Chroniques (Fabre)/17
JOURNAL ET ÉLECTIONS.
J’ai fait, depuis quinze jours, des infidélités à la chronique. On me les reproche et j’y reviens. Mon excuse, c’est qu’on ne fonde pas un journal tous les jours et qu’il en coûte quelques loisirs. Le temps me manque pour causer.
Vous me faites l’honneur de me rendre visite et, tout naturellement, vous me demandez comment va l’abonnement. Je me dispose à vous répondre lorsque, tout-à-coup, je songe à un abonné qui se plaint de ne pas recevoir son journal régulièrement et que l’on va peut-être oublier encore. Je pars comme un trait et vous laisse la bouche béante, l’oreille tendue.
Le temps d’aller dire un mot à l’expéditeur et je reviens :
— Vous disiez, vous dis-je…
Une idée me frappe au cœur : il est deux heures moins le quart ; a-t-on songé à expédier la malle qui part à deux heures ? Je vous échappe de nouveau.
La malle est partie emportant nos numéros. Je me rassieds plus calme :
— Vous me demandiez…
Vous avez la complaisance de répéter votre question et je ne l’entends pas. Un autre abonné vient de faire irruption dans le bureau :
— Monsieur, dit-il, je m’appelle Arthur et vous m’adressez le journal sous le nom d’Ernest. J’aimerais à savoir pourquoi. Est-ce que ce nom d’Arthur vous déplaît ? Préférez-vous celui d’Ernest ?
Une lettre arrive, elle est marquée pressée ; je vous demande pardon et je l’ouvre :
« Cher Monsieur : — Votre journal est charmant, » … Homme excellent ! bienveillant lecteur ! Il me semble sentir à travers la feuille de papier le corps soyeux d’un billet de banque.
« Je l’ai lu avec un vif intérêt et… je le renvoie. Si vous voulez bien l’adresser à mon oncle M. Pierre…, de St… ; il le recevra, si toutefois il n’est pas parti pour les États-Unis. Dans la dernière lettre qu’il m’a écrite, il m’annonçait son prochain départ. »
Nous reprenons le fil de l’entretien et vous parvenez enfin à avoir des nouvelles du journal. Il se porte à merveille et je n’ai qu’à souhaiter que le public soit aussi satisfait de lui qu’il est content du public.
Cependant, je dois avouer que je viens de recevoir une plainte, un vif reproche, et d’une de mes lectrices encore.
— Il n’y a pas assez de décès dans L’Événement, m’a-t-elle dit avec son plus aimable sourire.
— Ce n’est pas ma faute, madame. Veuillez bien songer que je ne puis tuer les gens pour avoir l’avantage de publier des nécrologies.
— Vous avez beau dire, vous avez beau dire, il meurt plus de gens dans cette saison qu’on ne le soupçonnerait en lisant L’Événement. Et les mariages ?
— Madame, les maris sont rares, la vie est chère, les jeunes filles sont exigeantes : on ne se marie plus. Ce n’est pas encore ma faute. Faut-il que j’aille trouver tous mes amis, garçons ou veufs, pour les prier de me fournir un mariage par numéro ?
— Tout ce que je puis dire alors, monsieur, c’est que vous avez commencé la publication de L’Événement dans une mauvaise année, une année où il n’y a pas de mariages !
Chaque lecteur a dans le journal une partie qu’il préfère, un coin où ses yeux se portent tout d’abord. Parfois, il borne là sa lecture. Ceci me fournit l’occasion de citer ce mot superbe d’un abonné à qui l’on demandait s’il avait lu un article qui avait fait quelque bruit :
— Je ne l’ai pas vu, dit-il ; il n’était pas parmi les annonces nouvelles !
Nous recevons de nos amis, connus ou inconnus, des lettres pleines de félicitations et d’encouragements, auxquelles il nous est impossible de répondre directement, accablé de besogne comme nous le sommes en ce moment. Qu’ils veuillent donc bien accepter une réponse collective et recevoir ici l’expression de notre vive gratitude.
Plusieurs des numéros qu’on nous renvoie portent sur le couvert :
« Renvoyé avec peine, » ou « avec regret. »
Ce mot de regret, de la part de ceux qui ne peuvent souscrire, nous touche et, à nos yeux, vaut un abonnement. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que notre caissier pense autrement.
