Traduction par inconnu.
Aucune (p. 107-169).


ANNÉE 1893.


Lundi, 9 janvier.

Rien qu’un mot aujourd’hui, je suis pressée, pressée.

Pressée par qui ? par quoi ?

Cela, je n’en sais rien, mais je n’ai pas plutôt une feuille de papier devant moi que je veux marcher, sortir, aller je ne sais où, flâner en un mot.

Voyez-vous, c’est encore le temps des fêtes et je me ressens de l’effervescence générale. L’atmosphère est si pure, si saine, il y a tant d’oxygène dans l’air, que la bise, en vermillonnant vos joues, vous souffle des idées joyeuses plein la tête, dilate le cœur comme quand on se sent si heureux qu’on ne sait pas quoi faire de son bonheur.

Cela n’arrive pas souvent dans la vie, ces états d’âme-là, tout de même cela se voit de temps en temps.

Mais, j’y pense, je ne vous ai pas encore fait mes souhaits de bonne année. Hélas ! il semble trop tard pour y songer.

L’année a déjà neuf jours, c’est presque une vieillie fille et comme elle est très honnête on en parle peu.

Le temps des accolades et des « bonne heureuse » est passé. Il reste encore, pour les jeunes gens retardataires, la pénible nécessité de remplir la liste de leurs visites. En voilà ce qui s’appelle un souvenir du premier de l’an !

Les maris cherchent à se récupérer de leurs dépenses, car leurs bourses ont subi de fameux assauts dans le temps des étrennes. Et les femmes !

Voyons, il ne faut pas dire qu’elles n’ont rien dépensé pour leur seigneur. Combien qui ont économisé dans l’achat de colifichets, sur une potiche dispendieuse, pour lui procurer la surprise de nouveaux boutons de manchettes, ou d’une épingle pour le nœud de la cravate.

Aussi, vous voyez que les sacrifices ne sont pas d’un seul côté.

À en juger encore par le nombre de femmes que j’ai vues dans les bureaux de tabac, la veille du jour de l’an, il y a des maris qui doivent avoir leur provision de cigares ou de porte-cigarettes pour toute leur vie.

Naturellement, ces dames n’entraient pas dans de pareils endroits pour satisfaire quelques caprice de toilette ; le lieu indiquait clairement le but de leur démarche et qui, pour son mari, qui, pour un ami, dépensait sans compter.

Voilà, pour revendiquer le droit que mon sexe possède, lui aussi, d’encourir sa part de déboursés au moment des étrennes.

Une pauvre femme entre autres m’a bien touchée. Elle était si légèrement mise par ce froid sibérien, avec sa mince robe d’indienne, son méchant châle et son cache-nez enroulé autour de sa tête, impuissant à la soustraire aux morsures de la gelée.

Elle entra, elle aussi, et, s’approchant du comptoir, elle marchanda discrètement quelques pipes en bois qui s’y trouvaient étalées. Une, surtout attirait particulièrement son attention. Elle coûtait soixante-quinze sous. C’était trop cher, sans doute, puisqu’elle la mit de côté et s’informa du prix des autres. Il y en avait de cinquante, de trente, de vingt-cinq, mais cette pipe de soixante-quinze la fascinait plus que tout le reste ; elle y revenait, la prenait dans ses mains, la tournait, la retournait en la considérant d’un œil d’envie.

Puis, elle défit le nœud fait à un des coins de son mouchoir et se mit à compter, pour la centième fois, j’en suis sûre, l’argent qui s’y trouvait.

Il y avait des petites pièces blanches et des gros sous, mais, pas en quantité suffisante, il faut croire, pour former la somme exigée, car elle remit le tout dans sa poche avec un gros soupir.

Le marchand, pendant ce temps, servait les autres pratiques. Quand il revint à sa pauvre cliente, celle-ci lui dit en désignant d’un geste l’a pipe de bois rouge à bout ambré, qui se prélassait dans son étui :

— je n’ai que soixante-neuf sous….

— Elle est à vous, dit le marchand avec bonhomie.

Puisse sa bonne action lui attirer une récompense sur la terre, et puisse-t-elle lui valoir, dans l’autre côté, de ne pas aller se fumer lui-même dans le grand fourneau des éternelles représailles.

Je voudrais que vous eussiez vu la tête de la femme ! Cela faisait du bien de la regarder. Les grandes reconnaissances comme les grandes douleurs, je crois, sont muettes ; elle dit simplement : merci ! mais le regard qui accompagnait cette parole valait plus que toutes les plus sentimentales tirades.

Le mari s’est-il seulement douté au prix de quelles privations sa femme avait amassé les quelques sous qui devaient servir à lui acheter son cadeau du jour de l’an ? Je l’espère.

Bon, qu’est-ce que je vais vous souhaiter maintenant ?

« La paradis dans le ciel » comme on dit à la campagne ?

Oui, mais, en attendant, un peu de paradis sur la terre, sans pommier, sans serpent, en gardant tout le reste par exemple.

Les années se suivent mais ne se ressemblent pas.

« Le temps est un vrai brouillon, écrivait cette spirituelle Madame de Sévigné ; nous le trouvons toujours remuant, rangeant, dérangeant et rendant toutes choses bonnes ou mauvaises et presque toujours méconnaissables. »

C’est ainsi. S’il nous rend meilleurs, tant mieux, et pour nous rendre pires, il n’aura pas trop à faire. En cette période fin-de-siècle, il reste peu à inventer de ce côté-là.

Il ne faut pas être trop pessimiste non plus et espérer plutôt « que tout arrive pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. »

Avec cela que tout va si vite dans le grand galop de la vie. Les morts, les naissances, les mariages, les larmes, les rires, se succèdent, s’entrecroisent, et, bien fin qui peut fixer quelque chose dans ce tourbillon général.

L’année 1893 apportera, elle aussi, sa part de tristesses et de sourires, et, c’est de tout mon cœur, que je désire que cette dernière soit pour tous la plus large.

Lundi, 16 janvier.

Je voudrais bien que l’on décidât, une bonne fois, ce que l’on doit croire de notre origine première.

Des anthropologistes n’avaient-ils pas déjà décrété que l’homme n’était qu’un singe perfectionné, et, bien que l’idée de redevoir quelque chose de soi-même à un chimpanzé ne soit pas trop flatteuse, le Darwinisme s’était soumis d’assez bonne grâce à considérer un jocko quelconque comme son père.

Maintenant, c’est autre chose, voilà que l’espèce humaine doit son origine à des légumes perfectionnés tout bonnement.

Savez-vous qui a fait cette découverte ? Une femme. Ce n’est pas mal trouvé, vous admettrez. Cependant, pour être juste, il ne faut pas lui donner tout le mérite de la nouveauté et de l’originalité.

Pythagore, l’inventeur de la métempsycose, n’a-t-il pas enseigné, bien avant elle, que les haricots avaient une âme ?

C’est en partant de ce principe, je suppose, que Madame Céline Renno a inventé le système de l’évolution végétale.

Il paraît que chacun porte en sa personne la marque indélébile de son origine première. Ainsi, par exemple, cette petite et grosse dame, dont le teint est d’un rouge éclatant, ressemble à une tomate, et cette jeune fille pâle et anémique serait sœur de l’asperge.

Ne dit-on pas aussi d’un odieux petit fat : Quel cornichon ? Et les femmes, dans l’exubérance de leur vive tendresse, n’appellent-elles pas leurs maris : cher chou ?

On ne saurait pourtant citer ce dernier exemple comme concluant.

Le catalogue des mots d’amitié féminins est vaste et se compose de matières un peu hétérogènes. S’il fallait s’en rapporter, pour l’origine du genre humain, à toutes les appellations que donnent les femmes, — les jeunes mariées surtout, — à leurs maris, on ne saurait où les classer.

Règne végétal, animal, minéral, tout est mis à contribution.

C’est une drôle de manière tout de même de témoigner son affection que d’affubler un pauvre homme de toutes sortes d’épithètes plus ou moins bien choisies, et, ridicules, dans tous les cas.

Je pense qu’on peut compter sur les doigts les femmes qui appellent leur mari, là, franchement, par le nom qu’il a reçu à son baptême.

C’est à qui inventera quelque petit nom, qui peut sonner bien doux à son oreille, mais qui ne laisse pas d’amuser les indifférents.

Ainsi successivement on entendra : mon chat, mon rat, p’tit vieux, mine, pauv’chien, etc., j’en passe et des meilleurs.

Quant à : bijou, chéri, mon cher, cela, on n’en parle seulement pas ; comme ce sont, après tout, les plus convenables, on leur en permettra l’usage, si toutefois elles veulent en rester là.

Mais l’imagination féminine est fertile : tous les jours il s’en invente de nouveaux, et, chaque petite mariée met quelque orgueil à créer quelque qualificatif qui lui soit propre.

Ainsi, que pensez-vous de l’idée de donner à son mari un nom féminin, de l’appeler comme j’entendais l’autre jour : ma petite fille ?

Je vous assure qu’il n’y avait rien de plus masculin que le héros en question. Probablement que ce terme ne se donnait d’ordinaire que dans l’intimité, où nous n’avions rien à voir, mais le malheur voulut que la jeune femme, un soir qu’il y avait de l’enthousiasme à la table de euchre, vint à lancer, dans un moment d’excitation joyeuse, cette malencontreuse épithète.

Vous pouvez juger de l’effet. Le pauvre homme ne savait où se cacher tant il était honteux. Aussi bien, je n’ajouterai rien pour ne pas augmenter sa confusion.

Un autre couple de ces heureux a trouvé mieux que cela encore.

Le mari appelle sa femme : Criquette ; lui, répond à son tour au surnom de Criquet, et, dans un commun accord, ils ont dénommé leur petite fille une délicieuse enfant de quatre ans à peine : petite Crique.

Aussi c’est très intéressant d’entendre, à une réunion d’intimes, la femme dire à son mari :

— Allons, Criquet, il est temps de partir.

— Comme tu voudras, Criquette. Où est petite Crique ?

Vous pensez que j’exagère, que je veux m’amuser. Point. C’est comme j’ai l’honneur de vous l’écrire : seulement avant de le faire, je me suis discrètement informée auprès de ce couple de grillons s’ils lisaient la « Patrie, » et, c’est sur leur réponse négative que je me permets de les livrer au public, sans crainte de froisser leurs sentiments.

On n’en finirait plus avec la liste de tous les petits mots d’amitié que les personnes du sexe donnent, bon gré, mal gré, à cette autre moitié d’elles-mêmes.

Quand, encore, ils ne sont que l’expression de leur vive tendresse, cette manie est, sans doute, toujours ridicule, mais il y a quelque chose de touchant qui vous la fait pardonner bien facilement.

Mais il y a des femmes qui appellent leur mari : mon chou, mon chat, pour ne pas avoir à leur donner leur véritable nom de baptême, lequel aurait le tort de ne pas leur plaire.

D’autres, ne font ni un ni deux changent ce nom entièrement, et tel, que vous auriez connu dès votre plus tendre enfance sous le nom de Michel, ne signera plus que Roméo après le mariage.

Cela me rappelle un brave garçon que j’ai connu chez nous, cultivateur de son état, répondant au nom de Mathias. Il se maria à une maîtresse d’école, celle, vous savez, qui s’opposa obstinément, par excès de modestie, à ce que les petites fille de sa classe s’assissent sur des bancs parce que c’était du masculin.

En bien, avec ces idées esthétiques, la dite dame, trouvant le nom de Mathias trop prosaïque, ne l’appelait plus après son mariage que Tébaldo.

Vous savez que, à la campagne, les innovations de ce genre sont peu appréciées. Le nom ne prit pas : on rit. on s’en moqua, on le défigura. De Tébaldo, on en fit Crébardeau, Rébadaud, etc., si bien que le pauvre garçon avouait que cela faisait le tourment de sa vie, et que de plus, avec ce nom nouveau, il ne se sentait pas marié du tout.

Ce qui est plus triste, triste à faire pleurer, c’est que ces surnoms, ces sobriquets, je devrais dire, — suggérés par l’affection conjugale — continuent encore par la force même de l’habitude, quand cette affection s’est refroidie, comme il arrive, dans quelques cas au moins.

Comme ils sonnent faux dans la bouche où la colère et le mécontentement ont tracé leur pli amer ! Quand l’épithète caressante accompagne les discussions acerbes, au lieu d’en atténuer le mauvais effet, elle les accentue davantage, soulignées qu’elles sont par la cruelle ironie des contrastes.

Passions rapidement sur ces exceptions au parfait bonheur filé par la généralité des époux, et continuons plutôt d’envisager le côté amusant de leurs petits travers.

Il y a des hommes et des femmes qui ne se désignent jamais autrement que par « son père» ou « sa mère, » soit qu’ils se parlent entre eux, soit qu’ils en parlent aux autres.

Un cas urgent faisait l’autre jour recourir une de mes amies au médecin le plus proche. Elle fut reçue à la porte par la femme du médecin même, qui, après avoir compris ce dont il s’agissait, cria à son mari :

— Viens vite ici, son père, on te demande.

— Oui, sa mère, répondit aussitôt le bon docteur.

Où était la dignité professionnelle ?

— Va demander cela à son père, disait-on un jour à un jeune enfant.

— Ce n’est pas son père, répliqua le petit, avec indignation, c’est mon père à moi.

En effet, le bon sens pratique de l’enfant ne comprenait rien à cette absurde manière. Cette manie peut aller de pair avec celle de jeunes mariés de quinze jours, qui s’appellent mutuellement : mon vieux, ma vieille.

Vous les entendez à chaque instant : mon vieux a fait ceci, mon vieux a fait cela, j’ai dit çà ma vieille, etc., etc.

Si l’amour doit se manifester de cette façon, il vaudrait mieux, comme dans la chanson : « s’aimer sans se le dire. »


Lundi, 6 février.

Un journal de cette ville suggérait au gouvernement provincial, l’autre jour, d’imposer une taxe de dix dollars à tout homme non marié, ayant plus de trente ans et retirant en salaire au moins cinq cents piastres par année.

Il n’y a pas de doute que, si l’on veut remplir le coffre du trésor public, voilà un excellent moyen. Bientôt, on aurait même des capitaux à placer dans les banques étrangères. Car le nombre des vieux garçons continue toujours d’augmenter ferme, en dépit de toutes les petites flèches qu’on leur décoche à droite et à gauche.

