Traduction par inconnu.
Aucune (p. 263-325).


ANNÉE 1895.


Lundi, 7 janvier.

Pauvre vieille année ! la voilà finie.

Elle a jeté, en passant, son fardeau de fragilités humaines aux pieds de l’Éternel, pour disparaître ensuite dans l’océan des âges.

Pauvre vieille année ! beaucoup te haïssent, beaucoup n’évoqueront ton séjour parmi nous qu’à regret ou avec des larmes dans les yeux.

Pourtant, pauvre vieille année, tu as aussi sonné dans ton cours, avec des jours de tristesse, des heures de bonheur, des heures de pures et douces jouissances.

Oui, la vieille année a été pour plusieurs le commencement d’une ère meilleure ; elle a mis dans quelques vies un élément nouveau, une amitié plus forte peut-être, et c’est à cause de tout cela que d’aucuns garderont son souvenir et la chériront tendrement, dans un petit coin du cœur, la pauvre vieille année qui n’est plus…

***

Tous les ans, aux derniers moments de décembre, on offre, à l’hôpital Notre-Dame, un dîner de gala pour les pauvres malades.

De longues tables se dressent dans les dortoirs, et tout ce qui peut exciter l’appétit de ces déshérités y est étalé : dindes et poulets dorés, crèmes savoureuses, gâteaux délicieux, fruits exquis, avec des bouquets de fleurs piqués ça et là pour égayer davantage une installation aussi complète.

J’ai eu le plaisir d’assister, cette année, à ce dîner tout de charité, et la bonne impression que j’en ai gardée ne s’effacera pas de sitôt.

Les dames patronnesses et les jeunes filles, — leurs aides, — revêtues du pittoresque costume d’ambulancière : coiffe, guimpe et tablier blancs, et autour du bras le petit brassard traditionnel à croix rouge, étaient à leur poste, n’attendant plus que la bénédiction épiscopale pour disposer du menu.

Lady Aberdeen avait accepté l’invitation de madame la présidente, et, pendant les instants précédant le repas, elle adressa la parole aux dames assemblées au grand salon pour la recevoir.

C’était la première fois que j’avais l’occasion d’apprécier le talent oratoire de lady Aberdeen, et ma curiosité était assez vivement excitée.

Le discours a été fait en un français très pur, très éloquent, et débité avec toute l’aisance d’un debater habitué à affronter le public.

Comme le sujet choisi avait trait aux bienfaits dus au Conseil National des Femmes depuis sa fondation, — au dit Conseil j’avoue humblement ne rien comprendre du tout, — on me pardonnera de ne pas en donner le résumé.

D’ailleurs le dîner est servi, et Sa Grandeur, ceinte d’un grand tablier blanc, nous attend. Allons donc servir les pauvres malades.

Ici, ma fidélité de chroniqueuse m’oblige à noter un petit fait qui ne saurait passer inaperçu.

Les malades sont partagés en deux catégories : les femmes, occupant le premier étage, et les hommes, le deuxième.

Il fallait alors nécessairement faire deux groupes des dévouées servantes. Or, j’ai cru remarquer, — ce n’est pas pour les blâmer que je le mentionne, — que les sympathies des gentilles demoiselles les portaient plutôt vers le deuxième étage.

— Moi, je vais servir les hommes, ils sont bien plus aimables, déclara résolument une fraîche Marguerite, dont les mèches frisottantes, couleur d’épis murs, formaient, comme une auréole autour de son coquet bonnet de mousseline blanche.

Oui, aimables pour vous, ma jolie, je le crois sans peine, et les médecins ne pourraient conseiller de meilleur tonique pour leurs patients que la vue de ce gai rayon de soleil, passant, léger et radieux, dans leur vie décolorée.

La proposition de la blonde enfant fut très bien accueillie, car la majorité se dirigea vers le deuxième étage, lady Aberdeen en ayant d’ailleurs elle-même donné l’exemple.

Notre gouvernante avait revêtu le costume d’ambulancière, lequel, par parenthèse, lui seyait à ravir, détail qui n’est pas d’un mince intérêt, quand on est femme ; et elle distribuait très aimablement à manger à tout le monde.

Un vieux, tout cassé par l’âge et les infirmités, reçut pour sa part une succulente aile de poulet, qu’il se mit en devoir d’absorber immédiatement.

— C’est lady Aberdeen, la femme du gouverneur-général, qui vous sert, lui cria-t-on. Quel honneur ! n’est-ce pas ?

— C’est du rare en effette, répondit le vieux, toujours très occupé avec son assiette, mais cela me donne pas du sel et du poivre pour manger avec ma viande !

Quel démocrate, en vérité !

— Venez voir mon protégé syrien, me dit une charmante jeune fille, en m’entraînant dans un coin de la grande salle.

Je m’empressai de suivre mon gracieux cicerone, ayant, je le confesse, toujours eu des sympathies prononcées pour la Syrie, depuis l’expédition du beau Dunois dans ces parages lointains.

Pauvre Syrien ! il s’éteint lentement dans son petit lit blanc d’hôpital, miné par la phtisie qui met un cercle de bistre noir autour de ses grands yeux bruns.

Il se meurt, le sang glacé par nos froides bises, loin de son pays ensoleillé, songeant, avec quels déchirements, hélas ! à ceux qu’il a laissés là-bas, à l’ombre des palmiers berceurs.

Que d’infirmités, que de souffrances, mon Dieu ! dans ces salles d’hôpital ! Et que de dévouement pour soigner et consoler toutes ces misères !

Comme la douleur y semble ingénieuse pour torturer et faire souffrir !

Ici, c’est un malheureux dont les membres sont tordus, disloqués par un rhumatisme aigu ; là, une paralysie partielle prive une pauvre jeune femme de l’usage de presque tout son corps.

J’ai vu un petiot, de huit ans à peine, que l’on avait amputé de la jambe droite ; un autre, dont la tête, encore enveloppée de bandages, subissait les suites d’une chute de la hauteur de sept étages, à l’hospice des Sœurs Grises. Il avait voulu descendre un escalier en glissant sur la rampe, quand, le vertige ou la crainte d’être surpris lui faisant lâcher prise, il tomba dans le vide et vint rebondir sur les dalles du corridor d’entrée.

Sept étages, songez-y ! On le crut écrabouillé, mais le gamin s’en tira avec deux côtes enfoncées et la mâchoire cassée.

En grande voie de rétablissement, cette mâchoire, car elle fit noblement son devoir à l’heure du dîner.

Le galopin fut bourré de friandises par ces demoiselles, en dépit des protestations d’une bonne sœur, qui répétait :

— Pour sûr, cet enfant va se rendre malade.

À la salle des femmes, une petite fille, qui souffrait d’une déviation de l’épine dorsale, était bardée de fer comme un chevalier du moyen-âge. On la disait presque guérie.

— Hein ! disait un médecin, en frappant sur l’épaule d’un confrère et avec un clin-d’œil triomphant, voici, — et il désignait la petite, — le résultat de mon traitement Si une scoléose…

Mais je me sauvai, ne voulant pas en entendre davantage. J’éprouve toujours une certaine gêne à demeurer dans le voisinage des fils d’Esculape, parce je crains que ma mine de santé florissante leur fasse l’effet d’une insultante provocation.

Puis, lorsque je vois des médecins qui se concertent, il me semble que de noirs complots sont à se tramer contre ceux qui se portent bien.

Vous eussiez exulté comme moi de voir l’expression presque heureuse, peinte sur la physionomie de ces pauvres infortunés, quand chacune de ces dames, allant de lit en lit, distribuait, avec le pain qui nourrit, les bonnes paroles qui encouragent.

Ce jour, qu’une charité attentive et délicate leur consacre, semble comme une trêve de Dieu dans leur martyre de toutes les heures.

Aussi, on ne saurait trop féliciter les généreuses organisatrices de cette œuvre admirable, en attendant que les comble de ses bienfaits Celui qui ne laisse pas sans récompense un verre d’eau donné en son nom.


Lundi, 14 janvier.

Aimez-vous les histoires ?

En voici une que l’on m’a racontée l’autre soir, et que je vous répète avec infiniment de plaisir.

Un jour, il y avait (toutes les bonnes histoires commencent ainsi), il y avait une aimable jeune fille, riche, belle, spirituelle, douée de tous les dons imaginables.

On ne sait quelle fée bien intentionnée avait présidé à sa naissance, mais, depuis qu’elle était dans la vie, tout semblait lui venir à souhait.

À l’âge où le cœur commence à s’éveiller, il se forma une véritable cour d’admirateurs autour de la blonde enfant.

Beaucoup vinrent parce qu’elle était jolie, plus encore parce qu’elle était seule héritière et maîtresse d’une grande fortune, quelques autres parce qu’elle était bonne, mais ceux-là formaient de petit nombre, tant il est vrai que, dans ce monde, les qualités du cœur et de l’esprit ne viennent qu’après les considérations matérielles.

C’est ainsi que cela se passe sur notre machine ronde ; ni les réflexions des philosophes, ni tous les beaux discours des moralistes ne changeront rien à cet état de choses.

Parmi ces prétendants qui brûlaient de l’encens sur son autel, la jeune fille en avait distingué trois, lesquels, se sentant l’objet d’une attention particulière, redoublèrent d’efforts et d’assiduités pour mériter davantage les faveurs de l’idole.

— Trois amoureux ! me direz-vous,

C’est trop pour une et même assez pour deux


comme il est écrit dans la chanson de Nina.

— Pourquoi pas un ? pourquoi pas deux ?

Hé ! le sais-je, moi ! demandez à la belle. Son cœur, en ce moment, se trouvait dans un état de perplexité bien étrange.

Elle avait beau s’interroger, s’examiner, scruter jusqu’aux replis les plus secrets de son âme, il n’y avait pas seulement une ombre d’affection plus prononcée pour l’un plus que pour les autres. Si Gaston était gentil, Hugues était charmant, et André, si aimable ! Gaston était fort bien de figure, sans doute, mais le sourire de Hugues était si attirant, et les yeux d’André, quel poème !

Et tous trois l’aimaient d’un amour si tendre, si désintéressé !

Bref, il lui était impossible de se décider et, puisqu’elle les aimait tous trois, elle les garda auprès d’elle tous les trois.

Elle leur distribua également et impartialement ses attentions ; si, par hasard, l’un avait d’elle un regard plus tendre, l’autre avait son sourire qui en disait tout autant, et le troisième une parole qui valait ou le sourire ou le regard.

Insensiblement, le vide s’était fait autour d’eux ; les autres courtisans abandonnaient petit à petit la position, bientôt il ne resta plus que les trois concurrents en lice.

La lutte pourtant se faisait courtoisement et d’une façon très-amicale. Ils n’avaient d’ailleurs, je vous l’ai déjà dit, rien à envier les uns aux autres.

Cela dura tout une saison ; la belle s’amusa, coqueta même, puisqu’il faut bien le dire, avec ses trois gentils cavaliers. Je ne voudrais pas prêcher de doctrine malsaine, mais c’est mon opinion qu’un peu de coquetterie est permis : il ne convient pas de livrer une redoute dès la première escarmouche.

Cependant, le temps fuyait ; l’été tirait à sa fin, et cet état de choses ne pouvait guère se prolonger plus longtemps, la jeune fille le sentait bien.

Comme elle y songeait sérieusement, par une belle après-midi de fin d’août, en se balançant doucement dans un hamac accroché aux branches de deux énormes saules, il lui vint tout à coup à l’esprit d’user de stratagème pour fixer cet état d’irrésolution.

C’était l’heure où ses fidèles devaient venir lui présenter leurs hommages.

Elle s’arrangea aussi gracieusement que possible dans son petit hamac, étendit artificieusement autour d’elle les plis onduleux de sa robe de mousseline, laissa poindre un pied dont la petitesse eût rendu jalouse une Cendrillon, posa sa jolie tête sur le coussinet en soie bleue et fit semblant de dormir.

Au bout de quelques minutes, des pas se firent entendre et, sous ses paupières qu’elle entre ouvrit un instant, elle aperçut la silhouette de Gaston qui se dirigeait de son côté.

Il s’approcha d’elle tout près, bien près et, la voyant endormie, il se prit à murmurer des mots d’amour plus mélodieux qu’un chant du ciel, plus tendres que le roucoulement de la plaintive tourterelle. Il fit passer toute son âme dans ses accents émus, et, quand il eut fini sa brûlante déclaration, il s’éloigna sans bruit, sans oser l’éveiller.

La belle ouvrit alors les yeux, sourit, mais n’eut pas le temps de donner d’autres signes extérieurs, car Hugues s’avançait de son côté par un chemin opposé.

Lui aussi la contempla longuement, disant tout bas mille tendres choses qui montaient de son cœur embrasé jusqu’à ses lèvres…

Puis, se penchant tout doucement, tout doucement, il déposa sur le front de l’endormie un timide et respectueux baiser.

Après son départ, il y eut sur la bouche de la jeune fille un second sourire, aussi énigmatique que le premier.

Mais André ne pouvait plus tarder ; en effet, déjà son ombre se projetait sur le gazon non loin d’elle.

Lui aussi s’approcha et, la voyant sommeiller, il s’assit sur un des sièges rustiques disposés ça et là dans le bosquet, et attendit tranquillement qu’elle voulût bien s’éveiller.

La jeune fille eut un troisième sourire.

Son choix était fait !

Lequel des trois, croyez-vous, avait-elle choisi ?


Lundi, 28 janvier.

— C’est notre danse, je crois, mademoiselle ?

— J’ai… j’ai perdu mon carnet, répondit-elle, en cherchant nerveusement autour d’elle ; que je suis donc étourdie !

— Ne vous dites pas trop de choses désagréables, reprit-il en souriant, car moi aussi j’ai égaré le mien, et c’est d’autant moins pardonnable de ma part, que mon sexe n’a pas les privilèges du vôtre : où que vous fussiez, nous irions vous chercher, tout en ne comptant pas sur la moindre réciprocité.

— Qui sait ! dit-elle.

— Bien vrai ?

