Claude Debussy (Laloy)/Chapitre I

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Claude-Achille Debussy, plus connu aujourd’hui par le premier de ses prénoms, est né le 22 août 1862, à Saint-Germain-en-Laye, d’une famille où la musique n’était pas cultivée. Il n’y eut lieu d’abord ni d’encourager ni de contrarier une vocation dont l’enfant ne donnait aucun signe. En 1871, il se trouvait, avec ses parents, à Cannes, chez une sœur de sa mère, qui eut la fantaisie de lui faire apprendre le piano ; un vieux professeur italien, nommé Cerutti, lui enseigna le premier rudiment et ne remarqua rien. De retour en Île-de-France, les études musicales furent délaissées. M. Debussy, le père, était loin de rêver pour son fils une gloire d’artiste : il voulait en faire un marin.

Il avait connu, par hasard, Charles de Sivry, le fantaisiste beau-frère de Paul Verlaine, puis sa mère, devenue Mme Mautet, ancienne élève de Chopin. C’est cette femme charmante qui, ayant entendu pianoter le jeune garçon, devina ce que tous, et lui-même, ignoraient : « Il faut, dit-elle, qu’il soit un musicien. » Elle s’occupa de lui avec une bonté d’aïeule, et fit si bien qu’en 1873 il entrait au Conservatoire. En 1874, 1875 et 1876, trois médailles de solfège vinrent récompenser son assiduité aux leçons de M. Lavignac ; pour le piano il fut élève de Marmontel, et s’éleva jusqu’au premier accessit en 1875 ; en 1876, il fallait jouer la sonate de Beethoven qui porte le chiffre 111, et l’excellent professeur n’avait rien épargné pour l’édification de ses élèves ; mais, avec l’un d’eux, il perdait sa peine.

L’année suivante, la sonate de Schumann, en sol mineur, valait à l’élève Debussy un second prix qui ne fut pas dépassé, car déjà la composition l’attirait davantage. Mal lui en prit : la classe d’harmonie, dirigée alors par Emile Durand, ne lui réservait que déboires. On connaît la règle du jeu : une succession de notes est donnée, qui se qualifie de chant, ou de basse, suivant qu’elle se place à l’aigu ou bien au grave. Il faut y ajouter des accords, selon certaines règles aussi arbitraires que celles du bridge, troublées elles-mêmes d’une ou deux licences, pas davantage. Il y a, pour chacun de ces rébus, une seule solution, que le jargon des Conservatoires dénomme l’« harmonisation de l’auteur ». Cet enseignement n’a pas changé depuis trente ans, et récemment encore un respectable professeur, lorsqu’il jouait au piano, devant la classe intriguée, ce corrigé pareil à ceux de nos vieux thèmes latins, annonçait, d’un écart des coudes et d’un gonflement du dos, la hardiesse élégante dont d’avance il se béatifiait.

Or, il fut toujours refusé à Debussy de trouver l’harmonie de l’auteur. Un jour même, un concours préparatoire ayant essayé les forces des futurs rivaux, le maître, étranger à la classe, qui avait donné le sujet, lisait au piano les réponses ; arrivé à la sienne, il n’y put tenir : « Mais, monsieur, vous n’entendez donc pas ? ». L’interpellé s’excusa : « Non, je n’entends pas votre harmonie, j’entends celle que j’ai mise ». Alors, le maître, se tournant vers Emile Durand tout penaud : « C’est dommage ! »

Après trois ans, il fallut renoncer, sans le moindre accessit. Mais l’harmonie improvisée fut plus favorable. Le professeur d’accompagnement était un vieillard affable, nommé Bazille, grand arrangeur de partitions d’orchestre pour piano ; il attendait ses élèves, fort inexacts, en jouant les opéras d’Auber, dont il raffolait, et son grand principe était celui-ci : « Voyez-vous, mes enfants, on ne trouve l’harmonie qu’au piano. Voyez Delibes : tout ce qu’il écrit, c’est au piano. Aussi comme c’est facile à réduire ! C’est un orchestre qui vient sous les doigts tout seul ! » En ce genre d’exercice, les règles ne sont pas tout : la satisfaction de l’oreille compte aussi, et parfois l’emporte. C’est pourquoi le même élève, qui décourageait les maîtres d’harmonie, obtenait, en 1880, un premier prix d’accompagnement.