Maintenant, reste à savoir si l’on a trouvé, dans cette taxe prélevée sur nos vieux lions découronnés, le moyen de réduire leur chiffre toujours grossissant.

La persécution affermit plutôt une œuvre qu’elle ne l’ébranle ou ne la fait disparaître.

C’est une opinion généralement admise que, plus longue a été la guerre contre les adeptes d’une idée nouvelle, plus cette idée a de chances de triompher définitivement.

Dieu me garde de vouloir faire des héros des vieux garçons, ou de les faire poser avec le nimbe et la palme des martyrs. Ce serait d’un drôle, hein ?

Toutefois, je ne comprends pas bien qu’on leur fasse une guerre aussi acharnée. Eh ! mon Dieu, nous som- mes sur une terre de liberté, chacun ne peut-il pas agir à sa guise ?

Le Grand Maître, lui-même, n’a-t-il-pas laissé à ses créatures leur libre arbitre, et, si peu intéressants que soient les célibataires, n’y ont-ils pas droit tout comme les autres ?

Non seulement le bien, mais le mal aussi leur est accessible, et, tant pis pour eux s’ils ne savent pas mieux choisir ; ils en seront bien punis, laissez faire, par l’abandon où les laissera la vieillesse.

Des vieux célibataires, de leurs défauts, de leurs caprices, de leur égoïsme on en dit « pis que pendre, » alors, pourquoi vouloir unir leur détestable sort à celui d’une petite femme, bien douce, bien bonne, que l’on rendrait malheureuse jusqu’à la fin du chapitre.

Cette considération empêche même, j’en suis sûre, beaucoup de mariages ; ne se sentant pas d’aptitude à faire le bonheur d’une femme, quelques-uns de ces incorrigibles, font généreusement le sacrifice de se passer d’un souffre-douleur. Le beau sexe, au moins, devrait leur être reconnaissant de ce reste d’égard.

Il est assez amusant — pour ceux qui n’y sont point intéressés, naturellement, — de suivre les détails de cette petite guerre allumée contre cette intéressante partie du genre humain.

Aussi, jugez si ce sentiment d’animosité est général :

J’ai lu quelque part, que, dans une des contrées peu civilisées, dont le nom m’a échappé tout à l’heure, on brûlait vifs ceux qui, après un nombre d’années déterminé, ne s’étaient pas encore décidés à prendre femme. Pauvres hommes ! c’est bien le cas de dire qu’ils se trouvent pris entre deux feux.

Sans aller jusque dans les îles océaniques, chez nous, aux États-Unis même, n’a-t-on pas parlé de leur appliquer la loi du lynch et de les pendre haut et court ? Dans Ontario, on a proposé d’imposer aux célibataires une taxe spéciale, et, voilà que cet exemple menace d’être suivi dans la province de Québec.

En Autriche, on a été plus loin encore. Un député a déposé devant le parlement un projet de loi pour taxer les gens qui ne se décident pas à franchir le Rubicon du mariage.

Ah ! pour le coup, c’en était trop ; la gent persécutée s’est rebiffée, et voilà qu’à Vienne, histoire de lancer un défi à toutes les autorités, on a fondé un club pour les hommes non-mariés. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, parmi les statuts du nouveau club, le célibat est la condition première de l’admission.

D’ailleurs, pour rassurer l’âme des jeunes Viennoises, ce club n’a pas pour but de combattre l’institution du mariage, mais seulement de défendre les intérêts de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas prendre femme.

Ne peuvent pas ! oui, voilà le grand mot. Au fond de toutes choses inaccomplies, c’est cette impossibilité que l’on retrouve. Elle explique bien des bonheurs qui s’offrent et que l’on doit refuser, bien des rêves qui ne resteront jamais qu’à l’état de chimères.

Dans ce club dont je viens de parler, on cherchera, paraît-il, « à parer les ennuis d’une vie de célibataire. » Il y aura attenants un restaurant, une salle d’armes, un gymnase, etc.

Oui sait si les boutons aux chemises n’y seront pas plus solidement cousus que dans le boudoir de Madame ?

Je lisais, ces jours derniers, une étude sur les droits de la femme, écrite par le grand philosophe allemand Edouard von Hartman, l’auteur du célèbre ouvrage intitulé : « La Philosophie des Inconscients. »

Vous allez me dire que ce bonhomme et son opinion sur l’émancipation de la femme arrivent, sur le sujet qui nous occupe, comme les cheveux sur la soupe.

Patience ! Ce n’est pas mon intention de le discuter tout au long, bien que j’aie grande envie de le faire dans quelques chroniques subséquentes, car, il est excessivement consolant pour notre sexe. En attendant, je ne rapporterai ici que la partie qui se rattache aux vieux célibataires.

Il affirme, lui aussi, que tout homme, dépassant un certain âge, devrait être taxé par le gouvernement. Par exemple, au lieu d’encaisser les revenus pour le trésor public, on en fondrait des rentes. — comme qui dirait, des fonds de retraite, — pour les vieilles filles, lesquelles, dans tous les cas, ont droit, continue-t-il, à une pension de l’État.

Ce n’est plus de la philosophie seule, mais de la haute philantropie, dites-vous.

Bah ! ce sont des phrasettes en l’air. Avant que ce projet ne devienne loi, les vieilles filles ont, je le crains, des croûtes à manger.

Encore, passerait-elle, en dépit des grincements de dents des victimes, qu’il n’est pas bien sûr que cette mesure fût mise en vigueur.

Passe encore pour des rentes sur l’État, auxquelles les vieilles filles auraient autant de droit que ces centaines de fonctionnaires publics, inutilités encombrantes pour la plupart et parasites de la crèche du gouvernement, mais, de là à toucher l’argent d’une classe particulière d’anomalies sociales, il y a loin, et l’orgueil de plus d’une se révolterait avant d’accepter.

J’aime mieux l’idée de ce club d’hommes riches, récemment formé à Stockholm où tous les membres se sont engagés à épouser de pauvres filles.

Si l’un d’entre eux épouse une héritière, il est condamné à une amende de deux mille dollars que l’on présente ensuite à un couple dont la pauvreté est un obstacle à l’alliance légale.

Les clubs de ce genre sont rares ; on n’en cite qu’un par tout le monde entier, et il serait curieux de connaître le nombre de ses membres.

Si l’on devait juger par le courant des idées populaires, par cette habitude enracinée qui consiste à se servir du flambeau de l’amour pour éclairer le contenu du portefeuille, on serait tenté de croire que ce club n’est qu’un mythe, inventé par l’imagination fertile d’un journaliste qui a manqué de copie.

Lundi, 20 février.

À l’occasion de la sainte quarantaine, les jolies mondaines, celles à qui de trop délicates constitutions défendent le jeûne, ont cru à propos, pour apaiser la révolte de leur conscience, de s’imposer une mortification particulière.

Celle-ci a fait la promesse de ne pas manger de bonbons, celle-là de ne lire aucun roman, ou de ne pas aller au théâtre de toute la station quadragésimale.

Rira qui voudra, mais si l’on tient ces promesses, il y aura plus qu’un certain mérite.

D’autres choisissent un genre de pénitence, qui, à mon humble avis, ne semble pas aussi méritoire.

C’est ainsi que j’entendais deux jeunes dames annoncer, avec un petit air de martyr, qu’elles avaient résolu, pendant le carême, d’aller à la grand’messe, tous les dimanches, au Gésu.

Si quelqu’un peut m’aider à découvrir dans cette héroïque résolution, un esprit de renoncement quelconque, je lui en serai bien reconnaissant.

Depuis quand est-ce une pénitence d’aller au Gésu, de toutes les églises, la plus fashionable, la plus jolie et dont la musique d’orchestre ne serait pas repoussée par le Grand-Opéra ?

Ce n’est pas à coup sûr pour la distance. La rue St-Denis n’est pas loin de la rue Bleury, et, je ne crois pas que, pour si peu, on mette des pois dans ses élégantes bottines, ni sa plus vilaine toilette, ni son chapeau de l’an passé sur la tête.

Bonté divine ! comment on se fait illusion, comme on se donne facilement le change !

N’avez-vous pas remarqué qu’une personne en colère appellera ses emportements : des énergiques protestations ; une autre qualifiera un entêtement de mulet du nom de : fermeté ; et, telle, pour se donner le privilège de se fourrer le nez dans les affaires des autres, dira : c’est mon devoir.

Il arrive donc, ainsi, qu’on réussisse à se faire croire qu’on fait des sacrifices, tandis, qu’en réalité, on se sert de ce grand mot pour suivre plus facilement ses propres inclinations.

Eh ! quel peuple nous sommes, aujourd’hui, que le jeûne et les privations nous effraient tant.

Les anciens Canadiens, eux, faisaient une quarantaine autrement rigoureuse que la nôtre ; pas même une bouchée de pain à se mettre sous la dent, avant de partir, le matin, pour leurs rudes labeurs.

Tout le monde jeûnait, jusqu’aux enfants qu’on privait un peu sur la nourriture. Et non satisfait de ce retranchements extraordinaires, Jean-Baptiste faisait encore le sacrifice de sa pipe qu’il plaçait bien en vue, sur le haut de l’horloge, pour aggraver la pénitence, et ne la reprenait qu’à Pâques.

Josette, non plus, ne restait pas en arrière, — quelle femme le fut jamais quand il s’agit de sacrifice ? — et, la tabatière allait rejoindre la pipe, ou les colifichets se serraient soigneusement dans les grandes armoires.

Quelque invétéré que fût un ivrogne, jamais, il ne se serait permis de « rompre son jeûne » par l’ivresse ; je ne dis pas que cela le corrigeait, mais au moins, on pouvait compter sur cette « trêve de Dieu » pendant l’année.

Voilà la bonne manière d’entendre la pénitence et les mortifications. Ainsi, le meilleur jeûne pour les mauvaises langues serait de ne pas parler mal de leur prochain, pour les usuriers, de prêter sans intérêt, pour les avares, de faire l’aumône, pour les maris de ne pas aller au club, ou de se rendre agréables à la maison, pour les femmes, de racommoder le linge de leurs maris et de moins penser à la toilette.

Quant aux jeunes filles, elles devraient apprendre à faire la cuisine et à lire des livres sérieux. Les jeunes gens, eux, que leur recommander ?…

Ma foi, il y a tant de réformes à opérer qu’on ne sait vraiment pas par où commencer.

À tout le monde je raconterai l’anecdote suivante :

On dit que Louis XIV, un jour, s’accusait à son confesseur d’avoir manqué au jeûne.

Celui-ci lui répondit :

— Mangez un bœuf et ne péchez plus.


Lundi, 27 février.

— Qu’est-ce que l’on fera bien, se sont demandé les dames montréalaises, pour s’amuser tranquillement pendant le Carême ?

La réponse était toute trouvée. On bluffera. Les cartes, on le dirait, semblent avoir été inventées tout exprès pour ce temps ; c’est un jeu peu bruyant et très agréable pour les personnes qui s’y adonnent.

Et, ce n’est pas le petit nombre en notre bonne ville.

Il n’y a presque pas de soirées où il ne s’organise une table de jeu en un coin du salon ou dans quelque boudoir. On m’a même assuré que certaines dames promenaient toujours dans leur poche un paquet de cartes, et que telles autres s’ennuyaient à mourir dans les parties de plaisir où le bluff n’était pas invité.

Ces racontars peuvent être des calomnies pures et gratuites, aussi je vous prie bien de faire comme moi, de n’en rien croire.

Heureusement, cependant, que tout le monde n’est pas du même goût, et qu’il y a des personnes qui peuvent subsister sans les cartes.

Et, à celles-là, il reste toujours, même en temps de carême, le plus agréable, le plus doux des délassements : celui d’entendre de la belle et bonne musique. Car, entendons-nous. il y a musique et musique.

Je ne veux pas dire ici une accumulation de sons variés, une puissance d’exécution, un mécanisme ingénieux du doigté qui frappe l’oreille et l’éblouit, mais quelque chose de senti, de pensé, qui non ne aux notes la couleur et la signification du langage parlé.

Comme ils sont rares, ceux qui savent ainsi interpréter la musique.

Je ne parle pas de nos professeurs ; eux, ont les grâces d’état et sont tous enfants de la grande famille des musiciens, mais, enfin, il n’est pas donné seulement à ces talents extraordinaires d’interpréter les chefs-d’œuvre des grands-maîtres. Ceux-là peuvent, il est vrai, plus aisément surmonter les difficultés chromatiques, émerveiller leurs auditeurs par la souplesse et l’agilité de leurs doigts, mais, tous ceux qui ont une âme, peuvent, au moins, la laisser palpiter dans la plus simple des romances.

Un tapotage brillant ne suffit pas si l’on n’y ajoute l’expression, qui est comme la traduction de ses propres sentiments.

J’admirais l’autre jour dans un de nos coquets salons, une superbe gravure, intitulée : Le rêve de Beethoven. Ce tableau, suspendu avec un goût qui fait honneur à la maîtresse de maison, au-dessus du piano, représentait Beethoven endormi sur son clavecin au milieu de partitions. de concertos, de feuillets épars, de cahiers entre ouverts ; sur un coin de l’instrument, une plume et un encrier prêts à transmettre sur les pages encore blanches, les divines inspirations de son génie.

Au-dessus de la tête du maestro, flottent, légères, vaporeuses, idéalisées, les symphonies sublimes, les improvisations grandioses, les sonates extatiques qui prennent un corps et une âme pour visiter celui qui les créa.

Quelques-unes sont graves et tristes, les autres souriantes, rêveuses passent devant lui ou encore tourbillonnent deux à deux en se donnant la main.

Ah ! il les comprenait bien ces œuvres de son génie, lui, qui, dès l’âge le plus tendre, avait fait de son instrument, son meilleur ami, son plus intime confident, lui, qui disait un jour à celle qui partageait avec son art, son cœur et sa vie :

— Ce que je sens là, je ne puis vous le dire, mais mon clavecin va parler pour moi.

Les musiciens sont des poètes. Les arpèges et les trémolos sont leurs rimes et leurs hémistiches. C’est le même poème que les uns et les autres nous racontent, les uns en vers, les autres en sons harmonieux : poèmes d’amour, de naïve jeunesse, d’évocations célestes et de mélancolisantes tristesses.