— Non, se hâta-t-elle de répondre, en secouant sa mutine tête blonde, vous aviez raison tout à l’heure ; nous n’irions pas vous chercher… du moins nous ne le devrions pas.

— Que de sagesse dans une aussi jeune tête ! Cela m’enhardit à vous demander un sacrifice, bien que nous nous rencontrions pour la première fois et que je n’aie aucun titre à votre dévouement. Ce soir, pour votre premier bal, je serai assez cruel pour vous prier de consacrer cette danse à causer avec moi, au lieu d’aller tourbillonner gaiement, comme j’en vois le désir dans vos yeux.

— Dans mes yeux ? quels indiscrets ! Ils disent tant de choses que, pour les punir, je les emprisonnerai sous des lunettes. Il est vrai que j’aime la danse, mais j’aime autant la causerie. D’ailleurs, je me sens un peu fatiguée et j’ai besoin de quelques instants de repos.

Il lui offrit son bras, et ils gagnèrent tous deux renfoncement d’une baie, qu’une portière japonaise, de bambou et de verroterie, séparait des grands salons. Cela formait un petit coin invitant et charmant.

— Prenez ce fauteuil, dit-il, moi, celui-ci. Dieu soit loué, il n’y a de place que pour nous deux. Et maintenant parlez-moi.

— Je croyais que vous deviez tenir seul toute la conversation, dit-elle, en découvrant une superbe rangée de dents fines et blanches. Vous m’avez attirée ici sous un faux prétexte, alors.

— Non pas. Nous allons faire un duo, tout comme à votre piano, mademoiselle. Je vais vous raconter mes impressions, bien qu’à mon âge elles soient un peu vieillies, un peu démodées, et à votre tour vous me ferez part des vôtres.

— Oh ! ce sera très facile, pourvu que vous ne me regardiez pas trop, car vous êtes intimidant, savez-vous, avec votre air sévère. Tout à l’heure, au piano, quand j’ai surpris votre regard, les mots de l’Ave Maria de Gounod sont partis de ma mémoire, et j’ai dû le finir en latin. J’étais si confuse !

— On vous comprend dans toutes les langues, vous parlez comme les anges.

— Les pauvres anges, comme vous les calomniez, répondit-elle, toute rougissante et légèrement embarrassée, mais ne m’avez-vous pas promis une histoire ?

— Triste ou gaie ?

— Ce que vous voudrez.

— Gaie, alors. Une débutante est toujours dans le bleu, et je ne veux pas mettre de nuages dans la sérénité de votre ciel.

— Oui, fit-elle avec un petit soupir de bonheur, je me sens tellement heureuse ce soir. Ce monde me semble si bon, si beau, si plein de charmes. Croyez-vous, — et il y avait un peu d’anxiété dans sa voix, — croyez-vous qu’il en soit toujours ainsi ?

— Pour vous, oui, je l’espère, fussiez-vous une rare exception.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Jouissez bien du présent, sans vous préoccuper de l’avenir. D’ailleurs, chacun est l’instrument de son propre bonheur ou de son malheur.

— S’il ne dépend que de moi,… mais je ne veux pas être heureuse toute seule ; je désire également le bonheur de tous ceux qui m’entourent, et cela, c’est plus difficile.

— Cependant, cela ne tient qu’à vous.

— Je ne comprends pas bien…

— Je vous expliquerai cela une autre fois. Ce soir, nous n’effeuillerons que des marguerites.

— Mes chères marguerites, mes pauvres fleurs, dit-elle en portant son bouquet à ses lèvres. Voyez comme elles sont toutes penchées ; demain elles seront déjà flétries, mais j’en aurai bien soin et je les mettrai dans l’eau fraîche pour les raviver. Ne trouvez-vous pas cruel de les arracher ainsi à leurs tiges pour les faire mourir ? Moi, je vois une âme partout : dans les fleurs qui embaument, dans le papillon qui volète, dans les étoiles qui nous regardent ; je crois qu’ils respirent, qu’ils vivent et surtout qu’ils ressentent comme nous.

— Puisque le mal est fait, — pour ces fleurs du moins, — ne m’en donnerez-vous pas une, en souvenir de notre rencontre ? Moi aussi, j’en aurai bien soin.

— Vous avez besoin d’une fleur pour vous souvenir de moi ? C’est donc vrai ce que l’on m’a dit, que les hommes sont oublieux.

Oublieux ! Que ne donnerait-il pour oublier ces grands yeux limpides et doux qui le troublaient jusqu’au fond : de l’âme ? Maintenant, il se le disait tout bas, ils le poursuivraient partout. Au milieu de ses plaisirs, dans la discussion des plus graves questions diplomatiques, et jusque dans ses rêves, surgirait devant lui l’éclat lumineux et profond de ces yeux, qui, vaguement, lui faisait regretter une vie plus pure et mieux remplie.

Elle était là, devant lui, l’incarnation vivante de tout ce qui est chaste et candide, et il voyait la blancheur éblouissante de son âme nimber son front, irradier l’ovale délicat de son visage d’une auréole angélique.

Il aurait voulu la prendre dans ses bras, souple et frêle dans toute la souple gracilité de ses dix-sept ans, l’emporter loin, bien loin, dans quelque thébaïde cachée, pour laisser épanouir dans tout son éclat ce lis radieux.

Comment pourrait-il fleurir librement ici, dans la boue et la fange ? Comment préserver sa robe virginale des éclaboussures d’un monde souillé ?

Mais en avait-il le droit, lui, dont le passé se dressait tout à coup comme un remords ? Avait-il le droit de sacrifier ce jeune printemps aux désenchantements de sa vie désillusionnée ? Et il se sentit au cœur une tristesse mortelle, dont l’angoissante torture se trahit sur son visage.

— Vous ai-je fait de la peine ? reprit-elle, et déjà des larmes montaient jusque dans ses yeux. La voici, ma marguerite, prenez tout le bouquet, si vous le désirez ; vous êtes bon, et j’aurais bien du chagrin de vous contrarier.

— Qui vous a dit que j’étais bon ? dit-il, en prenant dans la sienne sa petite main gantée.

— Personne ; quelque chose me le dit, et cela ne me trompe jamais.

Racontez-moi, ajouta-t-elle d’un ton câlin, ce qui vous a rendu si triste tout à l’heure, j’essaierai de vous consoler.

— J’ai entrevu le ciel qui s’ouvrait tout grand devant moi, répondit-il gravement, et je n’y puis entrer…


Lundi, 4 février.

Je me défie toujours d’une personne qui dit à tout propos : « Moi, vous savez, je suis franche, » c’est un avant-coureur des plus méchantes observations à l’encontre des auditeurs.

Comme si, pour être franc, il fallait nécessairement être impoli. Et pour soutenir cette réputation de franchise, qu’elles crient sur tous les toits, certaines femmes ne manquent jamais l’occasion de vous apostropher directement, et surtout quand il y a beaucoup de monde pour les entendre, en faisant des remarques sur votre personne, vos manières ou votre toilette.

— Ce genre de coiffure ne vous va pas du tout, ma chère, disait en plein salon une de ces belles natures à une dame, qui essayait pour la première fois une mode nouvelle. Vous savez, je suis franche, moi, je dis comme je pense…

Naturellement, tous les yeux se portèrent sur la coiffure de la dame ainsi interpellée, qui rougit jusqu’aux oreilles. Elle essaya de faire bonne contenance, mais tout son plaisir fut gâté pour le reste de la soirée, et il lui tardait de se retrouver dans sa chambre pour se débarrasser de cette coiffure de malheur.

Et tout cela, pour une remarque que l’on n’a nullement sollicitée et qui, le plus souvent, est loin d’exprimer l’opinion générale.

Même lorsque notre avis est demandé, il faut y mettre de la circonspection avant de le donner.

Je soutiens qu’il y a toujours moyen de dire la vérité sans froisser l’amour-propre des interlocuteurs, parce qu’on peut considérer une chose à plusieurs points de vue.

Si donc on est forcé de se prononcer, on peut le faire en appuyant sur le côté agréable qui mérite une approbation.

C’est autre chose, si l’on a besoin de votre sentiment pour compléter un achat quelconque ; alors, vous pouvez vous prononcer hardiment. Honnêtement même, vous devez votre façon de penser sans détour et sans fard.

Mais, — vous le savez comme moi, cela arrive si souvent dans le monde, — dans bien des cas, on vous demande un conseil sans nulle intention de le suivre.

Il est alors très facile de saisir cette nuance-là.

Quand, par exemple, une femme vous demande votre appréciation sur la toilette qu’elle porte, ce n’est plus le moment de dire qu’elle lui sied mal, ou que la couleur ne s’harmonise pas avec son teint.

D’ailleurs, cette façon de demander invite moins à la critique qu’à la louange.

Vous auriez donc mauvaise grâce de lui refuser ce petit morceau de sucre.

Et je ne sais trop si, en pareil cas, une critique ne serait pas une mauvaise action ; car, ou vous vous feriez une ennemie, ou bien, si la personne avait assez d’esprit pour ne pas vous garder rancune, vos remarques lui inspireraient une répugnance instinctive contre sa toilette et lui causeraient un sentiment de malaise chaque fois qu’il lui faudrait s’en revêtir.

Certaines personnes savent tourner les difficultés de ce genre avec une délicatesse rare et un tact exquis, tout en restant dans les bornes de la stricte vérité.

Une dame demandait à une amie, l’autre jour, avec une satisfaction évidente, si le chapeau qu’elle portait lui seyait bien.

— Ces grandes formes sont généralement seyantes, répondit l’habile diplomate, et une garniture rose est toujours d’un bel effet sur des cheveux bruns.

L’autre ne saisit pas que son interlocutrice n’était restée que dans les généralités et fut très-satisfaite de son jugement.

J’ai connu une femme charmante, qui avait une réputation, bien méritée d’ailleurs, de ne dire que les choses les plus aimables et les plus appropriées.

Dans une des visites qu’elle recevait un jour chez elle, une jeune maman avait amené sa petite fille âgée de cinq ans, le plus affreux laideron qu’on puisse imaginer.

Je me trouvais là par hasard, et je pensais en moi-même qu’avec la meilleure volonté du monde, il était impossible de trouver quoi que ce fût pour en faire compliment à la mère.

On ne pouvait même pas se rabattre sur son air intelligent, car la pauvre petite avait vraiment l’air d’une idiote.

Mais l’aimable femme l’embrassa avec affection, la fit asseoir sur un tabouret à ses côtés et dit, en caressant ses cheveux :

— Quelle magnifique chevelure a cette enfant !

C’était vrai. Seulement, avant qu’elle eût attiré notre attention sur ce détail, personne n’y avait songé, tant la laideur des traits dominait tout le reste. Je n’ai pas besoin de vous dire si la mère rayonnait.

Je crois bien que, pour trouver de semblables ressources, il faut, non seulement du tact, mais du cœur et beaucoup de bon Cœur.


Lundi, 11 février.

Si vous aimez les légendes, en voici une bien gentille, que j’ai entendu raconter il n’y a pas bien longtemps, et que je conserve religieusement dans le coin des souvenirs qui ne s’oublient pas.

Écoutez la légende bretonne :

« Chaque âme masculine correspond à une âme de femme, et chacune de ces âmes est représentée, entre les mains de saint Pierre, par une orange coupée en deux.

« Au fur et à mesure que deux êtres, créés l’un pour l’autre, apparaissent sur la terre, le grand saint projette dans un périmètre déterminé chaque moitié de l’orange. Quand les parties, ainsi disséminées dans l’espace, tombent dans un certain rayon, il en résulte un bonheur parfait pour deux créatures humaines. Par malheur, souvent la rencontre n’a pas lieu… »

Et voilà, je suppose, ce qui a donné lieu au dicton populaire : Les mariages partent tout faits du ciel. Heureux ceux qui se trouvent, malheureux ceux qui se perdent !

Sur la côte nord, la croyance générale veut que ceux qui ne se marient pas soient des veufs et des veuves, dont le mari ou la femme qui leur était destiné est mort au berceau ou avant l’hymen.

Et les vieux garçons et les vieilles filles, ne trouvant plus sur la terre cette autre moitié d’eux-mêmes, qu’ils cherchent sans cesse, passent leur vie seuls jusqu’au jour des éternelles réunions.

Mais a quel signe reconnaît-on l’alliance préméditée de telle âme avec une autre ? Pourquoi ne sont-elles pas marquées là-haut, dès leur départ, d’un sceau indélébile, ou rattachées par quelque lien invisible qui les empêche de s’éloigner trop l’une de l’autre ?

De cette manière, on éviterait ces catastrophes déplorables qui s’appellent les unions mal assorties. Il n’y aurait plus de forçats du sort, condamnés à perpétuité à traîner après eux un boulet dont le poids augmente sans cesse.

Oh ! il y en a qui le portent légèrement, ce boulet ; ils trouvent moyen de limer leur chaîne et de s’en débarrasser, sans que cela y paraisse.

Aussi bien ce n’est pas de ceux-là que je veux parler ; ils méritent plus le mépris que la pitié, mais de ceux qui, ayant reconnu trop tard, hélas ! leur erreur fatale se disent : Je serai quand même fidèle à mon devoir et à l’honneur.

Combien y en a-t-il de ces ménages malheureux ? Leur nombre est infini, et ils sont légion ceux qui dissimulent leurs peines et en gardent le secret avec le même courage que ce jeune héros antique, cachant sous sa tunique le renard qui lui rongeait la poitrine.

Dans plusieurs cas, il n’y a qu’une partie qui s’aperçoive que l’époux ou l’épouse qu’elle s’est donnée ne répond pas à toutes ses aspirations, mais il est trop tard, trop tard pour réparer l’erreur, trop tard pour aller à la recherche de cette autre moitié qui l’attend quelque part peut-être, qui sait, et qui souffre, qui souffre elle aussi, n’en doutons pas.

Oui, le nombre de ces unions mal assorties est énorme et fait frémir, quand on y songe.