C’est avec ces recommandations assez minces qu’il entra dans la classe de composition de Guiraud. Le goût de ce musicien valait mieux que ses œuvres ; il s’intéressa au jeune incorrigible, et même lui donna de bons conseils. Un jour, Debussy avait mis en musique une comédie de Banville, Diane au Bois, et l’avait apportée, non sans fierté, à la classe ; Guiraud la lut, et prononça : « Venez donc me voir demain et apportez votre partition ». Le lendemain, après une seconde lecture : « Vous voulez avoir le prix de Rome ? – Sans doute. – Eh bien, c’est très intéressant, tout ça, mais il faudra le réserver pour plus tard. Ou bien vous n’aurez jamais le prix de Rome. »

Entre temps, Debussy avait fait une brève apparition à la classe d’orgue de César Franck : il fut vite las d’entendre, aux exercices d’improvisation, le vieux maître lui crier, sans se lasser : « Modulez ! Modulez ! Modulez ! » alors qu’il n’en éprouvait pas la nécessité. À ses récompenses passées étaient venus s’adjoindre un accessit de contrepoint et fugue en 1882, et, l’année suivante, le second prix de Rome.

En 1879, la femme d’un ingénieur russe, grand constructeur de voies ferrées, Mme Metch, avait demandé à Marmontel de lui désigner un de ses élèves pour l’emmener en Russie durant l’été, en qualité de pianiste familier. Debussy accepta. C’est ainsi qu’il fit connaissance, fort peu avec Rimski-Korsakov, Balakirev, et Borodine, qui n’étaient guère prophètes en leur pays à cette date, point du tout avec Moussorgski, dont la vie se terminait sans gloire, beaucoup avec les tsiganes, qui, dans les cabarets de Moscou et des environs, lui donnèrent le premier exemple d’une musique sans règlement. Mais il ne songea pas même à noter une de leurs mélodies.

En 1884, la cantate proposée à l’émulation des jeunes musiciens avait pour titre l’Enfant prodigue et pour auteur le poète Guinand. Trois personnages, selon la coutume : le père, la mère et l’enfant prodigue. Récit et air de la mère ; récit du père ; cortège et danses au loin ; récit et air de l’enfant à son retour ; récit de la mère, puis duo ; récit et air du père ; trio final. Des

vers tels que ceux-ci :

 Ces airs joyeux, ces chants de fête
Que le vent du matin m’apporte par instants
 Serrent mon cœur, troublent ma tête.
Ils sont heureux. Ici, sous les rameaux flottants
 Je les suivais dans leur gaieté si tendre,
 Ils échangeaient des mots pleins de douceur.
 C’était mon frère, et puis ma sœur.

Ceux-ci encore :

Ne garde pas un front sévère
À qui t’implore à deux genoux.
Pardonne au fils ! songe à la mère :
Le bonheur revient parmi nous.

À défaut des paroles, le sujet était touchant ; il se prêtait à une fraîcheur pastorale de coloris ; enfin, durant le cortège et les danses, le poète gardait un silence heureux. Trois circonstances également favorables au musicien : la cantate de Claude Debussy, malgré quelques libertés aujourd’hui peu sensibles, l’emporta par sa grâce ; et, lorsqu’elle fut exécutée, elle eut pour interprètes Mme Caron, MM. van Dyck et Taskin.

À Rome, Claude Debussy trouva pour commensaux MM. Paul Vidal, Gabriel Pierné et Georges Marty. Le directeur était, à cette époque, Hébert, disciple d’Ingres au point de jouer aussi du violon, et de la même manière. Il se montra fort bienveillant pour le nouveau prix de Rome, et voulut faire de la musique avec lui ; toutes les sonates de Mozart pour piano et violon y passèrent, à la grande joie de l’un et de l’autre, sauf que le pianiste, pour suivre son incertain compagnon, se trouvait parfois obligé de transposer en divers tons imprévus au cours du morceau.

Déjà curieux de littérature, il voulut d’abord mettre en musique le drame de Heine, Almanzor. Mais, faute d’une traduction satisfaisante, il abandonna cet ouvrage après la première partie, qui fut son premier envoi de Rome. Le second a une tout autre signification.

Les peintres, les architectes et les sculpteurs vont à Rome écouter les leçons des chefs-d’œuvres ; les musiciens y trouvent le silence ; loin des classes et des concerts, ils peuvent enfin écouter leur pensée. Et parmi eux, ceux qui ne sont pas seulement des auteurs, mais des hommes, prennent conseil d’une nature plus riche et plus grave que la nôtre, d’un peuple qui sait mieux que nous faire bon visage à l’existence. Ceux-là sont rares sans doute : Berlioz en fut à sa manière, qui malheureusement n’était pas assez celle d’un musicien. Pour d’autres, l’Italie n’est que la terre des guinguettes et des romances. Et elle accepte aussi cette manière de voir et d’entendre ; elle se prête à tout ; indifférente, elle offre à chacun de nous ce qu’il lui plaît de prendre, parmi les beautés diverses dont les siècles l’ont accablée. À Claude Debussy, elle réservait la confidence du Printemps, qui est le poème des feuillages caressés de soleil, des sources fraîches à l’ombre des collines, et de la lumière flottante.