Ce sont ces pages que les musiciens déroulent sur le clavier, et, auxquelles, leur intuition géniale peut donner toutes les splendeurs de l’orchestration.

Les philosophes de l’antiquité disaient que « notre âme n’était formée que d’harmonies. » Toutes modulations harmoniques, toutes intonations chorales et instrumentales devraient réveiller en nous les échos de nos concerts intimes, « de ces mélodies vagues et charmantes qui chantent au-dedans de nous, » et si nous prêtions une oreille attentive, ces notes nous parleraient une voix qui ne serait que l’interprétation de nos propres pensées.

Mais « la musique est une belle langue que les hommes ne savent pas toujours écouter. » Bien souvent, dans les salons, les premiers accords ne servent que de préludes aux conversations animées.

— Oh ! mon cher monsieur, disait une maîtresse de maison, mieux intentionnée qu’intelligente, à un artiste de renom, un morceau de musique, s’il vous plaît, la conversation languit.

Le professeur s’exécuta tout en méditant une petite vengeance qui le consolerait un peu du manque d’appréciation de son auditoire.

D’abord, il fit entendre une mélodie douce et plaintive qui couvrait à peine le susurrement des causeries qui avaient commencé à s’élever. Puis, il augmenta la force de son jeu, pianissimo, forte, crescendo, fortissimo !… Les notes empoignées avec force, frappées avec violence faisaient un fracas étourdissant. Quel bruit ! quel tintamarre ! Aussi bien, afin que chacun parvint à s’entendre, le diapason de la voix avait monté jusqu’au ton suraigu.

Brusquement, sans transition, le pianiste s’arrête. Et, dans l’espèce de stupeur créée par cette interruption soudaine, une voix aigre et perçante, emportée par la chaleur de la discussion, s’écrie :

— Nous les faisons frire dans la graisse !

On parlait beignets.

L’artiste était vengé.


Lundi, 13 mars.

Lundi dernier, en parlant du nombre de langues étrangères qui s’enseignent dans quelques-unes de nos institutions, je regrettais qu’on ne substituât pas à la plupart de ces idiomes, l’étude du latin, ajoutant que les femmes du moyen-âge, pourtant si arriérées dans leur éducation auraient eu honte de ne pas comprendre les textes de leur missel.

D’où quelques personnes ont conclu que je recommandais l’étude du latin seulement pour prier Dieu, et, qu’à mon avis on ne devrait plus traîner à l’église que des Psautiers de David ou autres livres de ce genre.

Loin de moi une telle pensée. Les meilleurs livres à apporter au saint lieu c’est son esprit et son cœur ; c’est encore là où se trouvent les meilleures prières, les plus vraies et les plus sincères.

Dans ce siècle où tout est surchargé, on dirait qu’on va jusqu’à emprunter, pour prier Dieu, les expressions exagérées de nos romans. L’amour, la douleur y sont représentés tels qu’ils devraient être, probablement, mais tels qu’ils ne sont que rarement.

Je déteste ces exagérations, parce qu’elles ne sont pas les notes justes de nos sentiments.

Je me rappelle surtout certaine amende honorable qui commence par ces mots :

« C’est le front prosterné dans la poussière, la bouche pleine de sanglots, le cœur broyé et humilié que je viens devant vous, Seigneur… etc. »

Il est rare qu’on se trouve réellement dans ces dispositions, et de deux choses l’une : ou l’on répétera ces paroles machinalement, l’esprit distrait, sans y attacher le moindre sens, ou, si l’on y réfléchit, on se sentira une fieffée hypocrite. J’imagine que le Seigneur est plus content de quelques mots bien sentis, partant du cœur, que de l’accumulation de toutes ces phrases boursoufflées et tapageuses.

Le latin est autrement utile.

Oui, j’ai dit : utile. Vous riez ?

Des femmes étudier le latin, c’est le comble, n’est-ce pas ?

J’oublie qu’il ne nous est pas permis de sortir d’un certain cercle tracé par l’obscurantisme et soudé par le préjugé des siècles.

N’importe, je me permettrai cette liberté, et, ceux qui ne la trouveront pas bonne, tourneront la page.

Je pourrais d’abord représenter que « le latin est la langue des esprits d’élite, » qu’elle a longtemps dominé en Europe où elle était la langue officielle, et que Fénélon la recommande dans ses traités sur l’Éducation des Filles.

Je pourrais encore, pour soutenir ma cause, dire que cette étude sert éminemment au développement intellectuel, qu’elle agrandit les horizons, fait apprécier la beauté des textes originaux et que, constituant la base ou plutôt l’élément le plus important de notre langue, cette étude s’impose même, mais il faut être pratique avant tout.

Donc voici :

On en a besoin partout : pour faire un peu de botanique, de chimie, de médecine, de pharmacie, pour décomposer et trouver la racine des mots. Puis les allusions, les citations latines des auteurs classiques, pullulent partout et le moindre mot sottement nous embarrasse et nous oblige de passer outre, à moins qu’on ne s’avise de traduire par la consonnance, ce qui donne quelquefois lieu à de singulières méprises.

On enseigne le latin dans les académies et les collèges de jeunes filles anglaises, et Dieu sait pourtant si les Anglais sont gens pratiques qui n’aiment généralement pas à perdre leur temps à des niaiseries.

Quand Eno, le fameux banquier américain, vint, il y a quelques années, se fixer à Québec, il donna comme institutrice à ses jeunes enfants une personne très accomplie, très instruite, qui avait fait son cours d’études aux Ursulines de Québec.

Mais, dans le programme des différentes branches à enseigner aux jeunes Eno, se trouvait le latin ; l’institutrice dut avouer qu’elle l’ignorait complètement, et au grand regret de cette dernière, on donna un professeur aux enfants et les appointements de l’institutrice en furent considérablement diminués.

À New York, la même chose se répéta pour deux ou trois canadiennes obligées, par des revers de fortune, de s’expatrier et d’aller gagner honorablement leur vie à l’étranger.

Dans une maison de millionnaire où la bonne étoile de l’une d’elles l’avait conduite, on offrait deux cents dollars par mois, — toute une fortune, quoi ! — à la jeune gouvernante pourvu qu’elle joignit à l’enseignement du français celui du latin.

Et remarquez qu’on n’exigeait pas un cours suivi, rien que des éléments, de simples notions qui prépareraient ces bambins de dix ou douze ans à une étude complète, plus tard, avec des professeurs compétents.

La pauvre canadienne dût refuser cette goutte du Pactole qui lui était offerte, et c’est toute sa vie qu’elle déplorera cette lacune dans notre système d’enseignement.

Par contre, une jeune anglaise d’Ontario obtint, séance tenante, une position enviée dans la direction d’un magazine très influent de la grande métropole américaine, grâce à ses fortes notions sur la langue que les philologues chérissent par-dessus tout et qu’ils ont dénommée « la langue intéressante. »

Les cas que je cite sont venus à ma connaissance, et combien d’autres encore que j’y pourrais ajouter, sans compter ceux que j’ignore.

Mais, c’est à vous faire un plaidoyer comme celui-ci que je perds, moi, mon latin.

— Est-ce assez ridicule, me semble-t-il entendre autour de moi, conseiller l’étude du latin quand on ne sait pas même écrire le français.

Et, cette idée me fait tant de honte, que je me sauve, sans avoir le courage de tracer un mot de plus.


Lundi, 20 mars.

Dites donc un peu, M. le Rédacteur, si j’écrivais que la ville de Montréal ressemble à l’enfer, parce qu’elle aussi semble pavée de bonnes intentions, croyez-vous qu’il y aurait libelle, et que Belzébuth me traduirait devant ses tribunaux correctionnels ?

Faudrait-il que je rédigeasse pour Sa Majesté Satanique une petite rétractation, bien polie, bien tournée, reconnaissant humblement que j’ai été mal informée, et que, considérant l’état déplorable où sont aujourd’hui nos pavés, ceux de l’enfer n’y ressemblent en rien ?

S’il en est ainsi, pour éviter ces désagréments, je m’abstiendrai de toute comparaison, et, mettons tout de suite que je n’ai rien dit du tout.

Poursuivant cependant, l’idée principale qui doit faire le sujet de ma chronique, je dirai qu’il a paru dans un des premiers Montréal de la « Patrie, » vers le huit mars, si je me rappelle bien, un article demandant une maison de refuge, entretenue aux frais de l’État, pour les infirmes et les miséreux qui déambulent tous les jours dans nos rues en sollicitant l’obole du passant.

Bon nombre de citoyens influents, paraît-il, approuvent cette idée et plusieurs échevins seraient encore disposés à seconder le mouvement qui se fait dans cette direction.

Oui, on l’admettra facilement, voilà, en effet, une excellente idée.

Mais les bonnes idées sont aussi nombreuses parmi nous que les étoiles du firmament et les grains de sable de la mer, et, elles restent presque toujours infructueuses et stériles.

Voyez donc, par exemple, depuis tant de temps qu’on parle des bienfaits d’une bibliothèque publique, où en sommes-nous avec ce beau projet ? Nos arrière-neveux l’obtiendront quand ils auront peut-être désappris çà lire.

Hélas ! il n’y a pas seulement les prédicateurs de la parole évangélique qui parlent dans le désert, les meilleurs discours, les plus sages paroles, trop souvent, vont où vont les neiges d’antan.

Et, pourtant, le besoin d’une maison de refuge est un besoin qui se fait sentir de plus en plus, Dieu sait !

Il n’y a rien de plus poignant que le spectacle de ces malheureux, mal vêtus, exposés aux intempéries des saisons, grelottants et bleuis par le froid, ou mouillés jusqu’aux os sous une pluie torrentielle.

Pendant que recouvert d’un épais manteau vous bataillez contre les rigueurs de la saison, luttant contre la violence du vent, la poussée de la pluie, vous songez pour ranimer votre courage au bon feu qui vous attend, à cet intérieur chaud et confortable où vous allez tout à l’heure reposer vos membres fatigués.

Eux, que vous laissez derrière vous, à quoi songent-ils ces déshérités de ce monde ? Quand ils auront lutté tout le jour, toutes les longues heures du soir, peuvent-ils seulement se consoler à la perspective du repos dans leur misérable réduit, aussi froid, aussi désolé que le ciel inclément.

Quel est ce monceau informe, homme ou femme, qui, accroupi près d’une borne, tient d’une main un vilain parapluie et de l’autre fait tourner la manivelle d’un méchant orgue de Barbarie, rendant, par saccades, des sons aigres et faux ? L’air qui grince ainsi devait jadis avoir été composé pour une fête ; son rhythme est joyeux, enlevé, mais aujourd’hui l’instrument est usé, le bras qui le tourne plus usé encore. Les sons arrivent traînants, alanguis, et, ces quelques notes perçantes qui s’élèvent encore, ne sont plus que les plaintes d’une lamentable désolation.

Oh ! je vous le jure, le cœur se serre dans la poitrine, et, pour un rien, vous voudriez emporter ces misérables loques, cette vieillesse malheureuse, cette musique pitoyable, tout charger sur vos épaules pour déposer votre fardeau dans quelque coin d’une de ces grandes cuisines de campagne, par exemple, où l’hospitalité est si généreuse, le feu si clair et le large chanteau du pain cuit sous l’âtre, si tendre et si frais…

Le lendemain, vous le retrouvez ailleurs, dans une autre rue, tantôt dans l’est, tantôt dans l’ouest, sans qu’un établissement charitable soit là pour ouvrir ses portes, recueillir cette misère et lui assurer une protection efficace.

Et il restera donc à la merci des éléments, en butte aux espiègleries des gamins, livré à cette foule indifférente qui lui jette son aumône le plus souvent comme on jette un os à un chien pour que ses cris ne nous importunent plus.

Que voulez-vous qu’il fasse ? Sans ce sou que la pitié ou l’égoïsme lui donne, il n’aura rien pour apaiser cette faim qui le ronge, rien pour ceux qui l’attendent anxieux dans son pauvre réduit ; c’est pourquoi, tous les jours, il reviendra jusqu’à ce que la mort l’enlève à cette existence de paria.

Quand cette maison de Refuge dont on parle sera fondée, j’y voudrais voir ce pauvre cul-de-jatte que l’on rencontre dans les rues St. Jacques ou St. Laurent et qui roule des yeux si pitoyables en vous tendant la main ; j’y voudrais voir encore le triste aveugle, qui, adossé contre l’édifice de la New-York Life, offre au public sa sébile de ferblanc.

J’y voudrais aussi le bon vieux à barbe blanche qui égrène son chapelet, les pieds dans la boue, près de chez Scroggie ; je l’y voudrais installé dans son bon fauteuil, près d’une fenêtre qui regarderait le ciel et je lui dirais :

— Récitez vos Ave, priez bien pour ceux qui ne prient pas, c’est votre aumône à vous, faites-la large et abondante.

Combien de ces crève-la-faim, de ces pauvresses dont les mains tremblantes se tendent silencieusement sur les marches des églises, accueilleraient avec bonheur l’asile qui s’ouvrirait à eux ! Combien de souffrances seraient adoucies, de vices, de fautes, de hontes prévenues, car la misère est mauvaise conseillère et le désespoir entre souvent par la même porte que la pauvreté.

Quand on aura ramassé tous les nécessiteux et les indigents dignes d’être secourus, on saura alors que ceux qui mendient encore ne méritent pas la compassion publique et personne que je sache n’encouragera la paresse ou le vice.

Qu’on ait une, deux, plusieurs maisons de refuge où les souffreteux seront nourris et logés, où des bonnes âmes iront distribuer les miettes de leur table et leurs vêtements démodés.

La charité, c’est encore la plus belle vertu, la seule de ses deux sœurs, la Foi et l’Espérance, qui subsistera là-haut quand la terre

« … tombera dans l’éternelle nuit ! »

Lundi, 27 mars.

Le soleil se fait plus chaud, et, déjà, ses rayons sont si pénétrants, que les belles frileuses même consentent à se dégager de leurs caressantes fourrures.

Les toilettes de la saison dernière ne valent plus rien, il faut les mettre de côté et s’en procurer de nouvelles.

Faire des emplettes en un mot, magasiner, si vous l’aimez mieux.