Au premier abord, cela ne paraît guère. Devant vous, toute souriante et parée pour une fête, passe madame au bras de monsieur. Ils sont encore jeunes tous deux, et la nature ne les a pas oubliés dans ses dons. Ce devrait être le bonheur, dites-vous.

Et pourtant leur intérieur est un enfer. Pourquoi ? Ah ! le sais-je ! Ce n’est peut-être entre eux qu’un malentendu, un grain de sable, un rien, mais il manque, pour supporter leurs défauts communs, pour rétablir la bonne entente, la sympathie et l’amitié qui doivent subsister toujours, quand l’amour est envolé,

Il n’y a pas de corde d’harmonie, qui vibre dans leurs relations, c’est ce qui met constamment des notes fausses dans le duo. Leurs caractères, sans cesse en contact, se heurtent à des angles différents et supportent impatiemment ces chocs répétés. Rien ne les unit, ni les idées, ni les sentiments, ni les goûts, et ils s’en vont à la dérive, retenus cependant l’un à l’autre et maudissant leurs liens indissolubles.

Il y a d’étranges unions sur cette pauvre terre. La disparité qui existe entre les parties contractantes est tellement flagrante qu’elle frappe les plus indifférents.

Combien d’hommes d’esprit qui épousent des sottes ! combien de femmes intelligentes qui se marient à des ignorants ! ce sont de ces choses qui se passent tous les jours et dont on a même cessé de s’étonner.

C’est Talleyrand qui disait : « On ne sait pas tout le bonheur que l’on éprouve à se faire aimer par une bête. » Mais il n’est pas donné à tous de prendre son sort avec le froid cynisme du fameux diplomate.

De nos jours, où les mariages d’inclination sont si rares, étant remplacés par des mariages de convenance, dits de raison, — ou des mariages d’argent, les plus ignobles de tous, on s’écrie volontiers, pour se donner le change : L’amour vient après le mariage !

Je ne m’y fierais pas. Il pourrait venir, en effet, mais, par une étrange méprise, allumer le feu sacré sur un autel étranger, et alors….

J’ai vu, il y a quelques mois, chez un marchand de tableaux, une peinture qui m’a fait longuement réfléchir.

Ce tableau représentait une maison dont les contrevents étaient soigneusement clos, et la porte fermée par une énorme serrure.

Tout en bas, sur le perron, un petit amour, flèches et carquois sur l’épaule, frappait vainement pour se faire ouvrir, et au-dessus de la porte, on lisait sur une pancarte :

Fermé pour cause de mariage.

Lundi, 18 février.

Je constate que les femmes ont fait, depuis un an ou deux, un grand pas vers… — je ne dirai pas vers le progrès, parce que cela ne serait pas poli, — disons plutôt un grand pas vers l’indépendance.

On voit maintenant des soirées de cartes, des thés, des at home, d’où les hommes sont bannis. Et je regrette même de constater que l’on s’amuse tout à fait sans eux, tant il est vrai de dire que personne n’est indispensable à notre bonheur en ce bas monde.

Ce commencement d’ostracisme est du à ce que les messieurs tirent en arrière et ne se rendent aux invitations, même pressantes, qu’à leur corps défendant et avec des mines de martyrs.

Il viendra peut-être un temps où ils déploreront de ne plus voir affluer chez eux ces petits cartons blancs, annonçant qu’une maison hospitalière ouvre grandes ses portes à une réunion d’amis.

Tout d’abord, l’innovation que je viens de signaler a paru un peu singulière, un peu embarrassante même, dirais-je, pour de frêles femmes, toujours habituées à compter sur le secours d’un bras masculin.

Aujourd’hui, les faibles oiseaux ont essayé leurs ailes et les ont trouvées d’envergure suffisante pour les autoriser à compter sur leurs propres forces.

Malgré ma profonde sympathie pour la grande sagesse et les hauts faits de mes seigneurs et maîtres, j’ai eu l’occasion, il n’y a pas longtemps encore, de m’assurer que ces réunions toutes féminines ont certainement beaucoup de charme.

C’était à un agréable déjeuner d’amies, auquel nous avait conviées une aimable personne, qui tient de famille, paraît-il, la recette de petits festins que n’eussent pas désavoué les Lucullus de l’antique Rome.

Au salon, où nous étions réunies tout d’abord, je reposais mes yeux, fatigués de constamment fixer du papier et de l’encre, sur les mille objets coquets qui faisaient l’ornement de la pièce : les jolies consoles, les soyeuses tentures. disposées avec le goût d’un artiste, les potiches délicates et ces meubles élégants, signes de luxe et de confort.

— Ma chère, c’est un paradis que cette maison, me dit tout bas une invitée.

Je cherchais dans tous les coins, sous tous les poufs, pour découvrir le serpent, hôte inséparable d’un paradis qui se respecte, quand la maîtresse de céans, souriante, nous dit :

— Mesdames, nous déjeunons seules aujourd’hui ; j’ai cru qu’il valait mieux laisser les messieurs à leurs pressantes affaires….

Et nous passâmes dans la salle a manger où, sur une nappe damassée, s’épanouissaient, au milieu des cristaux et des bougies allumées dans de petits verres roses, des fleurs rares, dont les parfums chargeaient l’air tiède de délicieuses senteurs.

Nous avons intrépidement attaqué un long menu, et, pendant deux heures, tout ce qui peut flatter le palais le plus délicat, le goût le plus exigeant, nous fut servi, tandis que pétillaient dans les coupes le vin clairet et le champagne qui donnent la gaieté.

Et la causerie se faisait aimable et spirituelle autour de la table ronde.

De quoi, croyez-vous, causent les femmes ? De colifichets ? de médisances ? Quelquefois, je l’avoue, mais non pas cette fois-là, où l’on n’a traité que les sujets les plus sérieux. On a parlé beaux-arts, littérature, voyages, tout, excepté cette ennuyeuse politique dont nous abandonnons volontiers le domaine aux hommes.

Au dessert, nous avons fait de la philosophie, de la haute philosophie, s’il vous plaît. L’aréopage d’Athènes eût été émerveillé de notre sagesse.

Je ne sais comment cela se fit, mais la conversation vint à tomber sur les hommes, et une vieille dame, que je vois d’ici avec sa figure respirant l’intelligence, son air digne et distingué, laissa tomber la phrase suivante :

— L’homme fidèle est un mythe.

J’avoue que cela me fit un peu froid au cœur ; j’aimais à croire que chacun avait tout au moins autant de constance que moi, et je devais modifier ma croyance, parce que l’expérience et les années venaient de me donner, par la bouche de cette personne, une autre leçon.

To one thing constant, never, a dit Shakespeare, et il devait s’y entendre.

Une jeune femme, qui ne comptait que peu d’années de mariage, et une jeune fille de vingt ans à peine, à qui la vie n’avait rien ôté de ses illusions, protestèrent de toutes leurs forces contre ce verdict porté sur les hommes.

Ceux-ci avaient en elles deux chaleureux défenseurs, mais la cause était perdue, je le sentais bien, et la majorité des convives, qui avait certainement plus de compétence en la matière, se rangea complètement à l’opinion émise par la plus ancienne.

Cette petite controverse fut peut-être une des parties les plus intéressantes du repas ; elle touchait, au vif trop de blessures, elle s’adaptait à trop d’existences pour ne pas exciter un peu les têtes.

J’aurais voulu recueillir tous les bons mots auxquels ce sujet de conversation a donné lieu. Ce qu’il s’est dépensé d’esprit sur ce propos !

Je n’avais qu’à écouter, et mes oreilles recueillaient avec attention ce qui se disait, pour en faire religieusement mon profit.

Vous vous imaginez bien que, tandis que nous y étions, nous avons fait notre éloge comme il convient et que nous nous sommes rendu pleine justice.

Naturellement, il n’y eut, dans cette occasion, aucune voix dissidente. Nous avons toutes célébré nos vertus avec un ensemble touchant.

J’en excepte, toutefois, la jeune fille dont je vous parlais tout à l’heure, qui manifesta timidement quelques doutes quant à la supériorité de notre sexe sur l’autre ; mais nous n’avons rien épargné, je vous prie de le croire, pour dissiper ses craintes sur ce sujet.

S’il est des femmes qui méprisent leur sexe pour lui préférer l’autre, je ne suis point de celles-là. Ce n’est pas parce que l’on admet volontiers nos petits travers, nos légers ridicules, nos multiples imperfections même, — qui sont pour la plupart le résultat d’une fausse éducation, — que l’on ne se sentira pas quand même heureuse et fière d’appartenir à notre phalange.

— La souffrance et le dévouement exigent la vie de la femme ; l’homme y succomberait, dit aussi une femme intelligente, et je crois qu’elle a raison.

— Pourtant, l’homme aime mieux que la femme, ajoutait encore la jeune fille hésitante.

Mieux que nous ! notre vie, que nous donnerions volontiers, toutes les tortures, toute l’abnégation, les renoncements, les sacrifices que nous accepterions sans compter pour l’être aimé, ah ! non, les hommes n’aiment pas mieux que nous !

Mais je m’oublie, je vous entretiens, comme une égoïste que je suis, de tous mes plaisirs, sans m’apercevoir que cela pourrait bien vous ennuyer. C’est que, voyez-vous, j’ai rapporté de cette après-midi une si charmante impression que je n’ai pu résister au désir d’en fixer le souvenir dans cette chronique.


Lundi, 15 avril.

J’ai vu madame Langtry.

Depuis si longtemps, — c’est elle qui serait furieuse de ce « si longtemps, » — j’entendais parler de ce fameux lis du Jersey, que j’ai été bien aise de profiter de l’occasion qui s’offrait à moi.

Ces jours derniers encore, un vieux monsieur, qui l’avait connue dans sa ville natale, alors qu’elle n’était que la simple femme d’un ministre protestant, mais si jolie, si jolie qu’elle en tournait toutes les têtes, me racontait diverses anecdotes intéressantes à son sujet.

On n’a rien exagéré, je crois, quant à sa beauté ; c’est une femme superbe, aux traits finement ciselés, et une taille, oh ! une taille ravissante, mince, souple, onduleuse, comme un palmier.

Et quelle grâce dans sa démarche ! quelle aisance dans tous ses mouvements ! Ce sont bien ses charmes physiques, d’ailleurs, qui lui ont valu sa célébrité ; la femme fait oublier l’artiste, laquelle, sans être médiocre, n’a cependant pas l’éclat des étoiles de première grandeur.

Mais elle est belle, « et cela dit tout, » comme on le chante dans l’opérette.

Elle-même sentait qu’elle devrait à ses avantages extérieurs ses merveilleux succès, quand, abandonnant sa ville natale, trop petite et trop étroite pour son ambition, elle choisit le théâtre. Et depuis, en effet, les lauriers ne lui ont pas fait défaut.

Nul ne saurait le nier, la puissance de la beauté est extraordinaire. Jamais on ne pourra exagérer l’empire qu’elle exerce sur les âmes.

À chaque instant on le constate, et quand on considère que parfois son influence a décidé du sort des peuples, on ne doit plus s’étonner du changement qu’elle apporte dans plus d’une existence.

Il y a quelques semaines, je suivais avec intérêt une discussion très animée entre des correspondants d’un journal de Londres, relativement à cette question :

« Les femmes laides sont-elles moins heureuses que leurs sœurs mieux partagées de la nature ! »

Les collaborateurs, étant tous du sexe masculin, traitaient naturellement le sujet à leur point de vue. Il eût mieux valu sans doute laisser résoudre ce problème par les parties intéressées, bien que, d’un autre côté, on eût pu craindre un peu de partialité.

Par exemple, j’ai été assez étonnée, je l’avouerai, de lire que la plupart de ces messieurs ne tarissaient pas en éloges sur la femme laide. À peu d’exceptions près, on lui décernait la palme. À elle, l’égalité d’humeur, l’amabilité, la constance dans l’affection, la fidélité comme épouse et la plus chaude tendresse comme mère.

Tout ceci est bien beau et n’est que très juste ; mais ce témoignage extraordinaire de la part d’un sexe adorateur de la beauté ne laisse pas que de surprendre. Il ne faudrait pas mettre à l’épreuve ces prétendus philosophes ; car l’on verrait que toutes ces sages théories cèdent bientôt devant l’irrésistible attrait d’un joli visage.

Cette recherche de la beauté est tellement naturelle à l’homme, que, pour aimer une femme qui n’a pas reçu ce don, il éprouve comme le besoin de l’embellir d’abord dans son imagination. Ce sera même la mesure de son amour, puisque plus il l’aime, plus elle lui semble agréable aux yeux.

Cela ne doit pas étonner, car ce penchant a été mis en nous avec set amour du grand et du beau, qui marque la noblesse de notre origine.

Seulement, comme la femme est moins matérielle, elle ne fait pas passer cette admiration de la beauté physique avant toutes les autres considérations, et préfère, chez l’homme, le mérite intellectuel et moral à ses avantages extérieurs.

Celui-ci ne nous rend pas la politesse, et pour les femmes, la laideur, c’est comme la pauvreté : ce n’est pas un vice, mais une grande incommodité.

Un cynique, dont j’ai recueilli l’opinion, va plus loin encore et dit : « Un joli visage aide une femme partout : dans les affaires, devant les cours de justice, dans la société et au mariage. »

Et je suis persuadée qu’il a raison.

— Je préfère de beaucoup une femme qui puisse causer, qui ait quelques idées dans la tête, à ces jolies coquettes qui ne savent que poser et s’admirer, vous dira votre partenaire dans le cours d’une soirée.

Le pauvre homme ! il sent combien il serait absurde de vous complimenter sur des avantages extérieurs que vous ne possédez point, et il croit vous faire plaisir, en faisant allusion délicatement, bien qu’il n’en croie rien lui-même, à ces mystérieuses facultés intellectuelles dont il vous dit douée.

Il ne se doute pas qu’il vient de vous signifier, de la manière la plus honnête, que vous devez renoncer à toute autre prétention.

