Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1918

Chronique n° 2078
14 novembre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




De tous les points de l’horizon un essaim de victoires accourt, présageant et précédant, probablement de peu, la Victoire plénière. Sur ce qu’on nomme plus particulièrement « le front occidental, » de la Lys aux Vosges, « la ligne de l’Escaut est dépassée en Belgique et à Valenciennes; les lignes du canal de la Sambre, de l’Oise et de la Serre sont forcées. Notre marche entre la Serre et l’Aisne fera tomber les défenses de Rethel; l’armée Gouraud vient d’enlever celles de Vouziers et de chasser l’ennemi du massif boisé au Nord de l’Argonne. » C’était hier que le général de Lacroix traçait ce résumé des événements de la semaine, mais déjà c’était hier. La bataille, qui a été si longtemps clouée au sol par des pieds de plomb, a maintenant des ailes. La libération totale de notre territoire est prochaine. Les Belges sont rentrés dans Gand, ils seront bientôt rentrés dans Bruxelles. La Serbie a renoué dans Belgrade même le fil des destinées qu’elle va se tisser plus larges. Le rêve de l’Italie se réalise à Trente et à Trieste. A la capitulation bulgare était venue s’ajouter la capitulation turque : à la capitulation turque devait s’ajouter la capitulation austro-hongroise. Il était impossible, malgré le défi porté par l’Allemagne à la Fortune, que l’inévitable ne s’accomplit pas. En Serbie, en Albanie, au Monténégro, sur les lisières de la Bosnie-Herzégovine, la marche des Alliés devenait foudroyante; ils étaient apparus sur le Danube, aux portes de la Hongrie; les détroits n’étant plus barrés, il fallait craindre d’autres attaques, d’un autre côté; à l’intérieur même de ce qui fut la Monarchie, s’organisaient des armées nationales, qui n’avaient plus rien ni d’impérial ni de royal, et dont l’objectif pourrait bien être ou Vienne ou Budapest; enfin, comme la situation militaire avait réagi sur la situation politique, la situation politique réagissait sur la situation militaire; et toutes deux, d’un seul mouvement, irrésistible, vertigineux, jetaient à l’abîme les débris des Empires.

Nous en étions restés, dans la suite des entretiens de M. Wilson.

avec le prince Max de Rade, sous le couvert des secrétaires d’État, Mme Lansîng et le docteur Solf, à la troisième note du gouvernement allemand, celle où, réflexion faite et délibération prise, il emboursait, en somme, le double soufflet. Sur cette troisième note, l’avis général, même et principalement aux États-Unis, était que le Président n’avait plus à répondre. Il a néanmoins répondu, ou plutôt il a conclu. Nettement, presque brutalement, il ne s’y trompait pas : « Ces paroles, avouait-il, sont dures; mais il n’y a pas à essayer de les adoucir. Il n’y a rien à gagner en taisant cette chose essentielle. »

Ces paroles sont dures, surtout quand on les isole du contexte un peu abondant qui les environne comme l’eau entoure le rocher. Telle est la manière d’écrire, si personnelle, du Président Wilson que, même ces roches aux arêtes coupantes, il les enveloppe, en quelque sorte, d’un voile de brume, et qu’on ne les voit que lorsqu’on est dessus. Même ces choses essentielles, qu’on ne gagnerait rien à taire, il les laisse entendre plusieurs fois, avant de les dire une bonne fois; mais, lorsqu’il les dit, elles sont dites, et cette fois est vraiment la bonne. De là, les impressions successives et souvent contradictoires que l’on ressent à lire les textes sortis de sa plume : il arrive que, d’abord on hésite, on s’étonne; puis on est frappé, saisi; on approuve, et on admire. C’est ce qui est arrivé pour cette dernière réponse, partout ailleurs qu’à Berlin. A Berlin comme partout on est saisi, et, dans la plénitude du terme, « frappé. » Va-t-on se retrancher dans le silence, suprême refuge de la dignité blessée, sépulture honorable de l’orgueil mort? Nullement, on réplique encore. C’est un cri? Pas du tout : c’est un ergotage, ce sont des arguties, c’est une accumulation d’assurances menteuses. L’Allemagne continue de parler « la main sur la conscience. » Elle le jure, dans une affreuse odeur de faux serment : elle n’est plus la même Allemagne: elle est devenue, en moins d’une semaine, tout justement cette Allemagne libérale, constitutionnelle, démocratisée, démilitarisée, « désimpérialisée, » que le Président des États-Unis réclame. Elle s’est donné « un gouvernement national auquel tous les pouvoirs civils et militaires sont subordonnés. » Ce gouvernement national attend « les propositions de l’armistice qui sera le premier pas vers une paix équitable telle que le Président l’a décrite dans ses proclamations. »

