Claude Debussy (Laloy)/Chapitre II

Les Bibliophiles fantaisistes Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 43-52).

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En ce temps, les plus sérieux de nos musiciens hésitaient entre Wagner et Franck ; les plus avisés suivaient l’exemple lucratif de Massenet ; quant à Saint-Saëns, déjà revenu de tout enthousiasme, il se moquait, en vers, en prose et en musique, des uns comme des autres. Et il est de fait qu’on ne pouvait guère se choisir de plus fâcheux modèles.

Il fut accordé à Wagner de prolonger l’existence du romantisme et de l’achever par un triomphe écrasant. Il n’en est pas moins vrai que, dès 1860, cette doctrine avait été supplantée en France par le réalisme de Flaubert et du Parnasse, qui lui-même cédait, en 1880, à un art plus souple et moins matériel. Les grands gestes de Wagner, son air fatal, ses drames de géants où les passions s’exaspèrent et se choquent avec des cris furieux, ses mythologies obscures, ses cosmogonies laborieuses, ses enchantements, ses monstres et ses machines d’ancien opéra, ses déclamations sur l’amour et la vertu, son regret inutile, mais éloquent, d’une pureté à jamais perdue ; ses rois solennels, ses princesses gothiques, ses héros imbéciles et valeureux ; enfin, sa musique où tout est disposé pour l’effet, où l’emphase est méthodique, l’excès prémédité, où l’on cherche à subjuguer l’auditeur, à l’envelopper, à le baigner en des flots abondants qui l’étourdissent et le roulent : tout ce fracas et tous ces artifices appartenaient à un autre temps. Wagner lui-même avait fini par s’en lasser : dans ses dernières années, son ambition assouvie, glorieux, las et déçu, il aspire au repos, et demande les secours de la foi : il trouve, pour Parsifal, un style apaisé dont la simplicité même est apprêtée encore, et s’admire. L’innocence lui fut toujours refusée, et, comme Tannhaeuser, celui de ses héros qui est le plus à son image, il ne pouvait même par le repentir, mériter l’absolution.

César Franck est bien loin d’un si diabolique orgueil. Mais il ne faut pas exagérer non plus la candeur de ce doux organiste. Sans culture, presque sans lecture, condamné, malgré l’admiration de disciples pieux, et fortunés pour la plupart, à gagner péniblement sa vie quotidienne, isolé du monde par sa profession, toujours assis à ses claviers, sous les voûtes à l’odeur d’eau bénite et de poussière, l’inquiétude du siècle l’atteignit cependant. Sa foi est ardente, mais troublée ; il faut qu’elle surmonte des doutes, qu’elle apaise des scrupules ; sa prière est anxieuse ; dans le temps qu’elle implore, elle interroge, et s’effraie du silence ; son âme sans malice est cependant une âme en peine, qui appelle douloureusement son sauveur, et se jette, tremblante, dans un espoir passionné. De là, malgré des chants modestes comme des cantiques et des fugues sans complaisance, une agitation fiévreuse, qui contraint le saint homme à se mettre en scène, lui aussi, pour nous entretenir longuement de ses inquiétudes ; le sujet lui tient si fort à cœur qu’il ne craint jamais de nous importuner, ou de nuire à la beauté de l’œuvre. C’est un romantique à sa manière, qui est sans apprêt, patiente, obstinée, dévote. Chez lui l’élévation de la pensée fait tout oublier. Mais ce qu’il enseignait, sans trop le vouloir, du reste, c’est une austérité sentimentale dont les meilleurs de ses disciples, comme Ernest Chausson, devaient avoir beaucoup de mal à se défaire.

Les ouvrages inspirés de Franck ou de Wagner étaient condamnés aux tristes honneurs du succès d’estime. Au contraire, la formule tant décriée, et si achalandée, de Massenet, qui d’ailleurs l’a empruntée à Gounod, était assurée de plaire au grand public. Ici l’on pêche par défaut, et non plus par excès. La vérité n’est jamais atteinte ; tout s’atténue et s’alanguit ; c’est un sourire perpétuel ; le chant se courbe avec une grâce obséquieuse ; les accords fleurent bon ; l’orchestre est fardé ;

Et, jusqu’à « Je vous hais », tout s’y dit tendrement.

