Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1918

Chronique no 2077
31 octobre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La quinzaine qui se termine a vu, après de durs travaux, commencer la joyeuse et large moisson, toute une récolte de villes. Entre la Meuse et la mer, l’ennemi a dû se résigner à vider en hâte, pendant qu’il le pouvait encore, les poches creusées par l’avance des troupes alliées. Les Belges sont entrés à Ostende, Bruges et Zeebrugge ; avec la côte flamande, l’Allemagne perd les bases nécessaires à ses sous-marins, grâce auxquels elle s’était flattée et se targuait encore récemment de venir à bout de l’effort allié. Les Anglais ont repris Lille, Roubaix, Tourcoing, Douai, Denain, touchent à Tournai et à Valenciennes. Les Français, traversant le massif de Saint-Gobain, évacué par les Allemands, ont repris Laon et progressé jusqu’à la Serre. L’Orient répond à l’Occident. D’aussi magnifiques résultats sont plus éloquents que toute éloquence. Mais M. Paul Deschanel et M. Clemenceau, interprètes de la France reconnaissante, les ont, en les annonçant à la Chambre, dignement et noblement salués.

Cette situation désastreuse devait amener ce qui restait de l’Alliance des Empires centraux à une démarche qui pouvait encore être retardée, qui ne pouvait plus être évitée. En particulier, ce geste, le pollice verso du gladiateur vaincu, fait par l’orgueilleuse Allemagne, était chargé d’une lourde signification. Elle l’avait déjà plusieurs fois esquissé, mais comme d’une manière indirecte, détournée, et pour ainsi dire derrière le dos. Cette fois elle le dessinait largement, ouvertement, solennellement. Le vendredi A octobre, à midi, avant même de s’être présenté devant le Reichstag, le nouveau Chancelier, prince Max de Bade, qui succédait au comte Hertling, a fait remettre par le baron Romberg, ministre d’Allemagne à Berne, au chef du département politique du gouvernement fédéral, en lui demandant de la faire parvenir au Président Wilson, une note qui portait : « Le gouvernement allemand prie le Président des États-Unis d’Amérique de prendre en main la cause de la paix, d’en informer tous les belligérants et de les inviter à envoyer des plénipotentiaires pour ouvrir des négociations. — Le gouvernement allemand prend pour base de ces négociations le programme élaboré dans le message adressé au Congrès le 8 janvier 1918 par le Président des États-Unis d’Amérique et dans ses déclarations ultérieures, en particulier dans le discours du 27 septembre 1918. — Pour éviter que l’effusion de sang ne continue, le gouvernement allemand demande la conclusion immédiate d’un armistice général sur terre, sur mer et dans les airs. »

Bref, l’Allemagne sollicite en même temps la paix et l’armistice, ou, en ordre inverse, l’armistice et la paix, et il vaudrait, après avoir noté le fait même de sa démarche, d’en mieux connaître le caractère, les motifs et les intentions. Premièrement, si l’on a pu dire de certaines manifestations antérieures de l’Allemagne ou de l’Autriche-Hongrie, que c’étaient comme des « offensives, » il serait permis de dire de celle-ci qu’elle inaugure, en corrélation avec les événements récents, une sorte de « défensive de paix; » c’est son caractère le plus évident, et il se marque par-dessus tout dans la demande d’armistice. Quant aux motifs de cette demande, il en est de militaires, il, en est de politiques. Les raisons militaires, on fait plus que de les voir, on les touche du doigt; en quelque manière, on les pointe jour par jour sur la carte; pour les raisons politiques, il y a sans doute ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Il n’est pas impossible que la situation intérieure de l’Allemagne, ou proprement politique, ou économique, qui s’était longtemps maintenue moins mauvaise que nous ne la croyions, soit devenue a présent plus grave que nous ne l’aurions crue. Des allusions fréquentes ont été faites, sinon à des différends formels, du moins à des difficultés, dissentiments ou frictions entre États confédérés, et, plus encore qu’entre États, entre nations du Nord et du Sud; on a par exemple, sous prétexte, alternativement, d’égoïsme alimentaire et d’égoïsme militaire, ressuscité à nos yeux la querelle classique de la Prusse et de la Bavière ; et nous nous sommes méfiés, de crainte qu’on ne se jouât à la fois de nos désirs, de notre ignorance et de notre bonne foi; mais peut-être, dans ce qu’on en a laissé percer, tout n’est-il pas absolument faux.

