Traduction par inconnu.
Aucune (p. 171-261).


ANNÉE 1894.


Lundi, 8 janvier.

Mes meilleurs souhaits, chers lecteurs.

Vous allez les trouver, presque, hors de propos, car, l’année est déjà vieille de huit jours, et, dans ce pauvre monde où l’on ne se préoccupe que des lendemains, les jours passés sont vite oubliés.

N’importe ! Les souhaits et les vœux, ça devrait être de toutes les saisons, acceptez les miens. Ils ont du moins ce mérite qu’ils sont sincères. Beaucoup qui vous parlent ne pourraient en dire autant sans mentir.

Et maintenant, causons, étrennes.

Si les cadeaux pouvaient parler !

Un chroniqueur parisien fait à ce sujet les réflexions suivantes : —

« Si les cadeaux qui s’envoient, par ci par là, entre Noël et le premier jour de l’an, si ces cadeaux pouvaient parler, les destinataires en entendraient de raides.

La branche de lilas dirait à madame X :

— Vieille sorcière, vous êtes sotte et grincheuse ; mais votre mari est mon chef administratif. Respirez donc mon parfum troublant avec vos lourdes narines, et, puisse-t-il vous donner la migraine.

La coupe de marrons glacées dirait à ma tante Z.

— Je trouve, ô tante Z., que vous durez bien, bien longtemps ici-bas. Ne Croyez-vous pas qu’il serait préférable d’aller visiter l’autre revers du monde ? Mangez vite, et gloutonnement. À votre âge, il suffit parfois d’une indigestion.

Le collier de perles dirait à la belle madame K.

— Belle madame, regardez-moi, je coûte fort cher. Ce n’est pas uniquement pour ajouter un ornement à vos charmes que, l’ami qui m’envoie, me consacra un mois de son revenu. Seulement, dans le monde correct, les petits cadeaux se font à l’avance.

Ah ! si les cadeaux pouvaient parler, l’institution en serait vite abolie.

Mais voilà : les cadeaux sont muets. »

Tiennent-elles, croyez-vous, cher confrère d’outremer, toutes le même langage, les étrennes du jour de l’an ?

Combien y a-t-il de ces pessimistes, qui ont ainsi la malencontreuse manie d’envisager du mauvais côté toutes les choses de ce monde ? De ceux qui ont toujours un mot de blâme pour atténuer l’heureux effet d’une louange, qui voient un reproche dans une légère observation, une moquerie dans un sourire.

Grand bien leur fasse à ces esprits taquins qui enveniment leur condition présente, et dédorent la galette quotidienne avant que d’y mordre.

Je suppose qu’on vient au monde avec cet esprit-là, comme on naît presbyte, myope ou louche.

Je faisais intérieurement cette observation en marchant, l’autre jour, dans la rue, par une température désagréable, où, s’il vous en souvient, une grêle abondante couvrait le macadam de petits grains blancs et durs qui remuaient sous nos pieds, et que l’on aurait pu ramasser à pleines mains.

Deux fillettes qui passaient près de moi, eurent, à la fois, une exclamation qui me peignit leurs dispositions, mieux que la connaissance la plus intime de leur caractère ne l’aurait pu faire :

— On dirait du sel, dit l’une.

— On dirait du sucre, s’écria l’autre.

En voilà une qui aimera la vie et la fera aimer, pensai-je en les regardant s’éloigner, mais je plains l’autre de tout mon cœur.

Si les cadeaux pouvaient parler ! Mais ils parlent tous ! Quelques-uns, il est vrai, tiendront le langage de l’égoïsme et de la vanité mais ce sont des exceptions et le plus grand nombre murmurent de très jolies choses.

La branche de lilas dit :

— On m’envoie vers vous toute pleine de parfum des étés en fleurs… Vous souvient-il du jour où l’on cueillit pour vous ma compagne, pour en parer votre corsage ? et ma vue ne vous dit-elle plus rien ? Respirez donc mon parfum troublant, et laissez-moi tout doucement mourir ici, sous vos yeux, contente de mon sort si vous m’avez aimée !…

La bonbonnière chuchote :

— Vous adorez les bonbons, jolie mondaine, et, pour vous être agréable, on nous a envoyés vers vous. Croquez-nous gentiment de vos quenottes blanches… un par jour, pour que nous durions plus longtemps. Nous sommes bien tendres, bien sucrés, et vous verrez de quelles fines jouissances on peut charmer votre palais délicat.

Le bijou :

— Je viens parer votre beauté. Pourtant ces perles ne sont pas plus brillantes que ne le sont vos qualités aimables, et l’or qui les enchâsse est comme votre belle âme, pur de tout alliage. Je ne suis qu’un hommage rendu à vos vertus, un pâle rayon de plus à votre brillant diadème…

Il n’y a pas jusqu’au carton glacé de la modeste carte de visite qui ne tienne souvent un doux langage :

— La distance, dit-il n’a pas permis à votre ami de venir jusqu’à vous, mais je résume tout ce que vous vous seriez raconté dans une longue causerie : les vœux sincères, les bons souhaits, le renouvellement d’une vieille amitié dans le contrat d’une amitié pour l’avenir.

La petite pendule désire ne sonner que des heures joyeuses ; le livre vous promet d’être un compagnon fidèle aux jours de solitude ; la petite écritoire parle de confidences, de billets parfumés…

Ainsi donc, vous aviez tort, monsieur le chroniqueur, les cadeaux ne sont ni muets, ni méchants.

Lundi, 15 janvier.

Une petite plume blanche, légère et douce comme un duvet, échappée à l’éventail d’une jeune débutante, pendant quelques instants flotte dans l’air embaumé des grands salons, puis vient lentement se poser sur le revers de son habit noir.

On eut dit comme une caresse, tant il y avait de grâce, tant il y avait de câlinerie dans le choix qu’elle avait fait de lui, parmi tous ces habits de fête. Un instant, ils la regardèrent sans parler.

— Tout un poème, dit-elle.

— Tout un rêve, dit-il d’un ton presque triste.

Et, du revers de la main, il essaya d’enlever la petite importune qui sembla adhérer plus fortement encore à lui, malgré les rebuffades.

— Gardez-la donc, lui dit-elle. Voyez, comme elle est attachée à vous.

— La seule, n’est-ce pas ?

Et brusquement, il se mit à lui parler de sa vie, de son immense solitude dans sa maison déserte qu’entouraient des pins odorants, de la tristesse qui y régnait, par ces temps gris et froids d’hiver, alors que le vent, s’engouffrant dans les larges corridors, ou secouant au-dehors les pauvres arbres dépouillés, se plaint en de si sauvages accents.

Elle l’écoutait toujours et, en l’écoutant, tout disparaissait à ses yeux : les fleurs, l’éclat des bougies, ces couples enlacés qui tourbillonnaient deux à deux.

Elle ne voyait plus que perdue dans cette campagne, cette demeure abandonnée, si jolie, si coquette, sous les soleils d’été, si morne, si désolée, sous les pâles rayons d’un soleil de janvier.

Puis, le grand silence qui règne dans les appartements, silence qu’aucune voix de femme ne vient troubler, et qui pèse solennel et lourd comme un manteau d’ennui.

Le bois qui brûle dans l’âtre n’a pas de ces pétillements joyeux, de ces flammes claires et vives qui jettent des reflets si bons sur les intimes causeries…

Elle pressentit toute la tristesse de cette solitude profonde, son cœur se serra. Un petit frisson rose glissa sur ses bras nus, et sa poitrine se souleva dans un long soupir.

— Vous me plaignez ? demanda-t-il.

— Un peu, répondit-elle ; cependant, c’est vous qui l’avez choisie, cette vie-là. Puis, vous n’êtes pas tant à plaindre, continua-t-elle doucement ; il y a sur le chemin de tous, bien de bonnes amitiés qui charment les longueurs de la route… Et, si vous priez, vous voyez à quelle grande famille vous appartenez, quand vous récitez le Notre Père…

— Si je priais, ce serait, en effet, la plus sublime oraison et la seule que je voulusse réciter. Je ne vois pas ce que peuvent contenir de plus simple, de plus touchant, tous ces épais missels que nos dévotes portent à l’église.

Mais, je ne la dis pas, car, au lieu d’être mon salut, ce serait ma condamnation.

— Je ne vous comprends pas, fit la jeune femme.

La singulière conversation dans une salle de bal.

Autour d’eux, tout rayonnait de plaisir. Une griserie de bon aloi s’était emparée de tous les cerveaux. Les causeries interrompues, reprises, puis interrompues encore, étaient brillantes et légères comme des bulles de savon reflétant les couleurs du prisme.

« À demain les affaires sérieuses, » semblaient dire ces jeunes têtes pleines d’effervescence.

Y eut-il jamais de lendemain pour la jeunesse ?

Seul, ce couple, à moitié caché maintenant derrière les épaisses portières, ne riait pas.

— Combien de nous, disait-il, — et remarquez que je ne parle pas de tous ces blasphémateurs et de tous ces parjures qui disent eux aussi : Que votre nom soit sanctifié — combien de nous récitent du fond du cœur, comme ils balbutient des lèvres : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons !… Les luttes pour la vie, les heures consacrées à ce combat continuel avec les hommes, laissent souvent au fond du cœur une amertume, une haine sourde que le temps est lent à faire oublier.

Pensez-vous qu’un politicien pardonne aisément à un adversaire vainqueur ? Demandez au pauvre humilié s’il pardonne au riche orgueilleux, à l’opprimé, s’il pardonne à l’oppresseur, à l’avocat, s’il pardonne au juge partial, à une femme, si elle pardonne à une rivale ou plus heureuse ou mieux douée ?

— Quelquefois, corrigea-t-elle doucement.

— Et, si l’on pardonne, poursuivit-il impitoyablement, de quelle manière a-t-on satisfait au divin précepte ? Après avoir épuisé sa rancœur, après avoir reconnu dans son ennemi la partie vulnérable pour mieux l’y frapper, après l’avoir tué parce qu’il nous a blessé… Et cependant, on répétera : pardonnez-nous, comme nous pardonnons. Vous entendez, nous donnons nous-mêmes la mesure !

Combien d’hypocrites disent encore : ne nous laissez pas succomber à la tentation, et qui, loin de la fuir, la recherchent tous les jours.

Et, il y en a, vous le savez, de si jolies, de si douces, qu’on ne demande pas mieux que d’écouter leur voix de sirènes…

— Vous m’avez fait de la peine, dit la jeune femme, parlons d’autre chose. Mais, pas avant de vous dire poursuivit-elle d’une voix basse et enfiévrée, que, ce que nous faisons, nous, vous le pourriez aussi. Nous pardonnons vos infidélités, sans revanche, sans représailles. C’est franchement, sincèrement, que nous demandons de ne pas nous laisser induire en tentation… Et pourtant, si vos passions sont plus fortes, nous sommes plus faibles… Si vous êtes plus exposés, nous sommes moins défendues… Nous avons à lutter contre nous-mêmes, contre notre imagination trop prête à s’exalter, contre notre cœur trop facile à vous croire… Mais cependant, oui, nous prions, oui, nous répétons de toute notre âme, et à deux genoux, ce : ne nous laissez pas succomber…

Violemment émue, elle s’arrêta. Une petite fille blonde, non loin de là, riait tout haut d’un rire clair et perlé.

Des parfums subtils et clairs remplissaient l’atmosphère, et les lustres jetaient mille points lumineux sur les beautés blondes et brunes, sur les toilettes aux reflets chatoyants.

Le bal battait son plein. Toutes les bouches souriaient, tandis que, dans un coin, un cœur de femme était triste à pleurer.

Depuis quelques minutes, les appels de l’orchestre ne se faisaient plus entendre ; chaque cavalier allait reconduire sa valseuse, et, après avoir consulté son carnet, se mettait à la recherche de sa nouvelle danseuse.

— Voici notre tour, dit l’un d’eux, en s’approchant de la jeune femme. Permettez que je vous réclame.

— Au revoir, dit l’autre doucement.

— Adieu ! dit-elle.

Et ils s’en allèrent chacun de son côté.


Lundi, 22 janvier.

Le carnaval étant fort court, cette année, chacun s’est dit : « Dépêchons-nous de nous amuser, avant que viennent les jours de cilice et de cendre. »

Et, il se passe à peine de soir où quelque plaisir ne nous convie.

Malheureusement, ce plaisir est parfois trop cérémonieux ; il exige les toilettes de gala et toutes les formalités d’une étiquette rigoureuse.

Grand Dieu ! quand changerons-nous cela ?

Qu’on nous donne donc quelques soirs où l’on entrera chez les amis, pour leur serrer la main, causer un peu danser au son du piano sans accompagnement d’orchestre, et, où l’on nous accueillera avec un air de simplicité aimable qu’ont généralement les fêtes intimes.

À Montréal, me dit-on, on est toujours très cérémonieux.

Naturellement, je ne parle pas des grandes soirées et des bals, où les invitations faites plusieurs jours à l’avance, indiquent le cérémonial d’une tenue parfaite, mais, il paraît, qu’en notre imposante métropole, on ne fait aucune différence entre quelqu’un qui dit en vous rencontrant : Venez donc passer la soirée avec nous, et une invitation écrite à la troisième personne.

Dans les deux cas, la maîtresse de maison peut s’attendre à voir arriver ses invités sur les dix heures et dans tout l’apparat d’une toilette recherchée.

C’est ce qui contribue à rendre les gens extrêmement circonspects et surtout avares de leurs invitations.

Chacun soupire après le sans-gêne aimable et la délicieuse familiarité des soirées intimes, et personne n’ose en prendre l’initiative, craignant de voir ses efforts mal secondés.

Cette étiquette sévère, dont on ne se départ pas, ne contribue pas peu à donner à la société montréalaise, ce caractère de froideur et d’exclusivisme qui offre un contraste si frappant avec la chaleureuse cordialité de la société québecquoise.

Les remarques sur l’exagération dans la mise s’appliquent particulièrement à mon sexe ; du moins, c’est ce que m’affirment les messieurs qui soutiennent que l’habit noir est, pour eux, toujours de rigueur.

Il est vrai qu’on doit admettre facilement que rien n’est plus seyant au sexe fort qu’un habit de gala. C’est ce qui lui permet de se montrer avec tous ses avantages et donne à sa personne ce cachet de distinction et d’élégance qui n’a jamais rien de déplacé.

Un homme d’esprit me disait, l’autre jour :

— L’habit noir a le suffrage populaire féminin ; les femmes, les jeunes filles, nos épouses et nos sœurs se déclarent hautement en sa faveur. Il n’y a que nos mères, qui par principe d’économie, parce qu’il faut renouveler le linge blanc trop souvent, le regardent un peu de travers.

On a déclaré, séance tenante, que la raison n’était pas suffisante, et, qu’en toute occasion, l’habit noir était fort recommandable.

Il résulte donc, en fin de compte, que les torts et les exagérations sont encore de notre côté. Pourtant nous ne sommes que les victimes des circonstances. On se dit : Si je ne mets pas une robe décolletée et des gants jusque par-dessus les coudes, je ne serai pas comme les autres…

Et, chacune se faisant ce raisonnement en son particulier, il arrive que toutes arrivent attifées comme aux soirs de grandes fêtes.

Voilà comment il se fait que les soirées intimes sont rares, que les amusements n’ont rien de spontané et se classent méthodiquement comme les danses sur un carnet de bal.

C’est pourtant si bon ces réunions franches et cordiales où l’on s’aborde sans façon, se groupant autour d’une table, d’un piano, discutant les actualités, le dernier roman, se donnant comme un luxe le plaisir de parler comme on pense, librement, sans les lieux communs des conversations banales.

C’est étonnant comme vous trouverez des gens de mon avis.

C’est dans ses soirées intimes que ressortent avec plus de relief les qualités aimables, la délicatesse et le tact exquis de la maîtresse de la maison.

Il lui faut voir à tout : à ce que les conversations soient animées, à ce que les éléments qui composent un groupe soient sympathiques, et, surtout, à ce que les personnes ne restent pas dans le même coin toute la soirée, sans le moindre prétexte pour agir de la sorte.

Souvent, il arrive que, pour ne pas laisser une jeune fille seule, son galant interlocuteur reste auprès d’elle, en attendant qu’il puisse trouver une occasion de s’éclipser poliment. Mais, le vide se fait peu à peu autour d’eux, on n’ose pas rompre un tête-à-tête qui parait si intéressant, et le couple reste là, seul, assez embarrassé de sa position, le point de mire de tous, et l’objet de bien des remarques désobligeantes.

Il y en a qui gagnent de la sorte une réputation de flirt invétéré, de partenaire dangereux et qui sont, pourtant, les gens les plus inoffensifs au monde.

Ces petits détails, à surveiller, sont, sans doute, des contrariétés pour la maîtresse de maison, mais ils sont bien vite compensés par tout le plaisir qu’on goûte, ordinairement, à ces veillées aimables, données à la bonne franquette.

Pourquoi sont-elles si rares ?

J’en sais de bien gentilles, où la gaieté a régné toute franche, où le cœur s’est dilaté tout à son aise, dans l’atmosphère chaude et bienfaisante d’une bienveillante hospitalité.

Encore ces jours derniers… mais chut ! pas d’indiscrétion. Il est dans le rôle de la chroniqueuse de n’aborder que les généralités.

Lundi, 12 février.

Un confrère, dans une de ses dernières chroniques du samedi, reproche à quelques habitués des salons, certaines fautes dont ils se seraient rendus coupables envers leurs hôtes.

Ce sont de graves accusations, que le confrère porte contre certains membres de son sexe et tellement sérieuses, qu’elles ne doivent heureusement se produire que par exception.

On en causait, l’autre jour, devant quelques maîtresses de maison bien en vue, dans notre ville, qui favorisent chaque année, les plaisirs du carnaval, et, l’une d’elles, prenant la parole, dit :

— Si je n’ai pas à déplorer des manquements de cette nature, il y en a d’autres qui, pour être plus légers, n’en sont pas moins des ennuis sérieux.

C’est ainsi que j’appris, à ma grande stupéfaction, je dois l’avouer, que, beaucoup d’invités ne prenaient pas même la peine de répondre aux lettres d’invitation qui leur étaient adressées.

Il nous semblait que ceci fut élémentaire, et, que le code de la politesse le moins rigoureux, exigeât en pareil cas une réponse aimable.

Parfois, aussi, on transmet un acquiescement la veille, que dis-je ? le jour même de la réunion, sans avoir l’air de se douter que les commandes, l’organisation entière de la fête, dépendent du nombre de personnes qui acceptent.