Prenons garde : la phrase finale doit être regardée à la loupe. Le gouvernement allemand « attend les propositions. » Comme s’il s’agissait de « propositions, » et non de « conditions ! » Comme si on lui avait offert, sans qu’il eût demandé! « Les propositions » non pas d’un armistice réglé selon que l’entendront les Puissances victorieuses qui l’accorderaient; mais de l’armistice, — évidemment bénin, — « qui sera le premier pas vers une paix équitable; » vers la paix « telle que le Président Wilson l’a décrite dans ses proclamations; » et l’on se flatte bien de n’être jamais à court de chicanes : tant que ce ne sera pas la paix que l’Allemagne veut, ce ne sera point la paix juste, celle que le Président a décrite ; l’image ne sera point ressemblante; on ne la reconnaîtra point. On traînera, on se fera traîner, et l’on ne désespérera pas d’arracher à la lassitude ce que la force n’a pas donné.

Heureusement, le gouvernement allemand attend toujours : quelque dédain qu’ait le « riche génie germanique » pour la pauvreté du cerveau latin, qui est à cloisons, à casiers, à compartiments, cependant il ne peut lui refuser d’être clair. Or, voici qui est latin, qui est français, et qui est clair. Il y a la paix, et il y a l’armistice. La paix est une chose, et l’armistice en est une autre. L’heure venue, les gouvernements, par leurs délégués, causeront de la paix, état durable, consolidé. L’armistice, suspension d’armes, transition, état provisoire, regarde les militaires. Seulement, du coup, la suspension d’armes ne peut être que la déposition des armes. Nous ne pouvons permettre qu’on sorte de l’armistice pour rentrer, rafraîchi et réconforte, dans la guerre. Au bout de ce provisoire, il’ n’y a qu’un définitif : la paix, une paix juste, celle du Président Wilson, mais une paix sûre, la sienne et la nôtre. Nous n’avons à faire, quant à nous, ni propositions de paix, ni propositions d’armistice. Si l’Allemagne a à en faire, comme elle en a témoigné le dessein, il existe pour cela un protocole, constamment suivi, et qu’elle n’ignore pas : un drapeau blanc et des parlementaires. De tout récents exemples, tout près d’elle, lui rappellent comment on procède. Ses trois séides dans la Quadruple-Alliance, la Bulgarie, la Turquie, l’Autriche-Hongrie, se sont, l’un après l’autre, exécutés. Qu’elle fasse comme eux : nous n’avons pas de motifs de la traiter autrement que nous ne les avons traités. C’est nous qui attendons; et nous la ferons d’autant moins languir que, sa démarche étant annoncée, les gouvernements de l’Entente ont pu se mettre, par avance, d’accord avec leurs « conseillers militaires » sur les conditions, — qui sont, avant tout, pour l’armistice, si elle en veut un, des précautions, — à lui imposer. Pas de discussion, pas de marchandage, pas d’arrangement au rabais : ces conditions feront un bloc qui, tout entier, sera à prendre ou à laisser. Vous voulez l’armistice? Signez. Vous ne le voulez pas tel qu’il est? Continuons.

