Chroniques (Buies)/Tome I/Dans la Métapédia

Typographie C Darveau (1p. 307-311).

À L’HON. M. LAFRAMBOISE

propriétaire du « National. »




2 Décembre.

« Mon cher propriétaire, vous à qui je dois la vie, vous qui me tenez lieu tous les jours de père et de mère, de boulanger et de restaurateur, vous qui ne mettez pas de bornes à vos largesses pour moi comme je n’en mets pas aux contes que j’invente exprès pour les lecteurs du National, c’est à vous que je dois dire que votre chroniqueur a reçu une bien profonde humiliation ces jours derniers. Je veux vider ma douleur dans votre sein.

Figurez-vous qu’un grand journal de votre ville m’a offert formellement dix dollars par semaine, pour lui rapporter les débats parlementaires ! Outrage plus sanglant ne me fut onques infligé. Pour qui prend-on le chroniqueur, by Jingo ? Eh quoi ! rien que pour écouter ces messieurs du Parlement, cela vaut au moins vingt dollars par semaine. Je ne parle, bien entendu, que des ministres et de leurs partisans, car, pour les députés de l’opposition, rien ne saurait donner une idée de leur éloquence.

J’ai une très mauvaise réputation depuis que j’ai écrit ma chronique sur l’Intercolonial. Il a suffi qu’un niais ridicule, un de ces ébêtés, comme il en existe même en Canada, pays superfin, ait dit une fois que je m’étais vendu pour que cette infâme calomnie ait été reçue avec plaisir par bien des gens qui voudraient m’acheter peut-être, mais qui ne l’osent pas, me croyant incorruptible. Dans tous les cas, il n’y a que les gens d’esprit à qui cette tentative pourrait sourire ; pour les imbéciles, je ne suis d’aucune valeur. Mais le diable veut que les gens d’esprit soient toujours pauvres. Donc, je ne suis pas achetable.

Si le grand journal dont je viens de parler veut faire un marché avec moi, je noterai toutes les ineffabilités qui se disent en parlement dans un français inconnu, et il me paiera au poids de l’or ; je lui promets qu’il en aura pour son argent.

Oh ! si l’on savait tout ce qu’il m’en a coûté pour faire la chronique en question sur l’Intercolonial, on ne m’accuserait pas d’être un vil mercenaire ! Ce reproche m’est sensible, attendu que je puis le mériter ; mais il sera toujours temps de me prendre en flagrant délit et j’espère que ça ne tardera pas… Écoutez mon récit, amis trop chers qui connaissez mon dévouement, parce que vous en avez souffert autant que moi, vous que j’ai exploités sous toutes les formes et qui m’avez prêté de l’argent comme d’autres en feraient le sacrifice !

« C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ; il était six heures du soir. J’avais fait mes malles et la diligence était prête à partir de l’hôtel Fraser, sur la rivière Ristigouche, pour suivre toute la vallée de la Matapédia, jusqu’à Sainte-Flavie, sur le Saint-Laurent, un parcours de trente-cinq lieues. Faire trente-cinq lieues en voiture lorsqu’on est déjà à moitié moulu et aux trois quarts gelé, cela exige un héroïsme surprenant chez un mercenaire.

Or donc, je voulais me rendre jusqu’à Sainte-Flavie par terre afin de connaître cette fameuse vallée de la Matapédia dont on parle tant et qui, en réalité, vaut mieux encore que sa réputation.

J’avais revêtu deux gros capots, mis une paire de grandes bottes et des jambières en caoutchouc, plus un casque[1], de sorte que j’étais immobilisé dans une enveloppe qui aurait pu m’être fatale si la Providence n’avait des vues sur moi.

Il faisait noir comme dans les comptes publics de la province, lesquels présentent toujours un excédant de recettes invisibles. Il avait plu sans interruption depuis deux mois et la pluie menaçait de tomber encore, de sorte que j’avais toutes les raisons de craindre l’humidité.

Dans la diligence, qui ne pouvait raisonnablement contenir que trois personnes, se trouvaient avec moi deux autres gaillards, ouvriers du chemin de fer, avec leurs malles, plus le postillon qui, étant ivre-mort, comptait pour un homme et demi. Nous partîmes.

La diligence avait l’air d’une pyramide ; c’était affreux ; un pied de boue dans le chemin qu’on ne voyait pas à trois pas devant soi, et des ornières qui rappelaient l’ancien chaos d’où Jéhovah fit sortir des mondes qui n’en valent guère mieux pour cela.

Nous allions donc, enfonçant, bousculant, cahotant, deux sur l’avant, deux sur l’arrière, nous cognant la tête l’un contre l’autre avec une précision muette, mais expressive. Il s’agissait de faire trente-deux milles avec les mêmes chevaux qui étaient déjà éreintés dès le départ. Remarquez que M Fraser, le conducteur de la malle, est obligé par son contrat de tenir le chemin en bon ordre, ce qu’il exécute en laissant le chemin s’entretenir tout seul. Cela ne suffit pas, quoiqu’aux yeux du gouvernement paternel qui nous étouffe, cela puisse paraître du zèle. Le postillon, la tête renversée en arrière, avait dégobillé deux ou trois fois sur les malles, et il envoyait des exhalaisons combinées de gin chaud et de whisky qui refoulaient le vent à quinze pas.

Le passager à sa gauche avait pris les rênes et fouettait les chevaux comme un homme qui n’a aucune idée de l’anatomie. « Nous allons rester en chemin, c’est clair, » me disais-je à chaque minute. Et quel chemin pour y rester ! D’un côté, la montagne coupée à pic ; de l’autre, le précipice sur le bord duquel, de distance en distance, aux endroits les plus dangereux, on a élevé un rempart en palissades ou en perches superposées. Nous descendions les côtes au galop et nous les tournions sur le même train. Notre conducteur improvisé disait qu’il profitait des descentes pour aller plus vite ; en effet, c’est comme cela qu’on va dans l’autre monde avec la rapidité de l’éclair.

Je me sentais amincir dans mes deux gros capots ; je devais avoir l’air très pâle ; il me semble que j’aurais pu prendre le mors aux dents.

Vers dix heures, la lune, depuis longtemps levée, parvint à dépasser la crête des montagnes qui nous la dérobaient ; alors elle apparut brillante et superbe derrière les nuages qui fuyaient devant elle ; je n’oublierai jamais cette clarté subite sur ce terrible paysage. À droite, des rochers énormes, en escalade, comme des flots de pierres poussés l’un sur l’autre par une tempête ; à gauche, des vallons, des ravins, des forêts comme des manteaux qu’on déploie lentement, et la rivière de la Métapédia, tantôt se heurtant parmi ses mille îlots, tantôt coulant large et puissante et se développant en lacs successifs qui sont comme des réservoirs où elle puise et se déverse tour à tour.

La vallée de la Métapédia, au point de vue pittoresque, est admirable pendant les trente à quarante premiers milles. Ensuite elle s’enlaidit petit à petit devient monotone ; ses horizons se rétrécissent, et l’on se trouve enveloppé dans une ceinture de bois qui n’ont ni beauté, ni charme, ni même de gibier. Mais quelle superbe région agricole ! C’est là que sera un jour le grenier du Canada…



  1. On appelle communément casque en Canada un chapeau de fourrure.