Je ne sais pourquoi on fait de cette occupation un amusement, une distraction primant toutes les autres. S’il faut en croire quelques-uns, les femmes trouvent un plaisir inouï à faire le tour des magasins, à faire étaler devant elles les dernières nouveautés, sans acheter pour un sou vaillant.

Que de sarcasmes, que d’histoires satiriques sur ces dames qui tiennent les commis sur les dents, qui font sans sourciller vider devant elles le contenu des tablettes, bouleversant, froissant dentelles, rubans, et qui repartent ensuite recommencer ailleurs le même manège.

Alors, on s’apitoie sur le sort de ces pauvres commis qui s’épuisent pour plaire à leur capricieuse clientèle, qui déplient les lourdes pièces, n’épargnant ni les discours persuasifs, ni les plus engageantes paroles pour faire apprécier leurs marchandises, et tout cela en vain.

Sans doute, on a raison, en quelques circonstances du moins ; mainte acheteuse ne prend pas assez en considération les peines et les fatigues de ceux qui la servent.

Il fait souvent peine de lire, sur les figures sans fraîcheur et dans le large cercle bistré qui entoure les yeux des demoiselles de comptoir, une si profonde lassitude.

— Je suis tellement fatiguée, que mes jambes ont peine à me supporter, entendais-je dire un jour par l’une d’elles à sa compagne.

Et malgré tout, il fallait aller ici et là, servir d’automate, supporter le plus gracieusement possible les rebuffades des clientes et souffrir son martyre le sourire aux lèvres, jusqu’aux dernières heures du soir.

Je ne crains pas de le dire, il faut être bien mal apprise, n’avoir que peu de sentiments nobles dans le cœur, sentir la parvenue d’une lieue, pour rudoyer ses inférieurs comme le fait quelque soi-disant dame.

Il y en a trop malheureusement qui croient que c’est le suprême de l’élégance et du bon ton que de trouver à redire de tout et sur tout, de faire constamment sentir à ses subalternes leur infériorité dans l’échelle sociale. Et la plupart du temps, qu’on ne s’y trompe pas, la différence n’existe que dans le nombre des écus et non dans la naissance et la bonne éducation.

Quoiqu’il en soit, c’est un drôle de monde que le nôtre, où ceux qui ne sont pas opprimés deviennent oppresseurs, où il ne semble y avoir que victimes et bourreaux.

Car, il arrive, et plus souvent qu’on ne le pense, — tant il est vrai de dire que toute médaille a son revers, — qu’au lieu d’avoir à plaindre les commis derrière leur comptoir, c’est nous qui sommes à leur merci.

Je n’ai jamais compris qu’on puisse éprouver tant de plaisir à aller faire des emplettes ; il faut que ce soit dans d’autres conditions que celles que nous subissons d’ordinaire.

Quand on n’a qu’une paire de gants ou un bout de ruban à s’acheter, on conçoit que la besogne soit assez agréable, mais quand il s’agit d’un achat sérieux, c’est autre chose.

D’abord, dès que la porte s’est fermée sur vous, vous êtes accaparée, monopolisée, et on ne vous laisse de repos que lorsque vous êtes sur le trottoir. On empile devant vous arguments et étoffes ; on vous assure que c’est ce qu’il y a de « plus nouveau, » « une marchandise importée que l’on vient de recevoir, » et mille autres phrases de commande, qui constituent ce que l’on peut appeler : l’argot de comptoir.

C’est en vain que vous essayez de vous en défendre, de prétexter telle ou telle raison pour refuser poliment, — car on n’aime pas à brusquer les gens, — rien n’y fait.

— Vous n’aimez pas la couleur ? En voici une autre.

— C’est la qualité qui ne convient pas ? Qu’à cela ne tienne, on vous en donnera de meilleure. — C’est trop dispendieux ? On vous en montrera « dans les bons marchés. » Il arrive souvent que désolée, ennuyée d’avoir causé tant de dérangements, ou éblouie par le flux de paroles, vous achetez quelque chose que vous n’aimez pas et dont vous regretterez longtemps le choix.

Décidée à ne pas me faire berner, j’entre l’autre jour dans un magasin et j’expose d’une manière catégorique ce dont j’ai besoin :

— Avez-vous, dis-je, une étoffe de tel genre ? Celle-là, pas d’autre.

— Oui, madame, me répond-on avec empressement. Et l’on me conduit à un siège où l’on m’installe avec forces civilités.

Le commis commence à tirer les étoffes des rayons, lainages carreautés, rayés, à grands et à petits ramages, tout y est, excepté, comme de juste, ce que j’avais spécifié.

Vous me croirez si vous voulez, mais sur six magasins, bien comptés, que j’ai parcourus, en répétant partout la même demande aussi explicitement faite, il n’y en a eu qu’un seul où l’on m’ait répondu tout de suite :

— Nous n’avons pas ce que vous demandez.

Dans tous les autres, on m’a promenée de comptoir en comptoir, vantant ceci, prisant cela et me faisant perdre un temps considérable que j’aurais pu mieux employer ailleurs.

Je ne connais pas le système que l’on adopte dans quelques magasins, mais, j’ai dû conclure en plusieurs cas, d’après l’insistance des commis auprès des acheteurs, que plus les ventes étaient nombreuses, plus ils étaient rémunérés.

J’ai rencontré, samedi dernier, une jolie fillette de ma connaissance, qui s’en allait prestement, le nez au vent, dans la rue.

— Venez-vous avec moi ? me dit-elle ; j’ai à faire l’emplette d’un manteau de printemps, et vous m’aiderez à choisir. Ce sera très amusant.

— Amusant ? hum ! pensai-je. Vous m’en direz des nouvelles à la fin de la journée, ma toute belle.

Tout de même, je me joignis à elle, et nous avons commencé ensemble notre tournée.

Qu’il me suffise de dire que je ne recommencerais plus pour les richesses des Aztèques.

Il n’y a pas un manteau, fut-ce le plus absurde, que ma compagne n’ait essayé, sans qu’on lui ait assuré qu’il seyait à ravir et que c’était justement ce qui lui convenait.

Dans bien des cas, ces coupes parfaites dansaient sur ses épaules ou l’étranglaient au collet, mais, n’importe, on tapait sur les épaules, pour faire disparaître les plis, on pinçait la taille pour en dissimuler quelques autres, puis, on déclarait, qu’il n’y avait pas de manteau sous le soleil pour surpasser celui-là.

Pendant un instant, j’ai cru qu’il faudrait avoir recours aux supplications pour se défaire de ces pressantes importunités.

Une fois même, mon amie alla jusqu’à dire, pour se débarrasser de ces obsessions, que sa bourse n’était pas assez forte pour lui permettre l’achat immédiat d’un article aussi dispendieux que celui qu’on lui offrait. Vite, on lui propose de l’envoyer quand même chez elle, où elle paierait sur livraison, ou encore de déposer un léger à-compte entre les mains du caissier à condition que le manteau lui serait réservé jusqu’à ce qu’elle eût complété la somme.

Et il arriva qu’elle laissa, avant de partir, un dollar pour cet à-compte, quitte à téléphoner, quelques heures après, de remettre le manteau en vente.

Je ne parle pas de tous ceux qu’elle avait consenti à recevoir chez elle « en approbation, » se réservant alors de les refuser tout à son aise.

Vous me direz que ces concessions dénotent beaucoup de faiblesse de caractère ; vous avez raison. Que voulez-vous ? quand on est traqué de la sorte, acculé à un mur, il faut essayer d’en sortir le mieux que l’on peut.

Quelques paroles sèches, une verte semonce ou une plainte à l’administration feraient sans doute cesser cette espèce de persécution, mais, il répugne à la bonté de quelques cœurs d’avoir a employer des mots désobligeants et encore plus d’exposer une pauvre ouvrière à perdre son emploi, et, l’on s’en va sans rien dire, mais en secouant la poussière de ses souliers.

Les Anglais, sont, en général, plus indépendants : ils offrent leurs marchandises et, à votre aise, achetez ou n’achetez pas. C’est le meilleur système.

Naturellement, toute règle a ses exceptions, je pourrais nommer plusieurs endroits, ou la clientèle est servie avec tous les égards possibles. Cependant, il n’y a pas encore assez de justes pour sauver Sodôme.


Lundi, 24 avril.

C’est le temps et le moment des encans !

Pas une rue ou ne pende à quelque maison le drapeau sinistre, où les gens n’entrent et les meubles ne sortent pêle-mêle, dans un désordre horrible. On dirait déjà une maison abandonnée, où les malheurs, la mort même auraient dispersé les habitants.

Mais il n’en est point ainsi ; c’est de gaieté de cœur souvent qu’on ordonne ainsi la dispersion de tous ces objets, parce que le mobilier est un peu démodé, défraîchi pour faire place à de nouveaux venus plus coquets, plus pimpants.

Et les grands fauteuils, silencieux témoins de scènes intimes, les porcelaines fêlées, la vieille horloge qui a marqué tant d’heures heureuses, sur laquelle, chronomètre impartial et vigilant, tant de fois les yeux se sont fixés aux moments d’attente anxieuse, tous gisent, là, désolés, dépouillés de tous les ornements dont on les paraît jadis, n’attendant plus que l’instant fatal de la séparation.

Où iront-ils ? quel sort l’avenir leur tient-il en réserve ?

Déjà des figures curieuses et indifférentes commencent à passer ; des mains sacrilèges palpent les doublures, soupèsent les bronzes, retournent les tableaux.

Et de toutes ces choses s’échappent comme une odeur de temps qui n’est plus, « comme une poussière de choses mortes. »

— On ne respecte donc rien, se disent en eux les meubles navrés.

Un fauteuil capitonné que regardait une mignonne berceuse lui dit :

— Te souviens-tu comme, à certains soirs, nous étions près l’un de l’autre ? nos bras se touchaient, du frôlement de nos damas se dégageait je ne sais quel parfum subtil qui nous enivrait tous deux, et jamais tu ne me paraissais si jeune et si fraîche dans ta toilette rose, ma jolie, que ces soirs-là.

— Hélas ! soupira la berceuse, qui nous eut dit que nous serions si tôt et si cruellement arrachés l’un à l’autre ? Combien de fois, j’ai bercé à leur tour la douleur, l’amour ou l’espérance et aujourd’hui on nous renvoie. Auriez-vous cru, cher ami, les hommes si inconstants et si oublieux ?

— Les hommes sont bons, pourtant, dit une causeuse cherchant à secouer les dentelles de ses coussins : maintes fois, je les ai entendus énoncer les plus belles théories, les plus généreux sentiments, mais dans leur âme d’hommes, ils ne comprennent pas que ce monde matériel qui les entoure puisse sentir et souffrir comme eux.

— Devrait-on, s’écria une table de laque un peu boiteuse, nous délaisser ainsi ? nous avons été, tous tant que nous sommes, de bons et loyaux serviteurs, et voilà comment notre zèle est récompensé. Que de fois, j’ai ployé sans murmure sous le poids de fardeaux trop lourds dont on me chargeait, jusqu’à ce qu’enfin, poussée par le pied d’un maladroit, je sois tombée et aie gagné dans ma chute cette blessure qui m’a valu l’exil…

— J’ai froid, gémit sourdement, un secrétaire de bois de rose, dont les casiers étaient vides et les tiroirs ouverts ; on m’a enlevé mes secrets, ma vie, tout ce que j’ai de plus cher. J’ai gardé sur toutes ces effusions un silence discret, jusqu’au jour où l’on est venu m’arracher ces chères confidences, piller, saccager ces reliques que je conservais avec un soin jaloux. En vain ai-je essayé de lutter, j’ai vu partir mon âme, avec le déchirement des adieux éternels, et depuis ce temps, mon cœur ne connaît plus que le vide sans nom de l’oubli. Je cherche partout mon âme sans pouvoir la retrouver…

Devant une douleur si poignante tous les autres meubles s’émurent plus profondément encore. Les bibelots sur les étagères, les consoles soupirèrent dans leur langage le chagrin de la séparation.

Une petite bergère en biscuit, avec son grand chapeau coquet et sa houlette gentille, faisait surtout peine à voir :

— Ah ! si l’on nous sépare, dit-elle à son berger éternellement condamné à jouer du chalumeau, vois-tu, Doris, j’aime mieux mourir.

Seul, le piano ne disait rien, muet et lugubre, il s’enfonçait plus avant dans l’encoignure sombre. Quelles mains désormais caresseraient ses notes d’ivoire ? Qui éveillerait dans son âme les échos des vieux airs qu’on aimait autrefois ?… Et trop tendue une corde vibrante se cassa brusquement et remplit l’air d’un long et mélodieux gémissement, résonnant tristement dans la mélancolisante atmosphère du grand appartement.

— Ah ! pauvre moi ! dit encore une petite chaise dorée, je tremble de connaître mes nouveaux maîtres. Je suis si petite, si fragile, qu’un souffle même ternit mes ors. Ah ! dites donc, le monde est-il si méchant ?

À cette question, tous les meubles se regardèrent sans oser répondre.

Une voix enrouée vint rompre ce silence. C’était un antique coucou, à qui l’on prêtait pour le moins un siècle, qui, dans le bouleversement du moment précédant la débâcle, avait été transporté, on ne sait trop comment, du grand corridor au salon de famille.

— Si le monde est méchant ! dit-il avec un ricanement sinistre, comment pouvez-vous avoir vécu jusqu’à ce jour et paraître l’ignorer ? Trop longtemps vous avez dormi sous vos housses, mais moi dont l’œil est ouvert et le jour et la nuit, je puis vous dire le résultat de ma longue expérience.

Vous vous étonnez qu’on vous soit infidèle, qu’on oublie si tôt vos bons et loyaux services ? mais, ignorez-vous donc que l’inconstance et l’ingratitude sont inhérentes à la nature humaine ? Les poètes chantent sur tous les tons la versatilité des hommes et leurs caprices. Ce qu’ils font pour nous, ils le font pour leurs semblables. Quelle pitié pouvez-vous alors en attendre ?

Vous parliez il y a un instant, petite causeuse, des généreux sentiments que vous leur aviez entendu énoncer. Vous êtes plus heureuse que bien d’autres qui n’ont entendu que les plus noirs complots et les plus viles calomnies. Apprenez, belle madame, que toutes leurs superbes théories sont autant de paroles qu’emporte le vent, et que la bouche qui vous sourit aujourd’hui vous déchirera demain…

— Vieux pessimiste ! gronda un tabouret.