De même, et beaucoup plus sûrement, entre partis : tout n’est pas une comédie, quelle que soit, dans ces disputes de théâtre, la part de la mise en scène. Souvent déjà il nous était venu à la pensée que rien de ce que nous savions n’expliquait complètement, d’une façon pleinement satisfaisante, le brusque renversement des positions et des chances : ni la supériorité de nos effectifs, ni celle, en quantité et en qualité, de notre matériel, ni l’échec relatif de la guerre sous-marine, ni l’afflux énorme et régulier des renforts américains, ni même, enfui réalisée, passée vivante dans l’action, l’unité de commandement; tout cela, certainement, comptait, pour le plus gros, pour les neuf dixièmes, si l’on veut; mais pourtant, il devait y avoir, en outre, quelque chose que nous ne savions pas, par quoi le grand ressort était faussé, et la machine déréglée. La demande d’armistice du gouvernement allemand nous en apporte l’éclatante confirmation : elle est un aveu tout ensemble et de faiblesse militaire et d’embarras politique.

Restent les intentions : il faudrait, pour les démêler, une analyse très serrée. Qu’est-ce que l’Allemagne attendait de l’armistice? Qu’en espérait-elle? Mais, plutôt, est-ce l’État-major ou la Chancellerie qui a inspiré la démarche? La Chancellerie dit, fait dire ou laisse dire que c’est l’État-major. Alors, ne peut-on concevoir, sans chercher plus loin, que, contraint par les armées alliées à battre en retraite sur tout le front, chassé de ligne en ligne, rejeté de Wotan sur Siegfried et d’Alberich sur Brunehilde, ramené chez lui à grandes pertes, il eût préféré s’en aller, à la faveur d’une trêve consentie, sauvant par la suspension d’armes ce qu’il eût dû abandonner, céder ou détruire dans des opérations coûteuses, et gagner ainsi tranquillement une nouvelle ligne, plus courte et plus rapprochée de ses bases, où il aurait eu le loisir de se rétablir, cependant qu’on nous aurait amusés en des pourparlers qu’on eût toujours trouvé l’occasion de rompre dès que Ludendorff aurait été prêt, et que Krupp aurait eu comblé le déficit de l’artillerie et des munitions? De plus, la coupure aurait été faite entre les deux parties de la guerre, qui auraient paru comme deux guerres, celle de l’été de 1914, dont on réussit mal à se persuader soi-même qu’elle ait été vraiment une guerre de défense, et celle de l’hiver de 1918 qui se présenterait d’autant plus incontestablement sous cet aspect, qu’elle surgirait tout à coup aux frontières. Si l’on n’y reprenait pas assez de force pour attaquer; avancer et envahir de nouveau, tout au moins en retrouverait-on assez pour résister, arrêter, et retenir. Et, dans l’intervalle, l’élan de nos troupes serait brisé; la fatigue peut être aurait pris le dessus. Qui sait même? Peut-être l’un ou l’autre des États alliés se retirerait-il de la lutte, et le faisceau délié ne se reformerait-il plus.