Quelques autres — et nous n’avons pas besoin de les désigner davantage — nous écrivent que les ressources d’une modeste Cure ne leur permettent pas de souscrire à un journal ; et cette excuse-là encore est de celles qu’on accepte de bon cœur.
D’autres enfin nous disent : « À bientôt. » Messieurs, L’Événement sera le premier au rendez-vous.
À côté de ces généreux lecteurs, il y a des gens accablés de rentes, qui prennent épouvante à la seule pensée qu’ils auraient à payer l’abonnement. Ils se sont empressés de renvoyer le numéro-spécimen ; le lendemain, ils ont expédié un messager chargé de s’assurer si nous avions reçu le numéro renvoyé ; puis, ils sont venus eux-mêmes voir si leur nom était bien effacé. De peur d’erreur, ils ont ajouté une rature à celles qui le couvraient déjà ; une de ces bonnes et grosses ratures qui font tout disparaître, majuscules, petites lettres et traits. Après cela, ils sont partis rassurés.
Il ne me reste plus qu’à me procurer des polémiques. En voici la recette.
Le matin, en se rendant à son bureau, le journaliste rencontre un de ses adversaires politiques ; ils font un bout de chemin ensemble, causant de la pluie et du beau temps, et se séparent sans avoir échangé leurs cartes.
Le journaliste arrive à son bureau. Installé dans son fauteuil, il se demande sur quoi il va écrire aujourd’hui. Pas le moindre sujet d’article. C’est en vain qu’il repasse en sa mémoire les vieux thèmes sur lesquels il a tant de fois brodé d’étincelantes variations : la verve tarde à s’allumer.
Machinalement, il en vient à songer à son compagnon de route de tout à l’heure. Il avait l’air fort heureux et l’on écrirait un article, même très-vif, contre lui, que cela n’assombrirait pas un seul des sourires qu’il échange avec la fortune. Qu’un pauvre diable de député qui compte sur son indemnité parlementaire pour vivre, s’offense des traits qu’on lui lance, passe ; mais qu’un ministre, qu’un chef de parti, un personnage influent, un homme qui est sûr de sa réélection s’en préoccupe, cela n’est pas possible.
— Mais alors, au fait, se dit le journaliste, pourquoi repousserai-je le sujet d’article qui s’offre à moi ? Ce n’est pas le hasard seul qui a mis cet homme sur ma route, ce matin. Sans, bien s’en rendre compte peut-être, il a envie que l’on parle de lui dans les journaux. Cela compléterait son bonheur.
Convaincu, rassuré, le journaliste écrit un entrefilet virulent ou perfide contre cet adversaire d’occasion.
Le lendemain, il rencontre son homme ; celui-ci n’a pas l’air heureux du tout et passe à côté de lui, en lui coupant la figure d’un regard tranchant comme la lame d’un garibaldien en congé.
— Quelle mouche l’a piqué ? se dit le coupable, qui ne se rappelle son article de la veille qu’après avoir cherché longtemps la cause de cette froideur soudaine.
Lorsque ce n’est pas son compagnon de route que le journaliste donne à manger à ses lecteurs, c’est un confrère, souvent bien cher. Moi qui vous parle, pressé par le besoin de copie, j’ai parfois immolé des gens que j’aimais et pour qui j’aurais tout fait, hors de ne point écrire contre eux.
La première colonne du journal attend qu’on la remplisse ; le temps presse, les typographes s’impatientent, le chef d’atelier dit, en regardant à sa montre, que l’heure du départ des malles approche, que faire ? On saisit un confrère, on l’étrangle, et, de son cadavre encore chaud, on comble le trou béant.
Une fois la polémique engagée entre gens du métier, sait-on où elle s’arrête ? Un coup n’attend pas l’autre ; le jeu s’anime, on s’emporte. On vise à enlever du chapeau de son adversaire cette cocarde qui vous agace et, sans le vouloir, on lui fait à la figure une laide blessure.
Si l’on avait toujours la patience de mesurer ses coups et le temps de relire ses articles, cela n’arriverait pas.
