouver peu de réſiſtance après l’aſſaut que je venois d’eſſuyer, & voulut profiter de cette circonſtance pour triompher ſans peine. Dans le tems que je m’y attendois le moins, elle fondit ſur moi à la tête de ſes troupes qu’elle diviſa du premier jour par une marche forcée. Avec la moitié de ſon monde elle aſſiégea en arrivant le Pavillon Spheriq oval, & emporta les ouvrages extérieurs, après une courte réſiſtance. De l’autre elle forma pluſieurs camps volants, qui par leur diſpoſition avoient une libre communication entre eux, & fit approcher par pelottons des troupes à portée de mon Palais, où elle ſe flattoit d’avoir des intelligences. Dans cette extrêmité j’aſſemblai le Conſeil de guerre que je trouvai à demi vaincu par la frayeur d’une irruption auſſi prompte. Chaque membre diſputoit avec chaleur, & ne reſolvoit rien. Les uns étoient d’avis d’innonder l’ennemi, au riſque de ſubmerger le païs ; d’autres penſoient qu’il ſuffiroit pour le chaſſer de lâcher la grande écluſe : pluſieurs vouloient acheter la victoire par des torrens de ſang ; quelques-uns propoſoient la voye des négociations & croyoient qu’il falloit offrir un tribut ; mais perſonne ne ſe chargeoit d’exécuter.

Cependant les bombes que l’on jettoit ſans ceſſe, avoient mis le feu dans une infinité d’endroits, l’embraſement gagnoit de proche en proche. L’allarme étoit ſi chaude, le déſordre étoit ſi grand qu’on n’aportoit preſque aucun obſtacle, & qu’on ne cherchoit ſon ſalut que dans une fuite honteuſe. La déroute devint générale. Mon premier Miniſtre fit une ſortie, & battit la campagne pour eſſayer en ralliant quelques troupes de faire face à l’ennemi, & de lui diſputer le terrain pied à pied ; mais ſes exploits, n’aboutirent qu’à diminuer mes forces. Il fallut ceder le plat païs à ces hôtes barbares qui comme des Scithes féroces ſe nourriſſent de chair humaines ; ravitailler à la hâte les places qui pouvoient tenir le plus, & m’enfermer avec mes meilleurs effets dans mon Palais où je reſolus de mourir plûtôt que de me rendre.

J’augmentai la garniſon de tous les ſecours qui ſe préſentérent, & dans les exhortations que je lui fis, en la pourvoyant du néceſſaire, je n’oubliai rien de ce qui pouvoit fortifier ſon courage, animer ſa bonne volonté, & lui inſpirer de l’intrépidité. Les aſſurances cordiales qu’elle me donna de ſe défendre juſqu’à l’extrêmité, me rendirent un peu plus tranquille, & firent naître cette douce eſpérance que l’on ſaiſit ſi avidement dans les occaſions périlleuſes.

Nos efforts ſe portérent d’abord à éteindre le feu que ces incendiaires avoient mis par tout. Un travail conſtant ne connoît point d’obſtacles, nous en vinmes à bout avec nos ſeules troupes auxiliaires. Tout le monde étant reſté dans le devoir, & notre vigueur à repouſſer leurs aſſauts, les ayant rebutés ; ils negligérent quelques poſtes importans dont on ſe ſaiſit, & où l’on ſçût ſe maintenir. Ce fut un coup de partie ; parce qu’ayant coupé leur communication, on put les inquiéter avec avantage. Tous leurs partis étoient enlevés dès qu’ils oſoient paroître ; les vivres leur manquoient, plus de fourage à faire à cauſe de la grande ſéchereſſe qui ſurvint ; la déſertion s’en mêla, (c’eſt la ſuite néceſſaire d’une mauvaiſe diſcipline dans une armée mal pourvûë ;) enfin ils furent contraints de lever le ſiége, & de ſe retirer.

On ne chercha pas à troubler leur retraite, ils eurent le tems de la faire. Nous ne nous occupames qu’à combler les tranchées, nettoyer les foſſés, réparer les brêches, & effacer les veſtiges de leur cruauté dans les endroits où ils avoient campé. Ce ne fut pas l’affaire d’un jour ; mais les bons réglemens, le grand ſoin, l’économie, & l’éxacte diſcipline achevérent de diſſiper mes allarmes & les dangers que j’avois courus, je ne ſongeai plus qu’aux moyens de les éviter à l’avenir.