Que penser, maintenant, quand l’invitation est pour un dîner, un euchre-party, ou toute autre fête où l’on doit, de toute nécessité, être fixé d’avance sur la quantité des convives ?

C’est pousser bien loin l’oubli des convenances et du savoir-vivre.

Il arrive encore que, tout en prenant la peine de répondre s’il survient un appel jugé plus agréable, on ne se gêne pas de changer son programme, sans se préoccuper, le moins du monde, et de la parole donnée et de l’embarras dans lequel on jette ceux qui nous ont fait l’amabilité et l’honneur d’une invitation.

Lorsque les gens sont assez bons de se donner le surcroît de besogne et de dépense d’un dîner, ou d’une soirée, pour notre bénéfice, il ne faut pas croire qu’ils deviennent nos obligés, parce qu’on leur fait le plaisir d’accepter.

Quand on réfléchit, au sortir d’un bal, à tout ce désordre qu’on laisse derrière soi, au remue-ménage extraordinaire que l’on a du faire pour convertir les pièces en boudoirs, salons de réceptions, salle de festin, on s’étonne toujours de trouver, de par le monde, des familles assez hospitalières pour se prêter de bonne grâce à tous ces tracas.

Et, remarquez que nos hôtes n’ont pas seulement les soucis de l’organisation, mais qu’ils ont encore l’anxiété de savoir si leurs efforts seront, ou non, couronnés de succès.

Un bal n’est jamais une source de plaisir pour les personnes de la maison ; il leur faut s’oublier constamment pour leurs invités, voir à ce que tout le monde s’amuse, faire les présentations à droite et à gauche, enfin, se prodiguer et se faire tout à tous.

J’ai même vu une jeune fille, qui recevait chez elle, renoncer à la danse pendant une soirée, pour disposer de ses partenaires, l’un après l’autre, en faveur de quelque pauvre tapisserie.

Et, quand on compte sur son carnet autant d’admirateurs que de danseurs, ce n’est pas un mince sacrifice.

Le moins que les invités puissent faire, c’est de se rendre aimables et gentils.

Une visite de digestion ne nous acquitte pas entièrement envers nos hôtes, et ne nous dispense nullement de l’obligation de faire, alors que nous sommes sous leur toit, tout en notre pouvoir pour leur rendre la tache de nous amuser la plus douce possible.

Par exemple, les messieurs, au lieu de s’assembler dans le fumoir, devraient plutôt descendre aux salons et faire leur devoir, — puisque ce n’est pas un plaisir, — auprès des dames.

Il est entendu que ce n’est pas pour fumer qu’ils ont été invités.

Dans une des plus jolies réceptions que nous ayons eues pendant le carnaval, une vingtaine de jeunes gens, qui avaient répondu affirmativement à l’invitation, avaient, au dernier moment, brillé par leur absence. Cela réduisait au minimum le nombre des cavaliers, et, le nombre des jeunes filles étant toujours le même, la maîtresse de la maison se multipliait pour faire remplir les carnets des danseuses.

Abordant un flâneur, qui semblait muser dans le large corridor :

— Venez, lui dit-elle aimablement, que je vous présente à quelques jeunes filles.

Il refusa net, donnant pour excuse que son carnet était rempli. Il oubliait que le petit morceau de carton blanc, accroché à sa boutonnière par son cordonnet de soie, laissait voir une page vierge de tout nom.

— En voilà un que j’ai rayé de mes listes d’invités, conclut madame X.

Et, c’est bien fait.

Un autre ennui pour ceux qui reçoivent, c’est de voir arriver leurs invités bien après le temps fixé. Les soirées sont aux trois quarts terminées qu’il en arrive encore.

Ceci s’applique surtout aux petites veillées, où l’on réunit sans façon un groupe d’amis, et, où les conversations languissent, l’entrain fait défaut, jusqu’à ce que le groupe soit au complet.

Quand on joue la comédie à la maison, ou que les soirées sont dites musicales, il importe que les invités soient rendus à l’heure désignée sur la carte d’invitation, sous peine de déranger tout le monde, et de se voir voué aux gémonies par ses hôtes et les autres invités qui ont été ponctuels.

Ces contrariétés sont autant de piqûres d’épingle, qui agacent et énervent, et comme ces bourreaux d’un nouveau genre ne mettent aucune malice dans les tortures qu’ils font endurer, il leur sera facile de les supprimer tout à fait.


Lundi, 26 février.

Je ne sais où nous allons, mais, nous pouvons constater, que la folie du suicide prend, chez nous, des proportions alarmantes.

Il y a quelques années, à peine, on n’en entendait parler que comme d’un fait isolé, survenant à de longs intervalles, pour glacer d’horreur, comme un lugubre cauchemar.

Encore, n’était-ce pas parmi nous que se recrutaient ces malheureux égarés. On les comptait parmi la lie de cette population exotique que les vieux pays déversent sur notre jeune continent.

Hélas ! aujourd’hui, c’est chez les nôtres qu’il faut compter ces victimes d’un moment d’aberration mentale !

Tout dernièrement, des faits déplorables se sont produits dans notre ville même, laquelle, bientôt, pour peu que cela continue, pourra rivaliser en crimes de ce genre avec les villes les plus populeuses des États-Unis.

À quoi devons-nous un si triste état de choses ?

Au mauvais exemple, que donnèrent les premiers, sans doute, ces malheureux naufragés du désespoir, qui réussirent à se convaincre, qu’au-delà de la vie, on trouve l’oubli de tous les maux.

Cependant, cela ne suffirait pas pour propager le mal d’une manière si effrayante, si les journaux ne s’emparent de ces tristes événements, et n’en répandaient la nouvelle aux quatre coins du pays.

On ne se contente pas du fait brutal : il faut l’accompagner de force détails, de titres flamboyants, pour attirer et fixer l’attention.

Le peuple est généralement friand de ces histoires à sensation, qui donnent le frisson, et hantent le sommeil des nuits. Alors, pour flatter ce goût, s’attirer plus d’abonnés, on ne sait qu’inventer en ces sortes d’histoires, qu’on recueille, avec un empressement extrême, des journaux américains.

Aussi, quand il survient au sein même de notre population un de ces drames sinistres, il est accueilli par la presse en général comme une bonne aubaine.

On s’en empare, on le commente, on le dissèque à plaisir et les lecteurs, avides d’horreurs, en repaissent leurs yeux et leur imagination.

C’est ainsi qu’on familiarise l’esprit avec ces scènes lugubres, qu’on l’habitue, petit à petit, à les considérer comme les événements ordinaires de la vie. Puis, vient le moment, où, sous le coup d’un violent désespoir, la raison un moment obscurcie, vacillante et prête à sombrer, n’aperçoit plus devant elle que ce moyen étrange de mettre fin à une vie devenue à charge.

Et, c’est comme cela qu’on élève la jeune génération, en distillant, goutte à goutte, le poison qui doit produire des résultats si funestes.

On ne peut s’imaginer combien est grande la responsabilité de la presse, par suite de l’influence qu’elle exerce, surtout, dans les milieux où l’instruction n’a pas encore entièrement dissipé les ténèbres de l’ignorance et des préjugés !

Pour la plupart de ces gens, l’opinion du journal qu’ils reçoivent, c’est leur profession de foi.

Jamais, ils ne songeraient à nier les choses qu’ils y lisent.

— C’est écrit dans l’imprimé, disent-ils, donc, c’est vrai.

On voit d’ici, pour peu que l’on connaisse les roueries du journalisme, toutes les conséquences qu’un pareil raisonnement peut amener.

Le plus simple fait divers est dénaturé d’une façon extraordinaire, à tel point, que vous avez peine à reconnaître, dans les journaux du lendemain, le modeste incident dont vous avez été témoin, la veille.

Le but de la presse, devant être surtout d’instruire et de mettre au courant des questions sociales et des graves événements du jour, on peut constater toute la surperfluité de certains articles.

Sans même parler de ces racontars malsains, — suicides, pendaisons et meurtres, qui produisent sur les esprits impressionnables de si fâcheux effets, — il y a de ces riens, de ces inutilités, qu’on pourrait si aisément remplacer par des choses plus instructives, et surtout plus pratiques, au lieu de consacrer des colonnes de paragraphes, pour annoncer qu’un chien s’est fait écraser par une voiture, qu’un cheval s’est abattu dans telle rue, ou autres puérilités du même genre.

Je ne sais, aussi, pourquoi il faille faire des relevés si exacts du nombre des délinquants, à la cour du recorder.

Que nous importe qu’une fille de joie soit condamnée à quelques mois de prison, qu’un homme ivre ait été trouvé au coin d’une borne.

Bien plus, je dirai que ces bavardages de salle de police ont souvent un très mauvais effet. Tel malheureux, par exemple, se trouvant, grâce à cette publicité, marqué, à la première offense, de la flétrissure d’une condamnation, et, rendu méprisable aux yeux de ses camarades, désespère de pouvoir se réhabiliter, et, retombe dans la même faute, jusqu’à ce que le vice, devenu invétéré, ait éteint chez lui tout sentiment d’honneur ou de honte.

Pourquoi ne pas remplacer les comptes rendus de la police correctionnelle, lesquels, dans tous les cas, ne sauraient être d’aucun intérêt, par des informations plus utiles des conseils sur l’hygiène, quelques principes d’économie sociale, des indications sur les progrès de la science et des découvertes modernes.

Et, tant d’autres sujets que l’on pourrait varier et rendre instructifs, ou amusants, à la portée de toutes les intelligences et de nature à produire un effet salutaire sur les sociétés, en général.

Naturellement, les abonnés, habitués à se saturer l’imagination de descriptions malsaines, des contorsions d’un supplicié, des détails scandaleux d’une liaison coupable, murmureront, peut-être, de ne plus trouver dans leur lecture quotidienne les horreurs accoutumées, mais, peu à peu, on en perdra le besoin, et le cœur et l’intelligence se porteront vers tout ce qui sera le plus propre à les élever et à les développer.

Pour la classe aisée, qui peut se permettre le luxe d’acheter autant de livres que sa fantaisie le lui suggère, s’instruire est chose assez facile.

Il n’en est pas de même, pour beaucoup de familles, où l’on ne peut épargner que le sou destiné à l’achat du journal de chaque jour.

Il leur tient donc lieu de tout : de juge, d’arbitre et d’instructeur ; c’est pourquoi, ses jugements, ses conseils et ses lumières ne doivent tendre qu’à diriger les sociétés, dans l’ordre intellectuel et moral. La mission de la presse étant, sans contredit, une des plus nobles qui soient au monde, il importe d’en bien connaître la responsabilité et les devoirs.


Lundi, 5 mars.

Patti, la diva, Patti, la reine du chant, a passé parmi nous. Ainsi qu’un rossignol, dans sa course à travers l’espace, se posant un instant sur un rameau flexible, jette dans le ciel bleu sa divine chanson, puis, repart à tire-d’aile charmer d’autres contrées par ses accents mélodieux, l’incomparable artiste, à peine, a effleuré notre sol.

Avec quelles délices nous avons écouté cette voix, ni moins fraîche, ni moins souple qu’autrefois, et, qui séduit comme un appel de sirène.

Rien, de tout ce qu’on en pourrait écrire, ne saurait rendre les nuances admirables de ce soprano délicat, les élans de son génie, et les chaleureuses inspirations qui s’échappent de son gosier docile.

Patti, c’est l’âme,

C’est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,


comme disait Alfred de Musset, dans sa magnifique apothéose de la Malibran.

En l’écoutant, chacun retenait son souffle, pour ne rien perdre de la suave mélodie qu’elle traduisait en sons sublimes, doux et forts en même temps, et qui montaient, montaient toujours pour retomber en pluie de notes fines et cristallines qu’on aurait voulu emprisonner dans son oreille.

Ah, l’irrésistible charmeuse, qui ajoute encore aux sé- ductions de son art, la grâce câline et l’attirance de toute sa personne.

Sa physionomie très mobile, son geste gracieux, soulignent, avec une infinie variété d’expression, la pensée et l’inspiration des grands maîtres qu’elle interprète.

C’est dans le « Home sweet Home » et « The last Rose of Summer, » romances qu’on a couvertes d’acclamations, que la diva a donné toute la mesure de sa virtuosité et de son goût artistique.

Deux compositions exquises de sentiment et de facture qui mettent la paix dans l’âme et des larmes dans les yeux.

Quelle carrière de triomphes et de fêtes que celle de la célèbre prima-donna ! depuis l’âge de huit ans, époque où elle débuta sur l’un des théâtres des États-Unis, et, sut se créer, même dès les premières auditions, un succès réel parmi les raffinés et les dilettanti, que sa voix, pleine de fraîcheur, avait ravis.

Que d’éclatantes victoires ont, depuis, marqué chacun de ses concerts !

Que d’admirations elle a soulevées dans tous les pays du monde !

J’ai fait, il y a quelques années, la connaissance d’un bon vieillard qui conservait, au fond de son cœur, le culte le plus touchant pour la brillante cantatrice.

Il était un de ces rares fervents de la musique qui trouvent dans l’art la consolation de leurs souffrances, le remède aux désenchantements de la vie.

Et quelle triste vie que la sienne ! Des malheurs avaient amené un regrettable scission entre sa famille et lui, et l’avaient laissé dans le plus grand isolement, séparé de tous ces êtres chers qui devraient être nos compagnons de route jusqu’à la fin de notre pèlerinage.

Il ne nous appartient pas de juger de quel côté sont les torts dans ces drames intimes dont les suites sont si déplorables ; mais, moi qui ai beaucoup connu le pauvre délaissé, je ne l’accuserai jamais.

Ses connaissances musicales étaient profondes, et, la justesse de ses observations m’a grandement aidée à rectifier mon jugement sur le mérite de beaucoup d’artistes.

J’aimais à le faire causer, et c’est ainsi que je découvris la corde sympathique qu’il conservait encore, toute vibrante au fond de son âme, pour la ravissante Madrilène, dont il suivait la carrière avec tant d’intérêt.

— Vous n’avez pas entendu madame Patti ? me dit-il un jour.

— Jamais, lui répondis-je.

— Le jour que vous aurez cette aubaine, vous verrez que sa voix vous sera toute une révélation. Pour moi, il m’a semblé que je n’avais jamais auparavant entendu chanter.

Puis, après s’être longuement étendu sur le charme pénétrant de cette voix d’or, il me parla encore de la beauté touchante et de la grâce exquise de sa mignonne personne.

— Avec quelle gentillesse, elle salue son auditoire, disait-il. On dirait une fée. Son beau regard a cette particularité remarquable qu’il semble s’attacher sur chacun de vous et cependant embrasser tous les spectateurs à la fois. Et avec cela jolie, jolie, il faut voir !

— Allons donc, repris-je pour le taquiner, vous savez bien que, maquillées comme elles le sont, toutes les actrices sont ravissantes sur la scène. Voyez-les, dans la rue, et ce n’est plus cela du tout.

— Mais je l’ai vue, me confia-t-il. Figurez-vous qu’un soir, au sortir du théâtre, pour éviter la foule, je pris une petite porte de côté que je croyais sur la rue. Je me trouvai dans un long couloir, au bout duquel je vis paraître madame Patti, accompagnée de sa camériste et de quelques artistes, qui s’en retournait à son hôtel. Je me rangeai pour la laisser passer, et, me voyant là, seul, un peu embarrassé, elle crut sans doute que la curiosité m’avait attiré dans cet endroit, et, me regardant avec bonté, elle sourit doucement…

Ce sourire-là avait illuminé ses jours mornes et désolés.

Vingt fois il me répéta cet épisode de sa vie, et, sa figure revêtait alors une expression respectueuse qui montrait comme ce souvenir lui était devenu sacré.

Un jour, il m’apporta son album presque entièrement rempli de photographies de la diva, la représentant dans la plupart des opéras où elle avait chanté.

J’ai su aussi qu’un peintre, ayant fixé sur sa toile un portrait qu’un disait très ressemblant de la Patti, ce fidèle admirateur avait l’habitude de se rendre à l’atelier du maître, malgré la grande distance, pour contempler longuement les traits charmants de cette femme dont il était si étrangement épris.

Hélas ! la mort est venue le surprendre avant qu’il ait pu entendre encore une fois le chant du rossignol.

Et je songeais, en écoutant cette voix merveilleuse, que de toutes les sympathies qu’elle avait excitées dans le cours de sa glorieuse carrière, elle n’en avait pas recueilli de plus respectueuse, de plus désintéressée et de plus véritablement dévouée que celle de cet admirateur qui devait lui rester à jamais inconnu.


Lundi, 12 mars.

Ces jours derniers, un concitoyen, de langue anglaise, écrivait au directeur de ce journal, une lettre que je me permettrai de reproduire ici, parce qu’elle attire l’attention sur un point malheureusement trop négligé chez nous.

« Je me suis souvent demandé, écrit ce monsieur, pourquoi la jeunesse canadienne-française ne jouait pas le tennis, la base-ball, le jeu de crosse et tant d’autres de ce genre ? Le lawn-tennis étant surtout un amusement auquel les dames peuvent prendre part aussi bien que les messieurs, — et il y a tant de magnifiques endroits dans la partie Est de notre ville où l’on puisse le jouer tout à son aise — que l’on devrait former plusieurs clubs d’amusements parmi les jeunes Canadiens-français. Il n’est certainement pas de distraction plus agréable et plus saine que cet exercice en plein air et que l’on appelle tennis.

« Je conseillerais donc fortement aux jeunes gens de former dès maintenant des clubs de 30 à 40 membres, et de louer un terrain vacant, afin d’être prêts à commencer à jouer aussitôt que la neige serait disparue. Avant la fin de la saison, ces clubs connaîtraient déjà assez bien les règles du jeu pour livrer entre eux des joutes amicales, lesquelles contribuent toujours à exciter beaucoup d’ardeur et d’émulation.

« Ces exercices hygiéniques, pratiqués ainsi dans l’air pur et libre du dehors, sont d’un immense bienfait aux jeunes gens. Ils font de nous des hommes et des femmes meilleurs. »

Voilà une idée qui mérite considération, et comme tout ce qui est pratique, il faut qu’elle nous vienne de la part d’un anglais.

Cela ne vous a-t-il jamais frappé, que nos compatriotes de langue anglaise ont, sur le rapport du sens pratique, plus d’un avantage sur nous ?

La gymnastique, la callisthénie, et tous les autres exercices physiques occupent une place importante dans leur éducation.

J’ai même vu, dans la partie ouest de Montréal, des établissements expressément consacrés à ces modes d’entraînement, et, je ne crois pas qu’on puisse en citer un seul, dans le quartier canadien de notre ville.