Et vous écoutez avec votre meilleur sourire, en pensant, pour l’excuser, que ses intentions sont bonnes, bien que la forme en soit gauche, et vous cherchez à être reconnaissante de son appréciation ; mais, tout au fond, une petite douleur fine et aiguë vient de vous mordre au cœur ; pendant quelques instants, que ne donneriez-vous pas pour posséder les charmes extérieurs de ces « jolies coquettes » dont on vient de vous parler….

Nous voilà bien loin de madame Langtry. J’avais pourtant à vous raconter plusieurs détails intéressants sur son compte, et qui auraient au moins l’avantage d’être inédits, mais cette dissertation sur la beauté m’a entraînée trop loin, et c’est assez causé pour aujourd’hui.


Lundi, 24 juin.

Les poètes sont des êtres fortunés, ils peuvent toujours chanter ce qui leur vient à l’âme et au cœur.

Nous, pauvres prosateurs, nous faisons aussi nos rêves, et ils nous semblent si beaux, si doux et si tendres, qu’on voudrait les fixer sur le papier pour en conserver éternellement le souvenir.

Nous prenons alors la plume pour donner à ces rêves une forme, une couleur. C’est comme si vous touchiez à une bulle de savon. Tout s’évanouit, on ne retrouve presque plus rien des sensations qui nous agitaient quelques minutes auparavant, et nous traînons notre plume, mécontents de notre œuvre, mécontents de nous-mêmes.

Que ne donnerait-on pas pour posséder la faculté d’exprimer aussi bien que de ressentir, et combien d’écrivains qui se plaignent de leur impuissance !

La poésie est le langage qui se prête le mieux à toutes les envolées de l’imagination ; le rythme harmonieux, la cadence sonore du vers, semblent comme l’écho de toutes ces voix intérieures qui chantent au dedans de nous.

Et quel beau concert parfois, si nous prêtons l’oreille !

Quand on se sent heureux, heureux jusqu’à l’infini, heureux jusqu’à la souffrance, — puisque, chose bizarre, c’est l’excès même du bonheur qui fait mal, — ces voix deviennent une musique qui enivre.

Ces moments-là sont rares dans la vie, rares pour quelques-uns du moins, car nous sommes si exigeants, il nous faut tant d’éléments divers pour constituer un bonheur qui vaille la peine qu’on s’en occupe !

C’est, on le dirait, un des grands malheurs de la civilisation, que le développement de toutes les ressources de l’intelligence nous rend plus insatiables, et, partant, plus assoiffés de bonheur, plus dédaigneux de cette légère poussière d’or, jetée de temps en temps à travers le gravier de notre route.

Et cependant, si elle était recueillie avec autant de parcimonie que l’avare en met à conserver son argent, quel joli trésor nous aurions amassé !

Mais nous marchons toujours, négligeant les paillettes pour atteindre la mine, et la vie s’écoule, fiévreuse, inquiète, se préoccupant sans cesse de ce qu’apportera l’avenir, sans se soucier des dons du moment.

Le bonheur le plus complet et le plus durable se trouve là où on ne songerait pas à l’aller chercher. Ce ne sera pas chez le riche, pas même dans cette médiocrité tant vantée des anciens, mais chez le pauvre dépourvu de tout, de fortune comme d’ambition.

Si peu de choses lui suffit à lui. Que lui importe le souci du lendemain, pourvu qu’il morde avec appétit au pain bis que ses labeurs du jour lui ont gagné ?

J’en ai vu un exemple frappant, un jour de la semaine dernière, que je remontais, en musant un peu, la grande fourmilière de la rue St-Laurent.

J’aperçus, venant au-devant de moi, une petite procession, que conduisaient deux nouveaux mariés.

Tout de suite, on remarquait qu’ils étaient pauvres : ses habits de fête à lui étaient si râpés, sa toilette à elle si mesquine !

Mais qu’ils étaient heureux ! la joie éclatait sur leurs traits.

Leur démarche était fière et, la tête dans la nue, ils étaient presque insolents à force de bonheur.

On eut dit que l’univers entier leur appartenait, et j’ai du descendre au bord du trottoir pour laisser à ces conquérants tout l’espace qu’ils exigeaient comme un droit.

Et je pensais, en les regardant s’éloigner au bras l’un de l’autre, que je venais d’entrevoir la radieuse vision du vrai bonheur, du bonheur indépendant des sottes conventions, des bas calculs, des envieuses intrigues.

Ils s’aimaient, tout est là.

La misère les guette au passage ; demain peut-être, ce sera le chômage pour l’ouvrier, et le pain se fera rare dans la maison. N’importe, on se partagera le dernier morceau et, pour oublier les mauvais jours, on s’aimera davantage.

Pour nous, qui sommes des êtres supérieurs, nous que la civilisation et l’instruction ont raffinés, s’aimer seulement ne suffit pas à notre bonheur.

Il nous faut les jolis revenus, les façades sur les plus beaux boulevards, les meubles de luxe et les distractions d’une société brillante.

Et tandis que nous allons ainsi, cherchant ailleurs, un bonheur humble et discret frappe, tout bas à notre porte, et nous n’ouvrons pas, parce qu’il ne nous est pas arrivé en grand équipage, précédé d’un héraut pour l’annoncer. Oh ! oui, vraiment que nous sommes donc sages !


Lundi, 16 septembre.

Bonjour, chers lecteurs !

S’est-on aperçu de mon absence, au moins ?

J’arrive après de belles vacances, employées à visiter le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et le Cap Breton, trois provinces sœurs, qui se tiennent par la main et qui sont très liées par leurs rapports d’amitié et leurs relations de commerce.

Le Nouveau-Brunswick étant plus connu de nous que ses voisines, je n’en parlerai pas, pour éviter les répétitions, et je consacrerai mes souvenirs de voyage à ces dernières, où j’ai d’ailleurs séjourné plus longtemps.

D’abord Halifax, un petit Québec par le site, la citadelle et les antiquités historiques qui y abondent. Les agréables moments que j’ai passés là à fureter partout, à interroger ces vieux monuments, silencieux témoins des faits héroïques qu’ils rappellent !

Comme emplacement, Halifax jouit d’une position splendide sur les bords de l’océan, qui y a creusé un des plus beaux ports de l’Amérique du Nord.

À l’entrée du havre se trouvent plusieurs petites îles, fortifiées et garnies de troupes comme si la ville devait être attaquée demain. Mais Halifax est une station militaire et possède en garnison plusieurs détachements de troupes régulières ; sa citadelle, ses bastions et ses remparts sont sans cesse arpentés par des sentinelles, qui montent leur faction, le fusil au bras.

Oui, tout est militaire dans la minuscule capitale de la Nouvelle-Écosse ; dans les rues, on croise à chaque instant des habits bleus ou rouges. Les femmes des officiers forment le dessus du panier de la société, et tout ce qui n’est pas admis dans les cercles militaires n’est que de la « vile canaille, » comme on disait de la roture au temps de Louis XIV.

La citadelle vient en premier lieu dans la liste des lieux à visiter.

Très imposante et très intéressante, cette citadelle ; un soldat se tient toujours à la disposition des touristes, et se prête avec beaucoup d’obligeance à fournir toutes les informations que l’on demande. J’y suis allée avec des touristes américains qui l’ont assez questionné, le pauvre homme.

J’ai vu, à l’intérieur des fortifications, ces énormes canons qu’on ne tire jamais, parce qu’un seul coup réduirait en poussière toutes les vitres de la ville. Aussi les canonniers. pour l’exercice du tir, ont-ils monté un canon d’essai sur une plage déserte, où l’écho ne fait vibrer que les antres caverneux de l’océan.

J’ai donné à manger, en passant, aux pigeons voyageurs, dressés à porter des messages d’un fort à un autre. Pauvres petits pigeons, ils sont si gentils, qu’en caressant leur plumage chatoyant, je songeais que mieux eût valu les destiner aux messages de l’amitié !

Une seule chose m’a attristée, en laissant la citadelle. C’est de remarquer, au-dessous de la porte principale, en guise d’ornement, un petit canon français rapporté de Louisbourg, après la reddition de cette malheureuse ville.

Pauvre Louisbourg ! Je vous raconterai quelque jour le pèlerinage que j’y ai fait, et qui reste un des souvenirs les plus tristes mais aussi les plus intéressants, les plus beaux de mon voyage.

En me promenant dans la rue Hollis, une des rues les plus importantes d’Halifax, j’aperçus, dans la vitrine d’une pharmacie, une vieille cloche que l’on y exposait, avec une pancarte expliquant que cette cloche appartenait jadis à l’église de Louisbourg, d’où elle avait été rapportée après la conquête de cette ville par les Anglais, en 1759.

Impossible d’ailleurs de douter de sa provenance française. Au-dessous, d’une croix de St.-Louis, très bien gravée dans l’airain, se lisent encore ces mots :

Baizin m’a faict.

Pendant de nombreuses années, cette cloche a servi à sonner les meetings d’un temple protestant et, aujourd’hui qu’on l’a remplacée par une plus grande, elle est mise en vente par les autorités.

Cent dollars seulement.

C’est peu pour une relique qui devrait être, pour quiconque sent un peu de sang français lui couler dans les veines, d’un prix inestimable.

Plusieurs musées anglais, le musée de Boston entre autres, brillent du désir de se l’approprier.

— Je vous en prie, dis-je au propriétaire, retardez-en la vente quelques semaines ; on ne sait pas chez nous, que vous possédez une relique comme celle-ci, et peut-être, quand on l’aura appris, voudra-t-on la racheter.

Il me l’a promis.

N’y aura-t-il pas cent patriotes français dans la ville de Montréal, cent hommes de cœur, qui, se rappelant l’ancienne mère-patrie et tous les liens qui nous unissent encore à elle, voudront arracher de mains étrangères ce trophée glorieux qui a carillonné les gloires d’une des plus belles possessions de la France, et tinté le glas funèbre de ses défaites ?

Pauvre cloche de Louisbourg ! bien des fois, durant mon séjour à Halifax, je suis allée la voir et, en la quittant pour la dernière fois, je me suis fait la promesse de vous raconter son histoire, pour que, l’ayant entendue, vous n’y soyez point insensibles.

Après la citadelle, les jardins publics commandent notre attention. Ils sont, dit-on, les plus jolis du Dominion, et je le crois sans peine, car je n’ai rien trouvé de plus idéalement beau.

Ils sont entourés de hautes palissades qui les dérobent au monde extérieur. Mais si vous poussez une des portes pour avoir un aperçu de ce paradis terrestre, vos regards resteront éblouis.

Bosquets, vertes pelouses, taillis artistement aménagés, îles artificielles, chalets, fleurs superbes et rares, bancs champêtres, où les amoureux se disent de si douces choses le long des allées ombreuses, ponts rustiques, étangs limpides, où les beaux cygnes blancs battent l’eau « qui roule en perles sur leur aile, » rien n’y manque pour en faire un endroit féerique.

Je pourrais en causer jusqu’à demain, car j’ai rêvé là, seule, loin de tout bruit, de bien beaux rêves, dont la réminiscence me procure encore un véritable plaisir.

La musique militaire y donne deux concerts par semaine, et on ne saurait imaginer rien de plus entraînant qu’un air de valse dans ces lieux enchanteurs, tandis que la foule, en habits de fête, défile lentement à travers les méandres de ces bosquets fleuris. Vous feriez comme moi, qui en ai presque pleuré.

Les édifices du Parlement (The Provincial Building) sont intéressants à plus d’un titre, et les portraits qui ornent leurs murailles constituent de vrais chefs-d’œuvre.

Il y a, entre autres, le portrait du roi Guillaume IV, oncle de la reine actuelle, offert par lui-même et dont il n’existe aucune copie. On n’en saurait trouver, dit-on, de plus beau en Angleterre ; il est de Venables, le célèbre artiste anglais. Nous voyons, de plus les portraits de George III et de la reine Charlotte, œuvre de Reynolds, ceux du roi Georges II et de la malheureuse Caroline de Brunswick, etc., etc.

Dans la bibliothèque, attenante à la chambre du conseil, se trouvent de vieux documents français concernant l’Acadie et les Acadiens.

Les murs et la voûte sont ornés de sculptures en stuc, dont on a perdu le secret, et qui remontent à 1811. On voit de plus une table massive et de vieux meubles, datant de 1749, qui ont appartenu à Cornwallis, le fondateur d’Halifax.

Le musée, mais c’est une horrible chambre au-dessus de l’hôtel des Postes, où les oiseaux empaillés, les animaux, les reptiles, les fossiles, se disputent les premières places. Aussi s’exhale-t-il de tous ces débris une odeur nauséabonde qui force les plus intrépides à ne pas braver trop longtemps cette atmosphère empestée.

Quelle ne fut pas ma surprise, en faisant le tour du musée, d’entendre parler français dans un coin de la grande salle. Car cette langue est tellement peu usitée à Halifax, que, si vous le parlez dans la rue, les gens s’arrêtent pour vous regarder.

Je prêtai une oreille discrète. C’était un professeur qui donnait sa leçon à une élève.

— Y aurait-il une idylle fraîche éclose au milieu de ces antédiluviens mastodontes ? pensai-je.

Je regardai, mais si le professeur était jeune, l’élève était trop vieille. Je refermai donc, avec un soupir, le calepin où j’étais toute disposée à jeter les premières notes d’un roman.

J’ai depuis connu ce jeune professeur qui sait garder intact le doux parler de France au milieu de tant de difficultés. « La Patrie, » qu’il tenait à la main, a été un des principaux moyens de nous faire nouer connaissance. Son nom est bien connu dans la littérature canadienne, et nous avons plusieurs fois applaudi à son talent. M. Jules Lanos est non-seulement un littérateur distingué, mais il occupe une position très enviable à Halifax, où il est nommé instructeur de la flotte, ce qui ne l’empêche pas d’occuper une chaire de latin et de grec dans un des principaux collèges de la ville. Il me fait plaisir de payer ce léger tribut au seul Français dont puisse se vanter la capitale de la Nouvelle-Écosse.