Cette suite symphonique en deux parties, pour orchestre et chœurs, évoque déjà, avec ses mélodies claires et ses langueurs chromatiques, le site où plus tard, à l’instigation de Mallarmé, se dessinera le Faune désireux des Nymphes vaines. Mais deux innovations déplurent aux musiciens de l’Institut : l’attribution aux voix d’un rôle instrumental, sans paroles, et le ton de fa dièze majeur. « On n’écrit pas en fa dièze majeur pour l’orchestre », dit le plus célèbre d’entre eux, sans se douter qu’il reprenait à son compte un mot du bon Lecerf de Viéville, épouvanté, en 1705, d’entendre un claveciniste jouer en « fa ut fa dièses tierce majeure »[1]. Cet envoi de Rome, qui date de 1887, ne fut donc pas agréé ; ce n’est qu’en 1904 qu’il a été publié, par les soins de l’auteur du présent ouvrage, dans la Revue musicale, puis acquis par la maison Durand. Telles furent les impressions d’Italie de Claude Debussy.

Mais déjà il poursuivait d’autres rêves. La Damoiselle élue, commencée à Rome et terminée à Paris, succède au Printemps. Le poème de Dante-Gabriel Rosetti venait d’être traduit, en 1885, par M. Gabriel Sarrazin, dans ses Poètes modernes de l’Angleterre. Le musicien s’en empara d’enthousiasme. Il y trouvait cette fois l’Italie céleste et nostalgique dont les préraphaélites, renchérissant sur Dante et Fra Angelico, s’étaient faits les poètes, les peintres, les ascètes et aussi les frères prêcheurs. Rossetti fut le tout ensemble : il faut reconnaître en lui le fondateur de cette confrérie où Ruskin et Burne Jones s’illustrèrent. Il soutint de son mieux le prénom lourd de gloire que son père, ancien conservateur du musée de Naples, lui avait infligé. La Damoiselle élue date, à ce que l’on croit, de 1848 : il avait alors dix-huit ans. Elle célèbre, selon le rite de la nouvelle foi, les chastes noces des sens et de l’esprit. C’est ici une vérité que la femme incarne en son corps ; un paradis qui s’ouvre à la beauté ; une innocence que nulle action humaine ne ternit ; un rayonnement de grâce où le péché s’efface et se dissout. De fait, c’est bien un dogme adopté par le christianisme, celui d’une vierge qui enfante ; c’est bien une de ses devises, que tout est pur aux purs ; c’est un de ses tableaux préférés, la fille sans vertu admise à adorer le Sauveur. Les préraphaélites se plurent à prolonger de douces équivoques sur l’amour, que la sévérité des docteurs s’était toujours employée à combattre ; et Renan, à ce compte, est des leurs.

Or, c’est aux alentours de 1885 justement que les poètes symbolistes commençaient à se grouper solidement autour de Stéphane Mallarmé, ainsi qu’à prendre conscience de leurs vœux. Las du matérialisme parnassien, ils proclamèrent hautement que chaque chose ne vaut que par l’idée dont elle est le signe. La doctrine des préraphaélites, qui confie à des figures sculpturales une mission d’hiérophantes, apparut ainsi comme un cas particulier du symbolisme : cette transmutation du désir était un des miracles, entre mille, qu’il prétendait opérer, ou mieux une des vérités cachées qu’il voulait révéler. Grand fut donc l’encouragement donné par les œuvres anglaises qui firent alors leur entrée en France. L’effort des peintres mystiques qui, quelques années plus tard, formaient le Salon de la Rose-Croix, en fut une conséquence directe. Il y en eut de plus lointaines : sans les préraphaélites, les Muses d’Henri de Régnier, d’Albert Samain et de Jean Moréas étaient sans doute moins pensives. À tous ils ont donné des leçons de mélancolie. Mais celui qui les a le mieux compris est M. Maurice Maeterlinck, avec cette grande et heureuse différence, qu’au lieu d’immobiliser ses créatures en la sérénité de quelque paradis chrétien ou poétique, il les abandonne, toutes frissonnantes de vie intérieure, aux hasards trompeurs de l’existence. Une tendresse profonde, irrésistible, souvent inconnue à celui-là même qui en est possédé, que vient meurtrir et broyer, du fond des jours, une force implacable : tel est son tragique. Il faisait paraître, en 1889, la Princesse Maleine ; en 1890, l’Intruse et les Aveugles ; en 1892, Pelléas et Mélisande, dont l’héroïne, douce victime aux yeux purs, aux tresses inconscientes, est comme une sœur terrestre de la Damoiselle élue.

