Claude Debussy (Laloy)/Chapitre IV

Les Bibliophiles fantaisistes Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 63-69).

iv

La musique classique est celle du bon sens. Si l’on en recherche les origines, il faut remonter jusqu’à Lully, qui, écrivant pour le public peu expert du théâtre, est toujours préoccupé de se faire comprendre. La musique de chambre, destinée aux amateurs, restait bien plus libre, ainsi qu’on peut le voir par les compositions pour clavecin des Couperin et de Rameau, comme aussi par les sonates italiennes, véritables fantaisies où l’auteur fait briller toutes les richesses de son imagination. Mais, vers le milieu du xviiie siècle, l’ancien opéra décline, parce que Rameau y met trop de musique au gré de ses auditeurs, et particulièrement des philosophes. Ce genre en défaveur se réfugie alors de la scène au concert. Or, c’est vers cette époque aussi que la France commence à se reposer du grand intérêt qu’elle avait témoigné jusqu’alors à la musique. En même temps que l’opéra se transforme, il émigre, et c’est en Allemagne que la symphonie classique continue de s’organiser. Haydn et Mozart lui donnent sa forme achevée. Beethoven déjà ne s’en satisfait plus, car il est, sans trop s’en douter, le premier des musiciens romantiques.

Ce qu’on appelle gamme, c’est une suite de notes rangées une fois pour toutes dans un certain ordre. Cette série invariable s’accroche indifféremment à n’importe que point de haute : toujours pareille à elle-même, ce qui en change seulement, c’est l’origine. Cette origine, qui est une note ou une autre, porte le nom de tonique, et l’on est dans tel ou tel ton, suivant qu’on a choisi telle ou telle tonique. De plus, on appelle modulation le changement de tonique et de ton. Ces quelques définitions expliquent tout le mécanisme de la musique classique : elle n’emploie qu’une seule espèce de gamme, car celle qu’on dit mineure se rapproche autant qu’elle peut de la majeure. Et elle ne s’intéresse qu’au ton où cette gamme se trouve placée. Pour que ce ton soit nettement appréciable, il faut que les mélodies n’emploient que les notes licites, et dans un ordre facile à suivre, qu’elles soient, en d’autres termes, aussi peu caractérisées que possible, simples lieux communs sur la gamme majeure. Et il faut que l’harmonie satisfasse aux mêmes conditions, c’est-à-dire qu’elle choisisse ses accords, non pour eux-mêmes, mais pour la vertu qu’ils ont de préciser le ton ; elle ne pourra s’arrêter que sur un accord parfait majeur ou mineur, caractéristique d’un ton, et tous les autres, appelés dissonances, serviront à faire attendre et désirer une telle conclusion, qui apporte à l’esprit la certitude, seule nécessaire.

Comme elle vient, en ligne plus ou moins directe, du théâtre, la symphonie affecte une allure dramatique ; mais ce qu’elle met en lutte, ce ne sont pas des mélodies, ni des harmonies, ce sont seulement des tons : au début, deux phrases entrent dans l’arène, et chacune d’elles est le champion d’un ton : c’est ce qu’on nomme l’exposition. Le développement est un duel où tour à tour l’un ou l’autre adversaire gagne et perd du terrain. Quant à l’issue, elle est connue d’avance : c’est la phrase qu’on a montrée en second lieu qui prendra finalement le ton de sa rivale et se montrera ainsi, réconciliée, dans la dernière partie, dite réexposition. Tout l’intérêt est dans les épisodes, les feintes, les surprises, les parades, les dégagements ; l’auditeur est là pour juger les coups ; et rien ne le distrait de son attention savante, puisque dès les premières notes il sait que mi bémol, ou ré majeur, joue et gagne.

Telles sont les règles du premier mouvement, le seul qui soit, de toute nécessité, dramatique. Ceux qui suivent, au lieu d’un conflit, présentent volontiers une simple alternance de tons, mais toujours c’est le ton qui est au premier plan, à la différence des anciennes formes de la sonate et de la suite, où il ne servait que de support à des mélodies et des harmonies intéressantes par elles-mêmes. La musique classique est donc abstraite à un très haut degré, beaucoup plus, par exemple, que la tragédie, qui, soumise à des règles, tâche d’y enfermer le plus qu’elle peut de vérité humaine ; la symphonie met les règles en avant, s’en fait gloire et joie, sans nul souci de signifier rien. C’est un jeu qui peut devenir divin, par la grâce de Mozart, mais demeure distant de notre vie, et bon, le plus souvent, pour les heures d’insouciance, où l’esprit s’amuse à des combinaisons sans objet.