Il est, de fait, que cette partie de l’éducation, chez les jeunes filles, — naturellement, tout ce que je dis ici ne s’adresse qu’à mon sexe, — que cette partie de l’éducation, dis-je, est fort négligée. Tandis que les écoliers des collèges et des universités s’adonnent à tous les jeux propres à développer et fortifier leur constitution, on ne fait rien pour les écolières dans nos maisons d’éducation.

On me dit cependant, que, depuis un an ou deux, il y a, dans quelques institutions, des améliorations sensibles sous ce rapport.

On fait suivre aux élèves un cours de callisthénie, très convenable même, m’assure t-on.

Allons, tant mieux, c’est un bon pas de fait.

Seulement, cet enseignement devrait être généralisé, et, les professeurs, d’une compétence de quelque mérite.

Je connais des couvents, où, ce sont les religieuses elles-mêmes qui donnent les leçons. On peut aisément se figurer que le voile, le bonnet, la guimpe et tout l’habit de la maîtresse, ne lui permettent pas de donner la leçon d’une façon commode.

Aussi, le cours ne subit guère de développements : les flexions en tous sens, les exercices sur la terre, le maniement des haltères, sont choses tout à fait ignorées et, pourtant, des plus nécessaires.

Il n’y a que l’élévation sur la pointe des pieds, et l’action des bras, en avant et en arrière, qui se cultivent un peu. Ce n’est pas suffisant.

La callisthénie doit former une partie essentielle de nos études. Elle est l’éducation physique aussi indispensable que l’éducation intellectuelle.

La première, tout en fortifiant et assouplissant le système musculaire, tout en consolidant l’ossature et développant les membres, rend la circulation du sang plus active, le travail du cerveau plus prompt et moins pénible.

Les Athéniens, dont on ne saurait mettre en doute l’intelligence, faisaient, des exercices corporels, une partie intégrante de l’éducation, et quelques auteurs ajoutent que les créations géniales des Grecs doivent à la gymnastique leur élan et leur immortelle perfection.

Les Anglais, qui en ont retiré cette force et cette vigueur si caractéristique de leur race, comprennent bien toute l’importance de ce régime hygiénique. Dans les institutions de langue anglaise, la callisthénie est considérée comme une branche essentielle de l’enseignement.

J’ai eu, moi-même, l’occasion de le constater, dans un pensionnat de jeunes demoiselles, près d’Halifax, où un professeur laïque vient de la ville pour donner un cours de ce genre, lequel, ferait ouvrir les yeux à beaucoup de gens.

Les étrangers même, se font un plaisir d’assister à ces séances, et le spectacle offre, en effet, un curieux coup d’œil.

Les bonnes mères canadiennes crieraient sans doute d’effroi pour les enfants et craindraient fortement que les fillettes n’y laissassent bras et jambes, tant les exercices semblent violents.

Les élèves portent, pour ces leçons, un costume spécial : blouse à la matelote, laissant la taille parfaitement libre, et jupe assez courte pour permettre au professeur de corriger la position des pieds. Dans cet accoutrement, très joli, du reste, chacune fait ses exercices sur la barre, manie avec une dextérité prodigieuse les lourds haltères, accomplit avec une souplesse étonnante les flexions de la tête et du corps, sans oublier les principes mêmes de la callisthénie, qui sont, la marche et le pas gymnastique.

Aussi, il faut voir l’œil vif, la mine fleurie et l’air de santé qui rayonne sur ces figures de jeunes filles. Elles y poussant là, sous ce régime bienfaisant, droites comme des pins : les épaules sont bien effacées, la démarche est ferme, le pied élastique et sûr.

Avec pareil système, point de dos courbé avant l’âge, point de poitrine rentrée, de pas nonchalant, ou lourd, comme si on traînait un boulet derrière soi.

Ces exercices, loin d’être un objet de fatigue, sont une réparation aux forces épuisées : ils endurcissent les membres, trempent le tempérament, rendent plus vigoureux et plus énergiques

Oui, plus énergiques. Et dans ce siècle de névrosées et de malades imaginaires, ce n’est pas une mince considération.

Les longues promenades à pied sont encore trop négligées, parmi les Canadiennes.

Il faut avouer qu’on n’en prend guère l’habitude première dans nos maisons d’éducation, lesquelles, pour la plupart, étant situées au centre de la ville, et, n’ayant que des cours extrêmement exiguës, en sont réduites à faire arpenter à leurs élèves, deux à deux, et très lentement, dans une atmosphère viciée, l’asphalte de nos trottoirs.

Ces promenades-là ne sont guère saines. Il faut de toute nécessité un plus long parcours et un plus large horizon.

Les Canadiennes, — les citadines surtout, — pourtant si actives et si vives, sont paresseuses pour marcher. Elles iront bien faire quelques emplettes, flâner un peu dans les rues fréquentées, mais, pour la moindre longueur de chemin dépassant la limite ordinaire, vite, on monte en tramway.

L’été va bientôt être à nos portes. Combien d’entre nous s’achemineront pédestrement jusque sur la montagne, s’abreuver d’air pur, et jouir du beau spectacle de la nature ? Il y en a qui croient que, pour se donner cette jouissance, il faille un équipage splendide et des laquais en livrée.

Jugez maintenant !

Le plan proposé dans la lettre que je reproduis au commencement de cette chronique, est un des meilleurs dont puisse bénéficier notre sexe.

Vous voyez les Anglaises s’adonner à ces jeux, en plein air, avec une ardeur sans pareille tout le long de la belle saison, et ne rien épargner pour s’en procurer l’avantage.

Nous, nous ne souscrivons à rien, non par mesquinerie, — notre nationalité n’est pas avare, Dieu merci, — mais par apathie, par manque d’initiative, et parce que le mouvement n’a pas été imprimé dès notre jeunesse.


Lundi, 26 mars.

Alléluia ! Voici les beaux jours, le gai soleil, le doux printemps.

On dirait que Pâques est le signal d’un plus grand réveil dans la nature, et, que la chaleur des longs cierges pascals fait fondre les neiges avec la rapidité d’un enchantement.

Les vieux, en secouant la tête, se sont demandés :

— Est-ce bien le printemps ?

Et les jeunes ont répété, dans le radieux éclat du renouveau :

— Est-ce bien le printemps ?

Oui, c’est le printemps, car les grives, ces hérauts des beaux jours ont fait leur apparition.

D’où venez-vous, gentilles messagères ? Sous quel ciel avez-vous passe ces longs mois de l’hiver ? Et, quelle oreille avez-vous charmée de vos chants joyeux ?

Quel dommage que les petits oiseaux ne sachent que gazouiller, et qu’on ne puisse comprendre cet harmonieux langage !

Autrement, que de récits charmants ils nous feraient de leurs nombreuses pérégrinations… quelles idylles ils pourraient nous raconter, et, quels drames émouvants, peut-être, nous mettraient des larmes dans les yeux…

Que se passe-t il donc dans ce monde ailé ? est-il comme le nôtre, charitable ou médisant, bon ou méchant, constant ou infidèle ?

Mais, du moins, dans ces habitations aériennes, embaumées et bercées par la brise qui passe, oh se console de tout par des chansons…

Le bon sucre de l’érable est encore là, pour nous donner la preuve du retour du printemps.

Le soleil a amolli l’écorce des arbres, et, la sève généreuse a jailli de leur tronc.

Précieusement, on en recueille chaque goutte, et, voilà, qu’après avoir subi l’action du feu, ce liquide incolore se métamorphose en de solides massepains de couleur dorée, dont le délicieux fondant flatte si agréablement le palais.

Vous ne savez pas ? Aux premiers fruits de la saison, aux premiers produits de l’année nouvelle, on formule un souhait.

J’en ai fait un, l’autre jour, en croquant, pour la première fois, un cœur symbolique en sucre d’érable. Les seuls cœurs, probablement, qui soient aussi tendres.

Mon souhait ne se réalisera pas. Combien d’autres, tout aussi précis, tout aussi ardemment attendus, et, qui n’ont jamais eu, cependant, leur réalisation.

N’importe, faisons-en toujours. Et espérons. L’attente sera ainsi charmée par l’espérance : elle diminuera la longueur des heures ; et, un philosophe n’at-il pas trouvé que l’espoir valait mieux que la possession ?

Oui, je le crois sincèrement : « Il y a de quoi faire beaucoup d’heureux avec le bonheur qui se perd en ce monde. »

Cette pensée mérite de devenir un axiome.

— La vie est si dure ! disent quelques-uns.

N’exagérons-nous pas parfois nos misères et nos ennuis ?

Je le sais, pour quelques-uns, « la vie, selon l’expression de Chateaubriand, leur a été jetée au cou comme une chaîne » ; ce ne sont plus les contrariétés de chaque jour qu’ils ont à supporter, mais des malheurs irréparables brisant subitement le plus bel avenir. Heureusement, ces désolations profondes ne surviennent pas à tous, et, celles-là, ont cette pudique réserve des grandes douleurs : elles sont muettes.

Tant d’autres, à la plus légère épreuve, soupirent et crient leur peine à tous les échos.

Combien plus encore finissent par croire qu’ils sont les plus malheureux du monde, et, ne veulent pas être consolés ?

Combien traînent leur boulet, au lieu de le porter courageusement ?

Ah ! pourquoi s’appesantir sur les ennuis quotidiens et laisser se faner, sans les cueillir, les humbles fleurs qui surgissent à travers les épines ?

Ces fleurs sont quelques paroles d’amitié, un rayon de soleil plus beau, un parfum qu’apporte la brise… moins encore, un sourire, un regard il faut recueillir tout, comme l’herbe assoiffée boit avidement la rosée matinale et sourit au jour qui se lève, tandis que, près d’elle, le dur rocher reste morne et sombre.

Le bonheur arrive ainsi, miette à miette, en parcelles, qu’il faut se hâter de saisir. On doit essayer d’en trouver un peu partout. La jouissance, pour être plus intime, n’en est que mieux sentie.

Je me méfierai toujours de ces grands bonheurs qui arrivent comme un coup de foudre. Ils ne sont guère de longue durée, et gare au revers de la médaille.

Car, tout s’achète et se paie en ce monde.

Je crois en la loi des compensations. Quand, après de multiples épreuves, la paix et la sérénité se font dans votre ciel, jouissez sans crainte, sans vous laisser effrayer par les quelques nuages qui y passent encore.

Ce bonheur relatif, c’est la récompense après le travail, le repos après la lutte, et, plus vous l’aurez payé chèrement, plus il sera long et durable.

Ah ! pour ce pauvre bonheur que ne fait-on pas ? « Le bonheur, » a dit Théophile Gauthier, « est un pays dont on ne connaît pas la géographie. »

C’est pourquoi, je suppose, tant de gens font fausse route.

Il ne faut donc pas trop courir après lui. Ne le cherchons pas si loin quand il est tout près peut-être.

Et ne le désirons pas trop parfait, ni trop grand, nous gâterions ce que nous en avons en y mêlant un regret.


Lundi, 2 avril.

J’ai rencontré, ces jours derniers, dans la rue, une aimable jeune fille qui m’aborda sans façon, avec cet air de gaieté communicative qui met en bonne humeur tout ce qu’il approche.

— Qu’est ce qui vous rend si joyeuse ? lui demandai-je. Ne pourriez-vous m’en faire part ?

— C’est justement ce que je me suis proposée de faire, en vous voyant, et, avec moi, « vous vous hâterez d’en rire, de peur d’être obligée d’en pleurer ».

— Vous m’intriguez, repris je, de quoi s’agit-il donc ? Il n’y a que quatre grands sujets en vogue en ce moment ; le bazar des Pères du St-Sacrement, celui des Sourdes-Muettes, le concert des aveugles, les fêtes d’inauguration du Monument National, et, bien que nous en ayons les oreilles joliment rebattues, je ne vois pas qu’il s’y rencontre rien de particulièrement larmoyant.

— Vous me donnez là des sujets d’intérêt public, ce que je veux vous dire est de nature tout à fait particulière : une petite médisance, en un mot.

J’aurais du, je le suppose, m’élever, dès le début, contre une confidence de ce genre, et, faire un long sermon sur la charité que l’on doit au prochain.

Je ne fis rien de semblable, et, me contentai d’écouter ce que l’on avait à m’apprendre.

Que celle d’entre vous qui n’a jamais péché, me jette la première pierre.

— Je vais vous raconter, ma chère, dit ma jeune amie, une petite scène croquée sur le vif, qui m’a fait faire, depuis hier, un tas de réflexions inimaginables.

Il y a des femmes, poursuivit-elle en s’animant, qui comprennent singulièrement leurs devoirs d’épouse. Pour nous, qui n’appartenons pas à la sainte confrérie, cela nous semble d’autant plus singulier que nous les entendons tout autrement.

N’importe, rien ne m’ôtera de l’idée que lorsqu’on a un bon mari, on doive faire son possible pour le garder tel. L’espèce en est assez rare pour que l’on prenne quelque soin de la conserver.

Mais, ceci n’est qu’une digression…

— Ou un exorde habile pour me préparer à entendre le fait ?

— Peut-être, répliqua-t-elle en souriant. Hier soir donc, en revenant de chez mon professeur de musique, sur les six heures du soir, comme je me disposais à rentrer an logis paternel, je croise subitement sur ma route, la petite Séraphine. Vous savez ? Séraphine qui s’est mariée il y a deux ans à monsieur Jean Hervieux. Vous ne le connaissez pas ? Allons, tant mieux. Séraphine et moi nous nous connaissions très bien, mais depuis son mariage, je l’avais un peu perdue de vue.

— Viens souper avec moi, j’ai tant de choses à te conter, me dit-elle en s’accrochant à mes jupons.

Je refuse ; elle me presse, et, finalement, j’accepte. Justement, nous croisons le mari sur le palier, et, nous n’étions pas débarrassées de nos manteaux, que la servante annonce que le souper était servi. Nous passons dans la salle à manger où un délicat menu nous attendait. Intérieurement, je me félicitais d’avoir accepté.

Nous n’étions que trois autour de la petite table : Séraphine, le mari et moi. Une lumière discrète tombait doucement sur les cristaux et l’argenterie qui couvraient la nappe blanche ; je reluquais de l’œil un gâteau superbe et une compote qui semblait délicieuse, et je pensais que ces bonnes choses, agrémentées d’une conversation intéressante, seraient mille fois meilleures encore.

Au premier coup de fourchette, Séraphine commence à nous parler d’une visite qu’elle venait de faire à un médecin de notre ville, pour le consulter relativement à une sienne cousine, malade à la campagne.

D’abord, elle voulut faire du mystère, et, ne pas mentionner le nom du médecin ; son mari le savait, lui, c’était assez, il n’était pas nécessaire de me le dire. Remarquez que je ne le lui demandais pas. Mais, petit à petit, son enthousiasme l’emporte, et, j’apprends non seulement son nom, mais, tous ses prénoms.

Et quel médecin que celui-là ! (du moins au dire de Séraphine.) Aimable, spirituel, courtois, savant, bon chirurgien et habile spécialiste. Toutes les qualités à la fois, quoi !

Il avait été particulièrement charmant avec elle, l’avait complètement rassurée sur le sort de sa cousine, et, finalement, l’avait reconduite jusqu’à la porte de sortie, quand il quittait d’ordinaire ses clients à la porte de son bureau.

Je vous fais grâce des détails interminables de cette entrevue, de la joute de mots spirituels échangés entre le docteur et Séraphine, détails qui, pour le moment n’amusaient guère le mari, comme il était facile de le constater à son air ennuyé.

Une fois, il essaya de changer de conversation en parlant du théâtre. J’essayai de le seconder, mais ma Séraphine était lancée, et rien ne put l’arrêter.

Nous avons dû entendre parler de pilules tout le long du souper.

J’avoue que je me dédommageai un peu en mangeant du gâteau, ce qui a fait dire à Séraphine, ce matin, à ma tante, qu’elle a rencontrée au marché, que j’avais mangé chez elle un énorme gâteau à moi toute seule.

Enfin, le repas prit fin. Nous passâmes à la bibliothèque de monsieur. J’étais sûr que nous avions vidé le sujet du docteur. En effet, il fut mis de côté comme on jette une vieille paire de gants.

Tandis que je me prélassais dans un grand fauteuil, Séraphine eut, tout à coup, une idée sublime :

— Tiens ! s’écria-t-elle, pour tuer le temps, je vais te lire les lettre d’amour que j’ai reçues de mes admirateurs, quand j’étais jeune fille.

Je la regardai tout abasourdie :

— Mais, est-ce qu’on ne détruit pas tous ces billets-là ayant de se marier ?

J’avais même présente à mon esprit l’image de ma sœur, qui pleurait si fort, à la veille de son mariage, en regardant brûler ses billets doux.

— Oui, reprit elle, c’est l’usage. Mais moi, ça m’amusait trop, je les ai gardés. Passe-moi mon petit secrétaire, là, sur ce guéridon… Bien. Tu vas voir les jolies lettres !

Je regardai le mari à la dérobée ; il prenait son journal et se disposait à lire d’un air très résigné, sans souffler mot.

Et, c’est ainsi que nous avons passé la soirée.

Je rendrai cette justice aux admirateurs de Séraphine qu’ils écrivaient bien, très bien même.

Une correspondance surtout m’intéressait particulièrement. Les expressions étaient si heureuses, les phrases si bien choisies, le style si délicat et si tendre à la fois que, renfoncée dans mon fauteuil, je me prenais à souhaiter qu’elles m’eussent été adressées.

Ah ! avec quel soin jaloux, je les aurais défendues contre tout regard indiscret, et, comme je les aurais protégées contre la profanation de les soumettre à une critique indifférente !

À un ou deux passages plus tendres de ces lettres d’amour, j’entendais, dans le coin de la chambre, un bruit de journal qui se froissait. C’est tout ce qui révélait la présence du mari.

La lecture de ces documents durerait probablement encore, si je n’avais dû l’abréger, à cause de l’heure avancée.

Et, pendant que je mettais mon chapeau et mes gants, Séraphine, avec cet air de supériorité que prennent les jeunes femmes vis-à-vis de leurs amies non mariées, parla des nombreux devoirs et des obligations que toute épouse contracte en se mariant.

— Je doute, ajouta-t-elle, qu’avec tes allures indépendantes, tu rendes un mari heureux.

Elle n’a jamais su pourquoi j’éclatai de rire à son nez, et, m’a trouvée, au contraire, très frivole.

Voyons, dites-moi, Françoise, que pensez-vous de mon histoire ?