La partition de Claude Debussy, qui associe à l’orchestre les deux voix de la récitante et de l’héroïne, ainsi qu’un chœur de femmes, reçut de l’Académie une approbation à peine tempérée de quelques réserves sur le sujet. On sait qu’il est d’usage, au retour d’un prix de Rome, de donner, au Conservatoire, une audition de ses différents envois. C’est ce qu’on voulut faire pour la Damoiselle élue, mais sans y joindre le Printemps condamné ; l’auteur refusa de souscrire à cette exclusion, et le projet fut abandonné. C’est à la Société Nationale qu’était réservé l’honneur de faire connaître la Damoiselle élue. Almanzor doit être considéré comme perdu, et une Fantaisie pour piano et orchestre, qui aurait compté comme quatrième envoi, est restée chez son auteur.

La vie de Paris a ses hasards, parfois heureux. Tel, celui qui, à son retour de Rome, fit connaître à Debussy un vieux gentilhomme devenu professeur de musique, et resté courtois comme on ne l’est plus aujourd’hui. C’est lui qui, se trouvant à dîner dans une maison familière, dit un jour : « Ces haricots rouges sont excellents ! » Pour lui être agréable, on lui en offrit chaque fois qu’il revint, et il y fit longtemps honneur ; un soir, enfin, il refusa d’en reprendre ; on fut surpris : « Vous ne les aimez donc plus ? – Mais, répondit-il doucement, c’est que je ne les ai jamais aimés. » Il était musicien d’enthousiasme, et du petit nombre d’initiés qui connaissaient alors Boris Godounov de Moussorgski. C’est lui qui joua cette partition à Debussy, dans la version originale, antérieure aux retouches de Rimski-Korsakov. Ce fut une révélation, très brève d’ailleurs : Debussy était allé à Bayreuth en 1889, et avait entendu, ému jusqu’aux larmes, Parsifal, Tristan et les Maîtres-Chanteurs. Auprès de Moussorgski, Wagner lui parut frelaté : il retourna cependant, l’année suivante, dans la ville sainte, en revint désabusé, et entreprit de démontrer à son vieil ami qu’on ne pouvait aimer à la fois deux formes d’art aussi opposées. Wagnérien fervent, celui-ci ne voulut rien entendre : ils se quittèrent.

Après la Damoiselle élue, Debussy avait bien entrevu la voie qui lui était tracée : c’est en 1888 qu’il mettait en musique les Ariettes oubliées de Verlaine, déjà si musicales. Le choix des Cinq poèmes de Baudelaire, qui furent publiés en 1890, est moins heureux : assigner un chant et conférer une émotion soutenue à ces compositions dures et sans air, pareilles aux tableaux de Manet, et parfois à ceux de Cézanne, c’était presque un tour de force. La musique eut raison pourtant de toutes les aspérités du texte ; mais ce fut au prix d’une énergie inaccoutumée. D’autres poètes encore furent illustrés, à cette heure incertaine, par le jeune musicien : Théodore de Banville, Paul Bourget, de plus obscurs ; et quelques morceaux pour le piano, de cette époque, trahissent les mêmes hésitations. Mais bientôt il revenait à Verlaine, dont il mettait en musique la Mandoline, et ces trois mélodies : La mer est plus belle, Le son du cor, L’échelonnement des haies.

C’est vers ce temps que Debussy commença de fréquenter chez Stéphane Mallarmé. C’étaient des amis et des disciples à la fois, qui s’assemblaient, chaque mardi soir, en ce salon aux recoins d’ombre, pour écouter une voix qui fut charmeuse entre toutes, ne prononçant rien que de noble et de pur ; aucun n’a oublié, jusqu’à ce jour, ce sourire discret, ce rayonnement de bonté contenue, cette hauteur de pensée, cette pudeur de l’émotion, ce respect de l’intime et ce sens du secret nécessaire. Ce fut comme un temple du beau ; à l’abri des regards profanes, les mystères s’y dévoilaient : au lieu de cette poésie frileusement repliée sur soi-même, et comme honteuse de se voir nue, on y entendait des discours et des récits dont la délicatesse ne fuyait plus la clarté. Mallarmé aimait tous les arts, et les voulait tous également fiers. Des peintres se rencontraient chez lui avec des poètes et des critiques ; les poètes en plus grand nombre, comme de juste : Gustave Kahn, Henri de Régnier, Pierre Louys, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merril. Verlaine venait quelquefois, et se conduisait comme un vieil enfant terrible. Whistler feuilletait l’album d’un artiste français, avec des mots dédaigneux que Mallarmé s’efforçait de conjurer.