— Oui, de combien de duplicités, d’hypocrisies, d’égoïsme n’ai-je pas été le témoin dans ma longue carrière ? philosopha le coucou… Ah ! ne regrettez pas d’appartenir à ces hommes qui vous semblent si supérieurs ; le balancier de cuivre qui bat dans mon bois d’acajou est encore moins dur que leur cœur….

— Aucun d’eux n’a donc trouvé grâce à vos yeux ? hasarda timidement une modeste jardinière. N’avez-vous jamais aimé ?

— Pourtant, oui, répondit le poudreux centenaire devenu soudain pensif et rêveur. J’ai souvenance qu’un jour….

Mais, ici, un bruit se produisit dans sa gorge qui l’empêcha de continuer. Ses rouages grincèrent et sur le timbre vibrant, le marteau frappa lentement…

Il était dix heures et l’encanteur commençait la vente en mettant le coucou aux enchères.

Lundi, 15 mai.

Je cheminais, il y a une dizaine de jours, tout doucement, dans la rue St-Denis, — la rue St-Denis, vous savez, c’est le grand boulevard de Montréal, — quand j’aperçus tout à coup, à deux pas devant moi, luisant et neuf, un fer de cheval que le sabot d’un coursier vigoureux venait, sans doute, de lancer sur le trottoir.

Croiriez-vous que j’ai passé outre, sans accorder un regard à ce morceau d’acier gisant devant moi ? Croiriez-vous que, dédaigneuse et fière, j’ai repoussé du pied ce léger obstacle qui se trouvait sur mon passage ?

C’est qu’alors vous ignoreriez, toute la vertu occulte qu’il y a dans une trouvaille comme celle-là.

Trouver un fer à cheval ! — et tout le monde à la campagne peut vous l’apprendre, — c’est ce qui eut vous survenir de plus chanceux. C’est comme si la fortune elle-même, interrompant sa course vagabonde, s’était laissée choir sur votre passage.

Or, élevée au sein des plus vieilles traditions, des antiques coutumes, je n’ai pas manqué de m’imprégner un peu de l’atmosphère superstitieuse où j’ai grandi.

De telles croyances, pas trop n’en faut, mais pourtant quelques légères teintes ? bah !

Cela amuse et aide à charmer la vie qui n’est pas elle-même, parfois, des plus attrayantes, la pauvre ! Cependant, ne nous chicanons pas avec elle, nous lui devons de bons moments de temps à autre, ne l’oublions pas.

Mais, pour revenir à mon sujet, mes superstitions à moi ne sont pas dangereuses, ni bien sombres non plus.

Je me contente simplement des présages qui peuvent être de bon augure, éliminant soigneusement tout ce qui se pourrait interpréter comme signe de malechance.

Les rêves dorés de mon sommeil me mettent en gaieté tout le jour, et j’oublie les cauchemars après mes premières ablutions matinales.

Tout à fait disposée donc à ne rien négliger qui pût me procurer quelque plaisir, je saluai avec empressement ce gage de bonheur inespéré qui s’offrait à moi.

D’abord, j’examinai dans quelle position il se trouvait. Ce détail, bien qu’il puisse sembler insignifiant, est d’importance capitale.

Si le fer est tombé de telle ou telle manière, cela lui donne telle ou telle signification qu’il convient d’étudier avant de le relever.

Mais les dieux soient loués ! il était tout ce que la plus scrupuleuse superstition pouvait exiger ; les crampons en l’air et trois clous y adhéraient encore.

Trois ! nombre impair et chiffre fatidique… rien ne manquait donc pour que la chance fut complète. J’étais gâtée par le sort.

Je fis le reste du trajet, tenant précieusement le talisman dans ma main, sans plus me soucier des sourires moqueurs échangés sur mon passage, que si j’eusse été seule au monde.

Arrivée chez moi, après avoir reçu les chaudes félicitations de ma vieille bonne, qui croit à la vertu d’un fer à cheval comme les Mahométans croient au Coran, j’accrochai triomphalement ce trophée d’un nouveau genre, la courbe en bas, to keep the good luck in.

Et maintenant me voilà prête pour tout ce qui peut m’arriver d’heureux. Je m’attends à tout : à recevoir des surprises agréables, à trouver des mines d’or et d’argent, etc., etc.

En attendant, j’époussette tous les jours mon porte-bonheur.

Surtout, qu’on ne rie pas.

Chacun a sa marotte ici-bas ; les plus grands philosophes, voire les plus incrédules, n’ont pas été au-dessus de quelque faiblesse de cette nature.

Superstition pour superstition, la mienne en vaut bien une autre. Elle vaut, dis-je, celle d’une jeune montréalaise avec qui l’autre jour, je descendais la rue.

Arrivée devant une maison dont on était à réparer la façade, elle s’arrêta brusquement :

— Traversons, me dit-elle.

— Pourquoi ? demandai-je assez interloquée de cette détermination subite.

— Vous voyez cette échelle !

— Oui, mais elle n’obstrue en rien notre passage. Le trottoir est entièrement dégagé et nous pouvons passer. dessous sans encombre.

— Dessous ? reprit-elle, jamais de la vie ! Vous ne savez donc pas ?

— Non. Qu’est-ce ?

— Quand on passe sous une échelle, répondit d’un ton tragique mon interlocutrice, cela veut dire sept ans sans se marier….

Nous avons traversé de l’autre côté de la rue.


Lundi, 29 mai.

J’ai fait la nuit dernière un singulier rêve qui a fait revivre bien des souvenirs endormis dans un coin de ma mémoire.

J’avais reçu, la veille, une longue lettre d’une amie de Québec, me racontant avec force détails le commencement d’incendie qui vient d’avoir lieu à la chapelle extérieure des Ursulines, et il faut croire que j’en ai fait la lecture à une heure du jour où les impressions laissent une trace très profonde, puisque de nouveau, cette scène s’est reproduite dans mon sommeil, et, cette fois, plus terrible encore.

L’incendie était à son comble ; il me semblait entendre le crépitement sinistre des flammes ; des torrents de fumée s’échappaient en tourbillons ; des jets de clartés vives et claires s’élançaient dans les airs, projetant des lueurs terribles dans un firmament chargé de nuages sombres.

Émue et glacée de terreur je regardais, du fond du grand jardin où j’étais réfugiée, cette scène d’une majesté indescriptible, quand je me sentis heurtée par quel- qu’un que je ne pouvais voir, et un doigt se tendit vers le lieu même de la conflagration, tandis qu’une voix me disait :

— Regarde !

Et je vis, au milieu de ce brasier ardent, une petite lumière qui tranchait, par son ton plus intense et plus vif, sur les flammes qui l’entouraient. Elle brûlait immobile et sans vaciller, se dégageant pure et sans alliage du foyer incandescent qui l’environnait.

Ce phénomène merveilleux dura jusqu’à ce que les flammes de l’incendie s’éteignissent complètement. Seule, la petite lumière continua de briller dans l’espace, et dans les ténèbres qui enveloppaient maintenant le théâtre du sinistre, elle semblait un pâle rayon de clarté céleste échappé au nimbe d’une vierge.

Curieuse, je cherchais dans mon esprit l’explication de ce phénomène quand la même voix que j’avais entendue me dit encore :

— Est-il possible que tu aies déjà oublié ? C’est la petite lampe qui ne s’éteint jamais

Et je m’éveillai.

Non, je ne t’ai point oublié, ô douce lumière qui a rayonné sur mes jeunes ans. Si les années et les vicissitudes ont parfois obscurci ta pâle clarté, tu es demeurée cachée et non éteinte, tels, ces flambeaux que portaient dans les catacombes les premiers chrétiens.

J’ai souvenance d’avoir lu, dans l’heureux temps où l’on croit aux contes merveilleux, la touchante histoire de Madeleine de Repentigny dont les vieilles annales des Ursulines conservent encore le nom.

C’était en 1717.

Un jeune sauvage appartenant à la grande tribu iroquoise, dans une rixe avec un Français qui avait insulté sa sœur Fleur du Printemps, avait tué son adversaire.

Le jeune Indien, qu’on avait baptisé sous le nom de Paul, était, selon l’histoire, un des types les plus beaux de la race guerrière : grand, bien fait, intelligent, il avait été adopté et élevé par un éminent ecclésiastique de ce temps, lequel, destinant son protégé à la prêtrise, lui avait donné toute la science nécessaire.

Mais le sang des vaillants chefs, ses pères, coulait trop bouillant dans les veines de Paul, et quand il eut atteint l’âge de majorité, il alla rejoindre son peuple.

Or, le jeune Iroquois avait quelque temps auparavant sauvé des eaux Madeleine de Repentigny. À la vive reconnaissance de celle-ci se mêla bientôt un sentiment plus tendre qui changea toute la vie de Madeleine.

Paul n’avait jamais paru s’apercevoir de la préférence marquée que la jeune fille avait pour lui. Fier et hautain, il se retranchait derrière un masque de froideur impénétrable.

Les Français et les Iroquois étaient alors en paix et ceux-ci avaient souvent accès dans le fort ; ce fut dans une de ces visites que s’éleva la querelle sanglante dont on a déjà parlé. Paul fut arrêté et jeté en prison.

L’amour rend ingénieux. Madeleine de Repentigny parvint à tromper la surveillance des gardiens et lui fit parvenir, dans un petit pain, une lime et le plan d’évasion qu’elle avait conçu pour lui.

Mais quand, par une nuit profonde, Paul tenta de s’échapper de sa prison en se laissant glisser le long du mur, la sentinelle crut entendre un léger bruit et déchargea immédiatement son arme dans cette direction.

La balle, hélas ! atteignit en pleine poitrine le fugitif qui tomba dans les bras de mademoiselle de Repentigny, postée au bas de la tour avec sa vieille nourrice et un serviteur dévoué.

On s’empressa autour de Paul, mais la blessure était mortelle. Il ouvrit les yeux, et, apercevant Madeleine tout en pleurs qui se penchait vers lui, il porta la main à son cœur et mourut en disant :

— Je l’aimais, pourtant.

Quelques mois plus tard, Madeleine de Repentigny entrait aux Ursulines pour s’y faire religieuse.

Quand et où ai-je lu cette histoire ? Je ne me le rappelle pas. Il m’en échappe bien des détails, ainsi que le nom de l’auteur et le titre du livre lui-même. Mais tout enfant que j’étais alors, il me resta de cette aventure un souvenir si fort, si vivace que je le retrouve encore tout frais dans mon esprit.

Qu’une Madeleine de Repentigny ait existé, cela ne saurait faire aucun doute ; les registres du cloître en font foi et disent, de plus, qu’elle laissa une certaine somme d’argent destinée à l’entretien perpétuel d’une lampe comme elle en avait fait le vœu.

Quand j’allai aux Ursulines, j’éprouvai un plaisir indicible en songeant que j’allais y voir les traces du passage de mon héroïne.

Et lorsque, pour la première fois, j’entrai avec mes compagnes dans la chapelle du cloître, lorsque, promenant mes regards sur les murs blanchis à la chaux, les vieux tableaux d’un autre siècle qui les ornent, ces hautes et imposantes stalles où psalmodient d’une voix grave et solennelle les filles d’Angèle de Mérici, je ne pus me défendre d’un sentiment d’émotion profonde.

Tout devant la grille du sanctuaire brûlait la lampe du tabernacle, mais plus haut, dans la pénombre d’un grand jubé, vis-à-vis l’autel de Notre-Dame du Grand Pouvoir, j’aperçus une petite flamme qui brillait doucement. Je me dis en la regardant si belle et si claire :

La voilà donc enfin, la chère petite lumière qui ne s’éteint jamais.

Je ne m’étais pas trompée.

Et chaque fois que le règlement de la communauté nous réunissait au saint lieu, c’était un plaisir pour moi de retrouver ma vieille amie, de lui parler et de deviner ce que pourrait me dire sa lueur mystique.

Je chérissais son histoire et la gardais avec un soin jaloux, depuis le jour où j’avais confié le roman de mademoiselle de Repentigny à ma maîtresse de littérature, qui l’accueillit avec un haussement d’épaules et un sourire d’incrédulité.

En effet, ce n’était pas tout ce que la sévérité des règles monastiques pouvait désirer, et je ne m’exposai plus à ce qu’on détruisît ma légende ou qu’on doutât de son authenticité…

Depuis, bien des jours ont passé. D’autres histoires, ou plus réelles ou plus fictives encore, sont venues s’ajouter à la touchante histoire de Madeleine, et je les garde toute dans mon âme : petites lumières qui ne s’éteignent jamais !…


Lundi, 12 juin.

C’est pour les sceptiques qui ne croient pas aux revenants que j’écris cette chronique.

Ce n’est pas une histoire du temps passé, où les témoins, morts et enterrés, ne peuvent plus répondre aux interrogations des vivants, mais un fait d’occurrence récente, arrivé dans une de nos institutions les plus remarquables de Montréal.

Je n’aime pas, pour ma part, ces anecdotes qui ne donnent, ni les noms, ni l’endroit, où les choses se sont passées ; cela laisse planer quelque soupçon sur leur authenticité. Il n’y a qu’un nom que je ne vous donnerai pas, bien que j’en aie grande envie pour lui jouer un tour, et c’est celui de l’intéressant narrateur qui m’a raconté le trait.

Donc, il n’y a pas bien longtemps on amenait à l’Hôtel-Dieu un brave fils de la Verte Erin dont l’état semblait des plus précaires.

Il y a, paraît-il dans la vaste enceinte des dames Hospitalières, une chambre exclusivement réservée aux Irlandais, que l’on appelle, pour cette raison, salle St-Patrice. La bonne sœur chargée particulièrement du soin de cette salle est, elle aussi, une fille de la blonde Hibernie, qui vint au Canada, encore toute enfant, avec des immigrants de son pays dont le nombre fut si horriblement décimé par le typhus, quelque vingt ans passés.

L’enfant fut, après la mort de ses parents, recueillie et adoptée par d’honnêtes cultivateurs, canadiens-français de Beauport ; elle y fut élevée jusqu’au jour où elle quitta sa famille d’adoption pour le cloître.