Les musiciens romantiques ne pouvaient se contenter de ces divertissements : ils veulent que la musique soit faite à leur image. C’est pourquoi ils changent dès l’abord les attributions de la mélodie, qu’ils chargent d’exprimer, non plus des tons, mais des sentiments. Beethoven, dès sa maturité, trouve des phrases si vigoureuses de rythme, si fortes d’accent, si caractérisées, si éloquentes, que vraiment il ne leur manque que la parole, et l’on comprend ce vieux professeur du Conservatoire qui se permettait d’y adapter des vers de sa façon, opérant ce qu’au xviie siècle on appelait une parodie. Dès lors l’idée musicale l’emporte sur le ton, et la construction classique n’est plus justifiée ; Beethoven le sent bien : presque pour chacun de ses derniers ouvrages, il tente un plan nouveau, ayant recours tantôt à la fugue, qui insiste sur une idée en la combinant avec elle-même, tantôt à la variation, qui en montre les différents aspects. Après lui, on essaye d’autres méthodes. L’une, toute narrative, apparaît dans les poèmes symphoniques de Berlioz, de Liszt, et se retrouve, encore aujourd’hui, chez Richard Strauss : on écrit d’abord un scénario, et l’on en traite successivement les divers épisodes, par le moyen de thèmes indépendants. Au théâtre, Wagner attache un certain motif à un certain sentiment qui toujours l’amène avec lui, ce qui n’est pas nouveau, et même, ce qui est son invention malencontreuse, à un personnage ou à un objet. Enfin, ceux qui restent fidèles aux formes classiques de la symphonie et de la sonate, en cherchent volontiers l’unité dans le retour périodique, non plus d’un ton, mais d’une idée, dont les autres dérivent : c’est ce que, dans les écoles modernes de musique, on appelle, nul ne sait pourquoi, la « construction cyclique ».

Ce n’est pas seulement la mélodie qui peut être significative, c’est encore l’harmonie et la sonorité même de l’orchestre. La musique classique, attentive seulement à la hauteur et à l’ordre des sons, ne faisait guère alterner entre eux les divers instruments que pour la variété ; Berlioz reconnaît à leur timbre même un pouvoir dont les musiciens du xixe siècle étudieront les effets. Enfin, c’est Schumann et surtout Chopin qui s’avisent d’employer les accords, non plus pour indiquer des tons et des modulations, mais pour donner des impressions particulières ; chez eux, la dissonance ose se risquer librement, sans la prompte excuse de l’accord parfait ou consonant ; elle est appelée pour elle-même, et non à titre de préparation ; elle a mission d’imiter le scintillement des étoiles, le murmure des sources ou la tendre inquiétude d’un cœur douloureux. Ce ne sont pas ici des nouveautés, mais d’heureux retours : avant l’âge classique, les musiciens du clavecin, ceux du luth, même les créateurs de l’opéra florentin et les maîtres du chant à plusieurs parties, au xvie siècle, savaient placer à propos un accent d’harmonie ; mais la grande sècheresse qui survint après 1750 avait tout perdu.

Cependant la musique, comme la poésie, souffrait d’une lutte entre la raison et les sens nouveaux-venus, dont on acceptait les services, tout en les tenant pour suspects. Tous les romantiques, sans excepter Wagner, le plus complet, sinon le plus hardi, prennent bien soin de ne pas trop s’écarter de la gamme majeure ; même lorsqu’ils se permettent quelque infraction à son ordre sacré, promptement l’harmonie intervient pour le rétablir ; telle, campée à la fin d’un alexandrin, une rime énergique corrige l’irrégularité d’un enjambement ou d’une césure inégale. Les timbres caractérisés de l’orchestre s’enlèvent en haut-relief sur la grisaille des instruments à cordes, ou bien, chez Wagner, ils viennent s’y fondre au point qu’on ne les puisse discerner. Les modulations sont fréquentes, mais passagères ; les dissonances, même les plus imprévues, calculées pour ne pas voiler entièrement le dessin géométrique des tons.