Oncques n’avait-on vu, depuis les académies florentines ou celle des Valois, un musicien dans la compagnie d’aussi beaux esprits. Depuis trois siècles, le compositeur, muré jusque vers la trentaine en son étroit apprentissage, ignorait tout des lettres et des arts : on en avait la preuve, lorsqu’il s’avisait d’écrire pour le théâtre, ou même pour l’église : que l’on songe aux poèmes que Bach, Beethoven et César Franck ont honorés de leur musique ! Il était réservé à Claude Debussy de nous rendre le musicien humaniste, sensible à toutes les beautés, sachant lire, sachant écrire à l’occasion, et surtout sachant vivre. Tel est sans doute le modèle que s’était proposé Wagner. Mais il ne put jamais accorder entre elles ces facultés diverses, faute d’un esprit clair. Les vrais précurseurs de Debussy, pour cette étendue de savoir bien acquis, sont en France quelques musiciens lettrés : Berlioz, Saint-Saëns, Gabriel Fauré ; en Russie, ces musiciens de qualité, qui parlaient français de naissance : Glinka, Dargomyjski, Borodine, Moussorgski.

C’était la première fois aussi, depuis bien longtemps, que des gens de lettres témoignaient de quelque intérêt pour la musique. On connaît le mépris superbe des romantiques : Lamartine, Hugo, Balzac, Théophile Gautier, fidèles sur ce point à la tradition classique de Corneille, Saint-Evremont, Boileau et Voltaire. Mais le symbolisme conviait à de mystiques noces toutes les figures de la pensée humaine. Verlaine inscrivait, en tête de son art poétique, ce précepte :

De la musique avant toute chose.

Et Mallarmé faisait paraître, en 1895, une plaquette, la Musique et les Lettres, où il montre, après Ronsard et ceux de la Pléiade, que l’art des sons et l’art des mots doivent se prêter un mutuel secours. On était donc fort bien disposé pour la musique en cette libre académie ; mais il faut dire que presque tous s’en tenaient à Wagner. C’est l’exemple, et, plus encore, la théorie du musicien-poète allemand, qui les avait éclairés et convertis. Verlaine et Mallarmé avaient collaboré à la Revue wagnérienne, avec Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Catulle Mendès, Fantin-Latour, Jacques Blanche et Odilon Redon. Et Mallarmé se souvient certes de Wagner lorsqu’il propose, en sa plaquette, cette formule, que « la musique et les lettres sont la face alternative, ici élargie vers l’obscur, scintillante là avec certitude, du phénomène que j’appelai l’Idée » Le jeune musicien à qui il faisait une place parmi ses fidèles, était déjà désabusé de Wagner. Il n’est donc pas certain qu’il n’y ait eu, en cette amitié artistique, ainsi qu’en bien d’autres, quelque chose comme un suave malentendu, dont elle n’était, d’ailleurs, que plus solide.

Stéphane Mallarmé reçut, en 1892, l’hommage du premier poème symphonique écrit par Debussy : le Prélude à l’après-midi d’un Faune, inspiré d’un poème ancien déjà, car il fut écrit en 1876, pour Coquelin ainé.

Arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue,
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve dans un solo long que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule.

Cet appel à la musique fut entendu : avant les vers savants de l’églogue, une flûte réelle éleva la plainte de son désir. Par une alliance bienfaisante, le musicien, au lieu d’attacher un chant aux syllabes du poète, n’en voulut retenir que le sentiment, pour le traduire à sa manière, et ainsi préparer l’esprit aux subtilités verbales. La musique prit donc sur soi d’éclaircir le poème, contrairement aux aphorismes de Mallarmé, pour qui « la musique sans les lettres se présente comme très subtil nuage ; elles, une monnaie si courante » ; ou encore son charme est « vain, si le langage, par la retrempe et l’essor purifiant du chant, n’y confère un sens ».