— Tant et tant de choses que je ne saurais tout dire, ça ferait ma chronique trop longue…

— Votre chronique, s’écria-t-elle avec horreur, vous dites que vous allez…

— Et pourquoi pas ? Les noms n’y sont pas et la leçon est bonne. Celles que le bonnet coiffe en retireront la morale qu’il leur faut. Et, je couvre votre responsabilité en signant l’anecdote.


Lundi, 16 avril.

Il m’est arrivé un malheur.

Quand je dis : malheur, entendons-nous. Cela n’en est peut-être pas un, au fond, mais ça me met tout de même dans un fier embarras.

Je venais, ce matin, allègre et joyeuse, porter ma copie au journal, et l’idée d’en avoir fini pour toute une semaine, au moins, me donnait un surcroît de belle humeur.

Il ne faut pas croire que ce soit toujours une besogne agréable que d’écrire, surtout, comme cela, à moment fixe.

Un jour, la migraine, une contrariété, de petits soucis vous mettent martel en tête et chassent loin de vous toutes les idées ; vous remettez au lendemain, et, alors, c’est tout le contraire ; on a été à une fête, on s’y est bien amusé, et l’imagination en est si remplie qu’il n’y a pas moyen de penser à autre chose.

Que d’efforts pour ramener au logis cette pauvre folle qui s’emballe si facilement ! que de fermeté il vous faut déployer pour la fixer, cette rebelle, et la forcer à faire un travail auquel elle se refuse !

Bien des fois, il faut employer les douches, la camisole de force, et vous vous imaginez facilement que, dans des conditions pareilles, l’ouvrage se fait en rechignant et mal.

Mais, il faut qu’il se fasse. Je mets donc le mot lundi, écrit en lettres de feu sur une paroi de mon cerveau, et, à mesure que les jours de la semaine passent, ce mot-là grandit, prend les proportions d’une bête horrible, d’un hideux cauchemar qui menace de me dévorer tout entière, à moins que je n’aie une proie à jeter dans la gueule du monstre pour l’apaiser.

Cette proie, c’est une douzaine de papiers manuscrits qui tranquillisent le cerbère pendant quelques jours… et, c’est toujours à recommencer.

N’importe, j’oublie momentanément le prochain lundi quand j’ai satisfait aux exigences du présent, et, grand est mon contentement, le devoir rempli.

Bien ou mal, ça, c’est un détail dont je ne m’occupe guère. Il est fait, voilà le principal, et je lâche la bride à mon esprit qui recommence à courir la prétentaine comme de plus belle.

Quel bohème que celui-là ! Et, quel récalcitrant qui n’entend pas toujours raison, et, bat la campagne plus souvent qu’à ses heures.

Si vous le suiviez, trottinant, quand, les coudes appuyés sur mon pupitre, ma tête repose entre mes deux mains, vous verriez avec quel nomade inconstant il me faut compter.

C’est ainsi qu’en guerre continuelle, sans la moindre trêve, avec mon autre moi-même, les semaines succèdent aux semaines, les années s’accumulent, et, la vie passe…

Au fond, que m’en reste-t-il ? La consolation peut-être, d’avoir éveillé quelque sympathie, d’avoir versé le baume sur quelques blessures…

Si l’on pouvait compter seulement sur cette certitude, ce serait déjà beaucoup. Il n’en faudrait pas davantage pour encourager et consoler l’écrivain.

Certes, le métier de chroniqueur est très difficile, et plus dur que certaines gens le croient.

Je lisais, l’autre jour encore, sur un journal de France, une énumération des obstacles contre lesquels il fallait lutter, pour écrire une chronique convenable, et ça m’a fait penser à mon mal.

J’ai, de plus, lu, dans le même article, signé du reste par une de nos meilleures plumes françaises, — c’est donc malheureux de n’avoir pas plus de mémoire qu’un lièvre, je pourrais citer un nom qui fait autorité, — j’ai lu, dis-je, que le métier de chroniqueur était encore plus difficile que celui de rédacteur.

Hein ! elle est bonne celle-là ! Vous entendez, messieurs les rédacteurs ?

J’allais commettre un grand péché d’orgueil, mais l’écrivain ayant fait précéder le substantif chroniqueur de l’adjectif bon, cela m’a fait doucement rentrer dans ma coquille.

À chaque fois que j’ai la velléité d’en sortir, il se présente toujours un motif de m’y réinstaller. On dirait un fait exprès.

— Ne croyez pas, ma chère, me dit un jour une bonne amie, devant laquelle des personnes trop aimables m’adressaient de bienveillants encouragements, ne croyez pas ces louanges exagérées que l’on vous dit en face.

Il n’y a que les bonnes amies pour vous dire des choses comme ça.

De sorte qu’après cet avertissement charitable, il m’est resté deux impressions bien distinctes : que ces compliments n’étaient pas mérités d’abord, puis in secundo loco que quand je n’étais pas là, on pensait tout autrement.

Je vous assure que cette conviction vous met un froid dans le dos, même par la température la plus torride.

Je viens d’éprouver un autre frisson, tout à l’heure, quand je me suis aperçue, en venant porter ma copie, que je ne l’avais plus.

Je regarde partout, sur moi, autour de moi ; je retourne, mais inutilement, le petit ridicule que j’ai à la main ; encore un peu, je cherchais jusque dans mon chapeau, à l’instar de ce magister de ma connaissance qui portait sa correspondance dans son couvre-chef.

Après vous avoir expliqué tous les embarras de la composition d’une chronique, vous pouvez penser si j’étais marrie du contre-temps qui me venait d’arriver.

Je l’avais perdue, sans aucun doute. Je ne pouvais pas même imaginer que l’on m’eut volée, car, ça ne rapporte pas grand’chose, allez, des chroniques dans notre pays !

Je ne sais quelle binette a dû faire l’individu qui m’aura trouvée, car, c’est bien un peu de moi-même que j’ai perdu en laissant choir mon manuscrit.

Heureusement, que mes secrets sont toujours bien gardés par mon écriture qui est illisible.

Mais, c’est légèrement contrariant. Avec cela, que, vous eussiez été contents de moi, cette semaine. C’était, certainement, la plus jolie chronique que j’aie encore écrite, je puis bien le dire, maintenant que vous ne la lirez jamais.

Et, vous savez, on ne retrouve jamais deux fois, ces moments d’inspiration.

Quant à en écrire une autre, pour la remplacer ! Jamais de la vie !


Lundi, 30 avril.

Un jour, madame Necker, la mère distinguée d’une fille plus distinguée encore, invita, chez elle, un certain M. de Chastellard.

Ce monsieur, se méprenant sur l’heure où il était attendu, entra dans le salon de la comtesse, bien avant que celle-ci eût fait son apparition.

Pour charmer les longueurs de l’attente, l’invité s’amusa à regarder les toiles, les albums et les objets rares dont les étagères étaient garnies, quand, tout à coup, apercevant un petit livre dissimulé derrière les coussins d’un divan, il l’ouvrit au hasard, croyant y trouver un recueil de poésies.

À sa grande surprise, il y lut des notes écrites de la main de madame Necker, sur tous les sujets dont elle s’était proposée de parler ce soir-là.

Chaque invité y était spécialement mentionné, ainsi que le sujet convenant à son goût et à ses aptitudes.

Le nom de M. Chastellard figurait aussi sur la liste, mais il n’eut pas le temps de connaître la nuance que l’on devait observer vis à-vis de lui, car, en ce moment, un léger frou-frou annonça l’arrivée de la maîtresse de maison et le petit volume fut prestement remis à sa place.

Si une femme aussi remarquablement douée que madame Necker apportait tant de soin à se rendre agréable à ses hôtes, il faut que la conversation, soit un art bien difficile, en vérité, et nécessitant une étude de tous les instants.

Il ne suffit pas de parler, en effet. La parole est assez facile aux femmes, — du moins chacun le dit, — et ce serait grand dommage que ce flux proverbial roulât toujours sur un désert d’idées.

Madame Juliette Adam avait résolu, l’hiver dernier, de n’inviter à ses réceptions que les bons causeurs et les bonnes causeuses.

La chronique du temps n’a pas appris si les salons de la spirituelle directrice de la Nouvelle Revue ont été plus dégarnis, mais, il est bien permis de se demander, combien d’entre nous pourraient aisément passer sous ces nouvelles fourches caudines.

On ne saurait guère formuler des règles précises sur l’art de la conversation ; on ne peut poser que des principes généraux, qui tous s’appuient sur une grande qualité, — la plus rare de toutes et qui s’acquiert difficilement — le tact.

C’est lui, qui vous conseillera tel sujet agréable à certaines personnes, et, fera éviter celui-là même qui pourrait blesser la susceptibilité de quelques autres.

Que le rôle d’une maîtresse de maison devient parfois délicat, et quelles ressources elles doit déployer vis-à-vis de ceux qu’elle reçoit, et dont les opinions diverses peuvent se heurter au moindre choc !

Quand les réunions sont nombreuses, tant mieux : ceux qui ont des idées communes se retrouvent infailliblement ; il y a des affinités secrètes qui attirent les unes vers les autres les âmes sympathiques ; mais, si la conversation est générale, la tâche de la soutenir et de la diriger devient alors très ardue.

Il y a des femmes croyant que l’amabilité consiste dans un flot intarissable de paroles, et, qu’à l’instar des orateurs politiques, plus elles parleront, plus elles seront amusantes.

Le grand art est, au contraire, de savoir faire parler les autres et d’écouter comme si l’on était intéressé par ce qui est raconté.

Ce n’est pas se condamner à un mutisme complet, loin de là ; une phrase habile, une observation judicieuse, placées à propos, donneront au discours tout l’entrain et l’impulsion nécessaires.

Il ne manque pas d’occasion, d’ailleurs, où il convient de soutenir toute seule le poids de la conversation, et, c’est alors qu’il faut déployer toutes les ressources d’un esprit cultivé.

Et pour cela, la femme doit avoir préalablement reçu une forte dose d’instruction.

Ce ne sont que les ignorantes qui affligent l’humanité de phrases frivoles et vides de sens.

Deux éléments surtout sont absolument essentiels à notre instruction : une entente complète de la littérature et l’étude de l’histoire.

Avec des connaissances suffisantes à cet égard, et du jugement pour les bien employer, toute femme peut aisément se tirer d’affaire.

Hélas ! il n’y a cependant pas de parties plus négligées dans l’enseignement des pensionnats : l’histoire, surtout, y est très superficiellement traitée, et, je ne saurais en donner la raison, car, enfin, s’il y a quelque chose d’agréable à apprendre et de facile à enseigner, c’est bien l’histoire.

Je vous dis que c’est une pitié que la méthode dont on se sert pour l’inculquer aux élèves : une accumulation de dates sèches et de noms, qui ne leur laissent absolument rien dans la tête.

Au sortir du couvent, cette étude ne se reprend pas aussi facilement que la littérature, car on va plus volontiers vers les œuvres purement littéraires ; auxquelles on s’attache de préférence.

L’étude de l’histoire proprement dite est plus ardue ; il faut s’y mettre d’une façon sérieuse, et, les tableaux chronologiques en mains, recommencer à reconstituer, dans sa mémoire, les dynasties et les républiques.

Bien peu ont cette persévérance, ce qui fait, qu’avec toute l’intelligence possible, beaucoup de femmes, qui parleront gentiment du dernier roman de Loti, ou de Daudet, sont d’une ignorance absolue en fait d’histoire.

Rien de ce qui doit ajouter au charme de la conversation ne doit être négligé. L’art de causer séduit encore plus que la beauté qui passe, et, dont on se lasse vite, quand elle n’est pas accompagnée des dons de l’intelligence.

Les auteurs nous parlent beaucoup des avantages physiques de madame Roland, de l’attraction qui se dégageait de sa personne, et qui ont puissamment contribué à l’influence qu’elle exerçait sur son entourage.

Cependant, il semble, en étudiant bien les mémoires de l’époque, que le principal charme de cette remarquable femme résidait, surtout, dans l’expression intelligente et animée que prêtait à sa figure tout l’éclat de sa spirituelle conversation.

M. de Montléon, qui n’est pas un critique sympathique, après avoir parlé de sa physionomie piquante et de son éloquence remarquable, ajoute : « En vérité, elle parlait bien, trop bien. »

La tradition veut même que madame Roland fut petite, chargée d’embonpoint, et ne montrât aucun goût dans sa toilette, mais l’intelligence que reflétaient ses traits, jointe à la douceur et à la sonorité de sa voix, exerçait sur tous ceux qui l’approchaient une véritable fascination.

Elle-même, dans ses mémoires, semble attribuer tous ses mérites à la puissance de sa parole.

Dans un de ces écrits, où elle s’étend assez complaisamment sur de petits détails personnels, elle répète une remarque que Camille Desmoulins avait faite à son sujet :

— Je ne comprends pas, avait dit le célèbre Jacobin, comment une femme de son âge, et dépourvue de beauté, peut se faire autant d’admirateurs.

Et elle ajoute naïvement :

— Il ne m’a jamais entendu parler !

Lundi, 28 mai.

Par une jolie après-midi de la semaine dernière, toute claire et faite d’ensoleillement, nous avions décidé d’aller sauter les rapides de Lachine.

Ce serait notre première excursion de la saison, et, rien que l’idée d’apaiser cette fringale de plein air et de campagne qui nous dévorait depuis l’éclosion des feuilles, nous mettait au cœur une gaieté exubérante et folle.

Grand Dieu, si nous allions manquer le train !

À la gare Bonaventure où les excursionnistes s’étaient donné rendez-vous, quelques traînards n’avaient pas encore fait leur apparition, et, l’heure avançait avec une rapidité désespérante.

Enfin, un à un, ils arrivent tous et, vite, on s’élance au dehors.

Le chef de l’expédition monte dans un wagon qui attend, en grondant le long de la plate-forme, et nous l’escaladons lestement derrière lui. Mais, fiez-vous à la sagesse des hommes, le train partait à destination de Portland ; nous dûmes donc précipitamment rebrousser chemin et prendre place dans le convoi de Lachine, le seul, le véritable, juste, au moment où celui-ci, s’ébranlant lentement, lançait dans l’air des panaches de fumée grisâtre.

Ouf ! je respire enfin. J’avais eu une frayeur atroce et un sinistre pressentiment me hantait, depuis le matin, que nous manquerions notre coup.

Arrière donc, noirs présages, et amusons-nous franchement.

Je me colle le nez à la fenêtre pour ne rien perdre du spectacle qui doit passer sous mes yeux.

Que c’est donc beau, mon Dieu ! la verdure, les champs, les prés couverts d’herbe longue et soyeuse !

Parfois, nous rasons des collines boisées d’arbres dont le feuillage frémissant jette dans l’air la bonne odeur du printemps et du renouveau.

Tantôt, ce sont des vergers immenses tout couverts de fleurs, ressemblant dans le lointain à d’énormes bouquets de mariée.

Ça et là, sur l’herbe molle où elles s’enfoncent à mi-jambes, des vaches rousses et blanches nous regardent passer avec leur grand œil noir et plein de mélancolie…

Une ivresse bourdonnante s’échappe de toutes choses ; des longs roseaux qui croissent dans les étangs, comme des gracieuses fleurettes de fraisiers, toutes fraîches épanouies et dont la blancheur virginale attire plus particulièrement le regard parmi les autres éclosions sylvestres.

Et j’aurais voulu m’arrêter au milieu d’elles, leur dire comme je les aime, et ma joie de les revoir après ces longs mois de neige et de froidures, mais chaque minute augmentait mon éloignement, et bientôt le paysage, changeant entièrement, ne présenta plus aux yeux qu’une immense nappe d’eau transparente et tranquille où le soleil mirait ses derniers rayons.

L’impressionnante majesté des eaux se communique aux hommes et aux choses. Une douce paix envahit l’âme, et l’esprit, ballotté tout le long du jour sent un calme délicieux s’emparer de lui et le reposer.

Le bateau fend si légèrement les ondes que les gentilles Naïades n’en sont pas troublées dans leurs demeures humides, et continuent à tresser les algues vertes pour en parer leurs chevelures.

Une brise caressante comme un souffle effleure notre figure, nos cheveux, nos mains, et j’imagine qu’elle nous murmure mille mots d’affectueuse bienvenue.

Mais elle est indiscrète aussi, la jolie brise, et le couple non loin de moi semble l’avoir oublié.

N’accuse-t-on pas la belle de cruauté, et, n’est-il pas question de promesses et d’échange de billets doux.

Elle, un peu coquette, je crois, ne veut rien promettre, pour qu’on l’en supplie davantage probablement.

Mes compagnons de route et moi nous nous regardons en souriant et commençons à causer à voix haute pour ne pas troubler cette idylle qui se déroule sous nos yeux.

J’aurais voulu, cependant, donner un conseil à la brune mie, et lui dire de ne jamais jouer avec un cœur loyal et sincère, comme celui que je devinais dans l’œil franc et honnête de l’ardent amoureux…

Le bateau file toujours rapidement.

On passe Caughnawaga aux étroites et basses demeures ; les petits Iroquois, échelonnés sur la rive, agitant leurs bras nus, nous hèlent au passage avec des cris joyeux.

Ombres farouches des grands chefs, votre postérité a bien dégénéré.

Voyez les fils de vos fils saluant le passage des Visages Pâles, sans seulement jeter un œil d’envie sur leurs abondantes chevelures.

Mais voici le rapide fameux, et le bateau s’engage dans les eaux bouillonnantes qui se brisent sur les récifs.

En un clin d’œil, tout le monde est debout pour mieux saisir toute la grandeur du spectacle.

Tout en haut, sur la dunette, quatre hommes, impassibles et muets, les bras raidis sur la barre du gouvernail, dirigent la course du bateau à travers l’étroit chenal.

Songez donc ! un moment d’oubli, une distraction, un rien, peut faire sombrer la frêle embarcation et sa cargaison humaine.

Les vagues écumeuses nous entourent de tous les côtés ; elles bondissent furieuses se ruant contre nous, prises d’une rage folle, comme si elles voulaient nous broyer dans une étreinte suprême.

Le vaillant Sovereign ne bronche pas ; à peine, un léger tangage trahit les tourments qui l’obsèdent.

Et nous les regardons toujours les beaux flots indomptés, tout pleins d’admiration pour leur téméraire hardiesse.

Un petit arbre, secoué et tordu par la rafale, se dresse dans les eaux profondes. Il tient là comme par miracle, avec juste un peu de terre pour y planter ses racines. C’est la vie, la vie partout, même au milieu de la mort.