Ces dessous de la manœuvre allemande, on ne nous accusera pas de les imaginer. Ce sont des journaux de pays neutres qui nous les révèlent. Ils auraient été exposés par les directeurs des agences ennemies de propagande devant les correspondants qu’ils ont attachés à leur service, et l’invention en aurait été louée comme le fin du fin et le suprême de l’art. On n’a pas tardé à s’apercevoir qu’on lui faisait un honneur excessif. Chez nous, et l’on peut dire aussi bien chez tous les peuples de l’Entente, l’esprit public s’est montré d’une fermeté, d’une netteté admirables, dans une admirable unanimité. Le plan a été aussitôt deviné. Et la réponse, catégorique, a été lancée d’une seule voix: « Ah ! non, pas d’armistice ! Pas d’armistice, en ce moment, où le monde, heure par heure, se délivre du cauchemar qui, durant un demi-siècle, l’a comme enveloppé d’angoisse ! Nous ne pouvons pas ne pas vouloir la paix, mais nous ne pouvons vouloir qu’une paix, dont les conditions ne sont plus à débattre ; elles sont immuables, étant dictées par la nature et la force des choses ; toutes les négociations, toutes les conférences n’y sauraient changer une virgule. L’Empereur allemand a dit, dans son homélie mystico-féroce aux ouvriers d’Essen, que c’était le duel du Bien et du Mal, et que Dieu jugerait. Dieu a jugé. La sentence qu’il a rendue par les armes est sans appel. Il ne reste plus qu’à l’exécuter. »

Arrêt inexorable. Le Président des États-Unis, quand il eut lu ce chiffon de papier qui venait d’Allemagne, courut à sa machine à écrire, cette fameuse machine à écrire que les ironistes d’outre-Rhin ont si lourdement raillée et qui s’est transformée si élégamment en une toute-puissante « machine à finir la guerre. » M. Wilson est monté au sommet dans l’estime et le respect universels ; rien, jamais, n’effacera ni n’éteindra la dette de reconnaissance que tout homme civilisé, tout homme qui est homme, a contractée, dans le présent envers sa personne, dans l’avenir envers sa mémoire. Pourquoi donc le cacher, mais comment le dire ? Un instant, on a craint un peu la perfection de sa vertu. N’était-ce pas, dans la note allemande, une perfide habileté de plus que de l’invoquer comme arbitre, même après qu’il s’était déclaré et affirmé adversaire, par la preuve la plus irrécusable qui soit, par l’envoi sur les champs de bataille de millions de soldats américains et le sacrifice, déjà consommé, de milliers de ces soldats ? N’allait-elle pas, la vieille astuce germanique, le circonvenir, le flatter à l’endroit sensible, le prendre par ses côtés faibles, qui seraient, pensait-on à la Wilhemstrasse, le sentiment religieux et la culture juridique ? Mais ç’a été précisément l’erreur de psychologie dans laquelle un Allemand manque rarement de tomber, de ne pas comprendre qu’en l’espèce ces deux points faibles du Président Wilson devaient être ses points les plus forts, qu’une pareille guerre le blessait cruellement en sa conscience religieuse et en sa conscience juridique, et qu’il n’y avait pour lui de paix recevable ni concevable qui n’apportât à l’une et à l’autre un infaillible et imperturbable apaisement.

A la demande du gouvernement allemand, il a, en conséquence, commencé par opposer trois contre-demandes, avertissant que c’était une précaution, une préface, qu’avant de répondre et afin que la réponse fût aussi sincère et sans détour que les intérêts en jeu l’exigeaient, il désirait être assuré de ne pas se tromper sur le sens exact de la note. D’où une triple interrogation. 1° Le Chancelier impérial veut-il dire que « le gouvernement impérial allemand accepte les conditions posées par le Président, et que son but, en entamant des discussions, serait seulement de se mettre d’accord sur les détails pratiques de leur application? — 2° En ce qui concerne l’armistice, comme le Président ne voit pas la possibilité même « de le proposer aux Puissances avec lesquelles le gouvernement des États-Unis est associé contre les Puissances centrales aussi longtemps que les armées de ces dernières puissances sont sur le sol des gouvernements envahis, » les Puissances centrales consentent-elles à « retirer immédiatement partout leurs forces des territoires envahis? » Mais il y a une question préalable : A qui le Président des États-Unis a-t-il réellement affaire? Et « le Chancelier impérial parle-t-il simplement au nom des autorités constituées de l’Empire, qui, jusqu’ici, ont conduit la guerre ? »