Un point eſſentiel au Gouvernement eſt la connoiſſance de l’humeur & du naturel de la nation qui compoſe l’Etat. Mes ſujets étoient d’un tempérament ſi différens, de ſentimens ſi contraires, que de jour en jour leur conduite devenant embarraſſante, mon premier Miniſtre crut que la Réligion ſeroit un moyen pour les plier, pour les réduire & pour les amener au même but.

Sans elle, diſoit-il, comment les rendre capables d’ordre, de reſpect & de ſoumiſſion ? comment les appliquer à des objets convenables à leurs différentes prétentions, & à leurs intérêts reſpectiſs ? comment les entretenir dans cette modération prudente, dans cette harmonie néceſſaire à la ſocieté ? quel ſera le motif de leur ambition & de leurs deſirs ? il avoit raiſon ; ces réflexions étoient de bons ſens. Je lui permis donc de faire au ſujet de la Réligion les réglemens, & de prendre les méſures qui lui paroîtroient les plus juſtes, ſans vouloir l’inſtruire de la mienne, dont les principes étoient déja enracinés dans mon ame. J’étois bien ſûre de l’inſpirer, & de le ſubjuguer lui-même tôt ou tard ; mais je le craignois pour lors ; la revolte à laquelle il s’étoit prêté avec trop de complaiſance, m’avoit indiſpoſé contre lui.

Il avoit un frere appellé Mentegiù, garçon de beaucoup de merite, qu’il conſulta ſans doute, je ne courois aucun riſque. Il auroit été à ſouhaiter pour moi qu’il ne ſe fut jamais décidé que par ſes conſeils ; mais il le mépriſoit par ſes lenteurs à déduire, par ſes précautions à inferer, & par ſes ſcrupules à conclure. D’ailleurs il étoit ſi foible, & d’un tempérament ſi délicat, qu’il ſe refuſoit volontiers à un travail aſſidu.

Naſirola ſa ſœur étoit une impertinente qui me contrarioit ouvertement. Mon antipathie pour elle dure encore. Triſte, jalouſe, elle condamnoit tous les plaiſirs donc j’oſois m’occuper ſans elle. Exacte, ſévére ; les moindres négligences étoient critiquées, ſes remontrances étoient perpétuelles. Fière, indépendante, elle s’étudioit à balancer mon pouvoir, & à ſe former un empire, en aviliſſant le mien. Prude, ſcrupuleuſe ; elle étoit eſclave d’une bienſéance, & s’y livroit avec affectation, pour peu qu’elle fût en vogue. Si j’eus ſçû la part qu’elle avoit aux méſures que l’on prit, j’aurois tâché de les rompre, car je ne pouvois la ſouffrir ; mais comme la mode prend ſur nous facilement, & qu’il eſt d’uſage d’inſtruire les Déeſſes de mon eſpéce, & leur ſuite ordinaire des préjugés de leur famille, je me laiſſai conduire ſans répugnance avec la mienne dans un ſéjour conſacré à la piété, où la ſuperſtition donnoit des leçons à pluſieurs Divinités comme moi.

Il fallut ſe plier au-dehors à ce qu’on exigeoit, ecouter des commentaires ténébreux ſur des myſtéres impénétrables, aſſiſter à des cérémonies puériles que la fantaiſie humaine a multiplié à l’excès, eſſayer d’embraſſer des règles impoſſibles à la nature, ſe mépriſer ſoi-même, reſpecter des ſots, mortifier ſes appétits, renoncer aux plaiſirs, aimer la douleur & les ſouffrances ; étoient les maximes ſur leſquelles on appuyoit tous les jours, & qu’on nous animoit à ſuivre par l’étalage des récompenſes magnifiques, reſervées aux diſciples ſoumis, & par la deſcription des châtimens terribles deſtinés aux rebelles.