C’est durant l’été de 1892, que passant, vers la fin du jour, par le boulevard des Italiens, Debussy acheta, à la librairie Flammarion, un drame de Maeterlinck qui venait de paraître : Pelléas et Mélisande. Il en commença la lecture le soir même, et fut aussitôt saisi. Seule, la Damoiselle élue l’avait touché à ce degré. Le lendemain, il était déterminé à donner une musique à ce drame ; Pierre Louys, à qui d’abord il confia son projet, lut le volume à son tour, et ne cacha point son étonnement. Mais Debussy tint bon, et les deux amis allèrent ensemble à Gand, trouver Maeterlinck, qui accorda au musicien toute licence de traiter le texte comme il l’entendrait, d’en ôter ce qu’il jugerait superflu, et de faire représenter l’ouvrage, par la suite, en telles conditions qu’il lui plairait.

Pendant dix ans, Debussy travailla à Pelléas et Mélisande. Plutôt il y songea, ces dix années, interrompant ses méditations pour écrire, lorsqu’il sentait le moment venu de fixer sa pensée. Ce fut une lente condensation de rêves, une captation du mystère, une révélation des sentiments cachés, une longue et merveilleuse exploration aux ténèbres de la conscience. Tour à tour, les divers épisodes du drame s’illuminaient de musique, et trouvaient leur sens que les mots, comme un tissu trop lâche, n’avaient pu retenir. Le duo du ive acte fut écrit d’abord ; le reste vint, selon les heures. La partition, toujours en croissance, fut, durant ces dix années, la compagne sûre, dont la seule présence encourage et console. Par elle Debussy fut rendu à lui-même, défendu contre les troubles de la vie, le piège des conseils et le danger des collaborations mal assorties. Il osa dire toute sa pensée, et ces œuvres nous furent données : le Quatuor à cordes, en 1893 ; l’année suivante, les Proses lyriques, dont il fut aussi le poète indépendant, et digne de ceux qui étaient ses amis. Sans doute l’influence de Mallarmé se découvre en certains raccourcis d’expression, les « blancs frisson », les « gris conflits » ; mais l’hermétique sertisseur de gemmes n’a jamais connu cette légèreté juvénile :

La nuit a des douceurs de femme,
Et les vieux arbres, sous la lune d’or,
Songent !
À celle qui vient de passer, la tête emperlée,
Maintenant navrée, à jamais navrée,
Ils n’ont pas su faire signe !
Toutes !
Elles ont passé, les Frêles, les Folles,
Semant leur rire au gazon grêle,
Aux brises frôleuses
La caresse charmeuse
Des hanches fleurissantes.

Poésie tissue de rêve, syllabes irisées, frémissantes, prêtes à se livrer au souffle attendu de la musique. Nulle entrave, nulle limite, l’espace est ouvert ; c’est un jeu où les sons et les mots rivalisent, une partie de fantaisie où l’on s’excite, où l’on s’anime, où l’on invite la nature, les vagues qui « jasent, petites filles sortant de l’école, parmi les froufrous de leur robe », les trains du dimanche, « dévorés par d’insatiables tunnels », les bon signaux des routes, qui « échangent, d’un œil unique, des impressions toutes mécaniques », et le beau ciel fatigué, où, parmi les avenues d’étoiles, « la Vierge or sur argent laisse tomber les fleurs de sommeil ». Seule, la troisième de ces proses, De fleurs, a l’inquiétude d’un mauvais rêve ; elle fait allusion, semble-t-il, aux Serres chaudes, poème maladif de Maeterlinck, que Chausson mettait alors en musique : et elle se dédie à la femme du compositeur.

En 1898, ce furent les trois Chansons de Bilitis’’, choisies dans le recueil récent de Pierre Louys ; ici la concision du style, l’antique rigueur des lignes, ne permettaient plus les grands essors ; mais la musique sur se ramasser, se replier sur elle-même, et, recueillie, atteindre cette sensualité pensive, qui confond le corps et l’âme dans la même volupté grave. De 1898 encore, les trois Nocturnes, pour orchestre, peinture non des objets et des êtres, nuages, fêtes ou sirènes, mais de leurs lumières, de leurs reflets, des vibrations qu’ils communiquent à l’air, de leur action sur l’espace ému.

