Claude Debussy (Laloy)/Chapitre V

Les Bibliophiles fantaisistes Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 73-83).

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En tout ouvrage romantique, il semble qu’une musique prisonnière se tourmente et implore sa délivrance. Des chaînes sont tombées, des jours se sont ouverts, laissant deviner, au dehors, un monde clair où déjà poètes et peintres s’élancent. Mais d’autres liens tiennent encore ; et les grands murs rectilignes restent debout. Claude Debussy fut le sauveur, parce qu’il venait au temps marqué, parce qu’ill avait médité l’exemple des arts fraternels, et surtout parce qu’il avait écouté les voix de la nature. Il a délié la captive, lui a rendu la caresse de l’air, et la grâce que les mouvements appris violentaient. Mais il n’a rien détruit : c’est la paix qu’il apporte, et non la guerre. Il a seulement aboli la rigueur des commandements, et demandé que l’on trouvât par plaisir ce que naguère on s’imposait par devoir.

La mélodie n’est astreinte à rien, pas même à s’émanciper de la gamme majeure ; souvent on n’y trouve aucune note que Mozart n’eût admise aussi. Ailleurs, suivant le sujet et la circonstance, elle se permet des irrégularités que d’ailleurs on remarque à peine, parce qu’elles sont venues d’inspiration. Tantôt on pourrait l’inscrire en des gammes analogues à tel de nos anciens modes grégoriens : ainsi le premier motif de Pelléas, et le thème principal du Quatuor. Ailleurs ce sont les inflexions d’un chromatisme direct, celui du Prélude à l’après-midi d’un Faune ; ou des altérations plus délicates : le cinquième degré de la série usuelle abaissé d’un demi-ton, ou le quatrième élevé d’autant, comme il arrive en plusieurs endroits des Nocturnes. D’autres fois, ce sont des successions de tons entiers, d’une farouche indifférence ; et, plus fréquemment, des échelles incomplètes, où le ton alterne seulement avec la tierce mineure, selon la préférence du goût chinois : ce sont elles qui permettent aux Pagodes, des Estampes, leur parfaite ressemblance ; mais Pelléas, ni les Nocturnes, ni les Proses lyriques, ni le Prélude à l’après-midi d’un Faune, ne les ignorent. C’est d’ailleurs une impropriété de parler de gammes, puisqu’une gamme est une règle. Ici la mélodie change perpétuellement l’ordre et la nature des intervalles. C’est une musique sans gammes, et, en effet, un temps devait arriver où cet appui deviendrait aussi inutile que le soutien du vers régulier pour la poésie ; il suffisait pour cela qu’un musicien fût à même de sentir par lui-même l’affinité mutuelle des sons, comme le poète la valeur des rythmes.

De même que la note, pour une telle imagination, attire la note, l’idée appelle l’idée. Les romantiques les juxtaposent ; ici elles procèdent l’une de l’autre ; et les points d’attache ne s’aperçoivent plus. Dans le Prélude à l’après-midi d’un Faune, qui est l’ouvrage le plus narratif, c’est par degrés insensibles que la rêverie s’exalte et se désespère ; dans le second Nocturne, ce cortège, dont l’éclat assourdi traverse la fête, est baigné par la même rumeur de lumière ; les différents échos qui s’élèvent, le soir, des rues de Grenade, dans la seconde Estampe, respirent un même sentiment d’ardeur mélancolique ; enfin, tout au long de Pelléas, les idées appropriées à chaque situation se tiennent d’un pacte ignoré, nouant, autour des événements fortuits, une symphonie de tendresse à l’invincible charme. C’est le secret de l’unité qui n’est pas assurée par des moyens extérieurs, n’a pas signes de reconnaissance, mais se fie à la suite naturelle des impressions. C’est l’unité d’un caractère, celle d’un paysage ; c’est, enfin, l’unité du ton, si l’on entend ce mot, non dans l’acception étroite de la théorie musicale, mais au sens moins défini que lui accordent les poètes et les peintres.

L’orchestre n’a recours au redoublement à l’unisson que s’il est nécessaire pour les effets de renforcement ou de dégradation ; partout ailleurs, il préfère les couleurs sans mélange ; c’est par leur voisinage qu’elles se font valoir, réagissent et jouent. C’est une palpitation continue, une lumière qui frémit, une transparence visible, une ombre faite de reflets, une légèreté de touches pures, directement posées sur la note qui les requiert, ou plutôt venues avec cette note même, qui est mise pour le timbre du violon, du hautbois ou du cor, non pour un autre. Aucun instrument n’est préféré, aucun sacrifié, chacun placé selon son caractère et en raison de l’ensemble. Jamais rien qui fasse une surcharge, un empâtement, une tache ; point de heurts non plus, de contrastes, de reliefs qui viennent en avant : des ensembles continus et distincts, où les plans s’ordonnent et les objets se dessinent par la seule vertu des teintes et des valeurs.