Moins perſuadée qu’entraînée par l’exemple, je me contraignis ſi bien que j’en impoſai aux ſurveillantes, & qu’on me crut dévote. Je n’étois pourtant qu’hipocrite. Mon Vicaire par des préceptes plus naturels, par des inſtructions plus palpables, me donnoit des lumières bien différentes, qui me dédommageoient en ſecret de la contrainte où je vivois. Ses talents me rendoient au moins ſupportables, des lieux inacceſſibles aux voyageurs, où ſans cela tout m’auroit peint l’ennui avec les couleurs les plus ſombres.

Le Commerce étant le ſeul moyen de faire fleurir mes Etats, il étoit important de me former au travail qu’il exige pour me rendre capable dans la ſuite d’un négoce conſidérable. Quelques ſimples que ſoient les formules d’un marché, elles ne ſont pas indifférentes. Il eſt bon de ſe les rendre familières. Un mouvement de ſimpathie, une ſituation de hazard, un je ne ſçai quoi décide quelquefois d’un traité ; mais ſouvent une heureuſe concluſion dépend de l’effort qu’on a fait pour donner le branle à cette ſimpathie, pour rendre la ſituation touchante, & animer le je ne ſçai quoi.

Nous n’avions toutes que les mêmes effets à négocier. Nul échange à faire, nos marchandiſes étoient les mêmes ; cependant nous pouvions acquerir de nouvelles lumières & augmenter nos découvertes ſur la façon d’étaler ces marchandiſes, ſur l’art de les faire valoir, & ſur mille autres points auſſi eſſentiels. Je ne voulois rien négliger pour devenir habile, ainſi le tems des reſerves paſſé, je ne me contraignis plus. Je me communiquai librement ; je formai des liaiſons qui auroient eu l’air d’amitié, ſi j’en euſſe été ſuſceptible ; j’eus des confidences que je payai par d’autres, ſans demeurer en reſte ſur les ouvertures que l’on me faiſoit, je mis à proffit mes réfléxions, & je m’inſtruiſis aſſez pour contenter les curieux à la première occaſion.

Parmi les exilées qui n’étoient pas la dupe des pieuſes momeries, je contractai plus d’habitude avec une appellée Demichoigs : elle m’apprit bien-tôt que les Vicaires n’étoient pas la ſeule reſſource qu’imaginoit le plaiſir ; plus âgée que moi, de beaucoup d’expérience, & d’un merite rare, elle communiquoit volontiers le talent ſingulier qu’elle avoit pour lui.

Après pluſieurs bagatelles officieuſes, & quelques petits ſoins que nous cherchions à nous rendre ; un jour me trouvant ſeule au jardin, Qu’il me tardoit, dit-elle, de vous parler ſans témoin de mon inclination, charmante Inciolino. Faite pour les plaiſirs, ne puis-je vous donner du goût pour eux ; les momens où vous héſitez d’en prendre ne ſont plus pardonnables, il eſt tems de leur rendre hommage, Ce qu’ils exigent eſt ſi doux ! ma tendreſſe ne vous refuſera aucunes lumières. Ne croyez-pas, continua-t-elle, en ſouriant, que mon amitié reſſemble à celle que nous contractons ici les unes avec les autres. Triſte, froide, & languiſſante, ce n’eſt qu’une liaiſon que le déſœuvrement & la néceſſité de ſe voir forme ordinairement, au lieu que l’agrément, la douceur & la vivacité, feront le caractère de la mienne, ſi vous voulez que le plaiſir en ſerre les nœuds.

Mon panchant à prévenu le votre, lui répondis-je, en la careſſant ; je ſens bien, généreuſe Demichoigs, que le charme ſecret qui m’attache à vous n’eſt pas produit par une amitié ordinaire, & je vais m’y livrer avec tout l’empreſſement qu’excitent la curioſité & l’envie de s’inſtruire. Quelques plaiſirs domeſtiques ne m’ont pas donné beaucoup d’expérience. Je ſuis trop heureuſe que vous m’ayez jugé capable de profiter de vos leçons & de votre complaiſance. Un attachement éternel ſuffira-t-il à vous marquer ma réconnoiſſance ?