Combien d’années encore, le saule frôle se couvrira-t-il de sa feuillée verdoyante ? Combien d’années encore verra-t-il passer près de lui des voyageurs que le courant emporte si loin, si loin ?

Hélas ! qui peut répondre de la durée même d’un arbrisseau !

Déjà, il était derrière nous et l’on n’apercevait plus qu’un front courbé luttant contre les flots qui l’assiégeaient.

Nous voguions maintenant sur le fleuve tranquille ; pas une ride ne trouble cette surface, unie comme la voûte éthérée qu’elle reflète.

Saluons, en passant, l’Isle des Sœurs, superbe et luxuriante avec ses bois touffus, ses bosquets ombreux, où les blanches cornettes des religieuses vont promener des fronts pâlis par les méditations, et qui sait ! par quelques regrets peut-être.

Puis, la ville apparaît à demi noyée dans une brume argentée…

C’est l’heure blonde du soir, heure charmante et mystérieuse où les voix humaines se taisent et laissent chanter la nature.

Une croisière d’hirondelles passe au-dessus de nos têtes, fendant l’air d’un vol rapide. Elles se hâtent de regagner leur logis, blotti à l’ombre de quelque cheminée.

« Heureuse est la maison où l’hirondelle a mis son nid ! »

Le bateau aborde tout doucement le long des quais ; on met la passerelle, et, chacun avant de se séparer, regarde son voisin avec un dernier sourire.

Notre voyage ne compte plus dans nos plaisirs à venir ; il est déjà dans le domaine du passé.

Quoi ! si tôt fini !


Lundi, 18 juin.

La saison est arrivée où l’on promène, par les rues, les gentils bébés, dans leurs petites voitures capitonnées bleu, rouge, ou rose.

Je les rencontre tous les jours, par douzaines, les jolis chérubins, un peu pâlots, comme les enfants des villes, mais l’air si content d’être au dehors, et les yeux émerveillés de tous ces horizons nouveaux qui s’ouvrent tout à coup pour eux.

Les mères, qui confient la surveillance de ces créatures si frêles, si inconscientes du danger, sont-elles toujours sûres des mains auxquelles elles confient leur précieux dépôt ?

Je ne le crois pas, et je suis bien aise d’attirer l’attention des parents sur ce sujet.

Hier encore, en cheminant sur la rue Ste Catherine, je voyais venir devant moi, une voiture d’enfant, que conduisait une bonne à mine évaporée.

Ce détail m’avait échappé d’abord, occupée que j’étais d’admirer le gracieux occupant de la voiture.

Le joli enfant, pensai-je, en regardant ce minuscule visage, qu’encadraient les neigeuses dentelles de son bonnet.

Des mèches de cheveux blonds frisottaient sur son front et formaient comme une lumineuse auréole à ce ravisant petit ange, mais ses paupières étaient appesanties par le sommeil, et sa jolie tête se mit à dode- liner, à droite et à gauche, à la recherche d’un point d’appui.

Je ne sais comment on pouvait s’empêcher de prendre dans ses bras et de couvrir de caresses ce mignon paquet de chair rose ; pourtant, ses grâces naïves n’avaient apparemment pas attendri le cœur de la mégère qui l’avait sous sa garde.

Elle saisit l’enfant par ses épaules, et se mit à le secouer si rudement, que c’est miracle que le pauvre bébé n’en fut pas disloqué, puis, elle replaça, d’une main tout aussi dure, sur la tête du petit, son chapeau blanc dérangé par les soubresauts de la voiture, le tout accompagné de froncements de sourcils et de paroles de gronderie.

Et pendant ce temps, la mère, à la maison, tranquille et heureuse, songeait avec délices au bien-être que retirait son enfant de cette promenade hygiénique !

On ne devrait pas confier de la sorte, indifféremment, à la première bonne venue, le sein de ces chers êtres, trop faibles pour se défendre eux-mêmes, et trop jeunes pour solliciter une meilleure protection.

Ah ! si ces petiots pouvaient parler, ils en raconteraient bien d’autres !

Combien de fois ne voit-on pas des mioches attendant dans leur voiture, le long des magasins, que celles qui les conduisent aient terminé leurs emplettes, exposés à être renversés par les passants ou maltraités par des hommes ivres.

D’autres fois, les bonnes poussent devant elles la voiture, sans plus s’occuper de son contenu que si elles promenaient des poupées de porcelaine.

Elles ne cherchent à leur épargner ni un heurt, ni une collision. Le soleil aveugle les enfants ou le vent les navre, sans qu’on fasse rien pour les en garantir, l’attention étant distraite ailleurs, soit par la vue des passants, soit par l’étalage mirobolant des vitrines.

La plupart du temps, les bébés sont mal installés sur les coussins, le moindre cahotement les rejette en avant ou trop en arrière, et ils gardent ces positions gênantes tout le temps que dure la promenade.

Les capotes des voitures ne sont, aussi, presque jamais disposées de manière à intercepter les rayons d’un soleil trop ardent, ou à défendre contre la violence du vent ; la majorité des bébés sont là, clignotants et fatigués par la lumière éclatante et la chaleur, ou transis et bleuis par la bise trop forte.

Je me demande encore pourquoi on choisit de préférence, pour ces promenades, les rues les plus fréquentées, quand la quantité de poussière, soulevée par le va-et-vient de la foule et des voitures, est rien moins que salubre aux poumons délicats fonctionnant dans cette atmosphère dangereuse.

Ne vaudrait-il pas mieux aller dans quelque parc, ou dans quelque autre endroit à l’abri du tumulte, où l’air est libre et, partant, plus sain ?

Je crois que cet arrangement ne fera guère l’affaire des bonnes, mais les mères auront à choisir entre le bon plaisir de ces dernières et la santé de leurs mioches.

La saison de l’été est assez critique pour ceux-ci, sans que la besogne de la mort soit rendue plus aisée par un traitement de ce genre.

Il est pénible de constater le nombre d’enfants qui meurent, chaque été, à Montréal.

Aussi bien, dans quelque rue que vous alliez, tous les jours, vous voyez flotter aux portes, ici et là, les longs rubans blancs annonçant le départ pour le ciel de ces anges.

Et, parmi ceux que vous rencontrez sur votre chemin, pas un qui ait sur ses joues cette couleur fraîche et vermeille dont font montre les robustes enfants de la campagne.

Au contraire, c’est pitié de voir leur figure pâle, leurs yeux abattus et cette langueur maladive répandue sur leur visage amaigri.

Ah ! comme je leur souhaiterais à tous les grands espaces, les champs verts, voire même les mares d’eau pour y barboter tout à leur aise.

Quels hommes forts et vigoureux, quelles femmes robustes et bien développées peut-on faire de ces êtres chétifs et étiolés ?

Puisque tous les enfants ne peuvent recevoir les mêmes avantages, évitons au moins les maux dont on peut aisément les préserver.

Que les mères choisissent les endroits les plus sains pour y envoyer promener leurs nourrissons, et surtout, qu’elles y regardent à deux fois avant de les livrer à des mains inexpérimentées ou brutales.


Lundi, 25 juin.

Nous sommes encore aujourd’hui en pleines réjouissances, dans un triduum de fêtes, lesquelles, jetant leurs notes gaies dans tous les coins de la ville, font retentir les échos partout, où, dans notre province, s’agitent les érables aux feuilles dentelées.

La fête nationale devrait être la première entre toutes. Elle réchauffe dans les cœurs l’amour de la patrie et développe le patriotisme, un patriotisme noble, pur, désintéressé, qui inspire les actions les plus héroïques et enfante les plus sublimes dévouements.

Mais, Dieu me pardonne, je crois que je fais du lyrisme tout comme un orateur de circonstance. Pour une fois, en passant, on le tolérera bien.

« L’amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs et la bonté des mœurs conduit à l’amour de la patrie, » a dit Montesquieu.

Les deux sont donc des conséquences naturelles l’une de l’autre, et, il y va de l’intérêt de la société entière de les accroître par tous les moyens possibles.

Un auteur célèbre recommande aux mères de familles, dans un traité sur l’éducation des femmes, de développer comme une autre religion, dans l’esprit des petits enfants, cet amour de la patrie, ce sentiment de patriotisme éclairé, destiné à produire tant de bien sur un peuple.

Et, pour que ce sentiment ne reste pas endormi, il convient de l’agiter de temps à autre par des démonstrations publiques comme celles-ci.

Les feux de la St Jean ont été, cette année, un des principaux traits du programme de nos fêtes.

Chère, belle et vieille coutume, qui nous vient de France, et que je vois ressusciter avec un plaisir indicible ; gardons-la maintenant, fidèle, pour la transmettre à ceux qui viendront après nous.

Tant de touchantes et naïves traditions qui s’en vont, hélas ! chassées par l’indifférence et l’égoïsme des siècles nouveaux ! Et, qu’est-ce que ce raffinement de civilisation nous offre de meilleur pour les remplacer ?

En regardant, ce matin, défiler la procession, il m’est venu à l’esprit une anecdote, que m’a racontée, à ce sujet, un de nos hommes politiques, occupant, il n’y a pas longtemps encore, un poste important dans les affaires du pays.

Le récit est inédit, je crois ; je me permettrai de le reproduire ici, tout en regrettant de ne pouvoir le répéter avec le charme du spirituel narrateur.

Il y a une quarantaine d’années donc, vivait dans une campagne aux environs de Montréal, un petit garçon, fils de braves cultivateurs, à qui l’on avait promis d’aller à la ville assister à la fête de la St Jean Baptiste.

— Si tu es sage, avait ajouté le père.

Le fut-il ? il est permis d’en douter, mais chacun sait ce que vaut cette condition auprès de l’indulgence naturelle des parents, et, sage ou non, le voyage n’en fut pas moins décidé.

Avec quelle ardeur l’enfant ne désirait-il pas la venue de ce jour, où il allait, enfin, voir de près ces fêtes grandioses dont il avait ouï les splendeurs, et qui semblaient, à sa jeune imagination, aussi étonnantes que les merveilleuses descriptions des pays enchantés.

La veille de son départ, le sommeil ne put visiter sa paupière, et, l’aurore du vingt-quatre juin avait à peine illuminé l’horizon de ses tendres reflets, qu’il était debout, prêt à partir, avec les bons voisins aux soins desquels il était confié.

Jamais il n’avait paru plus fier dans ses habits de droguet, et, avec quelle crânerie il portait sur sa tête le petit chapeau de castor qu’il n’avait permission de mettre qu’aux grandes solennités.

Je n’entreprendrai pas de vous peindre le ravissement extatique de l’enfant, en ce jour mémorable qui fut le premier jalon de sa carrière.

Les grandes rues bordées d’arbres, les banderoles aux mille couleurs, les drapeaux flottant joyeusement dans les airs, les inscriptions appropriées, les bouquets de verdure et de fleurs le carillon des cloches, toutes ces choses, et bien plus encore, les chevaux caparaçonnés, les chars allégoriques et les fanfares éclatantes, le fascinèrent complètement.

Oh ! comme l’on fêtait bien, jadis, la grande fête nationale !

Puis, quand vint le petit Saint-Jean-Baptiste, frais et rose, dans sa perruque blonde et tenant dans sa main le bout d’un ruban qui retenait l’agneau symbolique, son admiration ne connut plus de bornes.

C’était alors la coutume, — beaucoup de gens s’en rappelleront encore, — de conduire à pied l’enfant et le petit agneau, et pour empêcher la bête de s’écarter du rôle qui lui était assigné ; quelqu’un, devant elle marchant à reculons, offrait à sa convoitise une hottée de trèfle frais, qui, en l’attirant toujours, la forçait sans cesse d’avancer.

Ce détail intéressa d’autant plus le héros dont je raconte l’histoire, qu’il reconnut, dans le personnage au trèfle fleuri, une ancienne connaissance de son village.

Une telle rencontre et dans une circonstance aussi solennelle ne manqua pas de l’impressionner particulièrement, et, le soir, quand les derniers feux d’artifice eurent jeté dans le ciel leur éclat fulgurant, et qu’il eut repris le chemin de son village, il y songeait encore, tout en prêtant l’oreille aux commentaires de ses compagnons de voyage.

— Crois-tu, hein ! disait le plus vieux, il est vrai que la Catherine est une brave et honnête femme, qu’elle est bonne couturière de son métier, mais jamais on aurait pu s’imaginer qu’un jour viendrait où son garçon donnerait à manger au petit mouton dans la procession de la Saint-Jean-Baptiste.

— Quel honneur ! quel honneur ! répétait l’autre, abasourdi de l’événement.

Une ambition extraordinaire germa tout à coup dans l’esprit de l’enfant.

— Oui, se dit-il en lui-même, un jour viendra où je donnerai à manger, moi aussi, au petit mouton de la St Jean-Baptiste.

Les années s’écoulèrent et d’autres ambitions, plus légitimes d’ailleurs, vinrent remplacer celle-là.

Un jour arriva où il atteignit une des plus hautes dignités auxquelles un homme politique puisse rêver dans sa vie.

Quand le vote populaire l’eut élevé au poste d’honneur, quand la voix puissante du peuple l’eut élu pour un de ses chefs, un de ses premiers devoirs fut alors d’aller passer auprès de son vieux père, dans l’humble village qui l’avait vu naître, entouré des modestes compagnons de son enfance, les premières belles heures de son triomphe.

Et découvrant, parmi la foule accourue autour de lui pour l’acclamer et le féliciter, le bon voisin, — tout blanchi et courbé aujourd’hui — qui l’avait conduit pour la première fois à la fête nationale, il lui dit en lui tendant la main :

— Eh ! bien, père, tous ces honneurs sont bien beaux sans doute, mais je n’ai pas encore donné du trèfle au petit mouton de la St Jean-Baptiste.

— Ne te décourage pas, mon fiston, répondit le vieux, d’un ton d’affectueuse sympathie, en lui serrant la main à la lui broyer, ça viendra, ça viendra…


Lundi, 2 juillet.

En venant reprendre mon travail ordinaire, un de ces jours passés, j’ai trouvé sur mon pupitre… un éventail.

Il était adressé à mon nom ; Françoise, rien de plus.

J’ignore quelle main me l’a destiné, et comment il m’est parvenu ; je ne veux pas même le savoir, mais j’ai dit un gros merci, tout bas, à l’âme sympathique et bonne qui me l’a fait parvenir.

Elle se sera dit, probablement, cette âme charitable : Oh ! la pauvre chroniqueuse qui nous écrit toujours, malgré cette insupportable chaleur et ce vent de feu passant sur la grande ville ! envoyons-lui de quoi la ranimer un peu, et rafraîchir son front brûlant…

Aussi je l’aime bien mon éventail, à tel point, que je suis jalouse, quand un autre que moi le prend dans sa main.

Ce qui me le rend cher, ce n’est point son éclat, car, il est modeste, mais j’aime la gracieuse et délicate attention qui m’en a rendu possesseur.

Et, je m’en sers très souvent, presque à chaque heure du jour. Il adoucit ma tâche, et jamais encore compagnon ne fut plus dévoué, ni plus serviable.

Que je le quitte ou que je le reprenne, son souffle est toujours doux, frais comme le caressant zéphir qui passe sur les plaines.

Il m’y fait rêver. Et, les yeux fermés, pendant que doucement je l’agite, je revois la campagne jolie, les marguerites, les boutons d’or, les rosiers sauvages qui fleurissent dans les blés.

Les grands rosiers ! ce sont eux qui m’attirent, surtout, et que je vois dans mon esprit, aussi distinctement que si je courais encore dans les petits sentiers qui m’y conduisaient jadis…

Près d’eux, croissent encore les fleurettes blanches et roses, aux senteurs de musc, que nous dédaignions autrefois.

Elles étaient, voyez-vous, trop près des roses abondantes et superbes, dont l’éclat, la beauté, éclipsaient tout dans leur voisinage.

Aujourd’hui, toutes deux, et la rose altière et l’humble fleur de musc, inséparables désormais, je les enveloppe dans la même pensée, dans un même et constant souvenir…

À force de songer à toutes ces choses, elles paraissent si près de nous qu’on n’aurait qu’à étendre la main pour les saisir.

Il est des heures où ces tableaux frappent l’imagination si fortement, qu’on croit revivre — pendant quelques instants, du moins, — ces jours tranquilles et heureux, où on n’a d’autres blessures que celles causées par les aiguillons des roses que l’on cueille…

Je n’aurai garde, en ouvrant les yeux trop tôt, de rompre le charme berceur de ces impressions.

J’aime mieux continuer mon rêve, lui laisser toute latitude, tandis que le mouvement machinal que ma main imprime à l’éventail contribue à la durée de l’illusion.

Maintenant c’est la brise du fleuve qu’il m’apporte, le souffle fort et vivifiant de la mer, tout chargé d’âcres senteurs. Je les aspire avec délices, et je prête l’oreille pour entendre les légers clapotements des vagues, venant lentement mourir sur les galets de la rive.

C’est un bruit monotone, trouvez-vous ? C’est que vous n’y êtes pas habitué, et, que vous n’avez pas appris à comprendre ce que le flot babillard sait dire à la plage amoureuse.

Il y a, dans cette uniformité même, mille sons divers que seuls saisissent ceux qui ont grandi au bruit de sa musique cadencée.

Elle est calme et sereine aujourd’hui, la belle mer, mais comme elle sait être cruelle et terrible à ses heures de colère, et comme elle dévore, implacable, les imprudents qui osent l’affronter.

J’en ai vu partir, qui se sont confiés à elle, alors que le ciel était calme et souriant au-dessus de leurs têtes.

Ils étaient jeunes et beaux, trop beaux peut-être, car, jalouse, elle les a saisis, soudain, dans une effroyable étreinte et n’a plus voulu les rendre…

Chassons loin de nous ces sombres et tristes pensées.

J’aime mieux la voir telle qu’elle doit être aujourd’hui, pure et belle, sommeillant sous les chauds rayons, du soleil d’été.

Non loin de ses bords, de petites îles étalent au sein des eaux leur luxuriante verdure.

On serait bien là, loin de tout bruit humain, seul avec soi-même, perdu dans l’immensité qui vous environne.

Quel bon coin de repos pour oublier les ennuyeux, les sots, les mesquineries de la vie, et jusqu’au souci de vivre.

Ce simple projet délasse mon esprit, et la possibilité d’une pareille école buissonnière me met dans l’âme un sentiment de bien-être inénarrable.

Qui eût pu croire, quand je les contemplais autrefois si librement, les gentils îlots, qu’ils m’auraient donné un jour cette poussée de misanthropie ?

J’ai assez voyagé par les champs, par les grèves ; je grimpe le petit promontoire à gauche, qui domine les prés, le fleuve, et c’est aux pieds des sombres sapins, m’offrant leur ombre protectrice, que je reprends le cours de ma rêverie.

