Imprimerie L'Événement (p. 209-215).

OTTAWA.[1]


Mesdames et Messieurs,


Pris à l’improviste, à un jour d’avis, vous n’attendez pas de moi une conférence régulière et je n’ai à vous offrir qu’un bout de chronique. J’ai pensé que la meilleure manière de vous intéresser, c’était de vous parler de vous-mêmes, d’Ottawa, de vous rappeler le mal que l’on en disait lorsqu’on ne connaissait pas encore la nouvelle capitale, du bien que l’on en pense depuis qu’on la connaît, qu’on a senti les effets de sa chaude hospitalité, admiré les progrès que fait naître tous les jours sa merveilleuse activité.

Ce fut un jour sombre pour la bonne ville de Québec que celui où l’on sut à n’en plus pouvoir douter qu’elle allait cesser d’être la capitale du pays. Elle s’était accoutumée à être capitale ; il y avait si longtemps qu’elle l’était, malgré des infidélités passagères, des courses jusqu’à Toronto. Elle croyait que le gouvernement lui appartenait ; que la Confédération qu’elle avait vu naître, était à elle, et que, même en grandissant, elle continuerait à reposer sa tête sur ses genoux, à dormir dans sa chambre, à l’appeler sa mère !

Le réveil fut cruel et la colère grande : je vous assure que dans ce moment-là on a dit bien des sottises d’Ottawa, de la Plateforme à la rue du Pont. On enrageait, on vous montrait le poing, on faisait courir sur Ottawa des bruits invraisemblables. Si l’on en croyait des touristes qu’on inventait pour l’occasion, les employés ne devaient pas trouver à se loger ici ni même à manger.

La population d’Ottawa aura beau se presser, disait-on, elle ne pourra faire de la place pour tous. Il faudra qu’un certain nombre d’employés couchent sous leur parapluie et vivent de l’air du temps. Quant aux députés, ils auront toujours la ressource de prolonger les séances jusqu’au matin et d’aller dormir durant la journée, dans les lits encore tout chauds, des habitants, ou d’aller s’étendre à l’ombre des forêts voisines. Quand la faim les pressera trop, ils feront comme le rat industrieux : ils rongeront les statuts. Faisons des vœux pour qu’exaspérés par les privations de tout genre, ils ne se jettent pas sur les ministres qui les ont amenés là et ne les dévorent sur place !

Les gens les plus graves eux-mêmes prenaient parti contre Ottawa. Ce n’est pas tout, disait-on, que de supplanter le vieux Québec, il faut le remplacer. Ottawa y a-t-il bien songé ? Pour une ville secondaire, être la capitale de la Confédération, c’est un coup extraordinaire de la fortune. Pour une ville aussi jeune passer avant une ville aussi ancienne que Québec, c’est un manque d’égard. Pour une ville aussi petite, ranger sous elle une aussi grande ville que Montréal, c’est bien de l’ambition.

Mais aussitôt on ajoutait : Il reste à Ottawa à prouver qu’elle mérite son bonheur. Elle va être le centre de notre monde politique ; elle va donner l’hospitalité à une élite sociale ; elle possédera une bibliothèque magnifique. Qu’en échange de tant d’avantages, la future capitale reçoive largement les exilés qui vont s’asseoir à son foyer, qu’elle s’efforce de renouer la chaîne brisée de leurs habitudes, qu’elle leur rende, petit à petit, l’aisance et le confort qu’ils ont laissés derrière eux. Québec avait été formé par la nature et l’esprit de ses habitants pour être une capitale. Ottawa n’a pas de meilleur parti à prendre que d’imiter ce modèle et de faire en sorte que le monde officiel, depuis le ministre jusqu’au plus humble fonctionnaire, retrouve Québec sur les bords de l’Outaouais.