C’est alors aussi que les œuvres du musicien commencèrent à dépasser le cercle étroit des intimes et des confidents. La Société Nationale eut l’honneur de les donner, presque toutes, en première audition. Le 8 avril 1893, c’était la Damoiselle élue qui sortait de son sommeil ; Mlle Julia Robert tenait le rôle principal, et Mlle Thérèse Roger était la Récitante. Le 29 décembre, le Quatuor à cordes apparaissait à son tour, grâce à MM. Ysaye, Crickboom, van Hout et Jacob. Le 17 février 1894, Mlle Roger chantait deux des Proses lyriques, De fleurs et De soir. Le concert d’orchestre du 22 décembre, répété le lendemain dimanche en matinée, révélait le Prélude à l’après-midi d’un Faune’’. Le 17 mars 1900, Mlle Blanche Marot interprétait les trois Chansons de Bilitis. Enfin, le 9 décembre de la même année, les Nocturnes se risquaient parmi le public plus mêlé des concerts Chevillard, et y trouvaient, déjà rassemblée, cette phalange enthousiaste, qui seule put sauver de l’indifférence une musique neuve, même l’imposer à la stupeur de la foule.

Debussy eut ses debussystes, comme Wagner ses wagnériens, Rameau ses ramistes ou ramoneurs ; et ces partisans dévouées furent poursuivis d’une haine féroce et des sarcasmes les plus échauffés. Le spectacle est éternel. Jamais aucune amélioration de quoi que ce soit n’a été voulue par le grand nombre, mais par une infime poignée de croyants, d’abord accusés de folie, ou de tous les crimes. Cette poignée grossit toujours, et, quelques siècles ayant passé, la masse finit par reconnaître bon ce qu’elle maudissait ; mais c’est pour en tirer des règles, qui à leur tour condamneront sans appel tout ouvrage suspect d’invention.

L’esprit de liberté est représenté, dans la littérature, par des revues hardies, et qu’on peut qualifier de jeunes, car jamais elles n’atteignent un âge avancé. Il ne faut pas les plaindre ; en vieillissant, elles mentiraient à leur devise, car elles deviendraient elles-mêmes une tradition. Telle fut, parmi d’autres, mais au premier rang, la Revue blanche, qui, comme on sait, portait intérêt, non aux lettres seulement, mais à la politique et aux arts, sans excepter la musique. Par une clairvoyance qu’il faut louer, on y appela Debussy, en 1901, comme critique musical. Le poète des Proses lyriques y montra un style plus serré, mai brillant encore, léger, sensible à toutes les impulsions de la pensée, d’une allure vive et dégagée qui sentirait son xviiie siècle, sans cette fantaisie sont s’orne une raison incorruptible, ce choix d’expressions frappantes, cette surprise d’images justes, surtout ce sentiment profond de la musique, avoué en si peu de mots, mais si émus. On peut reconnaître un goût très pur, mais généreux, capable de comprendre tout ce qui, dans le passé, fut beau par nature : le chant grégorien, les œuvres du xvie siècle, Bach, Mozart, Rameau. L’emphase du romantisme lui est ennemie. Cependant Beethoven reçoit des éloges, parfois magnifiques, pour le zèle dont il servit son art. Mais Wagner n’est jamais épargné. « La symphonie avec chœurs, écrit-il un jour, fut jouée le Vendredi-Saint chez M. Chevillard avec une compréhension qui élève ce chef d’orchestre au dessus des plus grands ; elle était en compagnie de quelques faisandés chefs-d’œuvre de Richard Wagner. Tannhaeuser, Siegmund, Lohengrin, clamèrent une fois de plus les revendications du leitmotiv ! La sévère et loyale maîtrise du vieux Beethoven triompha aisément de ces boniments haut casqués et sans mandat bien précis ».

Ainsi se trouva confirmé ce que déjà sa musique avait appris : qu’il nous délivrerait du prestige wagnérien ; on sait qu’il l’avait subi lui-même en sa première jeunesse ; puis le charme s’était rompu pour toujours. Aujourd’hui, il est rompu aussi pour nous ; la renaissance, non de notre musique seulement, mais, comme l’a vu Nietzsche, de la musique entière, était à ce prix.

Wagner n’a rien inventé ; il a seulement abusé ; après lui, tout devait être renouvelé.