L’envie de se porter candidat vient facilement aux gens en cette saison. Étant de loisir, vous allez faire un tour à la campagne. La conversation glisse de la pluie à la politique. On parle candidat.
— Tiens, au fait, pourquoi ne vous présenteriez-vous pas dans notre comté, vous dit votre interlocuteur ; je me charge de vous faire élire.
On en cause. Tant que vous vous faites prier pour accepter la candidature, tout le monde est en votre faveur.
— Présentez-vous donc, vous dit-on, vous n’aurez que la peine de vous rendre au chef-lieu, le jour de la Nomination. Ce sera fait en un tour de main.
Vous vous laissez persuader et vous posez votre candidature dans un discours bien senti.
À l’instant vous perdez toutes vos chances. Vos plus zélés partisans se refroidissent, vos plus solides appuis hochent la tête. Les obstacles, voilés jusqu’ici, apparaissent tout-à-coup :
— Qui aurait pu prévoir, s’écrie-t-on, que la paroisse de B. serait contre vous ; et ce diable de V. quelle mouche l’a piqué de vous faire opposition ?
Règle trop invariable : l’homme qui ne se présente pas a toujours plus de chances d’être élu que celui qui se présente.
On oppose sans, cesse aux candidats les ombres de gens qui resteraient sur le carreau s’ils tentaient l’épreuve électorale ; mais ils ne la tentent pas et on les croit tout-puissants.
Bon nombre d’électeurs sont épris de l’idée d’avoir pour représentant leur plus proche voisin, ou tout au moins un de leurs co-paroissiens, ou bien enfin un enfant du comté.
Il n’y a pas de mal à cela si le voisin est intelligent et au fait de la chose publique, ou si l’enfant du comté est un homme trempé pour être député.
Mais il ne suffit pas d’avoir vu le jour dans un comté pour être son représentant-né. À ce compte-là, qui ne serait pas le représentant d’une localité quelconque et le député de quelqu’un ?
Il faudrait calculer le nombre des représentants d’après le chiffre des naissances, déduction faite des mortalités.
Lorsqu’un candidat vient dire aux électeurs : « Je suis enfant du comté, j’ai été bercé sur vos genoux, je vous ai tiré la barbe quand j’étais tout petit… » c’est qu’il éprouve le besoin de distraire l’attention de son mérite personnel pour la concentrer sur son berceau.
Le seul avantage qu’il y ait à avoir pour député un de ses co-paroissiens, c’est que ses départs et retours de la capitale indiquent le commencement et la fin des sessions. On n’a pas besoin de lire les journaux pour savoir où en est le pays.
Puis, de temps à autre, le député, désirant nourrir sa popularité, fait une distribution de papeterie parlementaire parmi ses électeurs. Il donne des canifs aux petits garçons, du papier rose et des enveloppes de fantaisie aux jeunes filles, et les élections générales suivantes, il est élu par acclamation.
La meilleure raison, que l’on ait donné en faveur des candidats résidents, n’est pas celle inventée par un aspirant aux abois.
Le malheureux voyait son élection lui échapper, et son adversaire, un avocat de la ville, allait être nommé. Il fit un appel suprême à son imagination, et voici ce qu’il trouva :
Si l’avocat était élu, il dépenserait à la ville ce qui lui resterait de ses émoluments de député ; tandis que si c’était lui, le candidat résident, il dépenserait ses économies dans sa paroisse. Ce serait autant d’argent de répandu dans le comté ! Cela contribuerait à faire marcher les affaires d’un chacun, et augmenterait la prospérité générale.
Nonobstant ce raisonnement, il fut battu.
M. X. était ministre, et même membre du ministère Hincks, qui n’avait pas une réputation sans tache.
Il devait recevoir quelques amis le soir, et sa ménagère envoie chercher des gâteaux chez un pâtissier.
Ces gâteaux sont célèbres sous le nom de Présidents. Vous les connaissez, ils sont mauvais !
Le domestique se trompe et demande au pâtissier :
— Avez-vous des représentants à vendre ?
Or, il y avait en ce moment-là trois députés près du comptoir. Ils se retournèrent tous les trois de l’air de gens prêts à dire : Nous voici.