Ces trois contre-demandes du Président Wilson, à les relire la tête froide, étaient directes, tranchantes, impérieuses. Il n’y avait en elles ni obscurité ni flottement; nul délayage, nul bavardage. Néanmoins, aux États-Unis mêmes, l’opinion, par tous ses organes, dans la presse, dans les réunions de commissions et de partis, jusque dans le Congrès, réclama une énergie plus laconique, approuvant, à la vérité, le contenu de cette première réponse, mais redoutant que, de question en réponse et de repartie en réplique, on ne se trouvât engagé dans une conversation qui pourrait devenir dangereuse. Mais M, Wilson, quelque irréductible qu’il soit sur les principes de sa foi et de sa conduite, a souvent témoigné d’une ductilité, d’une subtilité, d’une sensibilité extrême aux courants populaires. Une occasion s’offrait à lui de prendre d’un seul coup la température de son propre pays, celle des Alliés, et celle de l’ennemi : il leur a mis le thermomètre et constaté que la volonté des uns était implacable, le moral de l’autre très-bas. Alors, patient, mais inflexible, il a regardé venir la deuxième note du gouvernement allemand.

Elle est venue vite. Comme la réponse du Président des États-Unis était communiquée par le secrétaire du département d’Etat, M. Robert Lansing, cette deuxième note allemande émane protocolairement du secrétaire d’État impérial aux Affaires étrangères, M. Soif. Le dialogue se poursuit : c’est bien une réponse aux trois questions de M. Wilson. Sur la première, qui est capitale, le secrétaire d’État déclare : « Le gouvernement allemand a accepté les points que le Président Wilson a posés dans son discours du 8 janvier 1918 et dans ses discours postérieurs comme base d’une paix de droit durable. Le but des pourparlers à entamer serait donc seulement de s’entendre sur les détails pratiques de leur application. » Sur la deuxième question : « Le gouvernement allemand se déclare prêt à répondre à la proposition d’évacuation du Président Wilson pour amener un armistice. » Sur la troisième : « Le gouvernement allemand actuel, qui porte la responsabilité de conclure la paix, a été formé à la suite de négociations et d’accord avec la grande majorité du Reichstag; et, s’appuyant dans chacun de ses actes sur la volonté de cette majorité, le Chancelier de l’Empire parle au nom du gouvernement et du peuple allemands. »

Il est vrai qu’au premier paragraphe, le docteur Soif ajoutait : « Le gouvernement allemand suppose que les gouvernements des Puissances alliées des États-Unis se placent, elles aussi, sur le terrain des manifestations du Président Wilson ; » et c’était une chausse-trape qu’on creusait d’un air innocent dans ce terrain, en se promettant d’exploiter un jour ce qu’avaient d’un peu vague ou du moins d’un peu trop général quelques-uns des quatorze articles du message du 8 janvier, tout particulièrement le huitième, qui visait « la réparation du tort fait à la France en Alsace-Lorraine. » Au second paragraphe, concernant l’armistice, autre addition : « Le gouvernement allemand s’en rapporte au Président pour provoquer la réunion d’une commission mixte qui serait chargée de passer les accords nécessaires en vue de l’évacuation. » Des accords, une commission mixte ; point de vainqueurs, point de vaincus; bonne liquidation d’une mauvaise affaire : on économiserait des hommes, en tués, blessés et prisonniers ; on sauverait le matériel, on l’emporterait, on le garderait pour de meilleurs jours. À ce prix, l’évacuation tournerait même en un avantage. « Enfin, nous avons fait faillite ! »