Ah gardez vous bien, reprit-elle, de vous attacher jamais conſtamment, je vous aime trop pour vous laiſſer prendre d’abord une auſſi méchante habitude. Tant que nous nous amuſerons, & que nous n’aurons rien de mieux, paſſe ; je ne vous en promets pas davantage, moi ; ſçachez belle Inciolino, que tout attachement n’eſt qu’un commerce où l’amour propre, l’intérêt & le plaiſir ſe propoſent quelque choſe à gagner, ſans l’un ou l’autre de ces objets, point d’affaire. Vous les réünirez ſans doute un jour ; mais que ce bonheur ne vous arrête pas de manière à vous en tenir là, & à vous faire échaper des plaiſirs nouveaux qui ſe refuſent à la conſtance. Loin de combattre des mouvemens qui nous ramênent trop à nous-mêmes pour pouvoir nous occuper long-tems des autres, ſaiſiſſés le premier inſtant de dégoût pour vous retirer ſur votre profit ; pourvû que ce ſoit ſans éclat & avec les ménagemens qu’on ſe doit, vous gagnerés toûjours à changer d’amant, quand vous les choiſirés avec prudence.

Je croyois, repliquai-je, que la conſtance étoit une vertu que l’on devoit s’efforcer d’acquerir, & que c’étoit au contraire ce trop grand amour de ſoi-même, & notre legéreté naturelle que nous devions combattre ; mais je conçois qu’une pareille violence étant ennemie du plaiſir, & que notre victoire n’étant pas poſſible, ce ſeroit trop riſquer, puiſque nous combattrions à pure perte. Cependant les amants, ſuivant la foible idée que j’en ai, ſe défieront d’un caractère volage, ou ne s’engageront pas de bonne foi ; cette réputation d’inconſtance doit les rendre ſi rares qu’il n’y aura pas à choiſir, & qu’il faudra ſe jetter par la tête du premier étourdi, ou bien s’en paſſer.

Votre raiſonnement eſt juſte, repartit-elle, mais votre idée ne l’eſt pas. Vous ſupoſés qu’un amant fait des réfléxions, comme ſi l’amour lui permettoit d’en faire. Un penchant aveugle qu’inſpire la nature, ne conſulte pas la raiſon, & n’annonce pas un diſcernement que l’on doive redouter. Travers d’eſprit, caprice dans l’humeur, défaut de caractère, vice de cœur, rien ne l’arrête ; parcequ’il ne s’apperçoit de rien, dès qu’il eſt bien enflammé. Il eſt vrai que ſon ardeur n’eſt pas longue ; mais c’eſt l’avantage dont je parlois.

Se rencontrer, ſe plaire, s’aimer, ſe le dire, ſe jurer une tendreſſe & une fidélité inviolable ; voilà par où l’on débutte. On s’examine enſuite, on ſe connoît, on ſe déplaît, on ſe dégoute, on ſe quitte, & l’on fait un nouveau choix. Il eſt vrai encor que ce choix à ſes difficultés. La ſatisfaction de s’entendre loüer finement par exemple, ne doit pas tenir contre l’intérêt, & celui-ci doit toûjours avoir la préférence ſur le plaiſir.

Ah Ciel ! m’écriai-je, peut-on ſacrifier l’eſprit & la jeuneſſe à l’opulence, qui n’auroit pas le ſens commun..... oüi, ma Reine, interrompit-elle vivement, oüi, ſi l’on étoit prudente. Le plaiſir par-là ſe ménageroit des reſſources, dont on ne connoît l’utilité que lorſqu’elles manquent. Mais croïez-vous après tout qu’un amant ſpirituel ſoit ſi déſirable, plus ſoupçonneux qu’un autre ; il eſt plus incommode, plus clairvoyant, il eſt plus à charge, plus artificieux, il eſt plus habile à nous tromper, & il n’y manque guéres.

Qu’importe, lui dis-je, ma bonne, il n’y a pas de honte à être trompée de quelqu’un, & il y en a, ce me ſemble, à ſe défier de tout le monde ; c’eſt donner mauvaiſe opinion de ſon cœur. L’erreur favorable à l’objet que nous aimons, notre ſécurité ſur ſon compte, ſont plus capables de reveiller & de fortifier ſa tendreſſe que de nous avilir à ſes yeux.