Va sans dire que la bonne religieuse n’avait d’anglais que le nom et que, nommée directrice de la salle St-Patrice, il lui fallut recommencer, avec ses compatriotes, l’étude de la langue anglo-saxonne qu’il lui arrive souvent de fusionner avec le français.

Toujours est-il que la sœur commanda aux infirmiers qui amenaient le patient sur un brancard de le déposer sur un lit vacant. Mais à peine le malade reposait-il sur le matelas qu’il s’en échappa des miaous lugubres, épouvantables, qui détonnèrent horriblement dans le silence de la salle.

— Mercy ! dit la sœur, il y avait des cats sous les couvertures. Tom, venez donc voir.

(Tom est le gardien préposé spécialement à la salle St-Patrice, qui a succédé à Joseph Cataplasme, ainsi nommé à cause de ses aptitudes dans la confection d’emplâtres de ce genre. Tom, dis-je, est un grand gaillard avec un air de politicien consommé, vous savez, ces airs de personnes qui promettent tout et ne donnent rien).

On souleva l’agonisant avec force précaution, on fit un examen minutieux dessus, dessous et dans le lit, puis tout autour de la chambre. Tom armé d’un balai se disposait même à punir les délinquants, mais on ne trouva rien. Pas plus de chat que sur la main.

Depuis ce jour, on entendit des bruits étranges dans la salle St-Patrice ; une nuit surtout, personne ne put dormir. Il sortait par tous les coins des gémissements, des plaintes qui remplissaient l’air et troublaient tout le monde. Une autre fois, on eut dit une meute de chiens furieux, aboyant, hurlant, aux alentours, qui tenait chacun en éveil.

Entretemps, un des malades rendit le dernier soupir et comme les gardiens le transportaient sur une civière, à travers le long corridor, le mort leur reprocha en termes lamentables de vouloir l’enterrer vivant.

Vous vous imaginez que les deux hommes allèrent promptement, et à petit bruit, remettre le ressuscité sur son lit où des soins empressés lui furent administrés.

Inutilement, hélas ! il était bien mort comme l’attestait d’ailleurs sa rigidité cadavérique.

On ne vola plus à la tombe son locataire, mais les gardiens commençaient à s’entre-regarder en hochant la tête d’un air soucieux. Ce dernier incident avait été soigneusement caché aux malades dont les esprits étaient déjà assez surexcités.

La vive imagination de mes compatriotes celtiques avait de quoi s’exercer, et, comme bien on le pense, les commentaires allaient leur train. On parlait de spiritisme, d’intervention surnaturelle et que sais-je encore ?

On avait beau agir avec la plus stricte attention, rien ne pouvait empêcher la répétition ni faire soupçonner la provenance de ces bruits aussi extraordinaires qu’inconnus jusque là.

Une fois, qu’on transportait à travers la salle, une grande caisse de bois remplie de morceaux de papier, de carton, de bris de toute sorte, une voix étouffée sortit tout à coup de dessous, ces amas :

— Pour l’amour de Dieu, criait-elle, je meurs ici si on n’enlève tout de suite ces ordures qui m’étouffent.

— Comment, diable, se fait-il qu’il y ait quelqu’un là-dedans, dit un des porteurs, laissant précipitamment tomber par terre son fardeau.

— Je m’étais endormi au fond de cette caisse, répondit la voix, et les balayeurs des salles ont jeté sur moi toutes ces choses, mais, vite, vite, j’étouffe.

Inutile de dire avec quelle célérité on se rendit à cette prière. En un clin-d’œil la caisse était renversée, le contenu dispersé aux quatre coins de la salle, les papiers, les brindilles, la poussière volant ici et là, sur les lits, les corniches, partout. Et d’homme point.

Il fallut recommencer le ménage, je vous laisse à deviner dans quelle situation d’esprit.

I never saw chose pareille, disait la bonne sœur les yeux au ciel.

Un dernier trait vint mettre le comble à l’émoi qui régnait dans la salle St-Patrice. Il y a, au milieu de la pièce, une armoire où passent des tuyaux à l’eau chaude destinés à réchauffer les assiettes et les plats de l’infirmerie. À l’heure du dîner, il se produisit un tintamarre épouvantable, un choc d’assiettes se heurtant les unes contre les autres, les bruits de vaisselle qui se casse et dont les morceaux seraient violemment rejetés sur les parois de l’armoire.

Une des scolastiques appela Tom à son secours, lequel, par ce reste de galanterie qui subsiste toujours au fond de tout cœur irlandais, vint s’enquérir de la cause de ce charivari.

Un mot en passant des scolastiques de l’Hôtel-Dieu. Elles sont au nombre de cinquante qui se sont données à la maison pour leur nourriture et leur entretien. D’autre part, elles rendent de bons services à la communauté dans les travaux manuels et les soins aux malades.

C’est Mgr Bourget qui a fondé la congrégation des scolastiques et leur a donné quelques règles à suivre, ainsi que leur costume de couleur bleue qu’elles portent les dimanches et les jours de fêtes. Un habitué de la maison, un malin, s’est amusé à baptiser les pauvres scolastiques du nom de la brigade bleue. La brigade bleue se fait surtout remarquer par son antipathie prononcée contre le sexe fort.

— Êtes-vous mariée ? demanda à l’une d’elles un espiègle étudiant en médecine.

— Mariée !  !  ! répéta la scolastique scandalisée.

Il parait que rien ne peut rendre toute l’horreur et l’indignation que sut mettre dans ce mot la modeste militante de la brigade.

Mais revenons.

Le chevalier Tom ouvrit l’armoire. Rien encore. Les plats et la vaisselle ne semblaient pas même avoir été dérangés. Des murmures s’élevaient dans la salle ; décidément, la place n’était plus tenable.

Mais un vieux soldat retraité qui, jusque-là, avait gardé le silence, se levant tout à coup, dit d’une voix qui dominait tout le tumulte et en désignant du doigt le malade avec qui avait commencé tout ce bruit :

— Cet homme est ventriloque.

Depuis lors, on n’entendit rien d’insolite à la salle St-Patrice, jusqu’à ce que, guéri et sur le point de quitter l’hôpital, le ventriloque donna une magnifique représentation de son savoir-faire, à laquelle assistèrent émerveillés infirmiers, malades et scolastiques.


Lundi, 3 juillet.

On venait d’apporter le courrier.

— La malle d’Europe est arrivée, dit mon hôte, voyons ce qu’elle nous amène.

Une petite enveloppe, mince et blanche, couverte de marques nombreuses des différents pays qu’elle avait traversés, s’échappa tout à coup du milieu d’une liasse de journaux et vint tomber à ses pieds.

Il la ramassa et après l’avoir examinée :

— Une écriture de femme et d’Italie, s’écria-t-il, qui peut….

Mais il avait fait sauter le cachet d’une main nerveuse et ses yeux interrogeaient déjà la signature.

Une exclamation de surprise s’échappa de ses lèvres, tandis qu’une profonde émotion se peignit sur ses traits.

Ce n’était pas cette tristesse douloureuse que donne une grande douleur ou un malheur inattendu, on eût dit plutôt l’attendrissement causé par l’évocation chère d’un lointain et doux souvenir.

Quand il en eut fini la lecture, pris soudain d’un be- soin d’expansion, il me tendit la lettre pour que j’en prisse connaissance à mon tour.

Elle était datée du 24 juin et partait de Milan :

« Je ne puis laisser passer ce jour, disait-elle, sans vous envoyer, malgré la distance, le temps et tout ce qui nous sépare, mon souvenir qui vous dira mieux que moi-même que je ne vous ai jamais oublié.

« Dans mes voyages, au milieu de mes succès artistiques, comme à mes heures de déboires, j’ai bien souvent pensé à vous et à la chère soirée que nous avons passée ensemble à bord de ce grand et vilain navire.

« Il y a aujourd’hui dix ans que nous nous sommes rencontrés : c’était le 24 juin 1884. Dix années ! que d’événements depuis ce temps ! que d’expéditions faites en tous lieux et que d’heures heureuses et plus souvent malheureuses ont depuis sonné pour moi au cadran des âges !

« Je me vois encore avec mes dix-sept ans, toute seule, sur cet affreux vaisseau et comme vous avez été bon pour moi, comme la soirée était belle ! et comme j’aurais voulu qu’elle durât toujours… »

L’auteur de cette touchante missive eût pu signer : Graziella, tant il y avait, à l’instar de la fille de pêcheur de Procida, de grâce charmante, de pureté naïve dans les sentiments affectueux et reconnaissants de la jeune Italienne.

Son style caractéristique empruntait sans doute, son charme pénétrant à la douceur et à la limpidité de son ciel.

Sans la connaître, on se sentait attiré vers elle dont tout l’horizon se bornait à un soir traversé par un fugitif rêve d’amour…

Je remis la lettre à son destinataire, et lui, rappelé, brusquement à cette veillée de juin sous les tropiques, me raconta cette idylle d’une heure qui devait jeter sa traînée lumineuse sur leurs deux vies.

— Je revenais de la Nouvelle Orléans, à bord d’un navire où avait pris passage une troupe d’acteurs à destination de X… Comme bien vous le pensez, l’animation la plus grande régnait sur le vaisseau, animation causée surtout par la présence de tous ces comédiens, parmi lesquels étaient jetés ensemble tant d’éléments hétérogènes.

Ne me souciant pas de me mêler à cette foule bruyante, je me promenais sur le pont à l’écart, quand j’aperçus une jeune fille, retirée elle aussi du reste des passagers, qui regardait la lune avec tout l’éclat de deux grands yeux noirs, les plus beaux que j’aie jamais vus.

Elle semblait si seule et si triste au milieu de cette gaieté, éclatant dans l’air, que je me sentis envahi par une sympathie profonde pour cette belle jeunesse que le malheur avait sitôt marquée au front.

Pauvre petite ! elle faisait partie du corps de ballet de la troupe, mais, comme elle le répète aujourd’hui quelque part dans sa lettre, jamais elle n’a pu s’habituer à cette vie de théâtre, et je vous jure que vous eussiez éprouvé au cœur une grande pitié pour cette fleur si pure, si délicate, condamnée à s’épanouir au milieu de cette boue infecte…

Je l’entourai d’autant de soins et de prévenances que si c’eût été une duchesse ; je lui parlai mes paroles les meilleures, et, j’eus la satisfaction de voir moins pâle cette jolie bouche qui n’était faite que pour les sourires.

Aujourd’hui que le passé se présente si vivement à moi, que j’entends son esprit rêveur s’abandonnant dans une intime causerie, que je revois sa gracieuse personne, la splendeur radieuse de cette nuit étoilée, il me vient à l’âme, comme un baume d’ineffable douceur, la satisfaction de savoir qu’aucune ombre n’obscurcit la pureté de son souvenir…

J’avais des larmes plein les yeux et lui, non moins touché, s’efforçait de maîtriser sa puissante émotion.

Les hommes, — je ne sais pourquoi, — semblent toujours avoir honte d’un bon mouvement. Ils mettent à cacher leur sensibilité le même soin qu’ils prendraient à dissimuler une faute.

Et, cependant, rien ne les grandit, rien ne les ennoblit plus que cette faculté de sentir et de souffrir qui rend meilleur et plus immatériel.

— Pauvre petite, reprit-il au bout de quelques instants, pauvre enfant ! songez donc ! après dix ans…

Et, s’emparant d’un journal qui se trouvait sous sa main, il le déplia tout grand devant lui.

Un grand silence régna dans la bibliothèque, interrompu au bout de quelques instants par mon hôte lisant d’un ton qu’il essayait de rendre ferme :

— Des dépêches de Shanghai nous annoncent que la guerre est déclarée entre la Chine et le Japon…


Lundi, 17 février.

Ne vous êtes-vous jamais trouvé, un jour, fatigué, altéré sans perspective prochaine de reposer vos membres lassés, d’étancher cette soif qui dessèche votre langue ?

Et, pour augmenter vos souffrances, votre imagination n’a-t-elle pas trouvé un plaisir cruel à faire miroiter devant votre esprit l’ombre douce et bienfaisante d’un bocage touffu, le « rigolage » gai de la source babillant sur les cailloux ?

Aussi, quand enfin vous avez atteint l’oasis désirée, la jouissance en a été centuplée et vous avez savouré goutte à goutte la boisson rafraîchissante qui renouvelait la vie dans vos veines.

Ce printemps, les bourgeons avaient fleuri sans que je les visse. La feuillée avait couvert la ramure de frais ombrages et je n’avais pas été témoin de l’éclosion des feuilles…

Comme je songeais parfois à ces tapis de verdure épaisse où fleurissent les violettes, à ces heures de solitude dans la campagne où l’on n’entend, pour tout bruit, que le bourdonnement de l’insecte butinant ou le cri monotone du grillon sous l’herbe !

J’avais la nostalgie des matins frémissants, de ces longues contemplations des horizons vastes et de ces scènes pittoresques, qui vous reposent l’esprit et vous délectent le cœur.

J’ai eu douze heures de ce repos charmant, tout un jour, marqué d’une pierre blanche dans l’urne antique, passé dans les délices d’une agréable campagne dont les bords se baignent sans cesse dans de grandes eaux.

Vous n’imaginez pas aisément d’endroit plus joli, plus tranquille. Une véritable Thébaïde dont les anachorètes d’antan volontiers eussent fait leur retraite.

Quelques maisonnettes, dispersées ici et là, toutes blanches avec de vertes persiennes et leurs pignons triangulaires.

Rien de l’apparat des contrées renommées, visitées par la foule bruyante des touristes ; tout y est d’un simple, d’un primitif que je n’aurais jamais cru rencontrer hors des villages perdus de nos basses Laurentides.

Non, rien ne saurait exprimer toutes les délices intimes dont je me suis abreuvée pendant mon court séjour chez ma vieille amie.

Figurez-vous un cottage frais et pimpant au milieu d’un verger, des bancs, des sièges rustiques sous les plus touffus ombrages, des oiseaux dans les nids et des parfums dans l’air. Une petite haie de rosiers sauvages, toute basse, où les roses cachent encore les épines, sépare le verger du jardin. Là, point de ces plantes exotiques frêles et délicates qui s’acclimatent si difficilement sous notre ciel : ce sont des marguerites au cœur d’or, des pensées éclatantes et sombres, des capucines brillantes, des tourne-sols non épanouis, et une odorante mignonnette dont la signification est la seule du langage des fleurs que je n’aie jamais oubliée.

