Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 29

Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 256-259).


LETTRE XXIX.


FRÉDÉRIC À CLAIRE.


Je ne puis dormir ; j’erre dans ta maison, je cherche la dernière place que tu as occupée ; ma bouche presse ce fauteuil où ton bras reposa long-temps ; je m’empare de cette fleur échappée de ton sein ; je baise la trace de tes pas, je m’approche de l’appartement où tu dors, de ce sanctuaire qui serait l’objet de mes ardens desirs, s’il n’était celui de mon profond respect. Mes larmes baignent le seuil de ta porte ; j’écoute si le silence de la nuit ne me laissera pas recueillir quelqu’un de tes mouvemens… J’écoute… Ô Claire ! Claire ! je n’en doute pas, j’ai entendu des sanglots. Mon amie, tu pleures ! qui peut donc causer ta peine[1] ? Quand je te dois un bonheur dont le reste du monde ne peut concevoir l’idée, puisque nul mortel ne fut aimé de toi, qui peut t’affliger encore ? Claire, que ton amour est faible, s’il te laisse une pensée ou un sentiment qui ne soit pas pour lui, et si sa puissance n’a pas anéanti toutes les autres facultés de ton âme ! Pour moi, il n’est plus de passé ni d’avenir : absorbé par toi, je ne vois que toi, je n’ai plus un instant de ma vie qui ne soit à toi ; tous les autres êtres sont nuls et anéantis ; ils passent devant moi comme des ombres : je n’ai plus de sens pour les voir, ni de cœur pour les aimer. Amitié, devoir, reconnaissance, je ne sens plus rien, l’amour, l’ardent amour a tout dévoré ; il a réuni en un seul point toutes les parties sensibles de mon être, et il y a placé l’image de Claire : c’est là le temple où je te recueille, où je t’adore en silence, quand tu es loin de moi ; mais si j’entends le son de ta voix, si tu fais un mouvement, si mes regards rencontrent tes regards, si je te presse doucement sur mon sein… alors ce n’est plus seulement mon cœur qui palpite, c’est tout mon être, c’est tout mon sang, qui frémissent de desir et de plaisir ; un torrent de volupté sort de tes yeux et vient inonder mon âme. Perdu d’amour et de tendresse, je sens que tout moi s’élance vers toi, je voudrais te couvrir de baisers, recevoir ton haleine, te tenir dans mes bras, sentir ton cœur battre contre mon cœur, et m’abîmer avec toi dans un océan de bonheur et de vie… Mais, ô ma Claire ! seule, tu réunis ce mélange inconcevable de décence et de volupté qui éloigne et attire sans cesse, et qui éternise l’amour. Seule, tu réunis ce qui commande le respect et ce qui allume les desirs ; mais comment exprimer ce qu’est et ce qu’inspire une femme enchanteresse, la plus parfaite de toutes les créatures, l’image vivante de la divinité ? et quelle langue sera digne d’elle ? Je sens que mes idées se troublent devant toi comme devant un ange descendu du ciel : rempli de ton image adorée, je n’ai plus d’autre sentiment que l’amour et l’adoration de tes perfections ; toute autre pensée que la tienne s’évanouit ; en vain je cherche à les fixer, à les rassembler, à les éclaircir ; en vain je cherche à tracer quelques lignes qui te peignent ce que je sens : les termes me manquent, ma plume se traîne péniblement, et si mon premier besoin n’était pas de verser dans ton cœur tous les sentimens qui m’oppressent, effrayé de la grandeur de ma tâche, je me tairais, accablé sous ta puissance, et sentant trop pour pouvoir penser.



  1. S’il ne faisait pas cette question, il serait un monstre ; car la folie de l’amour ne serait pas complète.