Claude Debussy (Laloy)/Chapitre III

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iii

La poésie n’était plus ni classique, ni romantique, ni parnassienne, mais symboliste. La poésie classique prétendait au consentement universel, et, par suite, se fondait sur la raison, comme la chose du monde la mieux partagée. D’où la petite estime où elle tient les sens, la préférence qu’elle accorde aux formes fixes et régulières, enfin la précaution qu’elle prend de n’exprimer que des sentiments généraux, dont souvent le témoignage de l’antiquité lui garantit la permanence. Elle se méfie de toute opinion particulière, de toute impression personnelle, et le moi lui est haïssable. C’est au nom de ce moi méconnu que les romantiques se révoltent : ils réclament pour eux-mêmes le droit à l’existence, et veulent intéresser par l’histoire de leur vie, la confidence de leurs goûts et la peinture de leurs passions. Ils veulent briser les règles dont ils se sentent enchaînés, et n’y parviennent qu’à demi. Ils se disent ennemis des lois et en édictent à leur tour ; ils insultent la convention et gardent un idéal ; ils disloquent le vers et fortifient la rime ; à chacune de leurs hardiesses, ils reculent d’horreur, car ils se croient maudits. C’est justement parce qu’ils se sentent mal libérés qu’ils luttent avec tant d’effort ; menant leur sensations à l’assaut de leur raison, ils les excitent et les grossissent ; le tumulte de cette guerre est la seule harmonie qu’ils connaissent ; et tout en eux n’est qu’opposition, contraste et antithèse. On se lassa de cette inquiétude perpétuelle, et la doctrine de Parnasse vint rétablir la paix, mais non sans sacrifices : ce fut un retour délibéré à des formes de vers fixes, à peine plus variées que celles de la poésie classique, et beaucoup plus rigoureuses, surtout sur le chapitre de la rime. Ainsi, tout ce que gagnèrent, en fin de compte, les romantiques, ce furent quelques règles de plus. Et de cette poésie réasservie il va sans dire que tout sentiment personnel fut exclu de nouveau : mais comme la raison, après le romantisme, était un peu décriée, on n’y put revenir, et l’on assigna à l’art des vers, comme but unique, la peinture des objets matériels. Tous les Parnassiens furent descriptifs à outrance ; d’ailleurs bons ouvriers, à qui la difficulté de leur métier fait souvent un style aux reliefs de médaille. Il ne leur manque aucune qualité, que le mouvement, qui seul donne la vie.

C’est à leur école que Verlaine et Mallarmé ont gagné leur habileté de main. Bientôt las de ces jeux d’atelier, l’un et l’autre s’avisent que les apparences du monde, vaines par elles-mêmes, prennent un sens profond si on les associe aux idées qu’elles éveillent en nous. C’est à montrer ces relations que s’attache le symbolisme ; il ne fait ainsi qu’épuiser la richesse d’un procédé immanent à toute poésie, qui se nomme l’image. Mais ces transpositions suivies lui permettent d’évoquer sans analyse les plus subtiles nuances de nos émotions ; ces liaisons qu’il ne tranche jamais, ces perpétuels échanges de la conscience au phénomène, peuvent, par une sorte de mythologie nouvelle et spontanée, prêter une vie à la matière, une forme à la pensée ; quant à l’incohérence et à l’obscurité, elles sont évitées sous la seule condition que le poète trouvera les justes rapprochements et les frappantes analogies. La raison commune a perdu ses droits, mais une autre raison la remplace, concrète et non plus abstraite, qui gouverne la vie des choses comme des êtres, et ne peut être connue que par l’intuition. La poésie n’est plus fondée en logique, mais en métaphysique. Les mots ne seront plus choisis pour la seule notion qu’ils indiquent à l’esprit, mais dans la plénitude de leur sens, c’est-à-dire avec tout le cortège de sensations qu’ils éveillent par leur forme et par leur son. La rime sera élue en conséquence, non pour le plaisir d’une difficulté vaincue et d’une richesse inutile. Et le rythme du vers, au lieu de prétendre, pour tout mérite, à une symétrique ordonnance, voudra répondre aux mouvements qu’il s’agit de communiquer ; étant expressif, il ne sera plus régulier, ou du moins ne le sera qu’en de certains cas. La cause du symbolisme est liée à celle du vers libre. Elles ont triomphé l’une et l’autre ; non qu’il faille s’en tenir là : ce serait dire que la poésie est terminée. Mais quelques destinées qui lui soient réservées encore, il ne sera plus possible de revenir ni à l’abstraction des classiques, ni aux révoltes des romantiques : la poésie est devenue douce envers les sens ; elle ne les traite plus en ennemis, ni comme des tentateurs. Elle les interroge avec sollicitude sur le secret des existences. C’est une confiance qui ne leur sera pas retirée.

Pareillement la peinture a renoncé à l’abstraction des objets isolés. Elle s’est aperçue que la nature ne lui fournissait pas des arbres tout faits, ni des personnages, mais seulement des vibrations lumineuses, qu’il appartenait à l’esprit de ranger ensuite selon ses lois et ses coutumes. Au lieu d’anticiper sur de tels jugements et d’indiquer à l’avance les règles de cette classification, il lui a paru meilleur de donner la sensation telle quelle. C’est pourquoi elle a rejeté la superstition des contours définis et le procédé des ombres noires, bon seulement pour le dessin. Elle a poussé fort loin l’étude des couleurs, qui sont de son domaine particulier, jusqu’à les analyser en leurs éléments, comme à l’aide d’un prisme. C’est cette représentation d’un ton composé à l’aide de plusieurs tons simples qu’on assigne souvent comme caractère distinctif à l’impressionnisme ; elle n’en définit qu’une partie, qu’on a mieux appelée divisionnisme ou pointillisme. Elle n’est pas indispensable. L’impressionnisme est la peinture des impressions, prises sur le vif et reportées directement sur la toile. Comme le symbolisme, il ne se rapporte qu’au témoignage des sens ; il n’y a plus de conventions, ni de propositions ; le tout pour l’artiste est de voir, comme pour le poète de sentir ; délivré de tout raisonnement préalable, il n’en saisira que mieux la raison des apparences colorées, qui est leur action réciproque et perpétuelle. En ses tableaux, il montrera un aspect total de la nature, d’où ne seront exclus ni la transparence de l’air, ni le reflet du ciel : un incident particulier, dans l’éternel débat des rayons lumineux.