Claude Debussy (Laloy)/Chapitre VII

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vii

Les quelques recommandations qui vont suivre s’adressent aux interprètes, virtuoses ou non, que pourrait embarrasser la nouveauté d’un art non encore enseigné. Elles auront pour excuse leur brièveté.

La première condition, pour jouer une telle musique, c’est de ne pas la juger difficile. À tous ceux qui n’y reconnaîtront que dissonances, ou chercheront en vain la mélodie si manifeste pour d’autres, il faut conseiller de poursuivre leurs méditations jusqu’au moment où la grâce les touchera, ou bien de renoncer et s’abstenir.

Quand on aura senti ce qui s’y trouve, il ne faudra pas s’évertuer à y mettre ce qui n’y est pas, et en particulier des « effets » La qualité qui importe le plus, c’est l’unité du ton. Tout ce qui la trouble, ports de voix, suspensions du rythme, ralentissements ou accélérations arbitraires, n’est pas seulement inutile, mais funeste. Mieux vaudrait encore se tromper du tout au tout sur le caractère, jouer par exemple les Pagodes avec enjouement, ou la Soirée dans Grenade à la façon d’un toréador en garde, que de rompre brusquement le charme par un coup de poing ou une grimace.

Les chefs d’orchestre feront bien d’oublier Berlioz et Wagner aussi complètement qu’il se pourra ; pas de contrastes ici, ni surtout de ces déchaînements sentimentaux où par malheurs nos instrumentistes, pervertis par leur répertoire, s’abandonnent dès que l’expression leur est demandée. Inutile également de chercher à modifier la perspective, comme on le fait si volontiers pour les classiques ; les brandisseurs de baguette tirent à leur gré tel ou tel timbre de la masse orchestrale pour le mettre au premier plan : l’un préfère le cor ou l’autre favorise le violoncelle ; un troisième s’avise d’aller chercher la clarinette, qui n’a qu’une note à faire, et le voila passé maître à son tour. Il faut se persuader qu’ici, comme d’ailleurs en tout ouvrage congrûment orchestré, chaque détail est à sa place et ne doit pas la quitter ; il a été calculé pour l’impression d’ensemble, que la moindre altération de l’équilibre compromettrait.

Les pianistes devront renoncer à la prétention de « marquer le chant » ; bien compris, il prendra de lui-même le léger relief qui est nécessaire ; insister serait tomber dans l’affectation romantique. Mais ils ne devront pas d’avantage attirer l’attention sur ce qu’ils notamment, bien à tort, les traits, c’est à dire ces figurations rapides dont le rôle est d’envelopper les chants principaux, de leur tracer une harmonie avec des lignes, conformément au caractère même du piano et d’animer les fonds. Il vaudrait mieux brouiller ces dessins, même y laisser échapper des fausses notes, à la manière des amateurs, que de vaincre leur difficulté pour en triompher, et quêter les applaudissements avec des grâces de gymnaste. Ce qui est vrai de Debussy l’est d’ailleurs autant de Schumann, de Chopin, et de Bach, et de tous ceux qui ont su écrire pour un instrument à clavier. Mais voici qui est plus particulier : souvent des notes sont accompagnées d’un signe dont l’emploi était assez rare jusqu’ici, et qui est une petite barre. Les uns croient devoir les détacher, d’autres les renforcer ; mais ce qui est demandé, c’est une sonorité transparente ; on peut l’obtenir par une attaque franche et sans dureté, que la pédale prolongera, le doigt quittant la touche aussitôt.

Les chanteurs devront, avant tout, s’occuper de chanter. Ils en ont, comme on sait, perdu l’habitude. Un préjugé fort répandu veut que, dans toute musique moderne, il ne soit nécessaire que de « dire », avec aussi peu de voix que possible, et sans même observer l’exactitude des intervalles. C’est un contre-sens. Si une mélodie échappe à la carrure classique, si elle ne retombe pas, loutes les deux mesures, sur l’aplomb d’une cadence, si elle suit le rythme de la phrase et ne fait pas violence à l’accent des paroles, il ne faut pas la croire informe pour cela. Même lorsqu’elle s’immobilise sur la même note, ce n’est pas pour imiter le ton du discours, variable sans cesse. C’est pour peindre, par une métaphore toute musicale, le demi-jour du recueillement ou de la réticence. Ce sont des lignes dont le caractère persiste, même si on leur retire le soutien des mots. Loin de les effacer ou de les briser, il faut prendre soin de les soutenir, et les nourrir.

Enfin, l’euphonie est partout requise : il faut éviter que les archets grincent, que les anches claquent, que les flûtes frottent, que les cuivres cornent aux oreilles, que les cordes du piano soient arrachées, celles des gosiers râpées. Pour parer à ces disgrâces, il convient que l’artiste prenne l’habitude de s’écouter ; que les répétitions d’orchestre se fassent dans une salle dont l’acoustique ne soit pas trop rébarbative ; que le pianiste, attentif à son toucher, sente le son au bout de ses doigts ; que le chanteur ne fasse jamais violence à sa voix ; que les uns et les autres enfin gardent de la douceur dans la force, de la force dans la douceur. Il faut que tout se suive et se tienne. Cette musique doit être baignée d’harmonie ; elle ne supporte aucune laideur, même intelligente.