Et qui pourrait peindre la fraîcheur, la pureté de cet intérieur paisible et rustique. Les murs en sont blancs, les meubles pleins de simplicité et d’élégance. Ça et là, sur le parquet, des nattes sont jetées, laissant à découvert un plancher d’une propreté exquise et reluisant comme de l’ambre fin.

Près de la fenêtre, dont les persiennes fermées adoucissent la lumière trop crue du soleil, un bon fauteuil est installé ; à la portée de la main, une petite table où sont jetés quelques livres, les dernières revues, et, dans un vase de porcelaine antique, des roses sauvages répandant par tous les coins de la chambre leurs parfums grisants.

Ma vieille amie, me désignant d’un geste le fauteuil capitonné, me dit de sa voix douce et sympathique :

— Reposez-vous, ma chère enfant.

Puis, elle disparut refermant discrètement la porte derrière elle.

Dans les fantaisistes envolées de mon imagination, j’avais à peine osé rêver un repos si parfait dans une plus charmante retraite.

— Je vous donnerai de la campagne tout ce qu’elle peut donner, m’avait dit cette fée bienfaisante à la chevelure argentée, l’œil noir luisant si doux, si bon, sous le verre de ses lunettes.

Elle avait tenu parole.

Je ne voyais rien autour de moi pour me rappeler la ville, ses maisons décorées comme des bazars, sa poussière noirâtre de bitume et d’asphalte, ce mouvement incessant qui donne le vertige ; rien qu’une simplicité primitive, des fleurs, de la verdure et la mer bleue, — fleuve, rivière ou lac ? — qui là-bas souriait au soleil s’y mirant radieux.

C’est d’un endroit comme celui-là que l’on pourrait s’écrier avec Virgile : Qu’on est heureux par ici ! Comme il ferait bon vivre toujours en ces lieux exquis et fortunés !

Ah ! les bonnes heures que j’y ai passées ! les délicieuses rêveries faites, les yeux grands ouverts, sur toutes ces beautés. Les nerfs se détendaient, le cerveau ne forgeait plus et les tempes, ses enclumes, se soulevaient à peine sur les artères endormies. La pensée n’était pas morte cependant, mais elle aussi prenait son repos ; tout doucement elle se laissait faire, et comme on ne lui faisait pas violence, comme on ne l’activait plus, elle redevenait naïve et bonne, comme au jour où on la menait cueillir, dans les champs, la fraise parfumée ou jouer sur les galets de la grève.

Dans ce séjour du paradis, il me semble que j’aurais pu vous écrire de bien douces choses. L’inspiration venait d’elle-même. Je trouvais sans efforts, sans presque y songer, des idylles touchantes, de ravissantes pastorales, mais, prendre un crayon, c’était rompre le charme. Aujourd’hui que je cherche à vous retracer toutes ces choses, c’est à peine si je puis fixer ici un pâle rayon de leurs éblouissantes clartés.

Ce que l’âme ressent dans toute son intensité, nul langage ne peut le rendre ; quoique vous fassiez, toujours il manquera des mots pour exprimer cette essence divinisée de la pensée aussi insaisissable que l’âme elle-même.

Peut-être se lèvera-t-il un jour où, là-haut, dans cet au-delà que nous ne comprenons pas très bien, nous donnerons à nos sentiments cette forme idéale tant rêvée !

Tout un jour, je goûtai le plaisir de me laisser vivre, tout un jour je me sentis heureuse sans trop savoir pourquoi.

Le soleil avait maintenant fini sa course à travers l’horizon, une brise légère s’était élevée, ridant la surface des eaux, balançant les branches des pommiers, les pâles marguerites, la tête blonde des résédas. J’ouvris les persiennes toutes grandes, pour laisser entrer l’air chargé de subtils arômes, et, les bras appuyés sur les rebords de la fenêtre, je continuai de me livrer à mes contemplations.

Une voix fraîche et claire vint tout à coup me distraire, en même temps qu’un bruit de vaisselle qu’on remue rompait le silence qui avait régné jusque-là ; c’était la servante du logis se remettant, avec une chanson, à son travail quotidien. Bientôt elle sortit et se dirigea vers le berceau à demi caché sous un fouillis de chèvre-feuille, et se disposa à y servir la collation du soir. Sa chanson maintenant montait plus nette et plus distincte, et son rythme traînant donnait un caractère de douce mélancolie à la chute du jour.


Du lait riche, recouvert d’une crème épaisse et exhalant une odeur de trèfle, des framboises cueillies sur les arbustes mêmes du jardin, du beurre moulé en petites boules de la forme d’une grosse fraise, d’appétissantes galettes cuites au four, des confitures, et une large miche de pain brun, composaient notre repas du soir.

— Restez ici, me disait mon hôtesse, les heures du soir sont des heures charmantes et le rossignol n’a pas encore chanté.

Le devoir m’appelait ailleurs. Il me fallait dire adieu à ces lieux enchanteurs ; je fis le tour du jardin, du verger, j’allai regarder encore les roses qui achevaient de mourir dans le vase en vieille porcelaine sur le guéridon, et, au moment où l’Angélus du soir, qui, « semble pleurer le jour qui meurt » sonnait au clocher de l’église, je partis sans oser retourner la tête.

Mais je reviendrai entendre chanter le rossignol….


Lundi, 11 septembre.

Adieu les vacances !

Adieu les beaux jours passés au coin des bois, sur les grèves, dans les endroits fashionables fréquentés des touristes, ou mieux encore, dans les thébaïdes profondes, retraites enviées des philosophes et des penseurs !

Maintenant, tous ces lieux, inondés de soleil et d’air libre, sont désertés. Chacun, rentré dans ses foyers, ferme sa porte à la brise du soir devenue trop pénétrante.

Et pendant que « la verge d’or de l’automne » fait jau- nir les feuilles, que des rayons plus ternes glissent sur les gazons pâlis, que les petits oiseaux gazouillent leurs derniers chants avant de s’envoler, nous allons, vous et moi, faire revivre par le souvenir, — cet ami des heures sombres, — le bon temps qui n’est plus.

Qu’ils sont beaux les jours d’été !

Qu’ils sont beaux surtout à la campagne, « loin de tout, près de la Terre, de la bonne, saine et verte terre » comme l’exprime si bien ce génie malheureux qui fut Guy de Maupassant.

Ces mots du célèbre romancier me sont revenus à la mémoire, quand, à mon premier réveil, après avoir laissé Montréal, je vis, de ma fenêtre ouverte, s’épandre devant moi la magnifique et grandiose panorama que présente la Malbaie.

Je n’ai qu’à fermer les yeux pour ressusciter cette scène.

Imaginez d’abord, retirée de tout bruit, une de ces spacieuses et longues maisons de campagne comme on en bâtissait autrefois ; une large véranda ombragée de grands saules, un jeu de croquet et des plates-bandes bien entretenues où fleurissent les fleurs les plus belles, puis, à quelques pas, au bas de la riante colline où est située l’habitation, la rivière Malbaie roulant ses ondes noires et profondes après l’orage.

Une longue avenue, bordée d’arbres, monte jusqu’à la villa, pittoresquement appelée : « Sur le Côteau, » et, de tous ses côtés, s’étendent des champs, des monticules, des monts s’élançant dans les nues, des ravins, des vallées, formant l’horizon le plus fantastique et le plus bizarre qu’on puisse imaginer.

De ! la fenêtre de ma chambre, si jolie et si largement aérée, je contemplais ce spectacle en humant avec délices l’air matinal.

Quelle fraîcheur après l’air chaud et étouffant de la ville ! quels changements dans les décors !

Au milieu de cette nature si sauvage et si belle, dans cette atmosphère pure et calme, on goûte doucement des joies intimes qu’on ne saurait traduire. Le soleil levant dissipait les brumes du matin, en baignant le sommet des montagnes d’une teinte rosée, la petite rivière coulait silencieusement entre ses rives abruptes, et, sur toutes ces choses, ces blés mûrissants, ces maisons rustiques surgissant dans les plis du terrain, planait je ne sais quoi de grand, de bon qui parlait à l’âme…

Nulle part ailleurs qu’à la Malbaie, les enfants du sol n’ont conservé autant de simplicité naïve dans leurs idées, de rusticité dans leurs manières.

Les étrangers qui y affluent tous les ans n’ont influencé en rien leurs dispositions primitives : les montagnes les préservent du souffle d’une civilisation trop raffinée.

Rien de plus typique que les habitants de la côte nord : langage, habitudes, manières, tout y est caractéristique.

Les études de mœurs prises sur le vif y sont donc très amusantes.

Chaque paysan forme un type à part, intéressant à observer, et je regrette de ne pouvoir parler longuement de Marie Gonzague, entre autres, qui tire aux cartes et qui se donne l’absolution « aussi bien que le curé » dit-elle ; des filles Belleville, deux vieilles harpies, aussi délabrées que leur masure, qui se servent de la croix de tempérance pour régler leurs différends avec leurs voisins ; pardessus tous les types, la mère Barrette dont je vous ai déjà parlé l’an dernier, et que je retrouvai cet été occupée sur le perron de sa cahute à croquer des pois secs, avec une désinvolture sans pareille.

Nous nous sommes revues avec tout le plaisir qu’il convient à d’anciennes connaissances.

— Eh ben, oui, dit la mère Barrette, j’sus-t-encore assez vigoureuse malgré mes quatre-vingt-un ans ; mon bonhomme à quatre-vingt-trois lui, et v’la cinquante-sept ans, vienne l’mois des récoltes, que j’sont mariés.

Croyant découvrir quelque idylle rustique comme on aime tant à en entendre quelquefois, j’essayai d’amener la vieille à me raconter l’histoire de ses premières années, ce à quoi je réussis sans user de trop de diplomatie.

— J’étais née sur les côtes, commença-t-elle, et mon homme au bord de l’eau. J’aimais pas à fond quand je me mariis, avoua-t-elle ingénuement, mais j’ai pas pâti avec. Il avait du pourcha (talent), moé itou, ça fait que nous avons ramassé un peu de bien.

Puis, elle me parla de ses enfants et petits-enfants, dont l’un est « sus un Anglais, au grand Montrégual, un M’sieu Malfacsonne, une ben belle maison, qui fait qu’à c’te heure, il introduit ben, ben l’anglais. Ah ! le p’tit crapaud, ajouta-t-elle avec orgueil, ça prendrait ben du monde pour l’appareiller. »

Malgré les trois ou quatre bons médecins que possède la Malbaie, les rebouteux et les soigneuses pullulent, et les ingrédients qui entrent dans la composition de la plupart de leurs remèdes, — dont je n’oserais préparer la prescription, — n’ont rien à faire avec les pharmacies.

Vous pourriez être surpris d’apprendre qu’un peigne fin, appliqué sur l’estomac, raccommode les côtes cassées et que, pour guérir le mal de tête, il faut se coiffer d’un bonnet fait de l’écorce d’un certain arbre. On se figure difficilement la drôle de binette que font les gens ainsi affublés.

Les noms de baptême sont aussi bizarres que les gens ; j’en ai fait une collection épatante d’où je cueille deux noms qui vous donneront une idée de la poésie des autres : Euphrodise et Férie. La pauvre malheureuse qui répond à ce dernier prénom le doit à la dévotion de ses parrain et marraine, lesquels, ayant consulté le calendrier pour constater sous le vocable de quel saint était tombé le jour de la naissance de l’enfant, n’y ont trouvé que celui-là.

Quant aux noms de famille, rien d’anormal, seulement, les familles se multipliant avec cette remarquable fécondité canadienne devenue proverbiale, il a fallu accoler à chacune un surnom quelconque pour distinguer chaque souche principale. C’est ainsi que les familles Tremblay, très répandues sur la rive nord, répondent successivement au sobriquet de Tremblay la Cervelle, le Picoté, la Gadelle, Cornette, P’tit nez d’oie, Poulette, Quenette, etc. M. le shérif Cimon me disait qu’il fallait les inscrire, sous ces appellations, dans les actes notariés même.

Et pour peu que ces braves gens habitent des concessions appelées Mains-Sales, Pousse-Pioche, St-Snigol et autres d’un zolaïsme trop cru pour que je me permette de les mentionner, l’effet est assez cocasse.

Mais, trêve aux originalités des Malbaiiens ; l’écorce est un peu rude, mais le coeur est bon, large comme leur vaste horizon, généreux comme leur terre hospitalière.


Lundi, 25 septembre.

Aujourd’hui, j’aimerais à vous parler des jours d’automne, de ces jours aux matins si ternes, aux soirs si pâles.

Le soleil pourtant brille encore à son zénith. Pendant quelques courtes heures, il se fait coquet pour nous attirer. Mais ses efforts sont vains ; déjà pour nous il n’a plus la même force, la même chaleur. Nous nous éloignons de lui, et las de se faire beau pour la terre inconstante, il va prodiguer ailleurs ses faveurs et ses sourires.

Tout s’en va : les fleurs, la verdure, la feuillée. Les oiseaux aussi nous laissent, les petits oiseaux dont un poète a dit :

Les oiseaux, ce sont des baisers
Que le ciel donne à la terre ;
Sur les lacs, par leur vol rasés
Les oiseaux, ce sont des baisers.

Bientôt leurs nids déserts se balanceront mornes et tristes aux branches nues, comme ces maisons abandonnées qui prennent dans leur isolement un air de désolation si profonde.

En descendant à la ville, l’autre jour, sur les grands arbres du jardin Viger, j’aperçus un gentil oiselet, seul et silencieux, qui n’avait pas encore émigré avec ses frères.

Qui sait ? le pauvre petit avait peut-être été abandonné parce que ses ailes trop frêles se refusaient de le porter si loin.

Il était là, tout frissonnant, une de ses pattes recroquevillée sous lui ; ses plumes hérissées sur son corps mignon en faisaient comme une boule de duvet d’où l’on apercevait deux petits yeux noirs qui clignotaient sous la rosée tombant froide et abondante de ce ciel d’automne.