Ces fadaises ont souvent consolé le goût français des beautés trop ardues que les maîtres de l’art lui proposaient. Rien ne sert de le nier : nous ne tenons pas, comme le public allemand, à être instruits ou édifiés ; nous aimons notre plaisir, et, quand on nous le donne, passons même sur un peu ou beaucoup de vulgarité. Le succès de tel compositeur trop facile, de tel poète trop aimable, de tel peintre flatteur, est sans doute une honte, mais aussi une leçon qu’il faut savoir entendre, non pour imiter ces courtisans de l’opinion, mais pour apprendre à ne pas la rebuter ; il y a un secret, pour charmer sans bassesse, que Racine a trouvé, comme aussi Watteau, François Couperin, Rameau, et tous nos grands artistes. Les romantiques, trop occupés d’eux, l’ont perdu. C’est pourquoi leur autorité parmi nous dura peu.

C’est en protestation contre eux que des esprits chagrins, comme Camille Saint-Saëns, prétendaient revenir, sans presque y rien changer, au style des classiques. On obtenait ainsi des œuvres respectables et dénuées d’intérêt. Sans doute il y a en toute forme ancienne une part de vérité, mais une part seulement, qu’il est nécessaire de démêler, pour l’accommoder au sentiment moderne. La puissance de Bach, la sérénité de Haendel, la rigueur de Rameau, les jeux de Mozart, tous ces biens pouvaient nous revenir, mais par des voies différentes. On commençait d’ailleurs à s’en douter. Ceux de nos musiciens dont le goût cultivé n’était arrêté par aucun parti-pris s’appliquaient, chacun à sa manière, à doter notre musique d’une grâce nouvelle. Ernest Chausson y fût parvenu, s’il lui eût été donné de vivre assez pour oublier Franck comme Wagner, n’écoutant plus que la tendre mélancolie de son cœur. Gabriel Fauré, musicien attique, savait déjà modeler des œuvres où une délicatesse raffinée se soumettait sans effort, non à la symétrie classique, mais aux lois non écrites des belles lignes et des mouvements harmonieux. Il connaissait son temps : fervent admirateur des poètes contemporains, il fut le premier, peut-être, à chanter Verlaine ; et touché, lui aussi, de la profonde émotion recluse en Pelléas et Mélisande, il écrivait pour cet ouvrage, en même temps que Debussy son drame, une musique de scène. C’est par lui que la renaissance de notre musique a commencé.

C’est alors aussi que l’exemple encourageant des musiciens russes nous fut connu. Indépendants de toute tradition, et personnellement hostiles à Wagner, ils avaient voulu créer une musique qui appartint en propre à leur pays, et y étaient presque parvenus, les uns en imitant les chants populaires et en les parant d’un orchestre diapré ; l’autre, qui est Moussorgski, trouvait en lui-même une puissance d’émotion qui l’égale aux maîtres du roman, et surtout à Dostoïevski, comme lui ivre de vie, sauvé comme lui des révoltes romantiques par l’immense pitié dont il absout tous les êtres. Par malheur, aucun de ces musiciens n’est arrivé à se faire un style sans défaut ; les premiers, mal instruits, se contentent d’une harmonie d’école, qui porte gauchement ses brillants costumes ; le second, ayant peu appris, se méfie de lui-même, écoute les conseils, se corrige, et jamais n’arrive à soutenir une inspiration. Mais ils ont rendu à la musique deux sentiments dont le romantisme amer l’avait sevrée : la joie et la bonté.

Claude Debussy n’a pas suivi les enseignements de Franck, et jamais il n’a été touché de naïves effusions dont il sentait trop le mauvais goût. Il a été conquis par la grandeur de Wagner, mais pour un temps très court : seule la Damoiselle élue témoigne quelque peu d’une admiration que le Printemps ignore, et que les compositions suivantes ont répudiée complètement. Encore est-ce avec le seul Parsifal, l’œuvre de paix et de renoncement, qu’on peut lui trouver quelque parenté : c’est le mouvement général, un peu lent et solennel ; c’est le caractère de l’orchestre, qui, malgré sa délicatesse, a ici de l’onction. Mais la mélodie est d’une netteté que Wagner n’a jamais atteinte, et presque toujours se détache en pleine lumière, au-dessus des harmonies murmurantes ; le chant ignore ces grands écarts et ces accents impératifs, propres à la langue allemande et imprudemment copiés par tant de nos musiciens ; même lorsqu’il reprend les thèmes d’abord énoncés par les instruments, leur simplicité lui permet de rester naturel ; le développement est toujours arrêté juste au point où il deviendrait factice ; or, Wagner, par principe, dépasse ce point toujours. Surtout, il n’a pas connu cette candeur céleste : il n’est pour rien dans l’idée même de l’ouvrage, et ne lui a fourni que certaines figures de style. On s’explique ainsi que, par la suite, ces marques légères se soient effacées sans laisser aucune trace.