L’endroit est enchanteur et prête aux confidences ; il en a déjà entendu, sans doute, mais on n’a pas d’indiscrétion à redouter ; l’écho même n’y redit jamais rien, et les grands arbres gardent fidèlement leurs secrets.

Peut-être se les chuchotent-ils aux jours d’automne, alors que seuls, dans la nature dépouillée, ils gardent leur épaisse parure et que le vent leur prête des voix si étranges !

Qui peut les accuser pourtant ? quelqu’un a-t-il jusqu’ici compris leur langage ?

Que de bonnes heures passées sous leurs rameaux touffus, dans le parfum pénétrant de leur bois résineux ! et leur écorce rugueuse a grandi, avec les hiéroglyphes taillés en pleine sève…

Sont-ce les seuls souvenirs, chers vieux amis, que vous gardez des générations qui passent devant vous ?

Mon pèlerinage s’arrête ici. Dans cette retraite, odorante et voilée, reposons-nous un instant, mon éventail et moi…

Lundi, 6 juillet.

Mon cœur m’appelle loin d’ici,
Bien loin, bien loin…

Depuis des jours déjà, ce fragment d’une sérénade de Schubert me bourdonne dans la tête, me revient sur les lèvres, me hante constamment.

En vain je veux l’oublier, un attrait irrésistible m’y ramène, et je ne saurais lutter plus longtemps.

Il faut partir. Partir ? non, ce n’est pas un départ, c’est une arrivée joyeuse là-bas, là-bas, au pays du grand fleuve et des vastes désirs.

Ce que cette perspective me réjouit par avance, jamais je ne pourrais assez le dire.

À tout instant, dans mon imagination, je refais le voyage avec un plaisir dont le renouvellement, au lieu de la diminuer, en augmente l’intensité.

Je ferme les yeux, et je vois les quais à l’heure où le spacieux et confortable bateau de la Compagnie du Richelieu n’attend plus que le signal de son capitaine, pour transportera cargaison humaine en d’autres ports.

J’entends le bruit de la foule, les voitures, le brouhaha, le va-et-vient, les demandes sans réponses de cette heure d’excitation.

Puis on met le pied sur la passerelle, on monte les escaliers aux marches recouvertes de cuivre luisant, on traverse les grands salons où les tables sont surchargées de curiosités indiennes, les fauteuils couverts de manteaux et de sacs de voyage, les bébés couchés sur les divans, pour se diriger sur le pont, respirer librement et jouir de la douceur du voyage.

Bientôt la ville aux grandes tours, aux lourds monuments, la ville de pierre, de bitume poussiéreux fuit derrière nous. Adieu ! Ta chaleur sénégalienne a assoiffé nos âmes de fraîcheur et de verdure ; nous reviendrons quand ton souffle sera moins brûlant et ton ciel moins enflammé.

Voilà que déjà la brise du fleuve caresse nos fronts, et en efface tous les soucis accumulés de l’année, pour ne laisser qu’une sensation ineffable de bien-être, de calme, de repos, de béatitude parfaite.

C’est un délicieux instant.

Autour de vous, chacun se pénètre de la solennité du moment et cause à voix basse, ou songe, en regardant la transparence de l’eau.

Le paysage des deux côtés de la rive est éblouissant de fraîcheur et de grâce ; on ne se lasse pas d’admirer un spectacle aussi variable à tout instant.

Tantôt, ce sont des villas, à demi cachées derrière un rideau de lierres grimpants ; tantôt, ce sont des bosquets où déjà règnent les ombres profondes du soir.

Ici, ce sont des champs, là-bas d’humbles maisonnettes, et sur le pas des portes gambadent des bambins aux yeux vifs, à la mine fleurie.

Les antiques moulins, échelonnés le long du fleuve, étendent vers le ciel leurs grands bras blancs, comme pour protester contre l’envahissement d’une civilisation qui les relègue trop loin en arrière.

Puis, lentement, descendent les voiles brumeux de la nuit, et avec eux des voix mystérieuses montent du fond des eaux et soufflent à l’âme je ne sais quoi de suave et de mélancolisant

Les phares s’allument de chaque côté de la rive et percent l’obscurité profonde : tel un rayon d’espoir, luisant aux yeux du malheureux désespéré.

On entrevoit vaguement, ça et là le haut clocher d’une église de campagne, simple et rustique comme son pittoresque village.

La petite lampe du sanctuaire, brillant à travers les étroits vitraux, rappelle à ceux qui descendent le courant de la vie, que les mondes ont passé et passeront, comme nous, mais que Dieu seul est immuable.

Je me rappelle l’émotion profonde que je ressentis, une nuit où, descendant le fleuve, je vis briller la lampe du sanctuaire de l’église de Saint-Sulpice : souvenirs de première communion, souvenirs des jours de l’enfance, des naïves croyances, de cette foi vive et forte dont rien encore n’a terni l’éclat, sa lumière m’a ramené tout cela…

Au-dessus de nos têtes sont allumés les flambeaux des deux, les mignonnes étoiles, qui nous sourient finement et avec des yeux si bons que nous nous sentons meilleurs rien qu’à les regarder.

Leconte de Lisle les a chantées, quelques jours à peine avant d’aller les contempler de plus près :

Les yeux d’or de la nuit, dans la mer qui les berce,
Luisent comme en un ciel lentement onduleux ;
Le tranquille soupir exhalé des flots bleus
Se mêle à l’air muet et tiède, et s’y disperse…

Pour couronner la splendeur de cette nuit d’été, la lune, à l’horizon, va promener son disque dont la beauté inspire tant de poètes.

Je vais donc enfin la contempler à mon aise, la reine des astres, elle dont le faux éclat des feux incandescents a si longtemps empêché sa clarté de parvenir jusqu’à moi.

Non, rien ne saurait égaler son rayonnement incomparable, les reflets pâles et doux de sa lumière, et le charme infini qu’elle répand sur tout ce qu’elle effleure.

Le flot va scintiller sous sa caresse, se couvrir de paillettes étincelantes, et dans le long sillage tracé par le vaisseau, l’œil s’éblouira des traînées lumineuses que la lune y jettera.

Oh ! le bon moment, l’heure mille fois souhaitée, que l’esprit détendu goûte et savoure à loisir.

Une douce rêverie s’empare de votre être ; le passé revient avec son cortège de souvenirs, — pauvres ombres, hélas ! tant négligées dans le surmenage de la vie des villes.

Une à une, elles s’arrêtent longuement devant nous, on les revoit toutes…, quelques-unes avec un redoublement de tendresse, d’autres avec un pardon plus entier, sans aucune amertume, car on se sent trop de mansuétude au cœur pour haïr, trop d’infini pour s’arrêter aux petitesses.

Le passé ne nous est cher que par les êtres aimés qui l’ont traversé ; on jouit du présent sans préoccupation pour l’avenir.

Le corps, comme l’âme, bénéficie de ce recueillement bienfaisant, et l’organisme tout entier éprouve une sensation de fraîcheur et de repos, qui retrempe du coup ses forces alanguies.

C’est le doux rien-faire après les rudes travaux, la halte au milieu du chemin ardu. On dépose son bâton de pèlerin et, regardant autour de soi, on puise un courage nouveau avant de continuer sa course.

Combien durera-t-elle encore ? combien de tournants faudra-t-il franchir avant d’arriver au but ?

Nul n’en sait rien. Les plus beaux jours sont-ils toujours les plus longs ?

Par les fenêtres ouvertes des salons, brillamment illuminés, parviennent à nos oreilles les sons mélodieux d’un délicieux orchestre.

Ces ravissantes symphonies nous remuent étrangement au milieu du silence de la nuit…

La valse gracieuse a des rythmes plus enivrants, la gaie ritournelle, des accents plus voilés, mais l’une et l’autre s’harmonisent avec les décors de la voûte céleste, et augmentent la majesté de la scène qui se joue au-dessus de nos têtes.

La musique sur l’eau ! c’est ce qui doit le mieux rapprocher des concerts du ciel…

Et, pendant ce temps, le bateau descend le beau fleuve, plein de magnétiques effluves, les étoiles gardent leur sourire, la lune sereine et calme parle à l’âme son mystérieux langage…

Un soir à bord, c’est tout un poème !


Lundi, 10 septembre.

Imaginez-vous, pour passer vos vacances, — les plus douces qui soient au monde, — une maison retirée des foules trop bruyantes, bâtie en un endroit charmant, et si pittoresque que l’imagination la plus féconde n’en saurait inventer de pareil.

Là, dans cette thébaïde ravissante, plus d’efforts, plus de travail, rien qu’un repos parfait pour l’esprit, qu’un calme profond dans le cœur, et le délicieux plaisir de se sentir vivre entourée des attentions délicates d’une chaude amitié.

On dirait un beau rêve, une chimère irréalisable ; et pourtant ce rêve, je l’ai vécu, et la réalité a accomplit, tout ce que pouvait inventer la fiction.

Mes jours, toujours beaux, — soit que le soleil brille pur et clair dans la voûte azurée, soit qu’une pluie torrentielle tombe à travers la grisaille du ciel, — se sont écoulés fugitifs et rapides comme le songe d’une belle nuit d’été.

Avec quelle hâte, le matin, j’entr’ouvrais ma fenêtre pour y laisser entrer l’air frais du dehors. Avec quels délices mes yeux charmés contemplaient alors ces merveilles de la nature, ces paysages étonnants de sublimité et de hardiesse, étalés devant moi.

Pourtant, ils me sont tous familiers. Chaque pic qui monte dans la nue, chaque repli des vallées profondes, chaque méandre de la rivière, roulant ses eaux trans- parentes au pied du côteau, me sont connus depuis longtemps.

Mais il y a tant de joie à revoir les lieux qu’on aime, tant d’émotion douce à saluer ces témoins des anciens jours et à leur dire :

— C’est moi, m’avez-vous oubliée ?

Chaque année, ils nous voient reparaître avec un bagage nouveau d’inconstances et d’infidélités, le front plus pâle, les lèvres moins souriantes, tandis qu’eux toujours immuables, disent à leur tour :

— Ce n’est pas nous qui avons changé… Pourquoi nous avoir quittés ?

D’ordinaire, ces matins étaient si tranquilles et si calmes, à peine troublés par le cri des moissonneurs, qui montait affaibli jusqu’à moi. Dans le lointain, s’ébranlaient de lourdes charrettes, chargées de foin, disparaissant derrière les nombreux monticules pour rentrer je ne sais où, et tout au bas de l’avenue, bourdonnaient des mouches besogneuses et des grillons sous l’herbe.

Puis, comme chacun ne voulait rien perdre de ce spectacle, on courait s’installer sur la véranda, où les héliotropes et les résédas nous enivraient de leurs parfums.

Voyez-vous cela d’ici ?

Une longue et spacieuse maison, dont la toiture prolongée s’appuie sur une rangée de piliers ; un tertre de gazon, planté de saules énormes ; un jeu de croquet, bordé de géraniums éclatants ; plus loin, des plates-bandes où croissent des fleurs à profusion, groupées avec un art exquis.

Puis, brusquement, une pente rapide se fait, et tout au bas de la prairie coulent, au pied d’une falaise escarpée, des eaux emportées par un courant très fort.

Je crois vous avoir déjà parlé de toutes ces choses. N’importe ! Je voudrais vous forcer, en les admirant encore, à vous y attacher comme moi.

Une avenue superbe monte jusqu’à l’habitation. Ah ! cette avenue, comme je l’aimais, avec son demi-jour, mystérieux, ses petits bancs sous les arbres, témoins discrets de mainte confidence.

L’épaisse ramure, se rejoignant à la cime, forme comme un dôme vert et la brise, en se jouant dans la branchure des arbres, trouble à peine la « belle esthétique de leurs enlacements. »

Le hamac, suspendu aux saules, a bien souvent favorisé nos douces rêveries. Le feuillage frémissant modulait une plaintive berceuse, qui charmait étrangement durant ces heures de repos.

On se sentait si bien, si paisiblement heureux qu’il semblait que l’ambition la plus effrénée n’eût jamais rien désiré au monde que ce moment de félicité, loin des foules et des grandeurs de la terre.

Comme on se sent meilleur au contact de la grande nature ! Comme on se sent redevenir plus simple et surtout plus croyant ! Toute chose porte le cachet non altéré de son puissant Créateur, et la magnificence de son œuvre éclate à chaque instant. Son immensité nous pénètre, et sa présence, que l’on respire jusque dans l’air qui nous entoure, excite en nos cœurs une reconnaissance plus vive pour ces beautés incomparables qu’il a créées pour nous.

Quand se faisait sentir une brise trop froide, ou que la pluie, venant fouetter les vitres, ne nous permettait plus de rester au dehors, avec quelle jouissance nous nous rassemblions dans le salon de verdure, où le lierre s’accrochait partout : aux dentelles des rideaux, autour des tableaux, le long des murs et jusqu’au plafond. Les jardinières, remplies de fleurs et surtout de roses, nous grisaient de leurs subtils arômes.

Là, nous discourions gaiement, avec ce sentiment de bien-être, que l’on éprouve à se sentir chaudement à l’abri, tandis que la tempête fait ployer les arbres et hurle au dehors d’une façon sinistre.

Les bonnes veillées autour de la lampe, et les charmantes lectures, faites à voix haute et tellement entraînantes que nous en oubliions l’heure !…

On versait un pleur sur le héros malheureux, on censurait la belle trop inconstante, et une sainte indignation s’emparait de nos âmes au récit des embûches dressées à la vertu !

À certains jours de la semaine, la maison s’emplissait de bruit et de joyeux éclats de rire.

C’était un brou-haha intraduisible ; on goûtait en plein air, dans le jeu de croquet, on chassait les boules à grands coups de maillets, et chaque visiteur repartait avec des brassées de fleurs, arrachées aux arbustes qui ne paraissaient pas plus dégarnis, malgré la razzia.

Le dimanche, nous allions à la grand’messe. Savez-vous bien ce que sont les offices divins dans une petite église de campagne ?

Moi, j’aime ces petits sanctuaires aux ors ternis, ces chantres dont la voix traînante et monotone accentue la triste mélopée des répons ; j’aime le bruit des mouches à corsage vert, bourdonnant au-dessus de nos têtes, et l’âcre senteur de l’encens que prodigue le thuriféraire.

Le curé du village montait en chaire, et s’asseyant d’abord confortablement, il convoquait des assemblées de francs-tenanciers et faisait le dénombrement par le nombre de feux qu’il comptait dans sa paroisse. Ces archaïsmes me remplissaient d’aise.

Un dimanche, pendant qu’il était en frais de persuader ses ouailles d’assister aux vêpres en plus grand nombre, une bonne partie de l’auditoire, peu convaincue sans doute, se laissa tout doucement aller aux douceurs du sommeil. Le bon curé, frappant de sa grosse main le rebord de la chaire, s’écria :

— Allons, qu’on se réveille ! Croyez-vous que l’on vienne ici pour dormir pendant que je prêche ?

Les coupables, honteux, se frottèrent les yeux et prirent des positions moins penchées.

Un enfant de chœur, trop brusquement éveillé, crut peut-être à la trompette retentissante, et tomba avec un bruit formidable en bas de son banc, qu’il entraîna avec lui dans sa chute.

Je me représentai pareille apostrophe et pareille scène dans la solennelle et majestueuse église de Notre Dame à Montréal, et cette idée me donna des distractions tout le temps du Credo.

Voilà que déjà ce beau temps appartient au domaine du passé. C’est fini de l’été de dix-huit cent quatre vingt quatorze. Dans cette retraite agréable, cadre charmant pour plus d’une idylle, il n’a duré pour moi qu’un mois à peine, mais

J’en connais cependant de plus longue durée,
Que je ne voudrais pas changer pour celui-ci.


Lundi, 17 septembre.

Si vous voulez des paysages extraordinaires, des points de vue émouvants, des effets naturels qui dépassent tout ce que l’imagination peut inventer, allez à la Malbaie.

La côte nord, en général, a ce privilège particulier de ne ressembler en rien au reste de la création.

Je ne sais quels épouvantables cataclysmes, quelles effrayantes convulsions ont agité ce coin de terre, mais partout on retrouve les traces du travail terrible qui s’est opéré au temps où les mondes subissaient leur formation.

On dirait que le feu et l’eau se sont longtemps dis- puté cette possession, et s’il est, vrai que des volcans grondent parfois dans leurs prisons souterraines, on retrouve encore, — à la Malbaie notamment, où j’ai constaté le fait, — des coquillages et des restes de végétation sous-marine sur les montagnes très élevées et situées loin de la mer.

Les touristes ne se lassent jamais de l’originalité de ces horizons, et la Malbaie doit sa popularité constante, comme station balnéaire, plutôt à la bizarrerie de ses sites qu’à la vertu de ses eaux.

Aussi voit-on passer, par ses chemins tortueux, des troupes de fervents qui ne se lassent pas d’aller revoir les lieux qu’une nature capricieuse a marqués d’un sceau de beauté si étrange.

D’abord, ce sont les chutes qui attirent plus particulièrement l’attention.

Vous pouvez bien penser que le moindre filet d’eau, s’échappant de ces monts entassés les uns sur les autres, ne peut manquer de former de superbes cascades.

Les plus belles sont les chutes Fraser, vraiment imposantes de grandeur et de majesté.

Leurs eaux coulent sur des lits de rochers superposés à des hauteurs considérables, et retombent avec un terrible fracas jusqu’au fond de l’abîme.

Là, elles tourbillonnent, écumeuses et bouillonnantes, formant un brouillard transparent et humide qui plane sans cesse au-dessus d’elles.

Les bords très escarpés de cette chute sont boisés de pins énormes, à travers desquels serpente un petit sentier qui mène jusqu’au bas.

N’y descend pas qui veut : un faux pas, une lueur de vertige, et vous iriez broyer vos chairs sur ces pointes de rochers dont le précipice est hérissé. Mais aussi, quand on a surmonté les difficultés de la descente, comme on jouit du spectacle, si plein de sauvage splendeur !

En haut des chutes, tout près d’elles, dans une clairière pratiquée parmi les arbres, on a construit des tables rustiques, abritées par de modestes toitures en planches, où les citadins en rupture de ban vont « manger le pain bénit de la gaieté. »

C’est un endroit de pique-nique par excellence, mais qui a pourtant une concurrence assez redoutable dans les chutes Desbiens.

Oh ! toutes petites, celles-ci, mais si gentilles à regarder, si pétillantes dans leurs murmures, qu’on dirait les éclats de rire des nymphes se baignant dans la limpidité de leurs eaux.

