Claude Debussy (Laloy)/Chapitre VI

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Une nouvelle période a commencé, que l’on pourrait définir par l’organisation des conquêtes. Les œuvres qui l’ont manifestée jusqu’ici sont ; en 1904, trois nouvelles Fêtes galantes, de Verlaine, et trois Chansons de France, sur des paroles de Charles d’Orléans et de Tristan l’Hermitte ; en 1905, un premier recueil de trois Images pour piano, dont les deux premières continuent assez directement les Estampes, au lieu que la dernière (Mouvement) est d’un style tout différent ; cette même année, la Mer, trois esquisses symphoniques dont la première idée remonte à 1903 ; en 1907, un second recueil d’Images, plus caractérisé encore que le premier ; en 1908, un recueil pour piano qui, sous le titre de Children’s Corner, réunit six illustrations sur des sujets enfantins, et trois Chansons, empruntées encore à Charles d’Orléans, mais cette fois écrites, par une grande surprise, pour chœur sans accompagnement ; enfin, en 1909, ont été terminées des Images pour orchestre, dont on ne peut rien dire encore.

Toutes ces œuvres, comparées à celles qui précèdent, montrent un style aussi libre, mais de plus en plus ferme. C’est la première timidité qui se calme, c’est la démarche qui s’assure, la pensée qui devient affirmative ; c’est un bonheur auquel on ose croire, une beauté que l’on approche sans craindre, qu’elle se dissipe comme un rêve. Pelléas, les Nocturnes, les Proses lyriques, nous paraissaient d’une simplicité impossible à dépasser, et nous étions dans l’erreur ; car cette simplicité était celle même de la première impression ressentie ; elle devait se ramasser encore, pour se réduire au principe même de cette impression. Tel est le progrès qui vient d’être accompli. De toutes ces couleurs d’orchestre, vives et chatoyantes, de toutes ces effervescences du piano, pareilles à une mousse sonore, on n’a voulu retenir que juste ce qu’il fallait pour indiquer l’atmosphère ; et, ce flot retiré, les lignes du dessin sont apparues, non pas arrondies et liées à la manière classique : nettes, tranchées, incisives, et si bien en place que tout le modelé s’y trouvait impliqué. Les œuvres de la première période effleuraient le réel, prenant garde de n’en point briser l’enveloppe impalpable ; celles-ci en mettent le cœur à nu, dégageant la forme fondamentale que l’apparence extérieure développe et dilue en détails. C’est une généralisation, comparable à celle des classiques, et toute différente cependant, parce qu’elle part de données sensibles et non abstraites. Il vaudrait mieux employer le mot de stylisation, qui appartient aux arts du dessin. Justement, ils cherchent eux-mêmes, depuis quelques années, à relever la vérité de l’impressionnisme par l’accent des partis-pris. Ici encore la musique est avec eux : c’est le Faune des Fêtes galantes, dont l’angoisse se trace en un seul égrènement de flûte, sur un rythme étouffé ; c’est la Grotte, qui enferme en de brefs intervalles la tristesse de l’eau dormante ; et la Lune descend sur le temple qui fut, évoquant par des touches précises la méditation d’un vaste paysage sous l’incertitude des rayons ; les voix de la Mer s’élèvent, joyeuses, graves, légères, plaintives, sirènes dévoilées dont les glauques regards fascinent ; c’est encore, dans Children’s Corner, la danse des flocons mélancoliques, ou le bercement attentif des sages éléphants : prodiges de raccourci, où des traits de candeur enfantine accusent une pénétrante émotion. Enfin, les trois Chansons de Charles d’Orléans ont fait revivre une forme abandonnée depuis le xvie siècle, non sans motif : tout s’y trouve à découvert ; nul secours à attendre des couleurs, ni des figures instrumentales. Quatre, cinq ou six lignes simples se meuvent en pleine lumière, et font tout le tableau. Une défaillance, un point de raideur ou d’enchevêtrement, et tout est perdu. À cette épreuve on a pu juger comme la mélodie de Claude Debussy était résistante. Ni Roland de Lassus, ni Costeley n’en ont eu de plus souplement fortes. Et pourtant ce sont des sentiments qu’ils n’ont pas poussés à ce point de délicatesse : une adoration plus fervente, une nonchalance plus douce, une joie plus tendre. Ainsi se trouve renouée une tradition de plénitude rigoureuse que l’on pouvait croire perdue, et qui est proprement française ; c’est celle de nos musiciens aristocratiques, que Lully et Gluck, comme on sait, ont combattue. Ce n’est pas un hasard que Claude Debussy s’inspire aujourd’hui de nos anciens poètes, ni que l’une de ses Images est un Hommage à Rameau, le dernier et le plus fier, parmi ceux qui ont satisfait à ce goût de nos élites, jusqu’à la renaissance d’aujourd’hui.

Il est bien clair qu’un art de cette qualité ne sera jamais populaire. Mais un art qui efface les différences d’éducation et de culture est une utopie de plus en plus chimérique. C’est une vérité banale, que l’instruction, à mesure qu’elle se répand, accroît les distances. On peut changer le recrutement des classes, et nous arrivons à ce qu’il soit plus juste, puisque la naissance y a moins de part. Un temps approche, où l’intelligence seule décidera du rang. Mais il n’y en aura pas moins un peuple pour cela ; il sera mieux défini qu’aujourd’hui ; il aura ses musiciens, ses poètes, ses artistes ; il les a déjà, et depuis des siècles. Les classiques eux-mêmes, lorsqu’ils voulaient plaire au commun des hommes, n’y comprenaient pas le populaire ; ils s’arrêtaient à la bourgeoisie.

Les formes supérieures de l’art, comme celles de la science et de toute pensée, sont un privilège. On ne l’abolira point : il devient plus exclusif. Mais il ne fait état, ni de la race, ni de la fortune. Ceux mêmes qui sont nés misérables l’obtiennent par le mérite de leur esprit, et ils en sont consolés. C’est dans tous les groupes de la société, c’est dans tous les pays, par delà les frontières et les mers, que la plus pure musique d’aujourd’hui se recrute des amis inconnus. C’est en ce sens, le seul vrai, qu’on peut la dire universelle. Et cette vertu lui est garantie plus sûrement par son récent progrès.

Elle s’est dégagée en effet de tout ce que le symbolisme et l’impressionnisme contenaient de complexe, par suite, de particulier, de passager et d’exceptionnel. De tout temps, elle tendait à la simplicité. Mais aujourd’hui cette simplicité s’est dépouillée, condensée et concentrée ; toute la fraîcheur des sensations est gardée, mais elles sont choisies, et liées de rapports nécessaires. L’œuvre n’est plus d’un moment ; elle tient par elle-même, détachée de toute circonstance. C’est pourquoi son pouvoir s’étend désormais sur tous ceux à qui le sentiment de la musique n’a pas été refusé.