C’est ce que vous avez fait, et aujourd’hui, en se trouvant à Ottawa, on croit n’avoir pas quitté Québec. Toutes les préventions sont dissipés, tous les préjugés ont disparu. On rit des fiables d’autrefois. C’est la même généreuse hospitalité, la même cordialité entre compatriotes, la même sympathie pour le talent. Vous avez prouvé à tous ceux qui viennent à Ottawa que le sort ne s’est pas trompé en la faisant capitale. Ottawa est déjà une grande ville ; vos rues sont si belles et si larges que lorsqu’on retourne à Québec après la session on prend ses rues étroites pour les passages de l’hôtel Russell ; l’on est tenté de chercher en plein air le numéro de sa chambre. En quelques années, vous avez fait des progrès énormes. Nous ne sommes pas habitués à aller si vite que cela à Québec : une maison par année, voilà notre moyenne. Il n’y a que dans les années bissextiles que nous en construisons deux à la fois ! Nous ne sortons guère des réparations ; le locataire est la règle et le propriétaire l’exception !

En voyant vos constructions élégantes, on sent que vous aviez un magnifique modèle sous les yeux et que les beaux édifices parlementaires qui font l’orgueil de votre cité, ont trouvé en vous de judicieux imitateurs. Hélas ! nous autres à Québec, nous n’avons à imiter que notre vieil Hôtel du Parlement dans lequel on cuit à point et en sortant duquel un député peut être servi à ses électeurs sans qu’il soit nécessaire qu’on le remette sur le feu !

Vous avez dans votre ville des quartiers qui peuvent rivaliser avec ceux des plus grandes villes, et si j’en juge par la variété et l’éclat des toilettes, par la forme exquise des cha peaux et l’élégante profusion des rubans, les magasins d’Ottawa ne laissent rien à désirer aux dames, et donnent tout à craindre aux maris ! Les pères de famille ne sauraient trouver de prétexte pour refuser à leurs filles ces chiffons qui ne coûtent jamais cher en détail, mais qui, réunis sur un compte à la fin de l’année, forment des montants effrayants à voir, difficiles à solder.

Je ne vois partout que de grands hôtels, de quoi loger à l’aise cette moitié du Dominion qui vient demander à l’autre des better terms. Nous voila loin de 1866 : on criait à la disette des logements alors ; aujourd’hui, on voudrait coucher à la belle étoile, qu’on ne le pourrait pas : durant la nuit, on échafauderait un hôtel entre le ciel et vous ! Après vous être endormi en admirant le firmament, vous vous réveilleriez en regardant le plafond !

Dans le quartier du Parlement, on se heurte à chaque instant à des banques d’où l’on voit sortir sans cesse des gens souriants ayant sous le bras des liasses de billets, sur la figure la satisfaction de l’escompte. Est-ce que le crédit qui a disparu du Bas-Canada depuis l’automne, aurait pris ici ses quartiers d’hiver ? Alors attendez-vous, si la nouvelle se répand dans notre province, à une forte émigration d’aspirants-capitalistes au printemps !

Nos sociétés littéraires, pour avoir été trop nombreuses, s’en vont les unes après les autres. Il faudra bientôt venir à Ottawa pour trouver un Institut Canadien-français. Pour augmenter encore le contraste et nous faire rougir de notre indifférence, vous êtes en train de doter votre Institut d’un bel édifice. Ce sera un édifice vraiment national qui tiendra honorablement sa place parmi les nombreuses constructions religieuses que vous possédez déjà. La littérature va être bien logée : cela ne lui arrive pas souvent ; il est vrai qu’en se mettant à la fenêtre les gens de lettres pourront voir l’hôpital oh d’ordinaire ils vont pousser leur dernier soupir et chercher leur dernière rime !

Je viens de faire allusion en passant aux édifices religieux, et s’il était convenable au milieu de tous ces badinages d’en parler au long, je voudrais m’y arrêter et vous féliciter de ce zèle qui fait, qu’à côté ou qu’en face de chaque édifice protestant qui s’élève, vous mettez un édifice catholique. Ne vous laissez pas distancer, continuez à tenir tête à la générosité rivale de nos concitoyens d’une foi différente de la nôtre. C’est une émulation dont ils ne sauraient se plaindre et dont bénéficient l’éducation et la bienfaisance.

Un ami du Bas-Canada qui est venu passer une semaine ici l’année dernière, résumait son impression sur Ottawa en deux mots : Mais c’est aussi bien bâti que Montréal, aussi bien habité que Québec !