A peine avait-on connu en Allemagne les demandes et les réponses, que la capitale et les provinces avaient tressailli d’une joie folle. Les passants s’arrêtaient réciproquement et se congratulaient dans les rues. On tenait l’armistice, on touchait à la paix. C’étaient choses faites. Le Président Wilson accueillait en somme la note du gouvernement allemand. Il ne s’en était pas débarrassé, comme des séductions autrichiennes, par une fin de non-recevoir hautaine. De son côté, le gouvernement allemand lui avait fourni sans délai tous les éclaircissements qu’il souhaitait : il lui en donnait même un peu plus, mais abondance ne pouvait nuire. La seconde réponse-des États-Unis ne manquerait pas de consacrer et de sceller l’arrangement. Neuf Allemands sur dix se frottaient les mains. Seul le petit clan des pangermanistes, par dépit plus que par conviction, sans espoir profond d’un retour de fortune, boudaient et maugréaient. Là-dessus, un beau matin, qui était le 15 octobre, la réponse qu’on s’était hâté d’escompter arriva. Il serait plus juste de dire qu’un pavé tomba dans la mare.

D’un tour de main, le Président des États-Unis prenait le gouvernement allemand au piège, en le prenant strictement au mot. A son propre piège à lui, gouvernement impérial allemand, marque de fabrique prussienne, — made in Germany. — « L’acceptation sans restriction par le gouvernement allemand actuel et par une grande majorité du Reichstag allemand des conditions posées par le Président des États-Unis d’Amérique... » Aux yeux du Président Wilson, le gouvernement allemand, et le Reichstag allemand, c’est à-dire le peuple allemand, par ses organes d’État, a donc accepté, non pas comme base de futures négociations, mais en eux-mêmes ou en elles-mêmes, dès maintenant, avec tout ce qu’ils ou elles contiennent et comportent, le Dr Soif a dit « les points, » M. Wilson répète : «les conditions posées dans le message au Congrès du 8 janvier 1918 et dans le message subséquent. » Cette acceptation inconditionnelle (unqualifted acceplance) de ses conditions autorise le Président Wilson à faire connaître franchement sa « décision. » Sa décision, et non sa thèse ou son point de vue. Mais ce sont les conditions de la paix. Pour l’armistice, la question regarde les militaires et ne regarde qu’eux. C’est ce que nous avons toujours dit: «Parlez au maréchal Foch. » M. Wilson se borne à spécifier que le gouvernement des États-Unis ne pourrait acquiescer à aucune convention » qui n’assurerait pas des sauvegardes et garanties, absolument satisfaisantes, du maintien de la présente suprématie militaire des armées des États-Unis et des Alliés sur le champ de bataille. » Pas d’armistice non plus, ni de prise en considération d’une demande d’armistice, « aussi longtemps que les forces armées de l’Allemagne continueront à se livrer aux pratiques illégales et inhumaines dans lesquelles elles persistent; » spectacle abominable que les nations associées contemplent, à juste titre, « avec horreur et le cœur enflammé. » Et puis, subsiste la dernière inquiétude : à qui les gouvernements associés ont-ils affaire? Le gouvernement allemand est-il encore ce « pouvoir arbitraire » qui peut, séparément, secrètement et par sa seule volonté, troubler la paix du monde? » Si oui, « il dépend de la nation, allemande de le changer. » Si, d’elle-même, elle ne surmonte pas cet obstacle à la paix, le Président Wilson laisse entendre que force sera au monde de l’abattre.