L’harmonie est l’image de la mélodie ; comme elle, très régulière à l’occasion, et même particulière amie de l’accord parfait. Mais elle en aime beaucoup d’autres aussi, que jusqu’alors on rangeait parmi les dissonances et qu’elle reconnaît consonnants : elle ne leur impose aucune suite forcée, aucune résolution ; elle goûte en chacun d’eux un charme propre, qui suffit. C’est qu’elle découvre, entre leurs notes, des relations que la théorie de la gamme majeure ne pouvait expliquer, ni par suite reconnaître. On a remarqué, fort ingénieusement, qu’un grand nombre de ces accords répondent à la série des sons harmoniques, prolongée au-delà du sixième. Mais on n’arrive à les y réduire que par les artifices de la transposition à l’octave et du renversement, qui en altèrent le caractère ; on n’a donc pas voulu dire qu’il eût suffi de connaître la série des harmoniques pour inventer des accords valables. L’harmonie des notes, comme celle des couleurs, n’est pas du ressort de la déduction, mais de l’intuition.

De tels accords seront liés entre eux par des affinités du même ordre que celles dont s’appellent les notes de la mélodie : au lieu de signaler un ton, ils formeront eux-même des mélodies libres de toute gamme préconçue, puisées aux sources même de la musique. Tantôt c’est le même accord qui sera maintenu et tracera, de sa sonorité unique et multicolore, un chant, capable lui-même de se composer avec un autre ; ou bien des accords différents se répondront, baignant la mélodie de leurs instables nuances, vagues de lumière.

Une telle musique était analogue à notre poésie et notre peinture ; analogue, et non pareille, puisque la ressemblance est justement en ceci, que chacun des arts, renonçant à toute règle abstraite, suit seulement les lois des sensations qui lui sont propres, et que, par suite, la peinture devient plus picturale, la poésie plus poétique et la musique plus musicale ; un poème symphonique de Claude Debussy n’imite donc en rien le rythme et les assonances de Stéphane Mallarmé ; de même que ses paysages et ses décors sonores ne procèdent ni de Monet ni de Whistler. Il fait à sa manière ce que ce que ces illustres contemporains obtiennent par leurs procédés. Outre cette différence spécifique, il y a encore celle de son style, beaucoup plus achevé qu’il n’était d’usage parmi les symbolistes et les impressionnistes. Il doit cet avantage au caractère même de son art. Mais parler de son art, c’est encore parler de lui-même, qui le crée, et la musique ici ne se distingue pas du musicien.

La musique est l’art symboliste par excellence, puisqu’elle ne représente les mouvements, les formes et les couleurs que par le moyen de sons, c’est-à-dire de sensations auxquelles on peut n’attacher aucune signification conventionnelle, et qui, n’ayant pas de rapport direct aux objets, suggèrent tout sans rien montrer. Et elle a aussi des facilités particulières pour l’impressionisme : ce qui fut senti en un instant risque moins d’être altéré par une transposition que par une reproduction, qui incite au contrôle et veut être fidèle. Il n’est pas sans exemple que la musique ait réalisé, mieux que les autres arts, une commune ambition. Le chant grégorien a des grâces également inconnues à la poésie, desservie par la langue, et au dessin encore raide. Roland de Lassus et Costeley sont bien plus maîtres de leurs voix associées que Ronsard de ses phrases ; et Rameau ouvre au xviiie siècle un rêve de galante innocence où Watteau s’avance aussi, mais dont les froids poètes du temps restent bien éloignés. Il est possible que de même Pelléas et Mélisande soit le chef-d’œuvre du symbolisme, et les Nocturnes celui de l’impressionnisme. Ce qui est certain, c’est que toujours la musique de Claude Debussy a conféré un surcroît de beauté aux poèmes qu’elle a illustrés. Elle a adouci les duretés de Baudelaire, éclairci la préciosité de Maeterlinck, réparé les incohérences de Verlaine, fixé le caprice léger du poète Claude Debussy. Partout elle a su écarter la vanité des mots, pour aller jusqu’au sentiment, et lui donner la traduction qui seule ne le trahissait pas. Partout elle a découvert ce que l’écrivain n’avait pu que laisser entrevoir, et, par elle, le poème a trouvé sa perfection.