On avait fait courir le bruit alarmant qu’Ottawa était une ville s’anglifiant sans cesse et d’où bientôt l’élément français disparaîtrait. Je ne trouve pas cela ; ce qui me frappe au contraire, c’est que vous gardez bien votre terrain, c’est que vous l’agrandissez chaque année. Comme toutes les populations étroitement entourées par les autres races, vous sentez la nécessité de serrer les rangs, de vous compter. Loin de croire qu’Ottawa deviendra une ville anglaise, je suis porté à espérer que vous finirez par en faire une ville à peu près française.

Ce qu’il y a de remarquable dans notre existence nationale, c’est qu’en réalité une fois que nous sommes quelque part nous y restons. Il n’y a rien de plus difficile à arracher que des racines françaises : l’arbre grandit et brave la tempête. Regardez dans le Bas-Canada, jetez un coup d’oeil sur les États-Unis ; que voyez-vous ? Le nombre de nos rivaux peut augmenter : nous ne diminuons pas. Nous ne pouvons à coup sûr fermer la porte à personne ; mais nous restons chez nous. Notre foyer s’agrandit, notre domaine s’étend ; et ce qui peut faire croire aux gens inattentifs que nous perdons du terrain, ce n’est pas que nous soyons moins, c’est qu’il y a plus du monde autour de nous. Qu’importe ! si nous nous tenons bien ensemble ; si nous sommes nombreux, unis et forts. Qu’importe ! que le chiffre des décès s’accroisse, si les naissances continuent régulières et innombrables !

Restez unis, je vous en prie ; fermez la porte à la division si chère à notre race. Ce qui nous affaiblit, ce n’est pas la jalousie des autres, c’est notre habitude de ne pas nous entendre, le besoin que nous ressentons de nous entre-déchirer, de nous prouver que nous sommes moins canadiens, ou bien moins catholiques, les uns que les autres. Je ne voudrais pas calomnier notre race et on me pardonnera du reste l’exagération de mon langage à cause de la bonne intention qui m’anime ; mais lorsqu’un Anglais ou un Irlandais voit un compatriote dans la détresse, son premier mouvement est de courir à son secours : souvent notre première pensée à nous est de nous dire : Si je le laissais se noyer pour le punir de ne pas nager dans les mêmes eaux que moi !

Ici, étant obligés de vous entr’aider pour maintenir votre position, vous êtes à l’abri de ces mauvaises pensées. Chassez-les toujours. Faites comme si, en toutes choses, vous aviez besoin les uns des autres : ne vous y trompez pas du reste : vous en avez toujours besoin ; et le compatriote que vous laisseriez tomber aujourd’hui est peut-être celui qui vous aurait aidé demain.

Mais je m’aperçois que je tourne au sermon : pour un. sénateur revenu des choses de ce monde, à l’abri des électeurs, c’est assez naturel, mais pour un libéral, c’est malséant. Vous avez hâte du reste que ma parole se taise devant de plus harmonieux accents et que le concert reprenne son cours.

Il ne me reste qu’à vous remercier de votre indulgence, et. qu’à vous dire que si j’ai fait acte de bonne volonté en venant à l’improviste prendre la parole en cette réunion, vous n’avez jamais fait plus grand acte de charité que de m’écouter, que de m’applaudir. Je joins mon remerciement à la reconnaissance que les pauvres vous doivent.

Je crois bien cependant que c’est seulement en m’écoutant que vous aurez fait acte de charité. Est-ce bien en effet faire la charité que de payer si peu pour assister à un aussi charmant concert ? Le plaisir emporte la dépense. Si, comme on n’en peut douter en jetant un coup d’œil sur le programme, la seconde partie du concert répond à la première, vous devrez, en sortant, encore quelque chose aux pauvres. Musique délicieuse, voix charmantes, morceaux choisis, violon, piano et vaudeville : tout cela pour les pauvres, mais que ferait-on donc pour les riches ?…

Je vous demande pardon ; cédant à mes habitudes de journaliste, j’allais faire, séance tenante, le compte-rendu de la. soirée. La suite au prochain numéro.




  1. Causerie faite dans un concert pour Les pauvres donné à l’Institut Canadien-français d’Ottawa, en mars 1876.