Le coup était rude; il a été ressenti. « C’est un soufflet! » dirent les uns; et d’autres, plus vulgairement : « C’est une gifle! » On aurait cru que l’Allemagne se serait redressée, révoltée, qu’elle aurait coupé la conversation. Point du tout. Les autorités délibèrent, en présence de l’idole au piédestal maintenant scié, de leur Hindenburg en chair et en bois, sur la tournure à donner à la suite de l’entretien. Cela seul marque le degré d’usure où est descendue l’Allemagne. Assurément elle témoigne quelque humeur, mais elle n’a pas tout de suite crié : Assez! du ton dont l’eût crié l’Etat qui, hier, n’avait que trop conscience d’être le plus puissant empire du globe. Elle grogne, mais ne peut plus ou ne veut plus marcher. Elle est furieuse, mais elle « encaisse; » pour un peu, elle s’excuserait.

Elle le fait presque. Dans sa troisième note, elle s’attendrit sur elle-même, épilogue, roucoule et minaude. Inhumaine, elle, l’Allemagne! Est-il possible? Et cette troisième note, pour n’en pas perdre l’habitude, renferme bien encore une ou deux malices, mais si « colossales » qu’elles sont visibles des antipodes, si puériles qu’elles sont au-dessous de la candeur d’un enfant du premier âge. Le trait qui la résume et qui la juge demeure l’absence d’indignation, la carence de toute fierté; une sorte de frénésie d’auto-humiliation; une résignation désespérée, qui est aussi le trait dominant du discours prononcé, le 22, au Reichstag, par le prince Max de Bade. Il y a en ce discours beaucoup de verbiage inconsistant et superflu, mais il s’en détache, vers la fin, trois ou quatre mots que l’orateur n’a pu empêcher de sortir de sa gorge : « L’ennemi est à nos portes... Nos soldats sont aujourd’hui dans une situation effroyablement dure... Ils combattent étant assaillis de soucis pour l’intérieur; ils combattent en ayant l’idée de paix en tête... » Autant de mots, autant d’aveux; autant d’aveux, autant d’abandons.

C’est tout l’Allemand, échine roide ou échine cassée : arrogance ou aplatissement. Ainsi, l’Allemagne en est là. Le surcroît, tout ce qu’on raconte, les histoires d’émeutes à Berlin, les bruits d’abdication de l’Empereur en faveur de son petit-fils, avec régence du roi de Bavière, comme l’ordre, si tardif qu’il est rétrospectif, de ne procéder en se retirant qu’aux destructions « exclusivement militaires, » comme les projets de révision constitutionnelle, touchant les rapports des membres du Bundesrath et du Reichstag, ou réglant le droit de paix et de guerre, toute cette verroterie libérale, toute cette pacotille de réformes que déballe le prince-chancelier, ce n’est que mascarade, truc et piperie. Puisque le Président Wilson veut de la « démocratie, » on va lui en mettre partout.

Mais il en est de cette prétendue « démocratisation » de l’Allemagne exactement ce qu’il en est de la prétendue « fédéralisation » de l’Autriche. Nous ne disons plus de l’Autriche-Hongrie, car il semble qu’il n’y ait plus d’Autriche-Hongrie. Il n’y a plus beaucoup de Hongrie, il n’y a plus du tout d’Autriche; il ne peut par conséquent y avoir guère d’Autriche-Hongrie. D’abord, il n’y a pas de gouvernement autrichien : le docteur Hussarek a remis sa démission à l’Empereur; et s’il a encore l’apparence de se survivre à lui-même, c’est qu’on n’a pu décider personne, ni le professeur Lammasch, ni le comte Silva Tarouca, à venir in extremis occuper sa place. Il n’y a pas de gouvernement hongrois : le docteur Wekerlé a, lui aussi, donné sa démission, elle aussi refusée par le roi, faute aussi de pouvoir le remplacer. Derrière eux, et au-dessus d’eux, qui ne sont, le premier que ministre impérial, et le second que ministre royal, le comte Burian, ministre impérial et royal des Affaires étrangères, chancelier de fait, héritier des Beust et des Andrassy (le vieux, le père), et de fait président du Conseil commun de la double Monarchie, est également démissionnaire, également maintenu dans des fonctions qui de plus en plus se dérobent sous lui.