Le parc d’Halifax est sans rival ; il est situé sur une étendue de terre qu’entoure l’océan de deux ou trois côtés, ce qui lui donne immédiatement l’avantage de points de vue superbes. Tantôt nous nous perdons dans des forêts de chênes et de sapins, tantôt la route longe la plage où viennent mourir les flots, puis nous voilà de nouveau replongés dans des bois touffus où l’on n’entend plus que le frémissement des feuilles et le chant des oiseaux. Si vous visitez Halifax, il faut aller voir le Parc pour avoir une idée des beautés de la nature.

Le duc de Kent, père de la reine Victoria, est demeuré quatre ans à Halifax, de 1794 à 1798. Il a laissé de nombreuses traces de son passage, entre autres The Old Town Clock, érigée à mi-colline, et qui donne encore l’heure aux Haligoniens, l’église St.-Georges (Church of England) et quelques autres édifices dont les noms m’échappent.

À remarquer que toutes les constructions du prince Edward sont de forme ronde. Je ne saurais en donner la raison.

Je parlerai, dans une autre chronique, du Prince’s Lodge, sa maison de campagne, bâtie à quelques milles d’Halifax, et l’on verra que les habitués n’y menaient pas une vie très édifiante.

Allons, il faut que j’abrège. C’est dommage, j’ai encore tant à dire ; mais il n’est jamais permis d’abuser ainsi de la patience des gens.

Je dirai un mot cependant des églises. Les plus remarquables, au point de vue de l’ancienneté, j’entends, sont les églises protestantes.

Saint Paul’s Church, le plus vieux temple de la ville, a ses murs recouverts d’épitaphes et de plaques de marbre à la mémoire des officiers impériaux et autres personnages de noblesse, morts à Halifax. Ce sont les saints des Anglais, qui ne sont pas loin de considérer des titres et un blason comme le meilleur brevet pour forcer jusqu’aux portes du ciel.

L’église St-Paul a été bâtie par le gouvernement ; il faut croire qu’un gouvernement qui bâtit des églises est chose rare, puisqu’on a pris la peine de graver ce fait sur une pierres du frontispice.

Après les églises, les cimetières.

Le plus ancien est en face de la résidence du lieutenant gouverneur, et s’appelle St. Paul’s Old Churchyard. J’y ai déchiffré des pierres tombales portant la date de 1786. À l’entrée, un superbe et imposant monument en forme d’arche, surmonté du lion britannique, est élevé à la mémoire des officiers, enfants de la ville, morts pendant la guerre de Crimée.

J’ai fini, il le faut bien, et cependant j’aurais encore tant à écrire sur les attractions de la petite capitale de la Nouvelle-Écosse. Pour ne pas être trop longue néanmoins, je remets à la semaine prochaine de vous parler de la ville, un jour de marché, et des places d’eau aux environs.

Toutefois, malgré mon admiration pour Halifax, bien des fois je me suis dit, en parcourant ses rues, et je le répète sincèrement en écrivant ces lignes :

— Tout cela, c’est bien beau, bien beau, mais cela ne vaut pas Montréal…


Lundi, 23 septembre.

— Ne manquez pas d’aller voir le marché d’Halifax, m’avait-on dit. Je n’eus garde d’oublier ce conseil.

Et le spectacle vaut la peine, d’être vu.

Là, pas d’immense construction comme le marché Bonsecours, ni de boutiques ouvertes aux quatre vents du ciel ; il y a mieux que cela. Les fleurs, les fruits, les légumes, les volailles, toutes les denrées, en un mot, garnissent le rebord du trottoir qui entoure l’Hôtel des Postes. La foule des acheteurs défile, comme elle le peut, le long de l’édifice, et voilà ce qui s’appelle le marché d’Halifax.

Vous imaginerez difficilement ce que cette scène a de pittoresque et de joli tout à la fois.

Les mercredis et samedis, jours de marché proprement dit, j’allais voir cette population cosmopolite qui s’agitait dans un si petit espace. J’ai dit cosmopolite, et à dessein, car, sans parler des diverses variétés de la race blanche, on y voit de plus des nègres et des sauvages Micmacs en grand nombre.

Les nègres ont commencé à peupler la Nouvelle-Écosse en 1756. Cinq cent cinquante fils de Cham s’échappèrent de St-Domingue et vinrent se soustraire au joug de l’esclavage dans la petite ville d’Halifax. Leurs descendants existent encore en assez grand nombre pour former un village, à l’entrée du bassin de Bedford, qu’on appelle The Darkie’s Settlement.

Les jours de marché, les négresses viennent porter à la ville les produits de leurs jardins potagers, et surtout les fruits, tels que framboises, bluets et autres baies sauvages qu’elles cueillent dans les bois.

Moquez-vous de moi, si vous le voulez, mais je dois confesser que ce sont des types qui m’ont bien intéressée, surtout les jeunes filles, qui, dans une conversation animée, revêtent une physionomie remarquablement intelligente.

J’avais déjà entendu dire, sans trop y croire, que la coquetterie n’avait plus de secrets pour mesdames de la gente noire ; un jour que je passais à travers leur village, j’aperçus, sur le pas d’une porte, une jeune fille de 18 ou 20 ans qui causait avec un Andalou bon teint ; je pus constater qu’en effet, pour les œillades provoquantes, les sourires moqueurs, les poses de la tête, leurs sœurs blanches n’avaient rien à leur apprendre.

Les négresses ont une démarche très gracieuse. C’est l’habitude de porter de lourds fardeaux sur la tête qui donne à toute leur personne cette élégance d’attitude qu’on ne peut s’empêcher de remarquer.

Il faut les admirer portant sur la tête, par une merveille d’équilibre, d’énormes paniers de linge ou de légumes, les bras retombant sans embarras le long de leur taille, les épaules droites et bien effacées, avec cette légère et gracieuse ondulation imprimée à leurs jupons par le mouvement des hanches, qui communique à toute leur personne un charme réel.

Les Indiens, eux, vendent des objets de leur confection, faits avec l’écorce des arbres, la peau des animaux ou de la verroterie.

Les vieilles squaws, stoïques et imperturbables, fument leurs bouts de pipes en regardant les passants, à travers leurs yeux à demi-fermés. Les petits papous offrent aux acheteurs les beaux lis d’eau à longues tiges filamenteuses, qui abondent dans les nombreux lacs de la Nouvelle-Écosse.

Voilà pour le marché d’Halifax. Joignez à cela les attelages de bœufs, qui, déchargés des marchandises qu’ils ont apportées, attendent paisiblement qu’on les ramène aux champs, le va et vient de la foule et des touristes, l’animation des « dames de la halle, » et vous n’aurez encore qu’une imparfaite idée de la scène.

*

L’Atlantique, en s’avançant dans les terres, forme le bassin de Bedford, sur un côté duquel s’étagent deux petites places d’eaux, Bedford et Rockingham, jolies çà faire rêver les plus blasés.

Ce bassin a toute une histoire.

C’est là que se réfugia, en 1746, une partie de la flotte commandée par le duc d’Anville, parti de France avec la mission de venger des pertes récentes, en ravageant les côtes de la Nouvelle-Angleterre.

Ses vaisseaux furent dispersés ou brisés par des tempêtes affreuses, et, d’une flotte composée de quatre-vingts vaisseaux de guerre, à peine le tiers put-il trouver un refuge dans le bassin, alors appelé par les sauvages du nom de baie Chebuctou.

Le duc d’Anville fut à ce point peiné par ce désastre, qu’il en eut une attaque d’apoplexie dont il mourut.

M. d’Esbronelle, son successeur, voulut retourner en France et réunit son conseil de guerre auquel il annonça sa décision ; mais ses officiers furent d’avis contraire ; ce que voyant, M. d’Esbronelle mit fin à ses jours en se passant son épée à travers le corps.

M. de la Jonquière, qui prit le commandement général des vaisseaux, allait mettre le siège devant Annapolis, quand une terrible épidémie se déclara parmi ses troupes, et 1,100 soldats, sous-officiers, officiers ou hommes d’équipage succombèrent à la contagion.

On ne songea plus à faire de nouvelles conquêtes et l’on fit voile pour la France.

Bon nombre de vaisseaux durent être abandonnés, faute de bras pour les diriger, et la Jonquière ordonna de les couler à fond, afin qu’ils ne servissent pas à l’ennemi.

C’est de cette destruction que vient la légende qui se rattache à cette histoire. Une partie du bassin de Bedford serait, dit-on, jonchée de débris, de canons, de trésors d’une richesse fabuleuse. On m’a parlé d’une petite île (Steven’s Island), que je regardais tous les soirs de ma fenêtre avec une vive curiosité, où les mânes des vieilles gardes françaises, habillées selon le costume de leur époque, montent la faction devant des coffres remplis d’or et d’argent. Malheur alors à l’imprudent qui s’aviserait d’aller troubler ces rondes macabres !

Je me suis souvent demandé comment il se fait que les historiens, si friands de beaux faits et d’héroïques entreprises, n’aient pas plus fouillé cette partie de l’histoire, si abondante en épisodes d’un intérêt extraordinaire. Nous avons tout près de nous des mines inépuisables qui ne demandent qu’à être exploitées et auxquelles personne ne semble songer.


Lundi, 30 septembre.

Par une belle journée de la fin d’août, je laissai Sydney en route pour Louisbourg, Louisbourg la glorieuse, Louisbourg la vaillante, qui pleure aujourd’hui, seule et désolée, sur les bords du grand océan, ses enfants qu’on lui a enlevés, son drapeau qu’on lui a arraché.

L’air était doux et tiède, un peu triste, car l’été s’en allait, mourant. J’avais l’âme tout imprégnée de la mélancolie de ces derniers beaux jours, qu’augmentait encore le souvenir des lieux que j’allais visiter.

De Sydney à Louisbourg, il y a trois heures de chemin de fer. C’est un trajet rapide, quand on considère que, deux mois auparavant, les communications ne se faisaient que par eau ou par diligence, ce qui donnait à cette excursion les proportions d’un long voyage.

Aujourd’hui, les touristes ne craignent pas de l’entreprendre, et Louisbourg, tiré du silence de l’oubli qui a pesé sur lui pendant tant d’années, va voir ses échos retentir à la voix des nombreux pèlerins accourus pour le visiter.

J’ai envie de faire un petit bout d’histoire, un tout petit bout, pour rappeler ce que fut Louisbourg autrefois.

S’il y a une histoire trop négligée dans notre système d’enseignement, c’est malheureusement la nôtre. Plus tard, en voyageant ou en étudiant soi-même de plus près les faits principaux qui l’ont illustrée, on se demande avec étonnement comment on a pu si longtemps ignorer ces récits touchants, ces détails pleins d’intérêt, qui entourent la patrie d’une auréole lumineuse et la rendent plus chère au cœur de ses enfants.

C’est en 1759 que les troupes américaines et anglaises, commandées par les amiraux Pepperell et Warren, vinrent, avec une flotte nombreuse, mettre le siège devant Louisbourg.

La garnison, très affaiblie et sans secours, fit cependant une résistance désespérée.

Louisbourg, par mer, était inexpugnable ; trois petites îles, à l’entrée de son havre, en défendaient l’entrée aux vaisseaux ennemis, et on ne sait quelle aurait été l’issue de la lutte, si les Français n’avaient pas été trahis par les Indiens, croit-on ; ceux-ci enseignèrent à l’ennemi le moyen de parvenir par terre à la ville assiégée.

Un fort détachement de troupes anglaises débarqua dans la baie Gabarus et atteignit la ville dans la nuit par un grand détour à travers la forêt, — à peu près le chemin que firent Wolfe et ses soldats lorsqu’ils parurent sur les plaines d’Abraham.

Les troupes de Warren s’emparèrent des premières fortifications élevées le long de la baie, et quelle ne fut pas la surprise des soldats français, retranchés dans les trois petites îles à l’entrée du port, de voir, le lendemain au matin, le feu des canons de la côte dirigé sur eux.

La position n’était plus tenable, et, le 17 juin 1759, le gouverneur Du Chambon remit les clés de la ville entre les mains des amiraux Pepperell et Warren.

Louisbourg avait vécu, et avec elle s’en allait une des plus belles possessions françaises en Amérique.

Depuis sa fondation, la France s’était efforcée, par tous les moyens possibles, de rendre cette colonie inattaquable ; les ruines, qu’on y voit encore, attestent d’ailleurs son importance et les immenses travaux qui y ont été faits. Des millions ont été dépensés pour l’embellir et la fortifier.

Et jamais on ne pouvait choisir d’endroit plus propice. La nature a tout fait pour Louisbourg ; l’océan, qui baigne ses bords, forme, en s’avançant dans les terres, un port de mer splendide où les plus gros navires peuvent entrer voiles déployées et y trouver un abri contre les plus affreuses tempêtes.

À l’entrée du havre, se trouvent ces trois petites îles, dont je vous ai déjà parlé, et qui devaient protéger la ville contre toute surprise.

La pêche y était féconde, le sol d’une grande richesse ; les colons pouvaient donc se créer des ressources très avantageuses. Sa perte fût un deuil pour la mère-patrie.

Après la reddition de la ville, la garnison, soldats et officiers, les habitants, pêcheurs ou laboureurs, moines et religieuses, tout ce qui portait le nom français, en un mot, fut transporté en France et, la rancune des vainqueurs s’acharnant encore sur leur proie, on s’appliqua pendant des années à démolir les fortifications, les magasins. les habitations, pour que, selon l’expression de l’irascible Pitt, « Louisbourg disparût du monde, et que rien ne pût indiquer aux générations futures qu’il avait un jour existé. »

Wolfe lui-même, après la prise de Québec, envoya des ouvriers qui n’eurent d’autre mission que de tout détruire et de ne laisser « pierre sur pierre. »

Tout fut mis à réquisition pour cette œuvre de vandales : le feu, la poudre, le pic et la pioche, et il a fallu que ce « Dunkerque de l’Amérique » soit en effet une place extraordinaire pour que les efforts de ses conquérants, et les ravages du temps n’aient pu le faire disparaître complètement et que ses pierres crient aujourd’hui encore bien haut sa valeur et sa force.

