Chroniques (Buies)/Tome I/De retour

Typographie C Darveau (1p. 298-304).

DE RETOUR



16 Novembre.


Aujourd’hui je n’ai nulle envie de rire ni de faire rire. Ceux qui ont dit que Démocrite passait son temps à cela sont des farceurs, comme les ministres des finances qui déclarent invariablement, chaque année, avoir un excédant de recettes. De quelles larmes, versées loin des regards, les grands rieurs ont-ils payé les rires faits pour la foule et qui les ont rendus célèbres, on serait bien surpris de l’apprendre. Pour moi, je crois que le rire est une variété de la souffrance et c’est comme martyr hebdomadaire, à tant de la colonne, que je veux arriver à la postérité.

Je serais bien en peine de savoir le dire, mais c’est un fait certain qu’aujourd’hui j’ai le désespoir dans l’âme. Il y a longtemps que ça ne m’était arrivé, depuis, je crois, le vote sur le double mandat qui a fait triompher l’opposition, mais en la laissant dans l’opposition. Ceux qui diront que ce n’est pas là une opposition systématique, n’ont aucun sens des choses.

Puisque je suis au désespoir, il convient que je m’analyse. Qu’est-ce que le désespoir ? C’est l’état de l’âme qui a perdu toute espérance.

Quand on en est là, on n’a plus de larmes pour les bonheurs passés, les illusions enfuies ; on reste muet, morne et planté comme un poteau de télégraphe. Otez au soleil sa lumière, au ciel ses astres ; que restera-t-il ? l’immensité dans la nuit. Voilà le désespoir.

En ce moment il est onze heures passées, du soir, bien entendu. Je suis seul et je pense, et la solitude s’agrandit autour de moi comme au crépuscule les ombres s’étendent en s’épaississant. Le feu de mon foyer seul vit et s’agite dans le calme où je suis enseveli ; rêveur, je regarde ses flammes monter dans la cheminée, tantôt par soubresauts, tantôt enlacées et se tordant, comme des serpents roulés ensemble qui dressent la tête. Au dehors le vent passe avec des accents de colère et de furie sur les toits frémissants ; les branches sèches des sapins craquent, des nuages pressés courent sur la lune comme des souffles, pendant qu’elle, terne et solitaire au ciel, semble un grand œil morne ouvert sur l’immensité.

De l’âtre pétillant où plongent mes rêves un murmure s’élève, triste comme les choses passées qu’on ne peut plus ressaisir, avec mille accents comme ceux des souvenirs qui reviennent frapper en foule à la porte du cœur. Dans ce murmure j’entends une voix qui me dit : « Tu as été jeune, tu as été aimé, l’espérance t’a souri, tu as oublié le temps, tu as ouvert la digue aux flots de la vie, et maintenant qu’es-tu ? Vois ce feu qui se meurt ; il a brillé comme toi ; ta main qui l’attisait insouciante a abrégé sa vie d’une heure ; ainsi les hommes ont fait de toi… et les femmes donc !… Déjà ta tête blanchit et ton printemps achève à peine. Aujourd’hui tu comptes les heures pendant qu’elles se sauvent ; tu cherches à les saisir et tu ne fais qu’avancer le terme où ta main défaillante ne pourra plus compter que des instants. La coupe de tes jours est séchée. Tu t’effaces de ce monde comme un torrent rapide dont le soleil a dévoré la course et la disperse en vapeurs dans les airs, et quand on dira : « Où est-il, » et qu’on te cherchera, on ne trouvera plus qu’une vilaine poussière pas même bonne à faire des engrais sur les champs de tes censitaires. »

Ô ciel ! être seigneur, avoir le droit de corvée et se trouver pris de désespoir tout à coup à côté d’un bon feu, avec la perspective de l’Intercolonial passant l’été prochain sur mes domaines, quelle sombre dérision de ma fragilité ! J’aimerais presque autant n’avoir jamais eu de lods et ventes ;… ils sont substitués, malheureusement !

Tu te rappelles, lecteur pour qui je suis en train d’attraper un ramollissement de cerveau national, que tantôt, vers onze heures un quart, je devais m’analyser. Il y a de cela à peu près une demi-colonne. Si je parle par colonnes, c’est que c’est mon métier ; la colonne est mon unité générale à laquelle je ramène tout, qui me sert de mesure en toutes choses. Ainsi, quand j’ai trois dollars dans ma poche, je me dis : « Tiens, j’ai une colonne aujourd’hui, » et je m’achemine vers la Maison Dorée ou chez Éthier, si je suis à Montréal, chez Laforce, si je suis à Québec, avec mes amis Lucien et Oscar qui boivent prodigieusement depuis un mois ou deux ; heureusement qu’ils ont plus de colonnes que moi.

M. Le Bas, ingénieur de la marine française, qui avait présidé à l’installation de l’obélisque de Louqsor, à Paris, avait une unité analogue à la mienne ; ainsi il ramenait tout à son obélisque, jusqu’à son nom qui était devenu M. Le Bas de l’Obélisque. Il semble que cela est fatal en architecture.