Car, justement, voici l’originalité, la gravité tragique, sans précédent et sans parallèle, de la crise. Ce ne sont pas seulement les ministres qui apportent leur démission à l’Empereur-roi dans les formes du cérémonial : ce sont les peuples qui la lui signifient sans le moindre ménagement. Pour chaque nationalité, des « Comités nationaux » se sont formés, dont l’objet déclaré est de constituer la nation à l’état séparé: jusque dans les Chambres se produisent et vont se multipliant des faits que, l’autre jour, un publiciste allemand appelait par un euphémisme délicat : « des phénomènes centrifuges. » Et l’expression serait vraie, quoique faible, si l’Autriche-Hongrie avait jamais eu un centre; mais, parmi tant d’autres choses qu’elle n’avait pas, un centre, historiquement et politiquement, est ce qui lui a le plus manqué. Centrifuges pourtant, et avec quelle rapidité! « Les députés polonais ne reconnaissent plus Vienne pour capitale: ils sont partis pour Varsovie. Un député tchèque, ancien ministre de François-Joseph, proclame en pleine Chambre autrichienne que « l’œuvre constitutionnelle de 1867 est en ruines. » Les Slaves du Sud réclament leur unité et leur indépendance. Les partis de langue allemande se groupent pour fonder un État allemand. Le comte Tisza lui-même dit à ses amis politiques qu’il « faut assurer l’indépendance de la Hongrie. »

Nous empruntons ce résumé au Bulletin du Tempsv qui fait observer fort à propos : « Telles sont les nouvelles qu’on imprime ouvertement. Que peuvent être celles qu’on n’imprime pas! » Il y aurait bleu, d’ailleurs, de le compléter et de l’accentuer encore. À la Délégation hongroise, le comte Michel Karolyi a réclamé pour la Hongrie « une entière indépendance et l’abolition de toutes les institutions communes de la monarchie. » Mgr Korosec, président du Club yougoslave, a lu en pleine Chambre autrichienne, au nom des « représentants du peuple des Slovènes, des Croates et des Serbes, » une déclaration analogue, revendiquant, avec le droit, pour ce peuple uni, de vivre comme nation, le droit de disposer librement de son sort et d’être appelé à en décider souverainement à la Conférence de la paix. Conseil national des Tchéco-Slovaques, Conseil national des Polonais et Conseil national des Ruthènes, Conseil national des Roumains de Bukovine et de Transylvanie, Conseil-national des populations de Bosnie et d’Herzégovine. C’est ce qu’on imprime, mais ce qu’on n’imprime pas est colporté, soupçonné et connu quand même. Troubles, commencement d’insurrection, menace de révolution à Prague; grèves et démonstrations dans les villes, brigandages dans les campagnes livrées par une police anémique à des bandes de déserteurs; séditions dans l’armée et dans la flotte, comme à Cattaro, où devaient être jugés prochainement 400 marins qui avaient fait rébellion. Parmi toutes ces nations, où est, non pas la nation autrichienne, — il n’y en a jamais eu, — mais où est l’Empire? La soi-disant monarchie des Habsbourgs n’est plus même une dyarchie, mais une anarchie. On conçoit parfaitement qu’il lui soit apparu comme le salut d’essayer de s’arrêter dans sa chute au cran d’une polyarchie. De là, en tant que provoqué par des considérations d’ordre intérieur, le Manifeste de l’empereur Charles « à mes peuples autrichiens fidèles. » — « Il faut, leur dit-il, entreprendre sans retard la réorganisation de la patrie sur des bases naturelles, donc solides. » L’Autriche doit devenir, conformément à la volonté de ses peuples, un État confédéré dans lequel chaque nationalité formera sur le territoire qu’elle habite son propre organisme constitutionnel. » Le procédé n’est pas nouveau : François-Joseph s’en est servi après chacun de ses malheurs, après 1859, après 1866; après chaque bataille, après chaque province perdue, il était pendant quelque temps question de transformer l’Empire en État fédératif. Et toujours, la tempête passée, on se hâtait de n’y plus penser. Toujours aussi les Hongrois, en haine et terreur des éléments slaves, travaillaient rageusement à faire avorter le dessein. C’est pourquoi le Manifeste du 18 octobre n’est adressé qu’aux « peuples autrichiens. » L’Empereur espérait amadouer la Hongrie en l’exceptant. Il l’exceptait positivement : « Ce nouvel état de choses, qui ne porte aucune atteinte à l’intégrité des pays de la sacrée couronne de Hongrie, doit garantir à chaque État national, individuellement, son indépendance. » D’autres points litigieux sont réservés : « Cela ne veut pas dire qu’on touche déjà à la question de l’union des territoires polonais d’Autriche avec l’État polonais indépendant. — La ville de Trieste, avec tout son hinterland, a, conformément aux désirs de sa population, une situation à part. » Cette situation à part, on la connaît dans le droit public de la monarchie depuis des temps immémoriaux : Trieste l’a eue dès 1382; c’est aussi celle de Fiume par rapport à la Hongrie; et c’est une absurdité, un monstre juridique, hypocrisie ou non-sens : séparé, mais annexé : Separatum sacræ regni coronœ adnexum corpus.