C’est un délicieux petit paysage, qui n’a rien d’imposant, rien de majestueux, et qui ravit comme une pastorale.

Les bergers des temps antiques s’y croiraient en Arcadie, et y conduiraient avec empressement les jolies bergères aux houlettes enrubannées.

Là encore sont des bancs, des tables, de frais abris et, partout où il y a de la place pour un coup de canif, sont taillés des initiales, des dates, des noms entrelacés.

Hélas ! de combien d’amitiés il ne reste que ces hiéroglyphes, qui seuls en gardent le souvenir !

Quand je songe que ces bois inanimés sont moins oublieux que nous, je me sens au cœur une grande pitié pour notre pauvre nature.

Tous ceux qui viennent à la Malbaie n’en sauraient partir avant d’aller visiter les Trous.

Le nom est peu poétique et, s’il répond à la topographie, il ne donne guère l’idée de la grandeur et de la beauté du site.

Nulle part n’ai-je vu des effets décoratifs aussi imposants.

De hautes montagnes forment une enceinte circulaire à la plus délicieuse vallée qui soit au monde.

À voir ces épaisses murailles verdoyantes, cette vallée fertile, on se croirait en pleine Forêt-Noire, avec les mêmes décors dont on lit la description dans les contes du chanoine Schmidt.

C’est merveille de constater comme l’intelligence humaine a pu se frayer un chemin dans ces endroits qui semblent inaccessibles.

Après avoir descendu le long des flancs des montagnes, traversé la riante vallée que se partagent un ou deux bons fermiers, puis remonté le versant opposé, on arrive, après une marche de quelques arpents, à la reproduction à peu près exacte du paysage que nous venons de laisser.

Avec cette différence, cependant, qu’au fond de ce vaste entonnoir, à travers un épais bouquet d’arbres, une petite rivière coule en formant sept cascades qui font rêver tout éveillé.

Dans ce bois charmant se croisent de petits chemins « étroits pour un, larges pour deux, » où défilent, pendant les beaux jours d’été, les couples d’amoureux, murmurant les éternels refrains de la jeunesse et de l’amour.

Que peut-on concevoir de plus enchanteur que ce petit coin de terre, plein de verdure et d’ombre, qu’égaient le gazouillis des oiseaux au bord de leurs nids, le murmure des eaux chuchotant de si gentilles choses, et le bonheur qui s’y promène, pur et radieux comme un ciel sans nuage ?

Il n’est pas étonnant, — me disait une mienne amie, un peu philosophe à ses heures, — que la campagne fasse éclore tant d’amourettes. Tout, en des lieux comme ceux-ci, suggère et inspire l’amour. Il y a comme de la tendresse épandue dans l’air, et chacun se laisse griser par ces subtils arômes. Mais enlevez à la scène ces décors, transportez les personnages au milieu des villes, et remarquez comme il y en a peu qui restent fidèles à ces manifestations du cœur quand la mystérieuse influence de ces alentours ne se fait plus sentir…

— Vous aimez les grands bois, me dit un jour ma bonne amie, je vous y mènerai demain, de bon matin.

Et elle tint parole.

Pendant plus de trois quarts d’heure, nous avons monté en pleins champs, jusqu’à ce que nous soyons arrivées au point culminant de la montée, lequel, vu d’en bas, semblait toucher le ciel.

Là, nous avons tourné subitement à droite et, sans crier gare, nous nous sommes trouvées engagées dans une forêt, une vraie forêt, où le feuillage est si touffu que la lumière s’y enténèbre avant de le traverser.

— Nous voici dans les domaines de Monseigneur, dit d’une voix respectueuse Trefflé, notre automédon.

— Quel monseigneur ? demandai-je, étonnée et ne rêvant plus que crosse et tête mitrée.

— Monseigneur Reeves, répondit laconiquement Trefflé.

J’eus un soupir de soulagement, car le seigneur Reeves, ou monsieur Jack, comme il est familièrement appelé, est un aimable châtelain, qui n’a rien de particulièrement austère, et si je vous parlais de son manoir et de ses jolies dépendances, cela vous convaincrait davantage que ses goûts sont loin d’être inclinés vers la haire et le cilice.

Cette forêt donc, longue de plusieurs milles, et de profondeur très grande, ne laissait passer à travers ses bois que la largeur de notre calèche.

Les branches des arbres se rejoignaient au-dessus de nous en d’épais réseaux ; quelques-unes même nous effleuraient au passage comme une caresse.

L’écorce blanche et lisse des bouleaux tranchait sur la rugueuse et sombre enveloppe des pins altiers : et sur le tapis de mousse, recouvrant leurs troncs, s’épanouissaient les riantes frondaisons sauvages.

Rien ne troublait cette profonde solitude, si ce n’est, de temps en temps, le bruissement d’ailes d’un oiseau effrayé qui s’enfuyait à notre passage.

Nous-mêmes, nous demeurions silencieux, nous sentant envahis d’un mystique recueillement, comme en un sanctuaire…

Ces évocations estivales prêtent un charme suprême aux beaux jours qui s’en vont. Elles réchauffent le cœur d’un tendre rayon, de même qu’au coucher du soleil on voit encore ses derniers feux illuminer le firmament, longtemps après que l’astre a disparu à nos yeux…


Lundi, 1er octobre.

L’histoire, — « cette leçon des peuples » nous offre parfois des scènes inoubliables, dont le récit émouvant excite en nous l’admiration la plus vive et rempli l’âme d’une tristesse profonde.

Je voudrais voir inscrit — dans ces pages destinées à la postérité — le touchant exemple d’oubli et de pardon des injures, dont nous avons tous été les témoins, il y a quelques jours à peine, et dont je n’ai pu lire les détails tans qu’une larme vînt mouiller le bord de ma paupière.

Oui, deux hommes, qui viennent ainsi sceller dans les bras l’un de l’autre pareille réconciliation, sont à la vérité deux grands hommes.

Je n’en voudrais que cette preuve, pour juger de la noblesse de leurs sentiments et de leur grandeur d’âme.

Après les luttes violentes d’un passé orageux, après les coups mortels portés par ces deux athlètes de notre arène politique, qu’il est magnanime pour celui qui est resté debout de dire :

— Le plus injuste des deux n’a pas été toi…

Et qu’il est sublime pour le malheureux vaincu d’ouvrir les bras et de répondre :

— Frère, embrassons-nous…

« Et les deux chefs rivaux d’hier, les deux grands ennemis politiques de la veille se sont jetés au cou l’un de l’autre, en sanglotant comme deux pauvres enfants, » raconte pathétiquement le journal du jour.

Ah ! c’est que la mort fait oublier bien des choses, et que l’on juge autrement de la vie au seuil de l’éternité !

Celui qui survit sent fléchir sa haine en face du grand mystère prêt à s’accomplir. Il se prend à désirer que, pour lui aussi, une main sincère et loyale vienne presser la sienne à son heure dernière.

Et celui qui s’en va peut dire, au moment des grandes rétributions, à celui qui a soutenu son courage à l’instant suprême :

— Moi aussi, ô Christ, à ton sublime exemple, moi aussi, j’ai pardonné.

Dieu seul, ce juge équitable devant lequel sa grande âme va bientôt paraître, sait ce qu’il y a de généreux, d’héroïque dans ce pardon.

Non seulement il a pardonné à un ennemi jusque-là implacable, mais qui du moins l’avait toujours combattu en lice ouverte et visière baissée, mais il a prié pour ceux qui l’ont lâchement abandonné au jour de la défaite, pour ceux qui l’ont trahi honteusement, qui ont mordu sa main après l’avoir baisée, pour ceux peut-être qui, par des conseils pleins de perfidie, l’ont poussé à sa ruine…

Il a pardonné les injures, les coups de pied de l’âne, les avanies, les mépris dont on l’a abreuvé ; il a pardonné les deux années d’agonie, qu’il a supportées avec cette acuité de souffrance que seules peuvent ressentir les natures ardentes et superbes, comme l’est la sienne.

Oui, sans doute, il eut ses heures de faiblesse, mais que celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre !

Quand les foules empressées l’entouraient comme une idole, quand, arrivé au faîte des honneurs et de la gloire humaine, on aurait pu lui dire, comme autrefois les Grecs à l’un de leurs héros : « Meurs maintenant, puisque tu ne peux être dieu, » cet encens enivrant a peut-être, un moment, troublé ce génie, terreur des plus forts, mais aujourd’hui, après l’expiation, il ne reste plus que le souvenir de ses rares qualités et de son patriotisme dévoué.

Car il aimait son peuple. Que le peuple s’en souvienne !

Jamais il n’a eu honte de son titre de Canadien-Français.

Toute sa vie, il l’a porté fièrement, et il a combattu avec vaillance sous le drapeau de notre nationalité.

Demandez à la vieille Europe ce qu’elle pense de lui. Elle vous répondra ce que l’un de nous rapportait, hier encore, de son voyage au-delà des mers : « Son nom y est entouré d’une auréole dont rien n’a pu faire diminuer l’éclat. »

C’était une intelligence transcendante, un homme d’État au talent génial, un tribun entraînant et redoutable ; et quand les ressentiments, que ces esprits d’élite excitent toujours dans les âmes jalouses et mesquines, seront éteints, un jugement impartial et juste décrétera son nom digne de figurer dans le Panthéon de la nation canadienne et dans les pages immortelles de notre histoire, où nos enfants liront : « Il fut un homme, un Canadien illustre. »


Le grand chêne est tombé.

Tombé avant l’hiver, avant que les ans l’aient voué à la destruction.

Et la mort, implacable et cruelle, se plaît à torturer sa victime pendant de longs jours et des nuits sans sommeil.

Depuis des semaines, elle étend sur sa demeure son aile noire et menaçante ; de temps en temps, elle le touche de ses doigts glacés, pour lui faire sentir qu’elle est toujours là, mais elle ne frappe pas.

Peut-être hésite-t-elle,… peut-être la vue de ce chrétien mourant sans une plainte, avec le stoïcisme des héros, la remplit-elle d’admiration et fait tomber son bras…

Mais lui, l’attend avec calme et résignation, cette grande macabre qui doit mettre un terme à tous ses maux.

À son chevet, une épouse fidèle et dévouée veille sans cesse, et c’est la main dans la sienne qu’il s’en ira vers cette vie meilleure que sa foi profonde lui fait espérer, et dans laquelle il va trouver enfin le vrai repos…


Lundi, 22 octobre.

On m’avait dit : Vous allez faire la connaissance d’une femme charmante, aimable, bonne, intelligente et fine causeuse.

— Un modèle de femme, donc ?

— Oui.

Et depuis des jours et des semaines que j’entendais prononcer son nom, vanter ses qualités, ses vertus, ça me donnait sur les nerfs, et volontiers je l’eusse ostracisée.

— Quelle exagération, pensais-je, et comme je vais être désappointée !

Cependant, j’éprouvais une vive curiosité à la connaître ; je me rappelais une touchante histoire d’amour, que l’on m’avait racontée autrefois, et dans laquelle elle avait joué un rôle : histoire triste, faite de larmes et d’adieux éternels, et qui m’était restée gravée dans la mémoire parmi mes meilleurs souvenirs.

Enfin, je l’aperçus un jour, cette héroïne, pour la première fois, sur le bord de la route, frêle, délicate et gracieuse dans sa longue robe noire.

À ses côtés, un délicieux garçonnet de trois ans cachait sa tête blonde dans les plis de ses jupes…

Cela faisait comme un joli tableau.

Elle vint à nous, et tandis qu’elle nous parlait, je lus dans son œil noir, qui luisait avec des scintillements d’étoile, un rayon de cette intelligence qui n’éblouit pas à la façon des météores, mais que l’on sent profonde, solide, parce qu’elle est appuyée sur un jugement droit et sain.

Je vis aussi qu’elle était bonne, et cela me fit plaisir.

Ce n’était pas cette bonté naturelle aux tempéraments faibles et sans énergie, mais un sentiment raisonné, plutôt forcé par la volonté qu’impulsif, comme si on s’était dit : La bonté est sœur de la charité ; elle contribue à rendre heureux tous ceux qui nous entourent ; c’en est assez, soyons bon.

Dans mes entretiens avec elle, je continuai de l’observer avec un soin extrême. Rien ne m’échappait de ses paroles ou de ses mouvements.

Peut-être obéissais-je à un secret instinct, — inhérent à notre pauvre nature, — qui m’eût presque réjouie de la trouver moins parfaite.

J’avais cru que cette supériorité intellectuelle, reconnue de chacun, la rendrait quelque peu orgueilleuse, qu’elle se prononcerait sur tout, trancherait les questions d’un ton impératif et imposerait à tous sa façon de penser.

Je dus revenir de mon erreur première. Rarement elle élevait la voix ; et plus rarement encore s’engageait-elle dans de longues discussions, mais, si elle s’y trouvait mêlée, elle soutenait son sentiment avec tant de modération et de modestie, qu’elle semblait convaincre plutôt par la persuasion que par la justesse de ses raisonnements.

C’est surtout dans l’intimité qu’elle révélait les trésors de son esprit. J’aimais à la faire causer. Elle me disait de la vie des choses dont on ne m’avait jamais parlé auparavant.

Ah ! quelle femme, et surtout quelle mère !

Elle s’était faite l’institutrice de ses enfants, — une fillette de douze ans et le joli bébé blond dont je vous ai déjà parlé, — et surveillait leur progrès avec un soin jaloux.

— Voici déjà le temps où ma fillette va m’échapper, me dit-elle un jour, et je dois bientôt la remettre entre les mains de maîtres plus compétents que moi. Je suis bien résolue de lui donner tous les avantages d’une bonne instruction, et à cette fin elle apprendra le latin. Je suis trop convaincue de l’utilité de cette langue, même pour une femme, pour ne pas fournir à ma fille l’occasion de l’apprendre.

Quant à mon fils, qui joue encore là-bas avec son toutou en laine noire, je l’élève pour la femme qu’il devra épouser.

Oui, je veux l’habituer de bonne heure à comprendre tout ce que vaut un cœur de femme, afin que, le sachant bien, il l’apprécie davantage.

Je lui parlerai de sa délicatesse, de sa sensibilité exquise, de son dévouement sans bornes.

Je lui apprendrai à la respecter, à lui rendre les égards qui lui sont dus, à l’aimer surtout… Car la femme a besoin qu’on l’entoure d’une atmosphère de chaude tendresse, qui est aussi nécessaire à sa vie que l’air qu’on respire.

Chez elle, tous les sentiments sont profonds, et c’est la froisser dans ce qu’elle a de plus cher que de la croire superficielle, légère ou variable.

Inconstant ? qui l’est le plus, de lui ou d’elle ?

L’homme « de nature, si ondoyante et si diverse, » est un être singulièrement complexe.

C’est un mélange extraordinaire de force et de faiblesse, de détermination et d’irrésolution.

« Ma fille, disait le vieux missionnaire à Atala mourante, connaissez-vous le cœur de l’homme, et pourriez-vous compter les inconstances de son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre de vagues que la mer roule dans une tempête… »

Qui a écrit que l’amour était toute la vie d’une femme, et qu’il n’était qu’un incident dans la vie d’un homme ? Rien de plus vrai.

Quand une fois la femme aime sincèrement, elle ne respire plus que pour l’être aimé ; les attentions qui lui viennent d’autre part l’irritent le plus souvent ; elle ne veut rien accepter ni rien donner qu’à celui là seul qui a reçu sa foi et qui l’absorbe tout entière.

L’homme, lui, distrait par les mille occupations qui l’attirent au dehors, est loin d’être aussi exclusif.

D’ailleurs, ce n’est pas dans sa nature ; même tout en restant fidèle, son esprit se laisse facilement prendre à un sourire engageant, à un beau minois qui passe.

Et quand surtout on flatte sa vanité, comme il se laisse facilement engluer ! car ce n’est au fond qu’un grand enfant.

Comprend-il bien tout ce que notre cœur contient d’abnégation ? Pendant qu’il vaque à ses affaires au dehors, qu’il cause gaiement avec les amis qu’il rencontre dans la rue, sa femme range sa maison avec ordre, et c’est uniquement pour lui qu’elle met son intérieur propre et coquet ; elle veille à ce que le dîner soit cuit à point ; dans le choix des mets, ce n’est pas son goût qu’elle consulte, mais le sien ; enfin, rien ne saurait égaler sa touchante sollicitude et son renoncement, qui s’affirme partout. C’est tout cela que mon fils ne devra pas ignorer…

Avec quel plaisir je l’écoutais, tandis qu’elle pétrissait, de ses mains blanches et nerveuses, la pâte légère servant à la confection des petits pains chauds, que l’on servirait au déjeûner, selon la mode américaine.

— C’est beaucoup d’ouvrage, me dit-elle, répondant à une pensée qu’elle lisait dans mes yeux, et je n’y ai été guère habituée par mes luxueuses habitudes de jeune fille. Mais la fatigue, je ne la compte pas, et, ajouta-t-elle avec un fin sourire :

Avec deux bons baisers demain
On vous paiera de votre peine…

C’est encore ma meilleure récompense.

Moi, je pensais en l’entendant parler :

— Combien de femmes ressemblent à celle-ci !


Lundi, 19 novembre.

J’ai assisté dernièrement à la célébration d’un mariage syrien.

La cérémonie a eu lieu à cinq heures de l’après-midi, dans la chapelle du Sacré-Cœur, de l’église Notre-Dame et, bien que la chose ait été gardée aussi secrète que possible afin d’éviter la foule, nombre de curieux, — parmi lesquels je me compte humblement, — y étaient déjà rendus.

Une ravissante jeune fille que la mariée, avec son teint de froment, le chaud coloris de sa figure, illuminée par deux grands yeux noirs. Un cachet de simplicité modeste et de distinction rendait sa personne intéressante et lui gagnait les sympathies.

Par exemple, je lui aurais voulu un costume moins… moins civilisé, si je puis m’exprimer ainsi ; quelque chose qui m’eût rappelé les voiles à plis flottants, les longues tuniques dont l’imagination se plaît à revêtir les femmes d’Orient. Sa robe moulant sa taille, ses manches bouffantes, son chapeau à plumes et à rubans la dépoétisaient à mes yeux.

Un seul ornement, peut-être, avait-elle gardé de son pays des palmiers : c’étaient de grands anneaux d’or, d’un travail bizarre, qui achevaient de donner à son exotique visage une physionomie plus étrange encore.