On ne saurait peindre les divers sentiments qui agitent le voyageur sur les ruines de Louisbourg. Les restes des habitations, les bastions démantelés, les casemates béantes, racontent, en un langage touchant, leurs gloires passées et leur misère actuelle. C’est en des lieux comme ceux-là qu’on sent se réveiller, plus chaud et plus patriote encore, le sang français qui coule dans nos veines.

Louisbourg proprement dit, the old town, comme on l’appelle pour la distinguer du village de ce nom, bâti tout près de là, ne compte plus que deux ou trois maisonnettes de pêcheurs s’élevant ça et là le long de la grève.

Un silence profond semble y régner toujours, que seule vient troubler la grande voix de l’océan, chantant sur ses bords, avec un bruit de sanglots, son éternelle Iliade.

Ce que cette scène a de désolation suprême et de majestueuse beauté, jamais la plume ne saura le rendre. En écrivant ces lignes, l’image de ce jour d’août, mélancolisant et grave, se présente devant moi et me donne comme la sensation douloureuse qui s’empare de l’âme en visitant un cimetière.

Mgr l’archevêque d’Halifax et plusieurs autres prêtres faisaient, en même temps que moi, ce pèlerinage. Sa Grandeur, avec une bienveillance dont je lui saurai toujours gré, a bien voulu que je fisse partie de sa suite, afin de bénéficier des explications qu’un guide nous donnait, le plan à la main :

Ici, la citadelle, là, le bastion du roi, puis celui de la reine, la forteresse, les batteries, les tours, les casemates, la maison du gouverneur, ses jardins, l’église, l’hôpital, le passage souterrain, le pont-levis…

Et nous suivions en silence, les pieds se heurtant aux pierres blanchies qui jonchaient le sol, de station en station, comme en un chemin de la croix…

Arrivée au monument élevé dernièrement par les Américains pour commémorer l’anniversaire de leur conquête, à l’endroit où, dit-on, le gouverneur Du Chambon remit les clefs de la ville, un sentiment d’indignation bien légitime s’est emparé de moi, indignation que j’eus au moins la satisfaction de voir partager par Mgr O’Brien, qui s’exclama :

— Voilà un monument qui, certes, n’est pas à sa place !

Ah ! s’il y avait eu une poignée de Français pour empêcher cette profanation ! Mais tout cela est loin de nous, et, sur ces plages désertes, on n’entend plus hélas ! le doux parler de France.

Ce n’est pas une colonne de granit, aux armes américaines, qu’il faudrait sur ces ruines, mais une grande croix française. Peut-être, un jour, mes compatriotes rendront-ils ce tardif hommage à la mémoire de leurs frères.

Le vieux cimetière, — le seul endroit qu’on ait respecté, — subsiste toujours.

Il est situé à l’entrée du port, sur cette pointe de terre qui avance dans l’Océan, et c’est dans ce lieu, admirablement choisi, que reposent encore, en face de leur beau pays de France qu’ils ne devaient plus revoir, ceux qui moururent dans la colonie.

C’est là qu’il ferait bon de reposer, bercé par les mille bruits de la mer, pendant cette longue nuit qui n’a pas d’aurore.

Les renflements du sol indiquent encore, malgré l’épais gazon qui le tapisse, le lieu de la sépulture des derniers Français. Pauvres morts, qui y dorment sans une larme, sans un regret, le sommeil sans rêve de l’oubli !

J’y ai récité ma plus pieuse prière, dans ce langage aimé dont le murmure doit sonner si doux à leurs oreilles, et peut-être leurs ombres apaisées en ont-elles été consolées…

Dans les cabanes des pêcheurs, on nous a montré une foule de petits objets que l’on a retrouvés en fouillant la terre : morceaux de poterie, éclats d’obus, boutons de capotes à moitié rongés par la rouille, clefs et mille autres reliques d’un intérêt particulier.

On a même trouvé des pièces d’or et d’argent, en grande quantité, et il n’y a nul doute que beaucoup de richesses restent encore enfouies dans le sol, car les Français, en quittant Louisbourg, conservaient l’espoir d’y revenir, quand le sort de la guerre leur serait plus favorable.

Chez le beau-frère de notre guide, on voit un vieux bahut normand, parfaitement conservé, avec ses tablettes, ses tiroirs et ses lourdes pentures ; un collectionneur payerait cher une pareille antiquaille.

La cloche de l’église de Louisbourg fut transportée à Halifax avec une grande partie du butin. Elle y dormit plusieurs années, puis on s’en servit, elle, la cloche sainte qui avait carillonné les Te Deum glorieux et tinté les malheurs de la patrie, pour appeler ses vainqueurs aux froides homélies d’un ministre protestant.

Aujourd’hui, elle est mise en vente comme une vulgaire chose. Qui donc la ramènera parmi les siens ?

Pauvre Louisbourg ! je lui ai dit adieu, le cœur plein de tristesse, alors que le soleil, descendant à l’horizon, illuminait la vieille ville de ses derniers rayons, et le souvenir que j’en conserve sera de ceux que le temps et les années ne pourront effacer.


Lundi, 14 octobre.

— Quand verrons-nous, me faisait remarquer, l’autre jour, une jeune femme, en passant devant ce superbe édifice qui s’appelle l’Université, quand verrons-nous les canadiennes admises à y suivre les cours destinés à accroître leur instruction et à leur donner la place qui leur revient dans la société ?

Il y a un demi-siècle, on aurait considéré cette proposition comme tout à fait insensée ; aujourd’hui, en jetant les yeux autour de nous, on peut apprécier le progrès que les connaissances du sexe féminin ont fait en quelques années.

On commence à ne plus s’étonner que nous souhaitions étendre nos désirs au delà des bornes de la sainte ignorance qu’on s’était plu à nous marquer. Il est temps d’en finir avec ces méthodes absurdes d’enseignement insuffisant, à vues étroites et à connaissances restreintes, qui nous préparent si peu à la grande lutte de la vie.

Bien que plusieurs, — et souvent les pires adversaires de la revendication des droits féminins sont des femmes, — bien que plusieurs, dis-je, nous disputent encore l’admission aux études classiques, il en est cependant un grand nombre qui ont compris que la femme a besoin, dans son intérêt et dans celui de l’humanité, de l’entier développement de ses facultés intellectuelles, de cette éducation forte et profonde que l’on croit indispensable à l’autre sexe.

On l’a si bien compris que les universités de l’étranger ont presque toutes ouvert leurs portes aux femmes.

En Suisse et en Suède, dans le Danemark, la Finlande, la Hollande et l’Italie, les femmes ont le privilège de suivre les cours qui se donnent dans les universités de ces différents pays.

Dans la grande République française, le Collège de France et la Sorbonne recrutent, parmi les jeunes filles, nombre d’élèves, des fréquentantes assidues.

Tout récemment encore, je lisais que Mlle Jeanne Benaben, après un examen très sérieux, avait été admise à la licence en droit, et qu’elle était sortie bonne première d’un concours ou tous les autres compétiteurs portaient barbiche.

En Angleterre, on compte plusieurs universités exclusivement consacrées aux femmes.

Dans l’université de Bombay, on cite des travaux d’érudition très profonde, accomplis pas la partie du sexe féminin qui y suit des cours.

Il semble presque superflu de parler du développement extraordinaire que l’instruction des femmes a prise, depuis quelques années, aux États-Unis, et, — détail encourageant à noter, — dans toutes les écoles publiques où les deux sexes font la lutte pour la prépondérance intellectuelle, ce sont les femmes qui remportent la victoire : elles sont les premières à la classe et dans les concours.

Cela ne doit donc plus nous étonner que quelques hommes soient si hostiles au système d’instruction supérieure, que nous réclamons comme notre droit.

À Montréal, l’université McGill offre ces avantages aux deux sexes qui la fréquentent.

Quand l’université Laval en fera-t-elle autant ? Nous pouvons invoquer, comme précédent, l’université catholique de Washington, qui vient d’admettre des femmes au nombre de ses étudiants.

Un professeur de Laval me racontait dernièrement combien la modestie et la dignité des jeunes filles du McGill l’avaient charmé et, cependant, dans la même entrevue, il m’annonçait qu’il venait de refuser une jeune fille qui sollicitait la faveur de suivre quelques cours à son université.

Oui, la logique des hommes, parlons-en ! Elle est jolie parfois.

Patience, pourtant, cela viendra. Je rêve mieux encore ; je rêve, tout bas, que les générations futures voient un jour, dans ce vingtième siècle qu’on a déjà nommé « le siècle de la femme, » qu’elles voient, dis-je, des chaires universitaires occupées par des femmes.

Et ce ne serait pas la première fois d’ailleurs.

Les universités de Bologne et de Padoue ont compté et comptent encore plusieurs femmes parmi leurs docteurs.

C’est ainsi qu’on a vu à Bologne la fille du célèbre canoniste, Jehan Audry, remplaçant, au besoin, son père dans la chaire de théologie. Christine de Pisan, — elle-même poète, moraliste et historien, — dit, à ce sujet, que la belle Novelle se voilait en ces circonstances, « afin que sa beauté n’empeschât pas la pensée des coutans. »

Hélène Cornaro, qui fut la gloire de l’université de Padoue, était à la fois philologue, poète et littérateur, parlait l’espagnol, le français, le latin, le grec, l’hébreu, l’arabe, discutait sur la théologie, l’astronomie, les mathématiques, et conquit solennellement le doctorat en philosophie dans la cathédrale de Padoue.

Ces universités, ayant apprécié toute l’excellence intellectuelle de la femme, ont continué les bonnes traditions, en accordant des chaires à d’autres femmes, qui font actuellement, à juste titre, la gloire et l’honneur de notre sexe.

Même avant la fondation des universités, on peut lire, en feuilletant notre histoire, qu’au moyen-âge, les monastères d’Angleterre, d’Irlande et de France étaient des pépinières de femmes érudites.

Les abbesses y figurent spécialement. Ce sont Bertile, Ste-Gertrude, Lioba, Roswintha, Hilda, qui assistaient aux délibérations des évêques en synode.

Je ne sais ce que Nos Seigneurs les évêques auraient répondu à une députation féminine demandant à assister au concile qui s’est tenu dernièrement à Montréal !

Il aurait été plus difficile encore à nos abbesses de présenter leur requête dans la langue d’Homère et de Virgile, comme le faisaient, au temps jadis, leurs illustres prédécesseurs.

Quand reverrons-nous des femmes de ce savoir et de cette science ? On serait presque tenté de croire, par la comparaison entre ces siècles et le nôtre, que nous avons rétrogradé dans la civilisation.

Il est vrai d’ajouter que les encouragements ont toujours fait défaut. La plupart des hommes, poètes, littérateurs et écrivains, ont épuisé leur verve en satires, plaisanteries ou critiques contre les femmes qui veulent sortir de l’ornière de l’ignorance qu’on leur assigne pour tout lot.

Que dire de cette pensée d’Aristote, qu’on lit dans une de ses œuvres :

« Les Mityléniens honorèrent Sapho, quoique ce fût une femme. »

Cela ne donne-t-il pas la mesure du préjugé barbifère ?

Mais, vive Dieu ! comme on disait au temps de Henri IV, il viendra un jour où ces messieurs seront forcés de nous honorer, quoique nous soyons des femmes.


Lundi, 21 octobre.

— Jamais, se disait-elle, je ne pourrai offrir mes bouquets de fleurs à toutes ces personnes que je ne connais pas.

Et la pauvrette regardait, d’un œil timide, cette foule bruyante et gaie qui passait et repassait autour d’elle, sans accorder la moindre attention à la vendeuse portant à son bras un coquet panier de fleurs.

— Que fais-tu donc, Marielle, lui cria, en passant, une grande jeune fille attachée à la section des beaux-arts, j’ai déjà vendu vingt billets, et tu n’as pas encore accroché un seul bouton de rose à l’habit de ces messieurs ?

— Je ne connais personne, répéta Marielle d’un air désolé.

— La belle affaire ! répartit l’autre avec un franc éclat de rire. Ici, nous ne sommes plus au couvent, ma petite ; on cause avec qui l’on veut, on flirte même un brin, histoire de mieux vendre sa marchandise… C’est pour l’hôpital, ma chère, et il faut savoir intéresser à une cause aussi sympathiques toutes les âmes bonnes et sensibles.

Et la coquette, laissant précipitamment son amie, s’élança au devant d’un nouveau disciple de Thémis, qui, pour faire croire à une clientèle nombreuse, avait bourré ses poches de redingote de vieux parchemins.

Laissée à elle-même, Marielle retomba dans toutes ses perplexités, mais, en promenant ses regards encore une fois autour de la vaste salle, ses yeux rencontrèrent ceux d’un grand monsieur, qui la regardait avec tant de bienveillance, qu’elle prit courage et résolut de lui offrir des fleurs.

— Ce n’est pas un jeune homme, celui-là, se dit-elle, je vais lui demander d’acheter un gardénia pour sa boutonnière.

Lui, comme si il eût deviné sa pensée, était déjà auprès d’elle.

— Combien vos gentils bouquets, mademoiselle, demanda-t-il ?

— Vingt-cinq sous chacun, répondit-elle, ravie qu’on l’eut devancée, c’est peut-être un peu cher, mais, c’est pour l’hôpital Notre-Dame, pour les pauvres malades…

— Je suis heureux d’être associé par vous à une aussi belle œuvre. Voulez-vous me permettre d’acheter toute votre corbeille ?

Et, sans attendre la réponse, il glissa un billet de banque parmi les chrysanthèmes et les roses.

— Oh ! merci, répondit avec enthousiasme la fillette, en dépliant un billet de dix dollars. Et Lucette, qui disait que je ne ferais pas un sou !

— Qui est-ce, Lucette ?

— Ma sœur aînée. Elle est là, à la table des bonbons.

— Gourmande, alors ?

— Pas plus que moi, répondit Marielle en riant ; on n’a pas voulu de moi à cette table, c’est pourquoi il a fallu me rabattre sur les fleurs.

— Vous ressemble-t-elle, votre sœur ?