Les musiciens russes ont certainement aidé Debussy à se déprendre de Wagner. Après les brumes dont le Graal et le Walhall s’environnent, il aime leur orchestre de mosaïque, et c’est par goût que, le 20 janvier 1894, au concert de la Société Nationale, il joue à quatre mains, avec René Chansarel, le Capriccio espagnol de Rimski-Korsakov. Mais ce qu’il cherche pour son compte, ce ne sont pas ces oppositions crues ni ces rythmes sauvages. Il veut une peinture où tous les tons, sans se mêler jamais, cependant se relient entre eux, par les transitions de l’espace : et s’il sait isoler, en commençant le Prélude à l’Après-Midi d’un Faune, la rêverie de la flûte, c’est pour évoquer aussitôt autour d’elle la lumière brûlante, et les « sommeils touffus » de l’air où l’incarnat des nymphes se dissout. Quant aux Nocturnes, si l’ondulation des Nuages rappelle à certaines mémoires un dessin d’accompagnement, dans une romance de Moussorgski, et si, sur la fin des Fêtes, une guirlande de triolets s’infléchit par degrés chromatique, ainsi que dans Tamara de Balakirev, ce sont là de simples rencontres : car rien n’est plus éloigné de l’art russe, et de sa solidité primitive, que ces tableaux où il ne subsiste, des choses, que leur enveloppe de changeante clartés.

Il en est de même pour certaines ressemblances entre Pelléas et Mélisande et Boris Godounov : par exemple, un trait grave qui monte et descend dans l’intervalle d’une quarte dépeint ici le calme monastique, et là le trouble de deux pensées déjà coupables ; il faut en conclure ce qu’on savait déjà : que deux musiciens peuvent, avec autant de droit, prendre les mêmes notes en des acceptions opposées. On peut croire aussi que Moussorgski a encouragé Debussy à chercher un chant plus vrai. Mais ils s’y prennent chacun à sa manière : le premier ne connait pas de milieu, entre l’air caractérisé et l’exacte transcription du langage parlé. C’est justement ce milieu que cherche le second ; il veut une mélodie fidèle aux accents du discours, mais toujours musicale par elle-même. Enfin, Boris Godounov se compose d’épisodes séparés, entre lesquels la musique n’établit aucun lien, au lieu qu’une trame suivie se tisse autour de Pelléas, manifestant le progrès fatal des sentiments.

Bien plus que les compositeurs russes, ce sont les musiciens populaires du pays, surtout les tsiganes de Moscou et des envions, qui ont laissé à Debussy un souvenir durable. Ces tsiganes ne sont pas de contrefaçon, comme les nôtres, et ils ne brandissent pas des archets séducteurs : ils chantent, pour le plaisir de s’entendre. Leurs rythmes sont vifs, leurs mélodies chaleureuses et suaves ; ils les improvisent, ainsi que leurs accompagnements, conduits par l’instinct seul : la musique est leur vie. Au jeune Français qui les écoutait avec ravissement, ils ont appris la fantaisie. Ils lu ont conseillé de se livrer hardiment à tous les mouvements de sa pensée, certifié qu’ils seraient, même en dépit des règles, toujours harmonieux. Ils l’ont délivré de la discipline si pesante à son esprit, ils lui ont révélé un charme natif, une bravoure qui venait du cœur, et fait connaître le sens de ces souples caprices que les Russes leur empruntent aussi, mais pour l’ornement seul, et le plaisir de l’orientalisme. Sans eux, il est possible que le Prélude à l’après-midi d’un Faune eût chanté moins tendrement. Et le Quatuor à cordes, où la musique, obéissante à toute émotion, à l’abondance frémissante d’une source, leur pourrait être dédié.

Il est bien évident d’ailleurs que les procédés sont tout autres, puisqu’il s’agit de fixer et de mettre en place des effets que les improvisateurs obtiennent d’une heureuse inspiration. Ainsi, comme Wagner et Moussorgski ressemblent à Debussy par certains tours, non par l’esprit, les tsiganes lui donnent bien le modèle, peut-être même l’idée d’un certain caractère, non les moyens d’en saisir la ressemblance. Les plus profitables leçons ne lui sont pas venues de musiciens, mais de poètes et de peintres.