J’aurais voulu le réchauffer de mon souffle, lisser sous mes doigts ses pauvres plumes mouillées, et, le garder avec moi, pour qu’il me rappelât les chansons ensoleillées de l’été disparu, mais il n’entendit pas mon appel, et continua de regarder tristement le grand ciel gris, de ses petits yeux qui clignotaient.

Et je continuai ma promenade, foulant aux pieds les feuilles jaunies, qui avaient sous mes pas des craquements mélancoliques.

Est-il quelque chose de plus mortellement triste que la chute des feuilles ? D’abord, cette riche parure qui réjouissait tant les yeux prend des reflets châtoyants, ses nuances changent sous les atteintes du soleil et rougissent comme ces couleurs vives qui teignent les joues des jeunes consomptives.

L’agonie des feuilles a alors commencé, et bientôt la sève, — leur vie, leur âme, — ne coulera plus dans leurs veines. Ce sera la mort.

C’est pitié de les voir tomber une à une avec ce léger bruissement de suaires glissant sur les cercueils. Pas un souffle souvent ne remue les arbres et pourtant elles tombent, elles tombent toujours, comme des fruits trop mûrs que les rameaux ne peuvent plus porter.

C’est deux fois mourir que de mourir avec les feuilles.

Quand je partirai pour une vie meilleure, oui, meilleure, j’en ai la ferme espérance, je voudrais m’endormir de mon long sommeil, avec les dernières lueurs du soleil couchant, quand, sous mes fenêtres ouvertes, la brise embaumée du soir passerait comme un bruit de prières…

Le rossignol viendrait peut-être, attiré par l’éclat des cierges, chanter sur l’arbre voisin ses sérénades mélancoliques, et les étoiles veilleraient pour moi toute cette nuit, ma première nuit parmi les morts…

Puis, quand à l’église, on aurait chanté les doux chants de la mort, on m’amènerait, un clair matin de printemps, à travers les champs en fleurs, me coucher dans ma tombe creusée sous le gazon verdoyant, en face de la mer que j’aime tant.

Non, pas de large pierre tumulaire, pas de caveau sombre pour empêcher la lumière de pénétrer jusqu’à moi et de réchauffer ma triste demeure ; rien qu’une petite croix blanche, au pied de laquelle, paisible et confiante, je goûterais l’éternel repos.


Lundi, 23 octobre.

Je revenais, hier, par la rue Ste-Catherine, et, passant près de la petite église de Notre-Dame de Lourdes, j’aperçus une femme assise sur les marches, dans l’attitude de la plus profonde douleur.

D’habitude on voit, à cet endroit, une ou deux bonnes vieilles, qui, égrenant leur chapelait d’une main, tendent l’autre au passant.

Évidemment, celle qui attirait mon attention, en ce moment, n’appartenait pas à la catégorie des quémandeuses ordinaires.

Ses habits étaient pauvres, sans doute, sa robe rapiécée et son châle de laine usé la défendaient mal contre la bise d’octobre, mais il y avait dans toute sa personne un air de dignité, ne ressemblant en rien à cette attitude d’humble servilité qui caractérise les mendiants de profession.

Elle était là, sa figure pâle, tirée, comme abimée sous le coup d’une forte émotion. Elle semblait ne point s’apercevoir de ce qui se faisait autour d’elle, et n’avait nul souci de tous les passants qui la regardaient parfois d’un air curieux.

— Je ne puis aller plus loin, disait cette pose affaissée, inerte, et elle était tombée au pied de cette église, témoin silencieux de bien d’autres douleurs.

Vous auriez eu froid au cœur de la voir ainsi. Le jour tombait rapidement, les rafales du vent balayaient autour d’elle des tourbillons de feuilles mortes, et, au-dessus de sa tête, un ciel gris et terne la regardait implacable.

La sympathie, c’est le fluide mystérieux qui attire deux âmes l’une vers l’autre. Point n’est besoin, pour l’exprimer, de longs discours et de vaines protestations ; ces âmes se sont comprises dans un regard, dans une seule parole, et, c’est avec confiance qu’elles se demandent mutuellement secours et consolation.

C’est ainsi que, remarquant ma réserve et ma discrétion, elle devina ma sympathie, et, levant les yeux vers moi, elle me dit tout à coup :

— Jamais je ne pourrai lui dire !…. Puis, dans un moment d’expansion, pour se soulager quelque peu du poids qui l’étouffait, et adoucir son chagrin, elle me raconta sa triste histoire.

Restée veuve depuis des années, elle ne subsistait que du travail de ses mains, qu’une santé chancelante lui interdisait bien souvent ; mais, elle était seule, et, un pain n’est pas vite consommé quand il n’y a qu’une bouche pour le manger.

Comme tout est relatif en ce monde, c’était presque l’aisance, si elle comparait son état à celui d’une pauvre voisine, veuve aussi, demi-paralysée, et gisant abandonnée dans la plus affreuse détresse.

Dernièrement, un des frères de la pauvre infortunée, demeurant aux États-Unis, lui avait envoyé un mandat-postal de trente dollars.

Trente dollars ! mais c’était le Pactole ! Avec cet argent, elle s’achèterait ces remèdes dispendieux qui devaient renouveler la vie dans son sang épuisé, elle paierait au propriétaire les arrérages de son loyer, elle aurait quelques couvertures plus chaudes pour les froides nuits de l’hiver, et un bon feu jetterait encore des lueurs de gaieté sur les murs dénudés de son obscure chambrette.

Les beaux rêves qui furent faits, cette nuit-là, dans le réduit de la pauvre paralytique !

Vingt fois, elle toucha le précieux billet, le palpa pour s’assurer qu’il était bien là, et qu’elle tenait entre ses doigts un bien-être de quelque durée, qui sait ? une guérison et la vie peut-être : cette vie qui s’échappe malgré elle, malgré elle….

Une partie de la journée du lendemain, elle attendit avec une impatience fébrile sa bonne voisine qui venait, chaque jour, quand ses occupations le lui permettaient, lui rendre une petite visite amicale.

Ce serait elle qui irait toucher l’argent ; elle était si honnête et si sure qu’elle pouvait lui confier ce précieux dépôt.

— Et j’y suis allée, termina la pauvre femme, pour lui rendre service, bien sûr ; j’avais tant de plaisir toute sa joie ! Mais, en revenant, je m’aperçois que j’ai perdu cet argent ou qu’il m’a été volé. Comprenez-vous maintenant ma désolation ? J’aurais eu la moitié moins de mal si cet argent m’eût appartenu… et jamais je ne pourrai le lui rendre, car j’ai peine à gagner ma vie. Non, je ne me sens pas capable d’aller lui annoncer ce malheur.

Que dire ? Que faire ?

Si j’écrivais un roman, je pourrais ajouter qu’au récit de cette infortune, une main généreuse glissa dans celle de la pauvre femme un bourse remplie de pièces d’or.

Hélas ! pour la véracité de mon récit, il y avait peut-être une main prête à donner, mais cette main était vide.

C’est dans des circonstances comme celles-là qu’on apprécie la valeur du vil métal.

Non, l’argent ne fait pas le bonheur sans doute, mais il y contribue pour une large part.

— Si j’avais de l’argent, disait l’autre jour un homme éminent, je pourrais tant faire pour le bien de ma cause.

— Si j’avais de l’argent, me disait encore l’autre soir, une brunette aux yeux si beaux, j’épouserais mon fiancé et nous n’aurions pas à attendre une clientèle tardive.

Figurez-vous, acheter ainsi le bonheur à l’once !

En attendant, il y a bien des malheureux.

Le malheur prend toutes sortes de formes ; c’est un ingénieux qui invente tous les jours un nouveau genre de tortures.

Voyez ma protégée que le sort avait déjà assez maltraitée, la pauvre ; sur ses épaules alourdies des souffrances d’une autre, le sort joignait encore le regret cuisant d’en avoir été inconsciemment la cause.

Un peu d’argent eut apaisé ce désespoir. Pour un jour, j’ai eu l’envie de me faire quêteuse… Et si j’eusse été tendre la main vers vous, mesdames, qui resplendissez de diamants et de perles, vers vous, messieurs, qui faites rouler des écus sur les tapis verts de la tablé de jeu, dites, que m’auriez-vous donné ?


{{d|Lundi, 20 novembre.|2}

Toute mignonne, un peu frêle, dans son petit berceau garni de dentelles, on dirait un oiseau frileux, douillettement à l’abri des froidures, dans le duvet soyeux d’un nid charmant.

Longtemps je l’ai regardée dormir, hier, de ce petit sommeil d’enfant, si doux, si léger, que son souffle ne ferait pas frissonner une plume de l’aile d’un ange, et j’ai songé, penchée ainsi sur son gentil oreiller, qu’une âme de femme avait pris son éclosion dans cette délicate enveloppe de chair blonde et rose.

Car ma petite mie à peine compte quinze jours, et ne connaît encore de la vie que les pâles rayons d’un soleil de novembre.

La pauvre mignonne ! Elle n’avait pas été tout à fait désirée, et son entrée dans le monde avait un peu déçu les espérances de la jeune mère, plus flattée, dans son orgueil maternel, de la venue d’un fils. Mais, elle était là, bien inconsciente du léger contre-temps qu’elle avait causé, et ses grâces natives lui avaient vite reconquis une large place dans le cœur de celle qui lui donna le jour.

Elle en a besoin, la chère petite, de cette chaude affection, pour la préparer à la vie qui s’ouvre devant elle.

Gentils bébés, à quoi rêvez-vous, dans vos blanches robes, quand vos yeux si graves, si sérieux semblent fixer l’infini ?

Regrettez-vous le néant d’où l’on vous a tirés ?

Sentez-vous s’éloigner, avec les semaines, avec les mois, cette terre promise où vos âmes d’enfants espéraient d’ineffables délices ?

Avez-vous déjà l’intuition vague des luttes de l’avenir ?

Qui peut dire ? qui saura jamais ce qui se passe derrière ces petits fronts ?

Et, pour toi, bébée Gertrude, — car elle s’appelle de ce nom que lui a donné la fée bienfaisante, sa marraine, — que seront-elles ces luttes de la vie ? Notre lot, petite, est diversement réparti, et, plus d’une épaule se courbe sous un fardeau trop lourd.

Mais, pour filés d’or et de soie que soient tes ans, un jour viendra, — il vient à toute femme, — ou l’épreuve te flagellera comme un bourreau, on ton cœur meurtri souffrira mille tortures.

Seras-tu alors vaillante et forte ?

Garderas-tu un aspect serein en face de la tempête, et, ta bouche saura-t-elle sourire, quand ton cœur déchiré connaîtra la souffrance et les pleurs ?

Bébée Gertrude, ma jolie, tu ne sais rien du monde où tu occuperas, un jour, une large place peut-être.

On t’en apprendra sur son compte de toute façon.

Les étourdies et les sottes te le peindront comme ravissant, séduisant ; les maniaques, les désespérées en diront le plus de mal possible.

Il ne faut croire, ni ces optimistes à l’excès, ni ces pessimistes de mauvais augure.

Tu rencontreras, sans doute, dans ce monde dont on parle tant, bien des ennuis et bien des contrariétés.

Des bruits de scandales, de trahisons, d’infidélités, viendront quelque jour frapper tes oreilles ; tu verras autour de toi des misères, des défaillances ; que cela ne t’effraie pas.

Quelque fois aussi, et cela fait plus de mal encore, une main qui t’était chère te blessera dans l’ombre, ta confiance dans la bonne foi de tes semblables sera déçue… mais il y aura toujours, crois-moi, bonnes âmes prêtes à sympathiser avec la tienne.

À côté de la faiblesse, tu verras la force ; près du vice, la vertu ; près de la lâcheté, l’héroïsme.

Dans ce monde, le dévouement absolu souvent coudoie l’affreux égoïsme, et la reconnaissance vient consoler de la noire ingratitude…

Tu verras tout cela : les larmes, les sourires, le bonheur, le malheur, et, si ton petit cœur est tendre, compatissant, il en sera ému et plein de pitié.

Mignonne, tu ne comprends pas maintenant ces choses. Plus tard, quelques-unes s’imposeront à toi ; d’autres se poseront en énigmes toute ta vie.

Tu ne devineras peut-être jamais pourquoi la femme, cet être si délicat, « personnification de la faiblesse et de la dépendance, » si l’on en croit le langage de nos maîtres, doit combattre ici-bas les combats du plus fort ?

Le devoir et l’honneur lui ont tracé une route, de laquelle, ma chérie, elle ne peut jamais s’éloigner, et, tandis qu’on accorde au sexe fort le droit de forfaire à ses obligations les plus sacrées, on flétrit impitoyablement la femme qui s’écarte, ne fût-ce qu’un instant, du code sévère qu’on lui a imposé.

Et l’homme, créé pour être son soutien, son protecteur, la poussera à sa chute, puis, une fois tombée, ne lui tendra pas seulement la main pour la relever.

Mais, la laissant couverte de boue et d’opprobre, il continuera sa route, le front haut, plein du respect et de la considération de ses semblables.

Le singulier monde que le nôtre !

Tu t’en étonneras, ma mie. Nous nous en sommes étonnées aussi.

Une autre chose que tu apprendras bientôt, c’est que la part de la femme sur la terre c’est la souffrance. Quelques-unes un peu plus, quelques-autres un peu moins, mais pas une n’échappe à l’inexorable loi.

Sa délicatesse physique, son extrême sensibilité morale, lui font ressentir plus fortement tous les maux inhérents à l’humanité.

Voilà pourquoi, ta bonne mère, sachant d’avance ce qui est réservé à toute femme, un instant, a regretté pour toi d’avoir donné le jour à un petit être destiné à toutes les rigueurs et les injustices du sort.

Cependant, chérie, il y a encore dans notre vie de douces compensations. De bienfaisants rayons viennent illuminer l’existence.

Un jour, tu réaliseras le doux rêve d’aimer, d’être aimée, de cet amour sincère et pur béni par les anges. Toutes les autres souffrances pâlissent près de cet ineffable bonheur…

Mais, si la mort vient te surprendre, avant que tu ne connaisses la joie et la douleur, nous pleurerons sur ton berceau vide, remerciant Dieu de t’avoir épargné les luttes et les exigences de la vie.

En attendant, mignonne, repose dans ton nid douillet, sous la chaude caresse du regard maternel.

Tout aujourd’hui te sourit : Fais ton gentil dodo, mon bel ange.