Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 30
LETTRE XXX.
Non, je ne vous verrai point ; trop de présomption m’a perdue, et je suis payée pour n’oser plus me fier à moi-même. Je vous écris, parce que j’ai beaucoup à vous dire, et qu’il faut un terme enfin à l’état affreux où nous sommes.
Je devrais commencer par vous ordonner de ne plus m’écrire, car ces lettres si tendres, malgré moi je les presse sur mes lèvres, je les pose contre mon cœur ; c’est du poison qu’elles respirent… Frédéric, je vous aime, je n’ai jamais aimé que vous ; l’image de votre bonheur, de ce bonheur que vous me demandez, et que je pourrais faire, égare mes sens et trouble ma raison ; pour le satisfaire, je compterais pour rien la vie, l’honneur et jusqu’à ma destinée future : vous rendre heureux et mourir après, ce serait tout pour Claire, elle aurait assez vécu ; mais acheter votre bonheur par une perfidie ! Frédéric vous ne le voudriez pas… Insensé ! tu veux que Claire soit à toi, uniquement à toi ! Est-elle donc libre de se donner ? s’appartient-elle encore ? Si tes yeux osent se fixer sur ce ciel que nous outrageons, tu y verras les sermens qu’elle a faits : c’est là qu’ils sont écrits ! et qui veux-tu qu’elle trahisse ? son époux et ton bienfaiteur, celui qui t’a appelé dans son sein, qui te nourrit, qui t’éleva et qui t’aime, dont la confiance a remis dans nos mains le dépôt de son bonheur ! Un assassin ne lui ôterait que la vie ; et toi, pour prix de ses bontés, tu veux souiller son asile, ravir sa compagne, remplacer par l’adultère et la trahison la candeur et la vertu qui régnaient ici, et que tu en as chassées. Ose te regarder, Frédéric, et dis qu’est-ce qu’un monstre ferait plus que toi ? Quoi ? ton cœur est-il sourd à cette voix qui te crie que tu violes l’hospitalité et la reconnaissance ? Ton regard ose-t-il se porter sur cet homme respectable que tu dois frémir de nommer ton père ? Ta main peut-elle presser la sienne sans être déchirée d’épines ? Enfin, n’as-tu rien senti en voyant hier des larmes dans ses yeux ? Ah, que n’ai-je pu les payer de tout mon sang ! tu étais agité, j’étais pâle et tremblante. Il a tout vu, il sait tout, c’en est fait, et l’innocent porte la peine due au vice… Malheureuse Claire ! était-ce donc pour empoisonner sa vie que tu juras de lui consacrer la tienne ? Femme perfide, te sied-il d’accuser un autre, quand tu es toi-même si coupable ? Frédéric, vous fûtes faible, et je suis criminelle. Il me semble que toute la nature crie après moi et me réprouve ; je n’ose regarder ni le ciel, ni vous, ni mon époux, ni moi-même. Si je veux embrasser mes enfans, je rougis de les presser contre un cœur d’où l’innocence est bannie ; les objets qui me sont le plus chers, sont ceux que je repousse avec le plus d’effroi… Toi-même, Frédéric, c’est parce que je t’adore, que tu m’es odieux ; c’est parce que je n’ai plus de forces pour te résister, que ta présence me fait mourir, et mon amour ne me paraît un crime que parce que je brûle de m’y livrer. Ô Frédéric ! éloigne-toi ; si ce n’est pas par devoir, que ce soit par pitié : ta vue est un reproche dont je ne peux plus supporter le tourment ; si ma vie et la vertu te sont chères, fuis sans tarder davantage : quelles que soient tes résolutions, de quelque force que l’honneur les soutienne, elles ne résisteraient point à l’occasion ni à l’amour ; songe, Frédéric, qu’un instant peut faire de toi le dernier des hommes, et me faire mourir déshonorée, et que si, après y avoir pensé, il était nécessaire de te répéter encore de fuir, tu serais si vil à mes yeux, que je ne te craindrais plus.
Je vous le répète, je suis sûre que mon mari a tout deviné ; ainsi je n’ai malheureusement plus à redouter les soupçons que votre départ peut occasionner. D’ailleurs, vous savez que les affaires d’Élise s’accumulent de plus en plus et lui donnent le besoin d’un aide ; soyez le sien, Frédéric, devenez utile à mon amie, allez mériter le pardon des maux que vous m’avez faits ; vous trouverez dans cette femme chérie une autre Claire, mais sans faiblesse et sans erreurs. Montrez-vous tel à ses yeux, qu’elle puisse dire qu’il n’y avait qu’une Élise ou un ange capable de vous résister : que vos vertus m’obtiennent ma grâce, et que votre travail me rende mon amie ; que ce soit à vous que je doive son retour ici, afin que chaque heure, chaque minute où je jouirai d’elle, soit un bienfait que je vous doive, et que je puisse remonter à vous comme à la source de ma félicité. Frédéric, il dépend de vous que je m’enorgueillisse de la tendresse que j’éprouve et de celle que j’inspire : élevez-vous par elle au-dessus de vous-même ; qu’elle vous rattache à toutes les idées de vertu et d’honneur, pour que je puisse fixer mes yeux sur vous chaque fois que l’idée du bien se présentera. Enfin, en devenant le plus grand et le meilleur des hommes, forcez ma conscience à se taire, pour qu’elle laisse mon cœur vous aimer sans remords. Ô Frédéric, s’il est vrai que je te sois chère, apprends de moi à chérir assez notre amour pour ne le souiller jamais par rien de bas ni de méprisable. Si tu es tout pour moi, mon univers, mon bonheur, le dieu que j’adore ; si la nature entière ne me présente plus que ton image ; si c’est par toi seul que j’existe, et pour toi seul que je respire ; si ce cri de mon cœur, qu’il ne m’est plus possible de retenir, t’apprend une faible partie du sentiment qui m’entraîne, je ne suis point coupable. Ai-je pu l’empêcher de naître ? suis-je maîtresse de l’anéantir ? dépend-il de moi d’éteindre ce qu’une puissance supérieure alluma dans mon sein ? Mais, de ce que je ne puis donner de pareils sentimens à mon époux, s’ensuit-il que je ne doive point lui garder la foi jurée ? Oserais-tu le dire, Frédéric, oserais-tu le vouloir ? L’idée de Claire livrée à l’opprobre ne glace-t-elle pas tous tes desirs, et ton amour n’a-t-il pas plus besoin encore d’estime que de jouissance ? Non, non ; je la connais bien cette âme qui s’est donnée à moi ; c’est parce que je la connais que je t’ai adoré. Je sais qu’il n’est point de sacrifice au-dessus de ton courage ; et quand je t’aurai rappelé que l’honneur commande que tu partes, et que le repos de Claire l’exige, Frédéric n’hésitera pas.