Mais il serait, sinon tout à fait impossible, du moins extrêmement difficile à l’Allemagne de continuer, dans la situation militaire et la situation politique, intérieure ou extérieure, où elle se trouve. Par sa situation extérieure, nous entendons : sa situation vis-à-vis de ses alliés d’hier. Le bilan n’est pas long à dresser : de quatre États qui partirent en guerre, l’Empire allemand reste seul. Où sont les autres? Effondrés, en ruine. Il y a plus d’un mois qu’après la perte de deux de ses armées, abandonnée de fait, restée sans secours, la Bulgarie a capitulé. La Turquie, qui avait, auprès du Président Wilson, imité et répété le geste de l’Allemagne elle-même, sollicitant l’armistice et la paix, quoique retenue plus longtemps qu’elle ne l’eût souhaité par la menace des vaisseaux russes germanisés, dont les canons étaient, dit-on, braqués sur Constantinople, dès qu’elle a pu sans trop de danger liquider sa servitude, a fait, comme la Bulgarie, sa soumission totale. En l’apprenant à la Chambre française, au nom du gouvernement, M. Georges Leygues, ministre de la Marine, rassemblait les stipulations de l’armistice en trois ou quatre points capitaux : libre passage pour les flottes alliées jusqu’à la Mer-Noire ; occupation des forts des Dardanelles et du Bosphore nécessaire pour garantir la sécurité de ce partage; rapatriement immédiat de tous les prisonniers de guerre alliés. Mais le texte complet de la convention ne comprend pas moins de vingt-cinq articles : ce n’est pas la peine de les analyser; qu’il nous suffise de noter qu’elle s’étend à la mer comme à la terre, et à l’Afrique ou à l’Asie comme à l’Europe; toutes les parties de l’Empire ottoman, même ce qui n’était plus que théoriquement sous sa souveraineté, y sont incluses : le Taurus, la Perse, la Transcaucasie et Bakou, l’Hedjaz, Assir, Yemen, la Syrie, la Mésopotamie, la Cilicie, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, avec Misurata, y sont nommés. Ainsi qu’il convenait à notre haut souci d’humanité, une de nos premières pensées a été de nous faire remettre sans conditions, avec nos propres prisonniers de guerre, tous les Arméniens internés à Stamboul, — misérables restes d’une race misérable.

C’est un instrument modèle qu’a rédigé là l’amiral anglais Calthorpe, et qui, par certaines de ses obligations, va bien au-delà de la capitulation, presque jusqu’à la coopération. (Les positions de tous les champs de mines, des tubes lance-torpilles et de toute autre obstruction dans les eaux turques seront indiquées et toute l’aide nécessaire sera apportée pour draguer ou enlever ces obstacles. — Communication sera donnée de toutes les informations au sujet des mines qui sont dans la Mer Noire. — Non seulement l’armée turque sera immédiatement démobilisée, et tous les bâtiments de guerre actuellement dans les eaux turques seront rendus, mais les Alliés auront le droit d’occuper tous les points stratégiques qui deviendraient utiles à leur sécurité; ils auront le libre usage de tous les ports et mouillages, de tous les moyens de réparations de ces ports et des arsenaux, le contrôle des stations de T. S.F. et des câbles, des chemins de fer, la disposition de tout le matériel naval, maritime et commercial, des facilités pour l’achat de charbon, huiles, etc.) Bref, avec les détroits qui se rouvrent, c’est la Mer Noire accessible, c’est l’isolement de la Roumanie rompu, c’est la Russie du Sud rapprochée, c’est le Danube à portée de nos atteintes et susceptible de devenir une de nos voies de pénétration, une de nos routes de manœuvre : ce sont d’immenses résultats et, pour nous, des avantages décisifs.

Sans la Bulgarie et sans la Turquie, l’Autriche-Hongrie demeurait sans ses deux béquilles, si on la compare à un corps vivant, et, si on la compare à un édifice, sans ses contreforts. Elle chancelait, et son inflexible armature, la tige de fer que l’Empire allemand lui avait plantée dans l’épine dorsale, ne suffisait pas à la maintenir droite, à lui interdire les mouvements ataxiques. En même temps que la Turquie ou avant elle, elle avait demandé l’armistice et la paix; la note austro-hongroise de M. Wilson, venant à la suite de tant d’autres invites ou intrigues, avait été comme le chant du cygne du comte Burian; étrange oiseau qui ne chante que pour mourir! On n’a pas oublié la réponse du Président: — Qui donc ai-je en face de moi? Depuis que je me suis occupé de vous en mon message du 8 janvier, d’autres sont nés dans l’Empire. Il y a une nation tchéco-slovaque. Il y a une nation yougoslave. Elles-mêmes parleront pour elles. — Le ton sec de cette espèce de congé n’a pas découragé le comte Jules Andrassy, appelé à la succession de son compatriote Burian, comme ministre impérial et royal d’une monarchie qui n’était déjà plus qu’une ombre, ou plutôt deux ombres séparées, ou plutôt un nombre, qu’on ne comptait plus, d’ombres diverses, de jour en jour multipliées.