Mais voilà le ſentiment tout pur, dit-elle en riant, oh défaites-vous de cela ? il n’eſt plus à la mode, je vous en avertis. Un amant borné qui eſt tout à ce qu’il fait & ne regarde que devant lui, convient cent fois mieux ; en tout cas il faut en uſer avant de le prendre, & l’eſſayer comme on fait la monnoïe dont on ſe défie ; pour peu qu’on ait d’expérience, on n’eſt pas embarraſſée de la pierre de touche. Sans cette précaution, on ſeroit trop ſouvent la dupe d’une affaire.

Comment, répondis-je d’un air ſurpris, ce ſeroit commencer par où l’on doit finir, à ce que je crois..... Que vous êtes ſimple ! reprit-elle ; ſouvenés-vous que des rigueurs trop longtems affectées nuiſent plus à notre réputation que des faveurs accordées promptement. Moins la réſiſtance eſt longue plus on évite de tendres étourderies, que le public n’échape point, de contraintes myſtérieuſes qui n’impoſent à perſonne, de fauſſes décences dont le monde ſe mocque, & de mauvais diſcours que chacun interprête. Ne vaut-il pas mieux abréger le chemin qui conduit aux plaiſirs, que de le rendre long & difficile par des détours pénibles & dangereux.

Je ne puis me figurer interrompis-je, qu’une amoureuſe imprudence ſoit ſi dangereuſe. Quoi la réſiſtance ſi propre à picquer les déſirs, la contrainte, le miſtére, l’inquiétude ſecrette, les peines & les embarras dont vous parlés, n’auroient aucunes douceurs, & ne ſeroient pas des dégrés néceſſaires pour arriver aux plaiſirs ?

Toûjours du ſentiment, repliqua-t-elle, vous êtes étonnante ! votre erreur là-deſſus me feroit trembler, ſi je n’étois perſuadée que vous ignorés la nature de ceux dont je parle : vous ſerés de mon avis quand vous les connoîtrés.

Dans l’inſtant ma vigoureuſe compagne débarraſſant mon Temple des voiles qui l’offuſquoient, en parcourut les avenuës précédées de ſon Vicaire, & me mit en ſituation de ne rien dérober à ſa curioſité. Chaque choſe étoit l’objet d’un éloge qui ne finiſſoit pas. Quelle blancheur éclatante, s’écrioit-elle, que les colomnes ſont fermes & polies ! chere Inciolino, que vous êtes charmante ! on diroit que tous les amours ont pris ſoin de vous embellir. Que ce boſquet eſt bien planté ! que ce portail eſt beau !

Il faut convenir que ſon Vicaire malgré la groſſeur de ſes dimenſions, étoit plus agile que le mien, il ſembloit que tous les appartemens lui fuſſent familiers, & qu’il les connut de longue main. Rien ne reſiſta à ſa vivacité, il ſe fourra par tout, il donna par tout des marques de ſon intelligence, & me força bien-tôt de livrer mon ame au plus tendre égarement. Dès que ma bonne s’aperçût de l’ardeur avec laquelle je m’abandonnois au déſordre qu’inſpire la volupté, elle introduiſit par dégré à la place de ſon Vicaire, un Sacrificateur aveugle, une Idole obéïſſante qui ſuivit les mouvements qu’elle lui preſcrivoit. Place ? place ? dit-elle, en écartant de toute ſa force les colomnes déja ébranlées ; il faut achever ton ſacrifice mon petit cœur, & que ton hommage ſoit complet. Courage ! tu ne meurs pas de plaiſir friponne ! ah ! ah ! le voilà au pied du ſanctuaire où l’amour diſpenſe ſes graces, & répand ſes faveurs.

Elle me dit encore mille choſes qu’il me fût impoſſible d’entendre. Mes eſpions étoient ſourds, mon Chancelier béguéyoit à peine, mes Gardes baignés de volupté ne diſtinguoient plus rien, un charme inconnu m’avoit plongée dans la plus douce yvreſſe, toutes les facultés de mon ame étoient ſuſpenduës, je nageois dans un torrent de délices.