C’est le 30 avril 1902 que parut, à l’Opéra-Comique, Pelléas et Mélisande. S’il n’avait tenu qu’à M. Marterlinck, jamais l’ouvrage n’eût été représenté. Si l’on s’en rapportait aux musiciens de l’orchestre, on préparait un insuccès qui irait jusqu’au scandale. Si l’on interrogeait les compositeurs de musique contemporains de l’auteur, un spirituel sourire découvrait leur denture, et l’espoir rayonnait sur leurs faces : non, certes, un tel rival n’était pas redoutable. On plaignait la folie de M. Albert Carré, directeur du théâtre, qui s’obstinait ; de M. André Messager, chef d’orchestre, qui poursuivait avec un soin enragé le travail des répétitions ; de M. Jusseaume, qui avait brossé des décors dignes de longs destins ; de Mlle Garden, débutante de grand talent, et de MM. Jean Périer, Dufranne et Vieulle, artistes consommés, qui s’étaient épris de leurs rôles. La chute était si bien escomptée que le programme quasi-officiel, vendu à l’intérieur du théâtre, alléchait le public d’une analyse ironique, agrémentée, entre parenthèse, de points d’exclamation et de hums réticents ; d’où un procès, que l’entrepreneur de cette publication devait perdre. L’auditoire choisi de la répétition générale et de la première, composé, comme on sait, d’invités, donna raison au programme : on s’étonnait, on protestait, on riait, on faisait des mots ; et l’on sortait avec l’agréable certitude de s’être égayés à un spectacle dont beaucoup seraient privés, car il ne passerait pas, croyait-on, la quatrième soirée. Mais on comptait sans les debussystes ; ils vinrent, dès qu’on les laissa entrer, c’est-à-dire dès la troisième représentation, et ils applaudirent. Ils revinrent ; et, comme les billets de faveur ne s’attribuent jamais aux fervents de musique, ce zèle eut pour conséquence première une favorable élévation des recettes. Le « Tout-Paris des premières » n’était plus là, appelé à d’autres réjouissances gratuites. Le succès s’annonça, se confirma ; bientôt, c’était un enthousiasme dont on n’avait plus eu d’exemple depuis Wagner. Six, huit, dix rappels, après chacun des actes, ne suffisaient pas à calmer le délire où chacun donnait cours à l’excès de son émotion. Il en est ainsi aujourd’hui encore ; mais les fidèles sont devenus plus nombreux. Certes la beauté de toute autre musique ne leur est pas étrangère ; mais celle-ci les a atteints aux sources mêmes de leur vie, qui en demeure imprégnée à jamais. À ceux qui ne sentent pas ainsi, ils ne demandent que de les laisser libres, allant eux-mêmes où il leur plaira.

Cette même année, le 11 janvier, R. Viñes avait joué, à la Société Nationale, une suite Pour le piano, composée de Prélude, Sarabande et Toccata. Un autre recueil, qui sous le titre d’Estampes assemble des vision de danses javanaises (Pagodes), de nuit espagnole (La soirée dans Grenade) et de bosquets parisiens (Jardins sous la pluie), était alors presque achevé ; il parut dans l’été de l’année suivante et fut interprété par le même artiste, au concert de la Société Nationale, en date du 9 janvier 1904. L’un et l’autre écrits sous le règne de Pelléas, ils confèrent à l’instrument marteleur une puissance de rêve inconnue jusque là, et le rendent non point égal, mais pareil à l’orchestre des Nocturnes.

Ici s’arrêtera le récit. Dans un avenir inconnu, s’il est d’usage encore de scinder l’histoire d’une vie en périodes distinctes, c’est aux alentours de ces années aussi que les biographes chercheront à planter un de leurs poteaux-frontières, qui séparera de la maturité la jeunesse. Une jeunesse de bonne heure soustraite aux influences, en possession de son style et créatrice de son art ; jeune cependant, par cette douceur inquiète, cet émoi inapaisé, ces appels sans espoirs, cette grâce voilée, qui aime et craint à la fois, n’ose se livrer qu’aux mirages et aux reflets. De là aussi l’attrait singulier de ces œuvres : elles ouvraient un autre monde, non point idéal, mais antérieur à toute lutte, à toute faute ; un monde d’innocence, pareil à celui-ci comme le visage de l’enfance annonce celui de l’homme, qui prendra, avc de la décision, des rides, et perdra la fraîcheur ; elles réveillaient des sentiments de confiance universelle et de fraternité avec toute chose, qui, rebutés par la vie, sommeillaient, sans elles, pour toujours. Elles n’étaient pas seulement des beautés qu’on admire, mais des amies toujours désirées, et qu’une secrète mélancolie rend plus chères encore : nées dans la profonde solitude, elles se savaient vouées à l’impossible, dédiées à l’absence, et n’attendaient à leur tendresse nulle réponse ; c’étaient des vierges pensives, en exil sur cette terre. Ce sont elles qui ont apporté, non aux musiciens seulement, le message d’une nouvelle alliance. Une foi était en elles, qui dépassait les bornes d’un art particulier, et une génération vit aujourd’hui, dont les Nocturnes et Pelléas ont formé plus que le goût : le cœur.

  1. Comparaison de la musique italienne et de la musique française, t. iii, p. 90.