Succession sans terre, usufruit d’un titre nu, ministère d’État sans État; mais le comte Andrassy a été toute sa vie un grand écrivassier devant Dieu et devant les hommes ; depuis le livre qu’il a consacré, encore jeune, au compromis austro-hongroîs, à l’Ausgleich négocié par son père et François Deak, par-dessus des piles de brochures, il a inondé la presse d’articles de revues et de journaux, pour la plupart imprégnés d’une germanophilie farouche. Politicien à idées, qui est la pire engeance, et tourmenté du besoin de se produire, pour qui agir, c’est s’agiter; parlant volontiers, avec l’apparence de se faire arracher les mots et la réputation de ne pas dire d’abord ce qu’il pourrait dire de plus intéressant. Je le revois, il y a vingt ans; figure ingrate et sombre dans le gai décor d’un cercle aristocratique ; en cette tête, que de passion concentrée, que d’ambition aigrie, quelle sûreté de soi, et quel mépris d’autrui! Et je revois aussi, dans un décor analogue, cette autre figure sombre jusqu’aux ténèbres, Etienne Tisza, qui s’est fait ensuite le chef et le champion des féodaux, mais dont le titre de fraîche date faisait sourire les magnats d’ancienne souche, enfant prodige, en qui l’on saluait alors, avec une volonté précoce, les plus belles espérances, et qui vient de payer de son sang, goutte perdue au milieu des flots de sang répandus par sa faute, ses goûts, ses manières tyranniques, et l’inexpiable forfait d’une guerre scélérate. Et autour deux, je revois, en outre, la troupe de leurs amis et de leurs adversaires, leurs maîtres et leurs émules, ceux qui étaient disparus au long de ce quart de siècle, ceux qui disparaissent à présent; et c’est, dans le brillant décor écroulé, la fin d’un monde.

A peine introduit au Ballplatz, en possession de la plume et du sceau, le comte Jules Andrassy a adressé coup sur coup deux appels au gouvernement des États-Unis. Dans le premier, il ne se montrait pas plus fier que le chancelier de l’Empire allemand. Le Président Wilson voulait que « les droits des peuples d’Autriche-Hongrie, spécialement ceux des Tchéco-Slovaques et des Yougo-Slaves, fussent reconnus. » Parfait! Le gouvernement impérial et royal était de cet avis autant et presque plus que M. Wilson lui-même. Rien ne faisait donc plus obstacle « au commencement des pourparlers sur l’armistice et la paix. » Qu’est-ce qui les retarderait? Les hésitations de l’Allemagne, les sursauts de son amour-propre militaire? Le gouvernement austro-hongrois se déclarait prêt, « sans attendre le résultat d’autres négociations, » — et l’on devinait lesquelles, — à entrer, pour son compte, dans ces pourparlers. Il priait seulement le Président de « vouloir bien faire des ouvertures à ce sujet. » Dans son second appel, le comte Andrassy se montrait encore plus pressé. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que le secrétaire d’État américain, M. Robert Lansing, recevait un télégramme, qui n’était qu’un gémissement. « Nous acceptons, en tous leurs points, les principes posés par le Président des États-Unis. » Nous nous joignons « à ses efforts pour prévenir les guerres futures et créer une famille des peuples. » Nous avons pris déjà « les mesures préparatoires » en ce qui touche notre famille de peuples, à nous. L’empereur et roi Charles, depuis son avènement, n’a jamais pensé et plus que jamais ne pense qu’à la fin de la guerre. La paix, par conséquent, la paix! et, pour gage de sa venue, « dans l’intérêt de l’humanité comme dans l’intérêt de tous ceux qui vivent en Autriche-Hongrie, un armistice immédiat sur tous les fronts austro-hongrois. » Et le comte Andrassy, changeant cette note en circulaire, en envoyait copie aux gouvernements anglais, français, italien et japonais, avec prière d’approuver la requête et de l’appuyer auprès du Président Wilson. Ainsi, tandis que le chancelier allemand essayait de faire du Président son médiateur auprès d’eux, le ministre austro-hongrois des Affaires étrangères s’efforçait de faire d’eux ses intermédiaires auprès de lui. Par une habileté quasi posthume, ou par un reste d’illusion qu’on n’eût point soupçonna, jouant sur la fiction qui empêche les États-Unis de contracter des « alliances, » peut-être l’un ou l’autre se liai tait-il encore de passer entre les « associés » la pointe du couteau.