— Lien peu. Elle a les yeux noirs, et si grands, si grands qu’on peut s’y mirer tout entier.

— Ceux qui me regardent en ce moment ne sont pas petits non plus, dit-il en souriant.

— Non, mais ils sont bleus, et ce n’est guère d’accord avec mes cheveux noirs.

— Vos cheveux sont couleur de nuit
Et vos yeux sont couleur de rêve…

murmura-t-il comme pour lui-même.

— C’est joli ce que vous dites là, ce sont des vers, n’est-ce pas ? J’adore la poésie et je voudrais bien être poète.

— Vous êtes mieux que cela, vous êtes tout un poème.

Marielle rougit

— Si vous voulez que nous soyons amis, dit-elle vivement, il ne faut pas me faire de compliments. Vous croyez sans doute qu’ils me font plaisir, mais je vous assure que non.

Elle était si jolie, si naïve, avec ce petit air sérieux et grave où perçait déjà la précoce maturité de la femme, qu’il se sentit tout ému, et son cœur, si froid, si indifférent jusqu’à cette heure, se sentit réchauffé par une tendresse profonde.

— C’est entendu alors, nous sommes amis, reprit-il, n’allez pas l’oublier.

C’était un peu hardi à elle de parler d’amitié à cet étranger ; cependant, elle lisait sur son visage tant de franchise et de loyauté, qu’elle se sentit tout de suite portée vers lui comme vers un frère.

D’ailleurs, ne fallait-il pas être la plus aimable possible pour ce généreux donateur qui s’intéressait tant à la cause de l’hôpital. Son amie, tout à l’heure, lui avait même dit qu’elle pourrait flirter, mais, cela, oh ! non, elle ne le ferait pas.

Ils causèrent longuement, en faisant le tour des salles ; ils montèrent à la galerie des beaux-arts, où il lui dit de si belles choses sur la peinture qu’elle crut entendre Raphaël lui-même.

Puis ils prirent une tasse de brûlant moka dans le joli salon de lady Lacoste, où tous les coins ressemblent à des nids d’amoureux.

Elle lui parla de son couvent, qu’elle venait de laisser, de ses frères, qui la taquinaient, parce qu’elle était trop timide, mais qu’elle aimait bien tout de même. Elle lui confia qu’elle allait faire son début prochainement, et lui parla de toutes ses craintes à ce sujet.

Ils furent bien surpris tous deux de voir que l’heure du départ avait déjà sonné ; avant de se séparer, il lui fit promettre de lui garder son plus joli bouquet le soir suivant, s’engageant à venir le chercher.

Marielle s’en retourna chez elle, ce soir-là, le ciel dans l’âme.

M. Reynal est un fort bon parti, et très riche, lui dit la prudente Lucette, mais prends garde ! C’est un flirt, il s’amuse avec toutes les jeunes filles et n’en épouse pas une.

Flirt, lui ? Marielle n’en croyait rien. Les flirts n’ont pas ce reflet franc et ouvert qui luisait dans ses yeux. Déjà, elle se sentait prête à le défendre envers et contre tous.

Elle attendit le soir du second jour avec une vive impatience. Comme ils s’entendaient bien ensemble, malgré la différence de leurs années ! Elle avait maintes choses à lui raconter : l’emploi de sa journée et les subterfuges auxquels elle avait dû recourir pour lui garder le petit bouquet que son taquin de cousin voulait lui enlever.

Hélas ! elle l’attendit en vain.

Il viendra demain, se dit-elle pour se consoler.

Mais demain et tous les lendemains s’écoulèrent, et son ami ne parut pas.

La Kermesse avait soudainement perdu pour Marielle tous ses attraits ; elle oubliait de renouveler les fleurs de sa corbeille, et les pauvres roses, les délicats chrysanthèmes laissaient pendre leur tête flétrie, comme si la bise d’octobre les eût déjà effleurés.

— Qu’avez-vous, ma petite, lui dit avec bonté la présidente de la Kermesse, êtes-vous malade ?

— Non, madame, répondit-elle, et ses grands yeux « couleur de rêve » avaient une expression navrée qui faisait mal à voir.

Le dernier soir de la Kermesse était arrivé, et les fêtes se terminaient joyeusement comme elles avaient commencé.

Marielle, à moitié dissimulée dans l’ombre du kiosque des fleurs, regardait cette foule bruyante qui s’agitait dans toutes les directions.

Jeunes filles et jeunes gens se promenaient deux à deux, achevant de nouer une idylle fraîche éclose et causant… de quoi cause-t-on quand on est jeune et que l’on s’aime ?

— C’est fini, pensait Marielle ; ils sont tous les mêmes, jamais je ne croirai en un homme.

Elle n’avait pas plus tôt fait cette promesse, qu’une voix pénétrante, une voix qu’elle connaissait trop bien, lui dit :

— Sommes-nous encore amis ou m’a-t-on déjà oublié ?

— L’aurais-je fait qu’il vous siérait mal de m’en faire le reproche, répliqua-t-elle avec un tremblement dans la voix.

— J’ai été malade….

— Malade, vous ? dit-elle, en le regardant à travers le voile de larmes qui obscurcissait ses yeux, malade à l’hôpital ?

— Non, pas tout à fait, répliqua-t-il avec un sourire ému, quoiqu’une chambre de pension soit souvent plus froide que des murs d’hôpital. J’ai bien pensé à vous pendant ces longs jours où la souffrance me clouait sur mon lit, et je me suis souvent demandé si vous aviez gardé mon souvenir avec le bouquet promis…

Marielle gardait sa tête baissée et ne répondait pas.

— Je songeais aussi, continua-t-il, mais c’était un rêve de malade, qu’il faut me pardonner, combien la vie serait encore douce et belle, si vous vouliez dévouer votre fraîche jeunesse au sort d’un vieux barbon comme moi…

Vous ne répondez pas ! dites-moi au moins que vous ne m’en voulez pas de mon audace ?

Comme Marielle gardait toujours le silence, il se pencha vers elle et vit que de grosses larmes roulaient sur ses joues et tombaient, en gouttelettes brillantes, sur les larges feuilles de palmiers qui leur servaient de retraite.

Il comprit sans doute l’éloquence de ces larmes, et, malgré les roses rougissantes, les chrysanthèmes qui, subitement ranimés, les regardaient avec de grands yeux, et les gardénias scandalisés, il prit entre ses deux mains cette petite tête brune, sur laquelle reposait tout l’espoir de sa vie, et lui mit au front un long baiser.


Lundi, 18 novembre.

Le Cap-Breton offre des aspects incomparables, où le pinceau de l’artiste trouverait des sujets inépuisables.

Je ne puis m’empêcher de mentionner, en passant, les lacs du Grand-Bras d’Or, qui se succèdent presque sans interruption et offrent de loin l’idée d’une mer immense.

Ce n’est qu’en la longeant qu’on s’aperçoit qu’une petite bande de terre, large à peu près de quelques pieds, sépare ces lacs les uns des autres. Les bords sont enchanteurs ; tantôt, ce sont des champs unis et verts, tantôt, ce sont des montagnes de pierre calcaire ; quelquefois, des îlots viennent rompre la monotonie des eaux, et l’œil demeure fasciné par ces décors pleins d’attirance.

À Sydney, l’océan forme un port de mer grandiose, où les vaisseaux sont absolument en sûreté.

La ville est construite de chaque côté du port et se trouve ainsi partagée en deux parties ; on les distingue sous les noms de Sydney-Sud et Sydney-Nord.

Sydney-Sud est, par parenthèse, la partie aristocratique de la ville ; il y a là une jolie église, dont je n’ai pu visiter l’intérieur, parce que les portes, je ne sais pourquoi, en étaient soigneusement verrouillées, un couvent spacieux et bien bâti, un grand hôtel, admirablement situé sur le port et pourvu de toutes les améliorations modernes ; le bureau de poste, tout nouvellement construit, est d’une architecture recommandable. C’est un édifice qu’on ap- prend bien vite à distinguer d’entre les autres, quand on arrive en pays étranger, et qu’une distance énorme nous sépare de tous les nôtres.

J’entrai dans une librairie, qui se trouva sur mon chemin, pour acheter un guide quelconque. Le libraire, M. J. G. McKinnon, se prêta fort aimablement, à défaut de guide, à toutes les questions que je lui posai sur la ville et ses alentours.

Lorsque je pénétrai chez M. McKinnon, il était occupé à corriger les épreuves d’un petit journal hebdomadaire en gaélique, appelé Mac-Talla, qui veut dire Écho, le seul qui se publie dans cette langue, non seulement dans la province mais par tout le Dominion.

J’en reçois, depuis, divers numéros à titre gracieux, mais les poèmes d’Ossian, faute d’intreprète, me dérobent leurs beautés émouvantes, et les plaintes de Fingal ne troublent pas le sommeil de mes nuits.

Au Cap-Breton, les habitants s’occupent de pêche ou travaillent dans les mines. C’est à Sydney-Nord que se trouve la mine de charbon la plus importante et la plus ancienne aussi, car elle est en opération depuis près de cent ans. L’orifice du puits est sur la pointe, à l’entrée même du port, de sorte que les travaux se font, dans une étendue de plusieurs milles, sous l’océan.

Le deuxième jour de mon arrivée à Sydney, je fis quelques démarches dans le but de visiter l’intérieur de ces mines, sur lesquelles j’avais déjà lu tant de détails intéressants.

La correspondante du Mail-Empire, de Toronto, Kit, avait écrit il y a quelques années une longue description d’une visite qu’elle venait de faire précisément à cette dernière mine que je viens de mentionner.

Je m’y rendis en voiture, parcourant ainsi une distance d’environ deux ou trois milles de la ville. Chemin faisant, mon automédon, un garçonnet de 15 ans, me racontait des histoires terrifiantes sur le sort des personnes qui y étaient descendues, mais rien de ce qu’il put inventer ne vint troubler ma sérénité quand j’eus aperçu le sourire malicieux qu’il avait peine à dissimuler.

Le directeur de la mine me reçut avec une bienveillante cordialité et me donna pour guide Joe Egan, dont le nom et le langage le rangeaient, sans hésitation, au nombre des fils de la blonde Hibernie.

À ce moment, deux jeunes étudiants de l’Université Harvard arrivèrent sur les lieux et se joignirent à moi pour cette expédition.

Il fallait d’abord descendre au fond du puits, c’est-à-dire à une profondeur de 750 pieds ! Maintenant que c’est fait, je puis bien avouer un certain battement de cœur, ressenti en pénétrant dans cette boite étroite et oblongue, qui nous descendit dans les entrailles de la terre avec une rapidité vertigineuse.

Les parois du puits sont recouvertes de feuilles de fer, car si une petite pierre, fût-ce même un gravier, venait à se détacher et à tomber de cette hauteur, sur la tête d’un visiteur, il en aurait immédiatement le crâne perforé.

Le léger choc que fit, en effleurant le sol, notre ascenseur d’un nouveau genre, nous avertit que nous venions d’arriver. Nous sortîmes de la boîte un peu ahuris comme si nous nous fussions tout à coup trouvés transportés dans une autre planète.

Quelle obscurité, mon Dieu ! quand j’y pense ! On ne saurait imaginer de si profondes ténèbres ; celles que nous donnent les ombres de la nuit n’y sont pas comparables.

Le premier soin de notre guide fut de nous procurer des lampes comme celles dont les mineurs se servent pour s’éclairer ; ce sont de petits bidons en ferblanc, de la grosseur et de la longueur du pouce, dans le bec desquels brûle une mèche en coton.

On voit en traversant ces longs corridors, taillés dans le roc, luire à distance ces lumières qui ressemblent à des étoiles ; elles passent, se croisent, brillent un instant, puis disparaissent comme des étoiles qui ont filé.

De temps en temps, quelque chose se met en mouvement auprès de vous ; c’est un câble qui tire, sur le petit chemin de fer à lisses, des wagons chargés de charbon jusqu’à l’orifice du puits. Vite, alors, notre guide nous faisait entrer dans une excavation pratiquée dans le mur pour laisser passer ces convois, car les passages sont si étroits que nous n’aurions pu rencontrer ces trains sans être infailliblement broyés.

Cinq à six cents hommes travaillent à l’intérieur de la mine, et il y en a presque autant à l’extérieur ; tous s’en vont dans leurs familles après leur journée faite, à l’exception de quelques gardiens qui font les rondes de nuit et qui ont soin d’une cinquantaine de chevaux dont les écuries sont confortablement installées au milieu même de la mine.

Nous leur avons fait une visite en passant, à ces braves bêtes, et, si l’on en juge par leurs croupes arrondies et lisses, l’absence de la lumière du soleil ne leur cause aucun regret. Quand, pour des causes extraordinaires, on est obligé de remonter ces chevaux à la surface, pendant quelques heures, ils semblent frappés de folie et s’épuisent en bonds et en cabrioles désordonnés.

La ventilation est très bien établie, aussi les explosions de feu grisou sont-elles extrêmement rares. Ce n’est pas besogne facile de marcher dans ces longues et étroites galeries ; le petit lampion que vous portez au doigt n’éclaire qu’imparfaitement votre route et parfois, la voûte devenant plus basse, il faut marcher à demi-courbé, ou gare aux heurts et aux meurtrissures !

On ne saurait décrire les sensations diverses qui vous agitent, ni les réflexions qui se présentent ; il y a du danger dans l’air, à chaque pas que vous faites, et cela donne à votre émotion naturelle plus d’intensité encore. Songez qu’en ce moment l’océan, l’océan immense et profond, roulait sur nos têtes, que les vaisseaux cuirassés de fer, les steamers passaient au-dessus de nous sans qu’un seul bruit de flots ou de cordages ne parvînt à nos oreilles. C’était l’ensevelissement, pire que celui des tombeaux.

Pendant ce temps, Joe Egan ne ménageait pas ses explications ; jamais je n’ai vu guide plus loquace. J’eus même l’honneur d’être comparée, quant à la bonne humeur et à la bravoure du moins, à Kit, dont il semble avoir gardé un excellent souvenir.