Mon trouble un peu diſſipé, j’arrachai cette figure inanimée qui venoit de me pénétrer. Malgré ſa grande ſimplicité, je l’aurois meſuré, retourné, & conſideré, ſi ma nouvelle gouvernante, occupée à côté de moi, n’avoit fixé mon attention. Les mouvemens qu’elle ſe donnoit me parurent furieux, ſon agitation épouvantable. Dans une ſituation à peu prés pareille à celle qu’elle m’avoit fait prendre, excepté que la ſéparation de ſes colomnes étoit entière. Je crus qu’elle vouloit briſer & démolir ſon Temple par les ſecouſſes dont elle l’accabloit. Armée d’une machine de guerre qu’on auroit priſe pour un béllier, elle frappoit à ſi grands coups, que l’édifice en devoit être ébranlé juſqu’au fondement. L’enluminûre de ſes Dames d’honneur, la langueur de ſes Gardes, la fréquence de ſes ſoupirs me firent approcher avec une ſorte d’inquiétude, comme pour l’empêcher d’exécuter ſon deſſein. Viens, me dit-elle, d’une voix preſque étouffée, viens juger des plaiſirs par les tranſports qu’ils procurent, viens les aider à me combler des plus grands biens, oüi, bon, redouble ! ah Dieux ! j’expire.

Ce fut pour me raſſurer apparemment, qu’en perdant la parolle elle gliſſa ſon Chancellier à travers les barrières du mien, & qu’elle m’embraſſe autant qu’elle pouvoit le faire ; en tout cas un grand ſoupir me perſuada que je n’avois rien à craindre pour ſes jours.

Eh bien, continua-t-elle, en rétabliſſant le déſordre où elle étoit, que dites-vous de mes preuves ? elle tenoit encore ſon bélier ; croyés-vous à préſent que l’idée d’un plaiſir qui nous égale aux Dieux du premier ordre, puiſſe faire place à des réfléxions, qui le retardent & que notre ame qui en eſt pénétrée vacque à des ſoins qui pourroient l’en diſtraire. Ce n’eſt pourtant que l’eſquiſſe du tableau, la copie imparfaite de l’original, l’image fictive du vrai bonheur. Je ne ſerai plus inquiette de votre façon de penſer, quand vous aurés réaliſé le plaiſir.

Deux Argus reſpectables qui venoient peut-être de prouver la même thêſe, s’étant approchées l’empêchérent de pourſuivre, & de me donner les éclairciſſemens que je déſirois ſur les meubles amuſans qui diſparurent à leur arrivée ; mais elle ne tarda pas de me mettre au fait de ce que je voulois ſçavoir, & de m’apprendre bien d’autres choſes que je n’ai point oubliées. C’étoit un fond de doctrine inépuiſable.

L’étude continuelle de ſon ſiſtême avec les preuves précipita la cérémonie d’un ſacrifice ſanglant qu’une Divinité céleſte, dans le goût de Moloch, exige de nous tous les mois. Quoique ce culte réligieux ſoit aſſujettiſſant, nous le rendons volontiers ; c’eſt la marque d’un regard favorable de la Déeſſe qui ne fertiliſe que les terres arroſées du ſang qu’elle fait couler. Grace à la prévoïance & aux leçons de mon amie, je m’en acquittai avec la dévotion, l’attention, & la propreté néceſſaire. Ce fut par ſes conſeils que je mis dans ce tems-là mes bois en coupe règlée.

Je ne ſçais ſi les exercices de cette chere Demichoigs, furent aperçus, ou ſi quelques écoliéres furent indiſcrettes ; mais elle diſparut tout d’un coup ſans me donner de ſes nouvelles ; je l’ai retrouvée depuis quelques années auſſi amuſante & auſſi complaiſante ; les momens que je paſſe avec elle, ſont à préſent les plus doux de ma vie ; je ne l’aimois pas moins alors, ſon départ me chagrina, & me détermina d’autant plus vîte à quitter un ſéjour où je m’ennuyois, pour aller fournir une carrière intéreſſante, qui fera le ſujet des autres parties de mon Hiſtoire.


Fin de la première Partie.