Tu as le droit d’être surpris, lecteur, de ce que je n’aie pas encore analysé le désespoir, et pourtant il est minuit déjà. Minuit ! c’est l’heure du night-cap universel, celle où le lion ronge sa proie s’il a pu l’attraper, après que le crépuscule a descendu ses voiles sur le désert. C’est une heure unique dans la journée, une heure qui fait tressaillir la chrétienté entière une fois par an, une heure où le monde semble retenu un instant dans les abîmes de la durée, où la pensée humaine se repose comme suspendue au jour qui finit, alors que le temps a déjà marqué une seconde au jour qui commence. Ainsi, rien n’est fini pour le temps pour lui le jour n’arrête jamais. Il marche pendant que les hommes comptent, pendant qu’ils sommeillent et ne se sentent pas durer, comme le remords qui veille et tient l’âme éveillée au milieu des songes.

Non, pas une minute où l’homme puisse dire : « Cette minute ne compte pour rien dans mon existence ; cet instant, je puis en jouir sans qu’il s’ajoute à tous les autres qui m’entraînent dans l’éternité ; pas un, pas un seul où je m’arrête pour contempler le présent entre le passé qui m’a fui et l’avenir qui m’échappe déjà au moment où j’y songe. L’avenir ! qu’est-ce donc que ce mot pour exprimer ce qui ne fut jamais ? Qu’est-ce que cette pensée constante, si ce n’est un rêve où l’homme cherche à se consoler du temps qui n’est plus par celui qui n’est pas encore, et ce rêve dure sans cesse ! Cette seconde insaisissable qu’on appelle le présent n’existe pas elle-même, parce qu’elle se confond de suite avec le passé à l’instant précis où l’on y songe. Dieu seul peut dire ; « Je suis » parce que Dieu seul possède un présent éternel. Pour nous, mortels, chroniqueurs et lecteurs, nous n’avons qu’un jour pour paraître et disparaître en emplissant le monde de notre néant ; nous ne faisons que passer, croyant avoir vécu ; nous sommes une ombre jetée dans la clarté de l’infini et nous effaçant à notre apparition même. Mais le désespoir ? ah oui ! c’est vrai ; encore une demi-colonne.

Un soir de l’été dernier, je me promenais sur la grève retentissante, retentissante à cause de mes bottes neuves qui craquaient à m’énerver. Dire qu’il y a tant de macadam sur les rives du Saint-Laurent et que nous avons si peu de chemins macadamisés ! Le Canadien évidemment est digne de tous les dons de la fortune, puisqu’il les méprise.

La lune était rousse et sèche ; autour d’elle aucun nuage, mais un ciel cuivré et bas qui semblait descendre sur la terre pour l’absorber ; la marée du fleuve montait lentement, lentement, comme une tache qui s’agrandit ; ses vagues avaient l’éclat terne d’un œil qui s’endort ; tout se taisait, excepté mes bottes. Il y avait dans cette nuit indécise quelque chose du voile qui s’ouvre en laissant passer la lumière comme un éclair, puis se referme soudain, épaississant les ténèbres. Je marchais la tête basse et le diable bleu dans le corps, — à quel endroit précis de ma personne ? je ne saurais dire.

C’était dans les premiers jours d’octobre. Le souffle de l’automne refroidissait déjà les vallées attristées, les épis penchaient leurs têtes jaunissantes en attendant la faulx ; les foins séchaient entassés dans les granges où le colon met son espoir. Déjà le crépuscule donnait à peine quelques instants à la nature pour préparer son sommeil ; j’avais vu mourir les fleurs, je ne trouvais plus rien à aimer dans la campagne qui se dépouillait tous les jours sous mes yeux et j’avais hâte de m’enfuir sous des cieux plus propices, fatigué de la monotonie de la solitude.

Il y avait dans tout cela une préparation au désespoir, mais ce n’était encore rien. J’arrivai à Québec après avoir fait mille détours, comme dans mes chroniques, notamment après avoir fait le tour de la Baie des Chaleurs. La session était commencée et les séances allaient leur train qui est celui d’une rosse des concessions. M. Chauveau et M. Cauchon s’étaient déjà pris aux cheveux sans se faire mal, et l’opposition préparait avec science ces sorties glorieuses où la fortune, toujours marâtre, a de nouveau trahi son courage.

M. Joly adressait journellement ses philippiques veloutées et M. Holton décrassait les rouages. M. Marchand, tirailleur obstiné, toujours sur la détente, envoyait à droite et à gauche des calembourgs inouïs, oubliant que la gloire l’attendait le 4 décembre, à la représentation de sa ravissante petite comédie Erreur n’est pas compte ; M. Bachand compilait les statuts, et M. Fournier faisait ses terribles interpellations qui tombent dans le camp ministériel comme des boulets de soixante tout rouges.

Piqué de l’aiguillon de la chose publique, je m’acheminai vers le Parlement ; j’entrai, il faisait sombre et horriblement chaud. Je montai en sueurs les deux escaliers qui mènent à la galerie de la presse ; j’arrivai… qu’entendis-je ? M. Bellerose faisant une péroraison !… Alors je baissai la tête et je sondai les abîmes de mon malheur ; je n’eus pas une plainte, pas une larme, mais je sentis le vide de la vie et mon âme me sembla un désert où tous les sables tourbillonnaient.

M. Bellerose parla une demi-heure et je restai une demi-heure à l’entendre. Qu’est-ce donc si ce n’était pas là du désespoir ?

Enfin, je l’ai…