Descendre sept cents pieds sous terre pour avoir un compliment de Joe Egan, c’était bien la peine assurément !

Après avoir passé deux bonnes heures dans la mine, nous revînmes au jour. Jamais je n’ai trouvé la lumière du soleil plus belle que lorsqu’elle m’apparut dans la radieuse clarté d’une belle matinée d’août.

On nous fit signer nos noms dans le registre des visiteurs, et nous prîmes congé de Joe Egan, qui insista pour serrer ma main dans sa main noire et calleuse.

De retour à mon hôtel, je passai, pendant quelques jours, aux yeux de mon hôtesse et des habitués comme un phénomène de courage, si bien qu’après avoir entendu leurs appréciations, il m’est resté, aujourd’hui encore, comme la certitude d’avoir accompli un fait de haute valeur.


Lundi, 25 novembre.

Chapeaux bas, messieurs, et saluez !

C’est aujourd’hui la fête des vieilles filles !

Saluez profondément, car cette nombreuse phalange, dont vous vous moquiez si bellement au temps jadis, ne craint plus aujourd’hui de réclamer sa place au soleil.

Oui, le monde s’est sensiblement amélioré, sous divers rapports du moins. Autrefois, et cette époque n’est pas bien reculée de nous, lorsqu’une femme ne se mariait pas, on la rangeait parmi les membres inutiles de la société ; on concluait immédiatement que c’était le manque de grâces et de qualités qui l’avait vouée éternellement au célibat.

La pauvre n’était plus alors qu’un objet de ridicule. Manifestait-elle un désir, « Caprice de vieille fille ! » disait-on autour d’elle. Montrait-elle un peu d’humeur, fût-ce même pour les motifs les plus légitimes, « Grincheuse comme une vieille fille ! » s’écriait-on de toutes parts.

Jadis, à vingt-trois ou vingt-quatre ans, le préjugé populaire commençait à marquer d’un stigmate la femme non mariée. À vingt-cinq ans, c’en était fait. Avec la première épingle dans la coiffe de sainte Catherine, son triste sort était fixé.

La « vieille fille » alors commençait à se vêtir de vêtements plus sombres, à ne plus prendre part aux bals et aux fêtes, sous peine de voir le vide se faire autour d’elle comme autour d’une lépreuse.

Il n’y avait qu’un type de convention pour la désigner : nécessairement, la vieille fille devait être anguleuse, fanée, laide, désagréable de caractère, le cœur rempli de fiel et faisant sa nourriture quotidienne de thé et de scandales.

À toutes ces qualités on ajoutait le désir immodéré de courir à la conquête d’un mari, et les rires, les quolibets, les plaisanteries pleuvaient sur la malheureuse avec un ensemble qui ne se démentait jamais.

Aujourd’hui, si « nous n’avons pas changé tout cela, » des idées nouvelles ont singulièrement amélioré la situation.

Qui oserait, de nos jours, appliquer l’épithète de « vieille fille, » dans son sens injurieux, à cette classe de femmes, fraîches encore, gaies, actives en dépit de leur vingt-cinq ans.

Le préjugé recule les limites de son amnistie jusqu’à trente et trente-cinq ans, et, qui sait si, avec les générations qui vont suivre, le mot ne viendra pas à disparaître complètement.

À quoi cela est-il dû ? Au souffle d’indépendance qui a passé sur le monde. De nos jours, la femme qui ne se marie pas conserve quand même une position honorable et honorée dans la société. Elle se crée des devoirs, des occupations qui conviennent à son état ; elle jouit encore de ce que la vie offre de charmant, et elle apprend, dans les nouvelles obligations qu’elle s’est imposées, à être heureuse et contente de son sort.

Son grand secret consiste à se suffire à elle-même et à n’être, pas plus que l’homme, l’esclave de l’amour.

Et c’est ce sentiment, plus compris qu’exprimé, qui fait que, graduellement, l’ostracisme ne retombe plus guère que sur celles qui méritent le titre de « vieille fille, » dans sa pire interprétation.

Car, il y en a, cela, je ne le cache pas, et ces aigries du sort forment la classe des femmes qui, n’ayant eu dans leur vie qu’une seule occupation, courir après un mari, qu’un seul but, le mariage, voient toutes leurs espérances sombrer dans un amer désappointement.

L’on a déjà remarqué, et les statistiques d’ailleurs le confirment, qu’en général la femme de notre temps est peu pressée de se marier ; elle envisage plus philosophiquement un autre parti et, si le troubadour infidèle qui roucoulait à ses pieds vient à changer les couleurs de sa dame, elle se console aisément et ne veut plus, à l’instar des héroïnes d’antan, se laisser mourir dans sa tourelle.

Cet esprit d’indépendance s’affirme à tel point que les plus incrédules sont forcés de se rendre à l’évidence. Les Américains ont même inventé, pour désigner la femme qui ne se marie pas, un mot qui demeurera désormais dans le vocabulaire de la langue : the bachelor-woman ; et un magazine très populaire, qui consacrait dernièrement un long article sur les clubs, les occupations, etc., de ces bachelor-women, faisant une peinture exacte du bonheur dont elles jouissaient et du confort dont elles se plaisaient à s’entourer dans un intérieur aimable, ajoutait que plusieurs de ces femmes vivaient ainsi, de leur plein, gré, « in single blessedness, » ayant déjà et délibérément refusé des partis avantageux.

Je n’insiste pas sur cette dernière information ; je sais trop bien que je ne trouverais pas un homme dans toute la chrétienté pour y croire.

Cependant, en approfondissant bien la question de l’émancipation de la femme, on peut se demander à quoi on doit ce mouvement féministe, qui s’accentue tous les jours davantage, et qui, par quelques exagérations même, dépasse peut-être le but mais pour mieux l’atteindre ?

À ce qu’il y a peu ou pas assez de mariages. Les hommes, — soit parce qu’ils ne sont pas assez riches, disent-ils, soit pour autres raisons qu’il ne me convient pas d’apprécier, — demeurent célibataires, et la femme, forcément, a dû en prendre son parti.

Avec cet esprit d’indépendance qui commence à s’affirmer chez elle, elle a commencé, petit à petit, à essayer ses ailes et à voler seule dans ce vaste espace qui s’ouvrait à elle. Puis, ayant une fois goûté à cette vie de liberté, elle l’a trouvée si bonne qu’elle s’en est contentée sans regret.

Alors, dans sa nouvelle position, pourquoi s’étonnerait-on qu’elle veuille réclamer les droits et privilèges de ceux qui, jusque là, avaient fait seuls cette glorieuse lutte pour la vie ?

Vive donc Sainte Catherine ! N’a-t-elle pas, la première, jeté la semence de l’émancipation féminine en confondant quarante philosophes rassemblés pour trouver sa doctrine en faute ?

Et l’histoire se répète, voyez-vous. À Alexandrie comme ailleurs, au quatrième siècle comme au dix-neuvième, les hommes se laissent quelquefois encore berner — par les femmes.


Lundi, 16 décembre.

Une aventure plaisante est arrivée dans l’édifice de la New-York Life l’autre jour :

Une jeune dame a pris l’ascenseur pour se rendre au bureau de son mari. Juste au moment, celui-ci descendait par un autre ascenseur, et, apercevant sa femme qui montait, il se mit en devoir d’aller la rejoindre.

Pendant ce temps, madame X., ayant trouvé la porte du bureau fermée, était immédiatement descendue. Rendue en bas, quelqu’un lui dit :

— Votre mari vient de monter. Je crois qu’il vous cherche.

Vite, madame X. s’empresse de reprendre le prochain ascenseur.

La grande cage électrique n’avait pas plutôt commencé son ascension que le mari arrivait en bas dans une autre. Il regarde autour de lui et demande au préposé du troisième ascenseur :

— Avez-vous vu ma femme ici ?

— Oui, monsieur, répondit l’autre, elle vient de monter.

Le mari reprit donc un autre ascenseur ; il venait à peine de disparaître que sa femme descendait par un deuxième.

— Votre mari est monté vous rejoindre, dit le préposé de l’ascenseur.

— J’espère qu’il va m’attendre cette fois-ci, pensa-t-elle. Et elle remonta de nouveau.

Une seconde après son mari redescendait.

— Ma femme est-elle descendue ? s’informa-t-il.

— Oui, lui répondit-on.

— C’est bien, je vais l’attendre ici.

Il attendit cinq minutes, et comme les hommes, vous le savez, n’ont guère de patience, il s’impatienta et remonta.

D’un autre côté, sa femme, ne le voyant pas venir, conclut qu’il était parti pour tout de bon et redescendit sur le premier palier comme il venait de le quitter.

On l’informa du fait.

— Je vais l’attendre, dit-elle, en commençant à arpenter le corridor de long en large.

Finalement, elle se décida à l’aller rejoindre en haut, mais elle n’avait pas plus tôt disparu que M. X. sortait d’un autre ascenseur.

— Votre femme est remontée, lui dit quelqu’un.

Le mari marmotta un juron et partit pour s’en aller. À la porte, il hésita, changea d’avis et prit l’ascenseur qui montait.

Sa femme descendait au même moment.

Quand on l’eut informée que son mari venait de remonter, elle partit pour l’aller retrouver.

Hélas ! il redescendait pour la cinquième fois.

— Je veux que le diable m’emporte si je remonte encore une fois, dit-il exaspéré, je vais l’attendre ici, et il s’assit sur les marches de l’escalier. Une demi-heure plus tard, il était encore là tandis que sa femme, également animée de la même intention, l’attendait en haut dans son bureau.

— J’espère qu’ils se rencontreront dans le ciel, me dit l’ami facétieux qui m’a raconté ce trait.


Lundi, 30 décembre.

Hélas ! les vieux noëls, les naïfs cantiques — ces émouvantes et chères traditions du passé, — s’en vont donc eux aussi !

On ne les retrouve plus que dans les récits et les contes, et c’est en vain que le cœur, ému par ces réminiscences, demande aux échos de lui répéter les chants simples et beaux, rien ne se fait entendre…

On crie de tous côtés que la foi s’en va, qu’elle n’est pas aussi vivace, aussi ardente qu’aux anciens jours. Eh ! mon Dieu ! que fait-on pour l’activer ? pour ranimer l’étincelle qui luit encore au milieu des cendres refroidies ?

Il faut quelque chose qui frappe droit au but, un moyen infaillible et sûr qui aille au cœur, et ce moyen, ce n’est pas tant d’éblouir l’esprit comme de toucher l’âme.

Il faut ramener l’impie ou l’indifférent aux jours pleins de foi de son enfance ; à ce temps béni où il était si heureux de croire, et ce retour fera plus pour son âme que tout le reste.

Qu’est-ce que ces magistrales interprétations de classique musique, données cette année dans la plupart des églises, qu’est-ce que tous ces flonflons d’orchestre ont dit à l’homme du monde, allé à la messe de minuit pour oublier ses affaires et retremper son âme en retrouvant les émotions d’autrefois ?

Ils l’ont laissé indifférent, ennuyé, éprouvant un vague désappointement de ne pas ressentir les sensations qu’il espérait.

Qu’ont-ils dit à celui qui ne croit plus ? D’autres chants auraient peut-être, en évoquant les souvenirs de son enfance, éveillé des regrets, excité des remords, mais ses oreilles seules ont été amusées et son cœur est demeuré insensible.

Qu’ont-ils dit à la mondaine ? Ils ne l’ont pas distraite, croyez-moi, une seule fois de sa toilette.

Et qu’ont-ils dit au pauvre ? Ils ne lui ont certes pas fait oublier sa pénible condition ; ils ne lui ont pas parlé de Jésus dans sa crèche, de Dieu fait homme, humble et misérable comme lui, pour l’encourager et lui enseigner l’exemple de la souffrance.

Ah ! gardez donc vos superbes orchestrations, vos chants savants pour les autres fêtes, et donnez-nous une fois, une seule fois par année, nos chères pastorales, si poétiques et si mélodieuses, qui vont au cœur et le fondent si délicieusement.

Oh ! les douces et salutaires impressions d’une messe de minuit comme celle-la ! les bonnes larmes qu’elles mettent aux yeux, et les ferventes prières que murmurent les lèvres !

Comprendra-t-on jamais tout le bien moral qui résulte de ces solennités ?

Je le dis parce que je le sais, je le dis parce que c’est le cri de tous, et que je suis aujourd’hui l’interprète de la grande majorité :

Redonnez-nous nos antiques messes de Noël !

*

En certaines églises, on serait tenté de croire, si l’on en juge par les prix exorbitants, demandés pour les sièges, que la messe de minuit est une spéculation.

C’est le même prix qu’au théâtre, et la comparaison ne s’arrête pas là, puisque j’ai vu des hommes se rendre à l’église en cette occasion, vêtus de leur habit de gala.

Eh ! quoi, tout cela pour honorer celui qui eut pour abri une étable, pour édredon, un peu de paille ? Ah ! que le contraste fait réfléchir.

Oui, c’est pour ce même Dieu qui n’eut jamais une pierre pour reposer sa tête, lui qui est venu surtout pour es pauvres, qu’il faut payer à prix d’argent le privilège de venir l’adorer dans sa crèche ? Étrange paradoxe !

Aussi, les déshérités des biens de ce monde se trouvent-ils bannis de ces lieux.

Dans ces nefs resplendissantes de richesse et d’élégance, l’humble blouse du savetier ferait tache. Et le charpentier Joseph frapperait en vain à la porte :

« Ils n’ont plus de place, » pourrait-il répéter comme autrefois, il y a deux mille ans, en une pareille nuit…

Il y a de nobles exceptions.

À la cathédrale, notamment, le prix très modique des places ne varie en aucune occasion. C’est toujours dix sous pour le meilleur siège, en quelque endroit que vous le choisissiez.

Et pourtant, sur cette coupole de la grande cathédrale, une dette de deux cent mille dollars demanderait à être amoindrie…

Mais on a raison, la maison de Dieu ne doit être qu’un lieu de prière, où le pauvre et le riche puissent également se présenter devant Lui.