Une simplicité supérieure lui est donc accessible. Il est de fort beaux poèmes symboliques ; il n’en est presque point qui ne trahisse quelque recherche, parce que les images les plus vives y sont rapportées sur le tissu logique des phrases, et n’y ont pas levé d’elles-mêmes. Un peintre a besoin d’un grand effort, s’il ne veut pas entrer en lutte avec la nature, pour la richesse des nuances, faisant montre ainsi d’une virtuosité qui détourne sur lui l’admiration, au détriment de l’œuvre. La musique ne s’inspire que de l’émotion que les objets lui donnent. C’est cette émotion qui lui livre le secret de leur existence ; lorsqu’elle le possède, elle imite sans effet les mouvements de la pensée, comme aussi l’ondulation des nuages et le frisson des eaux : car elle est devenue, par la force de son amour, pareille à la pensée, aux nuages, à la fontaine. Tant qu’elle n’est pas parvenue à cette communion, elle se tait ; sa sympathie éveillée, tout lui devient naturel, et elle s’oublie.

Elle ignorera donc l’industrie ; elle rendra même à leur naïveté première des sentiments que le poète n’a atteints que par un raffinement d’esprit, et en forçant son talent. Ainsi la Damoiselle élue, si préoccupée, chez Rossetti, de ses poses, s’abandonnera à toute la grâce de son innocence. Ainsi Pelléas, Mélisande, Arkhel et Golaud prendront une force de sentiment que l’écrivain, trop intéressé au détail du style, ne semblait pas avoir comprise ; par l’intervention de la musique, la chaleur de la vie leur est communiquée, la chair remplit les lignes grêles que le drame leur traçait, et, sous leurs atours de légende, nous les reconnaissons comme nos frères de cœur. Chacun d’eux est si bien pris dans son caractère qu’à nul on ne peut donner de torts : ils sont tels, et ne pouvaient accomplir d’autres actes, concevoir d’autres pensées ; le mal qu’ils se font l’un à l’autre est le fruit de leur nature : d’où la poignante émotion de l’œuvre, et sa grande pitié.

Nulle insistance n’est requise pour faire entendre d’aussi pures vérités : jamais d’élévation de voix qui provoque l’attention, de geste qui prenne à témoin. Ce sont des mouvements liés qui se succèdent et se commandent l’un l’autre par une persuasion intérieure. Ce sont les figures d’une danse sans battements, sans chocs, sans divisions, souple et fondue comme celles de l’Extrême-Orient. C’est une beauté plastique, qui se garde intacte dans les pleurs comme parmi les transports d’un rêve joyeux. C’est un rythme qui n’est plus celui des temps et des mesures : celui des lignes et des contours, dont jusque-là les sculpteurs étaient de plus fidèles adorateurs que les musiciens. C’est pourquoi tous ces poèmes de musique, même les inquiets, les déçus, les douloureux, laissent un parfum de douceur et de paix.

Obéissant aux seules volontés de la vie, cette musique est toujours belle. Telle est sa leçon ; ceux qui l’ont entendue sont devenus pareils à des initiés que le mystère n’effraie plus. Ils n’ont plus été sur la défensive devant la nature, parce qu’ils en comprenaient la raison, impénétrable à la raison humaine. Ils ont rendu grâces à ce qui existe, pardonné à la vie ainsi qu’à la mort. L’océan des apparences leur est devenu transparent et ils ont osé s’y livrer. Ils n’ont plus eu peur d’eux-mêmes et de leur ombre ; ils ne se sont plus méfiés de ce qu’ils sentaient ou de ce qu’ils désiraient. Ils ont erré par les jardins du monde, où toutes les fleurs leur ont souri. Et la musique dont ils étaient ravis était pareille à une fleur aussi, par sa grâce ingénue ; elle était fille du ciel, de la terre et des eaux, parce qu’elle était toute faite de génie.

C’est ici le lieu de remarquer que la belle musique a toujours été faite de génie aussi. Mais depuis l’âge classique, ce génie n’arrivait au jour qu’après s’être soumis les règles. Aujourd’hui, il se montre de prime abord ; il a toute la liberté de son action. Plus exactement, il a toute celle que nous souhaitons. Sans aucun doute, un jour viendra où ce qui aujourd’hui nous satisfait si complètement sera une gêne insupportable : des franchises nouvelles seront nécessaires, afin que la musique puisse répondre aux exigences accrues de la sensibilité. Mais il faudra pour cela en changer le système lui-même. Car il semble bien qu’aujourd’hui elle tire tout le parti possible des douze demi-tons entre lesquels se divise l’octave, et de ses différents instruments. Il sera donc nécessaire d’inventer d’autres intervalles, sans doute plus petits, et d’autres moyens pour la production du son. Ceux qui savent combien les habitudes de l’oreille sont lentes à se modifier, seront persuadés que bien du temps passera avant une telle réforme. Il ne faut pas déplorer ce délai ; elle est bien loin encore de les avoir parcourus ; d’abord elle est restée à la lisière, tremblante d’émoi à la vue de ces trésors inexplorés. Depuis ces dernières années, elle a fait quelques pas de plus, et découvert des horizons plus lumineux encore.