Chroniques (Buies)/Tome I/L’hiver
Enfin, voilà le franc et joyeux hiver qui s’annonce, l’hiver blanc et net, pur et sain. Cela date d’hier seulement, 29 novembre ; cette année il y a du retard, mais nous ne perdrons rien pour avoir attendu. Quelle journée que celle d’hier, et quelle vie, quel bonheur, quel entrain dans la rue St-Jean, à quatre heures de l’après-midi, heure des équipages, des dandies, des filles à marier, des paresseux et des chroniqueurs ! Dans Québec il n’y a qu’une rue, pour ainsi dire, c’est la rue St-Jean, large comme un trottoir de la rue St-Jacques de Montréal, et longue comme un des corridors du Mechanics’Hall ; mais quand toute la gent élégante s’y précipite par un temps qui rajeunit de dix années comme celui d’hier, c’est un alali, une fanfare, un chassé-croisé enivrant, des figures jeunes et fraîches qui passent avec un sourire qu’on retrouve cinq minutes après en les revoyant ; des matrones, enveloppées de fourrures, qui s’abandonnent au glissement de leurs sleighs longs et dociles, un tintement de grelots sur tous les tons, sans vacarme, mais joyeux et heureux, le trot mis en musique.
Tout se montre, tout se pare, éclate et pétille d’allégresse.
Ah ! de toutes les choses suaves de ce monde, il n’en est pas de comparables à une belle soirée d’hiver en Canada, sous la lumière égale et douce d’une lune sans rayons qui illumine l’espace entier de son regard. Qu’il est beau, durant ces éclatantes nuits, sous un ciel blanc comme le lait, de regarder les longues raies des aurores boréales courir sur la neige éblouissante ! Quelle mélancolie profonde, quelle poésie méditative se répandent sur les campagnes endormies dans un lointain horizon ! Tout est plainte et murmure parmi les branches dépouillées des bois de sapin. La lune, solitaire, dans un ciel sans nuages, regarde avec une sorte d’attendrissement maternel cette terre inanimée que la neige couvre comme un linceul. Les montagnes, moitié ombre, moitié lumière, apparaissent informes. Le Saint-Laurent, emprisonné par les glaces jusqu’à une lieue du rivage, roule loin de ses bords des eaux pesantes et muettes qu’aucun navire ne sillonne plus. Mais, dans cette transparence lumineuse du firmament, dans cet immense désert de l’espace muet, il y a parfois quelque chose de désolé, semblable aux couvercles de marbre des tombeaux dont le froid éclat se détache dans une nuit étoilée. C’est l’heure où les rêves arrivent comme des flots pressés dans l’âme des poètes ; c’est aussi parfois le moment où le chroniqueur cherche une transition pour passer du style descriptif aux choses vulgaires de ce monde que l’exigence du lecteur ne lui permet pas de dédaigner.
Et voilà pourquoi la chronique est si difficile ; tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, bondissant à perpétuité sur la corde roide, le chroniqueur est un vrai nègre. Avec cela que le moindre écart le rend ridicule ou insupportable ; il faut être un génie pour braver tant de périls. Croyez-vous que je n’aimerais pas mieux faire un discours en parlement ou rédiger un bill ? Cela ne demande ni style, ni idées ; au contraire. Aussi a-t-on imaginé un mot baroque et dédaigneux pour exprimer ce que cela vaut. On dit « une indemnité parlementaire, » comme on dirait « je vous rends la monnaie de votre pièce ; vous m’assommez pour mon plus grand bien, je vous flanque six cents dollars ; allons, que ça ne traîne pas : » voilà pourquoi les sessions sont si courtes.