Dans son ensemble, le Manifeste, fait de concessions, de réticences et de reprises, est comme s’il avait été écrit des deux mains, la main gauche effaçant aussitôt ce que venait de tracer la main droite. Il sue la peur jusque dans les circonstances qui en ont entouré la promulgation. L’Empereur fait appel à la collaboration de ces Conseils nationaux qui ne se cachent pas de vouloir lui arracher non pas seulement ses pouvoirs, mais ses États. Il en est au surplus dédaigneusement repoussé. Les Tchèques refusent d’écouter. Le président du Conseil hongrois, M. Wekerlé, renouant les bonnes traditions magyares, s’écrie : « Puisque l’Autriche s’organise sur la base fédérale, nous nous plaçons sur le terrain de l’union personnelle ; nous organiserons en conséquence notre politique, au point de vue économique et au point de vue de notre défense, d’une façon autonome et indépendante. » Alors Charles Ier se tourne vers son armée et sa marine « fidèles. » Fidèles comme ses peuples. Que de fidélités! et comme on éprouve le besoin de les constater toutes! Mais la fidèle armée continue de déserter et la fidèle marine continue de se mutiner.

Si maintenant, comme il est vraisemblable, et même certain, à de nombreux indices, le Manifeste était inspiré, en outre, par des considérations d’ordre extérieur, la réponse du Président Wilson à la note du gouvernement austro-hongrois a dû dissiper les espérances qu’on avait fondées sur ce camouflage. « Trop tard, dit le Président. Depuis le message du 18 janvier 1918, il est survenu certains événements de la plus haute importance... Les Tchéco-Slovaques, les Yougoslaves, existent nationalement et internationalement. Ils ont des gouvernements reconnus. Ce sera à eux-mêmes de disposer, selon la formule, librement, souverainement, d’eux-mêmes. » Trop tard a toujours été la loi sous laquelle a vécu l’Autriche. Elle en mourra.

Regardons en silence, mais faisons nos comptes. Hindenburg, comme le landgrave de la légende, exhortait naguère ses Allemands à être durs. Nous, soyons sages et raisonnables, mais ne soyons pas faibles. Nous n’avons pas fléchi à l’heure du péril : sachons vouloir toute la victoire. Douleurs, misères et ruines, incendies et pillages, il faut que tout ce qui doit être payé se paie intégralement. Il faut que ce que nous avons vu, ceux de nos fils qui resteront et les fils de nos fils ne puissent pas le revoir. Il faut que la patrie libérée, purifiée, soit inviolable. Laissons la force achever d’accomplir l’œuvre de la justice.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.