Le marié, — tout fort et joli gaillard qu’il fût, — me plaisait moins. Cette timidité, qui lui donnait à elle un air de modestie exquise, ne semblait plus chez lui qu’une gaucherie de mauvais aloi. Tout le temps que dura la cérémonie, il garda sa tête inclinée sur la poitrine, comme un homme que l’on traîne à la potence.

Il faut croire que quelques unes des coutumes observées pendant le service ne contribuaient pas peu à donner à cet homme un air confus ; mais n’anticipons pas.

Le syriaque étant la langue liturgique de la Syrie, les prières ont été dites dans cet idiome.

Quelquefois, un Kyrie eleison venait frapper mes oreilles comme une musique familière, puis l’officiant reprenait les prières de ce ton monotone et chantant particulier aux Orientaux.

Le bon père Chamy, avec sa longue barbe noire et son ample manteau de soie blanche, le camelaphion, me semblait un de ces vénérables patriarches qui présidaient autrefois aux délibérations des conciles ; on lisait dans toute sa personne un air de bonté, de cette bonté humble et simple qui attire tous les cœurs.

Sur une table, dressée près de la balustrade, un suisse de Notre-Dame, le plus pompeux et le plus majestueux de tous les suisses, avait posé un crucifix, un goupillon, deux cierges et un grand verre de vin ; puis, l’un des témoins y déposa à son tour deux couronnes de grosses roses blanches, entremêlées de larges feuilles d’or.

Je ne m’étonnai plus de l’air penaud du marié, quand je songeai qu’il aurait probablement à ceindre son front d’une de ces couronnes.

Les témoins, l’enfant de chœur, — un Syrien aussi — et le jeune couple, portaient chacun une chandelle allumée. Ces chandelles avaient été apportées par le témoin du marié, qui s’empressa d’aller réclamer sa propriété immédiatement après les dernières oraisons.

Longues furent les prières que les intéressés durent écouter debout. Après que Kalil Boulad et Nejmi Tanous eurent répondu affirmativement à la solennelle demande les unissant irrévocablement l’un à l’autre, on échangea les anneaux, car il y a deux anneaux dans le rite oriental, un d’or et un d’argent, et c’est la femme qui reçoit l’anneau d’argent, naturellement.

Il est de toutes les religions et de tous les pays que l’homme soit toujours le premier et le mieux servi…

Puis vint la cérémonie du couronnement ; le prêtre déposa les couronnes sur la tête des mariés, récita des prières, mit sur la tête de la jeune épouse la couronne de l’époux, et vice versa, le tout suivi d’une triple bénédiction et de multiples oraisons.

Je dois ajouter ici, en narratrice exacte et fidèle, qu’à cette partie de la cérémonie, il y eut parmi l’assistance, composée pour la plupart de fillettes, des chuchotements et des rires mal étouffés.

La tête du marié disparut presque entièrement entre ses deux épaules, tant fut grande sa confusion ; pour le venger sans doute, son témoin roulait, en regardant dans la nef, des regards furieux.

Mais essayez donc d’empêcher cette belle jeunesse de s’amuser ! et comme le rire est souvent contagieux j’avais moi-même toutes les peines du monde à garder mon sérieux d’une façon convenable.

Puis on passa le vin. J’en fus fort aise pour le marié qui, évidemment, avait besoin d’un réconfortant. Il y puisa cependant avec une certaine circonspection qui fît bien augurer de sa sobriété dans l’avenir ; la mariée trempa à peine dans le verre ses lèvres de grenade mûre, mais le témoin du marié but franchement et avec un plaisir manifeste.

Un instant, j’ai craint qu’il n’en restât plus pour les autres. Le témoin de la mariée, qui, par parenthèse, est toujours une femme, avala sa part sans façon, l’enfant de chœur aussi, de sorte qu’il ne restait plus qu’un doigt de vin, quand le verre revint entre les mains du père Chamy.

Celui-ci l’offrit d’un geste presque timide au majestueux suisse, lequel, croyant sans doute compromettre sa dignité s’il fraternisait avec des gens aux coutumes si bizarres, déposa le verre sur la table et ne participa en rien à ces modestes agapes.

Enfin, la dernière bénédiction fut donnée ; les personnages de cette petite scène se retirèrent à l’écart, après avoir porté à leur front d’abord, et baisé ensuite la main du célébrant.

Celui-ci nous expliqua alors le sens symbolique de ces différentes cérémonies.

Les cierges rappellent la parabole des vierges sages et des vierges folles, et le vin, le miracle opéré aux noces de Cana.

L’anneau d’or indique la supériorité de l’homme sur la femme, et la couronne de roses blanches symbolise la pureté du mariage, en même temps que la grande dignité à laquelle on a élevé ce sacrement :

J’aurais voulu demander au bon père Chamy si toutes ces démonstrations extérieures du rite oriental gardaient plus fidèles l’un à l’autre les jeunes époux… Si, dans le mariage syrien l’homme était plus constant, la femme moins coquette… ; si, comme chez nous, on se recherchait moins encore pour ses qualités et ses vertus, moins encore parce que l’on s’aimait, que pour les avantages matériels qu’offre le mariage.

Les yeux de gazelle de ma jolie Syrienne pleureront-ils un jour, comme tant d’autres beaux yeux, sur un bonheur perdu ? de ces couronnes de roses ne restera-t-il bientôt que les épines ?

Et, je vous le jure, en songeant à toutes ces choses, je n’avais plus envie de rire…


Lundi, 10 décembre.

Les maisons ont leur physionomie.

Oui, chacune d’elles a, malgré son uniformité, un air particulier qu’elle emprunte aux personnes qui l’habitent et qui la caractérisent spécialement.

Je ne parle pas de ces demeures où les habitants ne font que passer, sans avoir le temps de leur communiquer leurs habitudes et leurs goûts, mais de celles où l’on est installé pour tout de bon, où l’on s’est fait un bon chez soi, aussi durable que possible.

J’aime souvent à les interroger, ces façades silencieuses, et si expressives pourtant ; dans mes longues promenades, j’en vois d’innombrables passer devant moi, et pas une ne me tient le même langage.

Il y en a de graves et d’austères, qui dressent leur mine grise et froide au bord du chemin.

Celles-là n’ont pas d’enfants pour les égayer, pas de blonde jeunesse pour dorer d’un rayon de printemps cette apparence terne et sombre.

Les rideaux, devant les fenêtres, sont épais et lourds ; comme il doit faire sombre et froid là dedans !

Ce sont des vieux qui l’habitent, sans doute ; non pas ces petits vieux aimables et bons qui s’entourent de petits enfants et dont le cœur déborde de douceur et de tendresse, mais une vieillesse pleine d’amertume, aigrie par les contrariétés et les soucis.

Leur nature altière ne s’est pas amollie aux frottements continuels d’une longue vie, et ces traits rigides et durs se détendent rarement dans un sourire.

Non, je ne voudrais pas habiter ces demeures, toutes somptueuses qu’elles sont, et je presse le pas, quand il m’arrive de passer devant elles.

N’avez-vous jamais remarqué comme certaines atmosphères de salon pèsent sur vous comme un manteau de glace ?

On ne sait pourquoi, car rien de ce qui vous entoure ne paraît provoquer pareille sensation ; mais vous n’êtes pas plutôt entré qu’une tristesse, un spleen affreux s’empare de vous et ne vous lâche qu’à la sortie.

On dirait que l’ennui y suinte sur tous les murs. Sans s’en apercevoir, on n’y aborde que des sujets tristes, et la conversation prend de ces tons demi-bas qu’on emprunte aux veillées des morts.

Aussi c’est avec un soupir de soulagement que nous nous retrouvons dans la rue, respirant l’air libre et pur du dehors et délivrés d’un poids oppressant.

Mais poursuivons notre promenade, et voyons ce que nous racontent ces blocs de pierre sur notre passage.

Ceux-ci nous parlent d’une vie domestique, tranquille et paisible, dont rien n’est venu bouleverser le cours.

On sent que, dans cet intérieur, tout est uniforme et réglé comme le balancier de la pendule, qui va et vient sur la cheminé de marbre.

Pour vous qui aimez le mouvement, le bruit, ces jours s’écoulant ainsi entre quatre murs seraient par trop monotones. Cependant, c’est ce qui met dans l’âme la plus douce quiétude et c’est ce qui prévient les rides et les cheveux blancs.

Est-ce bien le bonheur ou seulement apathie profonde ? Qui sait ! car si les murs laissent pressentir ce qui se passe derrière eux, ils ont aussi plus d’un secret qu’ils savent garder.

Qui peut nous dire les drames intimes, les tempêtes effroyables qu’ils dérobent à nos yeux.

J’y pense souvent avec un frisson de terreur, en contemplant ces pierres, témoins de tant d’événements.

Quelquefois, malgré eux, ces murailles nous donnent l’intuition secrète des malheurs qu’elles abritent, et plus d’une fois l’on s’est dit, en détournant les yeux d’un de ces sinistres réduits : Plutôt la plus pauvre des chaumières que ces lambris dorés, marqués au sceau d’une implacable fatalité !…

Ce sont souvent de plus humbles habitations qui nous suggèrent l’idée du bonheur. Celles-là ne sont point écrasées du poids imposant de leur grandeur, et plaisent simplement par leur gentillesse et cet air de confort qui charme et séduit.

J’aime à les voir à l’heure du soir, quand la lumière des lampes, discrètement voilées, fait rougeoyer les vitres et répand un air de gaieté, réjouissant jusqu’aux piétons attardés qui regagnent leur domicile.

J’aime à me figurer cet intérieur charmant, à l’orner de jolis tableaux, de tentures gracieuses, de bibelots élégants ; je vois, dans mon esprit, le feu de grille qui jette ses reflets lumineux sur les murs, et les bons fauteuils qu’on a roulés autour des petites tables chargées de livres et des journaux du soir… Je me plais surtout à peupler ces lieux de cœurs qui s’aiment, et je me prends à rêver que le bonheur ne peut déserter un nid aussi moelleux que celui-là…

C’est ainsi que l’on va flânant, interrogeant chaque chose, chaque figure nouvelle, qui toujours vous diront quelque histoire.

Vous l’avez remarqué comme moi, n’est-pas ? on a souvent de ces sympathies inconscientes qui nous attachent à ceci plutôt qu’à cela, à telle personne plutôt qu’à telle autre, sans cause apparente ou sans motif raisonné.

Chaque fois que je descends à la ville, il m’arrive de faire un détour pour mettre sur mon chemin certain petit logis de briques rouges, dont les fenêtres sont garnies des plus frais rideaux imaginables.

Ce ne sont pas des rideaux de riche dentelle, des tissus d’un dessin artistique, mais tout simplement une mousseline chaste et blanche comme la neige, avec de petits pois emprisonnés dans la gaze transparente.

Ils retombent légers et gracieux, attachés de chaque côté par un nœud de ruban. Tout cela est si simple, si peu prétentieux et pourtant si joli que, rien qu’à le voir, l’esprit en conserve une agréable impression.

C’est une femme, — jeune fille ou jeune épousée, — qui a su choisir cette mousseline et la poser avec tant de grâce ; je devine ses doigts de fée dans chacun de ses plis et son goût à la fois relevé et délicat.

Sur l’appui de la fenêtre, des plantes vertes s’étalent et grandissent au soleil ; cela forme un coin charmant, plein de printemps et de lumière, qui évoque les plus agréables pensées.

Ce matin, on a glissé entre ces plantes fraîches un vase en terre cuite, dans lequel se penche une grosse gerbe d’œillets et de roses. Leur couleur pâle forme un si étrange contraste avec le ton rougeâtre du vase, qu’ils paraissent mieux là que dans la plus élégante jardinière.

Oui est-elle, la fée gracieuse qui sait donner tant de charme à son humble maisonnette ? Est-elle brune ou blonde ? rieuse ou pensive ? petite ou grande ? laide ou jolie ? Je n’en sais rien et ne veux rien savoir, aimant mieux poursuivre mon rêve que de m’exposer à être déçue par la réalité…


Lundi, 17 décembre.

Je viens d’être le témoin involontaire d’une petite scène qui m’a inspiré les réflexions que je viens vous communiquer aujourd’hui.

Samedi, dans un magasin de cette ville, où je me trouvais par hasard, une jeune dame, à côté de moi, était occupée à faire des achats.

Elle n’était pas seule : son mari l’accompagnait.

Traîné là, sans doute, au prix de je ne sais quels efforts et quelles persuasions.

Aussi fallait-il voir l’air ennuyé, désolé, qu’il promenait de côté et d’autre, sur les rayons chargés de soyeuses étoffes, sur les rubans des vitrines, sur les plafonds d’où pendaient des nouveautés de toutes sortes, en quête d’un horizon plus familier.

De temps en temps, il ouvrait la bouche comme pour gémir :

— As-tu bientôt fini ?… Je suis pressé… On m’attend au bureau…

Sans compter maintes autres exclamations sotto voce, que je n’aimerais pas à vous traduire ici.

Je ne pouvais m’empêcher d’admirer le sang-froid de la jolie acheteuse. Dans des conditions semblables, je n’aurais pu acheter un papier d’épingles.

Ce que c’est que l’habitude, je suppose, car madame sereine et paisible, souriante même, marchandait ceci, se faisait apporter cela, palpait la soie, froissait les dentelles, achetait, achetait, sans plus se préoccuper de son seigneur et maître que s’il n’eut jamais existé.

Maintenant, je me le demande, pourquoi amener dans de pareils endroits une personne dont on ne peut consulter le goût, qui n’a aucune compétence et pour qui cette besogne de magasiner prend les proportions d’une tâche insupportable ?

Chacun dira que, pour nous, le magasinage est un des plus agréables passe-temps que nous puissions nous donner, que nous en usons et abusons à cœur que veux-tu.

Soit, j’admets assez volontiers que les colifichets sont de notre ressort et que nous nous entendons bien en fait de bagatelles.

Les articles de notre toilette, étant nombreux et variés, nous obligent pour ainsi dire à développer nos aptitudes ; joignez à cela un goût prononcé pour les jolies choses, qui est un des traits caractéristiques de la femme, et l’on ne s’étonnera guère de nos dispositions de ce côté.

Il n’en est pas moins vrai, tout de même, que ces recherches à propos de chiffons doivent paraître insupportables aux hommes, et si j’étais qualifiée pour donner un conseil à cette partie éminemment respectable de mon sexe qui comprend les femmes mariées, je leur dirais :

Laissez vos maris à leurs occupations, à leurs cigares, même à leurs cocktails (ah ! le vilain mot), plutôt que de les soumettre à cette épreuve.

Aussi, je crois qu’il est assez rare, et pour plus d’une raison, que les dames se fassent escorter de la sorte dans leurs tournées d’emplettes.

Généralement, elles aiment mieux tenir les maris dans l’ignorance du prix qu’a coûté tel ou tel article.

S’ils en étaient informés, la plupart d’entre eux feraient une tête, je vous l’assure !

On n’a pas idée, à moins d’être du métier, de la valeur de ces choses-là. Aux yeux de celui qui ne s’y connaît pas, ça n’a l’air de rien que cette boucle, ce nœud de gaze légère, qui, toute chiffonnée, ne tiendrait pas dans le creux de la main ; et pourtant la somme qu’on en demande fait ouvrir les yeux.

Au fond, vous savez, en y réfléchissant, c’est encore moins dispendieux que les p’tits coups.

Nous disions donc qu’il est préférable pour les femmes de faire seules leurs achats.

Cependant, malgré leur bonne volonté, quelques-unes ne le pourront jamais, savez-vous pourquoi ?

Parce qu’elles n’ont jamais dans leur bourse un sou dont elles puissent disposer. Parce que, pour un vingt-cinq sous, elles sont obligées de tendre la main.

C’était probablement un cas analogue qui avait amené la personne dont je parlais plus haut à se faire accompagner de la sorte.

Il était là pour payer la note et, si j’en juge par l’amoncellement de paquets sur le comptoir, elle a dû être forte.

On est certain d’avance que, si l’on demande à la maison l’argent nécessaire, on n’obtiendra rien, ou que, si les cordons de la bourse se délient quelque peu, ce sera de bien mauvaise grâce et après force récriminations. Tandis que, pris à l’improviste, et dans un lieu public, force sera de s’exécuter avec la meilleure grâce possible.

C’est un pauvre moyen, dira-t-on, bien petit, bien indigne ; je le sais, mais c’est à peu près le seul qui reste à bon nombre d’épouses, avec l’autre alternative, — guère plus recommandable, — d’une visite nocturne dans les poches du gilet de l’époux, pendant le sommeil de celui-ci.

Ça, c’est d’occurrence assez commune, n’est-ce pas ?

C’est encore cette parcimonie des maris à l’égard de leur moitié, qui porte ces dernières à faire chez la modiste, la couturière, etc., de ces notes formidables, dont la réclamation crée tant de tempêtes, de querelles et de haines sourdes dans les ménages

Je ne sais pourquoi on n’a pas tout de suite, dès le début de l’existence commune, une entente franche et amicale relativement aux dépenses du ménage.

Le mari se chargerait, des plus lourdes, et la femme verrait aux autres avec l’allocation qui lui serait remise chaque semaine ; cette somme comprendrait aussi l’argent des menus plaisirs, — le pocket money, comme disent les Anglais.

C’est sur ce surplus que la femme devra prélever l’argent pour ses toilettes, avec l’entente qu’elle ne devra pas le dépasser, — je suppose toutefois que le chiffre sera raisonnable.

Voilà un excellent moyen pour que la paix règne toujours, et partant le bonheur.

Cette indépendance relative est bien faite pour relever la femme à ses propres yeux, et lui inspirer du respect pour le nom qu’elle porte.

Il y a bien des ménages où ce système est en vigueur, et dans chacun d’eux il fait des merveilles.

Il apprend à la femme à être plus économe et à ne pas dépenser sans compter, comme elle pourrait être tentée de le faire autrement, et par-dessus tout il lui épargne l’humiliation d’avoir à dépendre de son mari comme un ilote dépend de son maître.

Au fond, cette pension, si je puis m’exprimer ainsi, n’est que juste, et voilà sur quoi je base mon raisonnement : puisque l’on donne de si bons gages à sa cuisinière, la maîtresse du logis, sur le soin duquel on se repose sans cesse, elle qui en est l’âme et le mouvement, a bien aussi, il me semble, droit à une gratification.

Je termine par un mot que j’ai entendu l’autre jour, et qui s’applique on ne peut mieux au sujet que je viens de traiter :

Lui. — Si les femmes gagnaient leur argent, elles seraient moins disposées à le gaspiller.

Elle. — Le gagner ! C’est bien plus dur encore de le mendier.