Mais, certainement, l’Autriche-Hongrie était bien malade. Pour expliquer la hâte fiévreuse du comte Andrassy, les dates nous seront d’un grand secours. Sa première note est du 26 ou du 27 octobre ; la seconde, du 28. Dès le 21, parait-il, le haut commandement austro-hongrois en Italie tâtait indirectement le terrain pour un armistice : si les troupes impériales et royales se retiraient, — conformément au principe de l’évacuation posé par le Président Wilson, — ne serait-ce pas mieux quelles pussent s’en aller tout tranquillement, en épargnant les villes et villages, les routes et les ponts? Comme il avait des renseignements, il avait des inquiétudes. En effet, dans la nuit du 23 au 24, l’offensive du général Diaz se déclenchait triomphante. Le 27, elle se développait sur le mont Grappa ; le 28, les Italiens passaient la Piave. Dans les Balkans, des deux côtés à la fois, les Serbes et l’armée de Salonique avançaient très rapidement La Roumanie était en effervescence. Les frontières autrichiennes, les frontières hongroises, étaient découvertes, presque trouées. Conclure après pourparlers un armistice était l’unique moyen de ne pas se voir contraindre à une capitulation sans conditions. L’obtenir diplomatiquement dispensait d’y être plié militairement. On évitait les fourches caudines. Mais, naturellement (l’Autriche aura subi jusqu’à son agonie la loi de toute son histoire), il était trop tard. Le 29 octobre au matin, le haut commandement austro-hongrois « s’est mis en relations par un parlementaire avec le commandement de l’armée italienne... Le haut commandement italien, — d’après le communiqué officiel de Vienne, — a pris d’abord, en face de cette démarche, inspirée par les meilleures intentions, une altitude négative. Ce n’est que le 30 octobre au soir que le général de l’infanterie von Weber a pu, avec une délégation, franchir la ligne de combat, en vue de commencer les négociations. » Des négociations? Il en était d’elles comme des « propositions » qu’attendait le gouvernement allemand. Il ne pouvait pas plus être question de « négociations » avec l’Autriche-Hongrie que de « propositions » à l’Allemagne. Des conditions, si l’on en veut : le Conseil interallié de Versailles les a fixées : elles ont été notifiées au général Diaz, qui n’a eu qu’à appliquer strictement la consigne. Ce qu’elles sont, c’est ce qu’elles ont été pour la Bulgarie et pour la Turquie; ce qu’elles seront pour l’Allemagne. Nous n’avions pas plus de raison de faire à l’Autriche-Hongrie un traitement de faveur qu’à l’Allemagne elle-même un traitement de rigueur. Pour toutes les deux, pour toutes les quatre, l’armistice ne pouvait et ne pourra jamais être que la capitulation.

Et maintenant, rois, comprenez; instruisez-vous, vous qui jugez, ou qui jugiez, la terre. Nous continuons de dire, par habitude, l’Autriche-Hongrie, mais où est l’Autriche-Hongrie ? Ils continuent, à Vienne et à Budapest, de dire, par étiquette, de Charles ler-Charles IV, l’empereur ou le roi; mais de quoi est-il empereur, et de quoi est-il roi? Empereur d’Autriche? Mais où est son Autriche? Roi de Hongrie? Mais qu’est-ce désormais que la Hongrie? Dans ce chaos, digne des jours de la Création, où le professeur Suess lui-même, s’il revivait, ne discernerait aucun trait de la face du globe, qu’est-ce qui existe et qu’est-ce qui n’existe pas, qu’y a-t-il et que n’y a-t-il point?

Il est épineux de traiter, quand on ne sait pas avec qui on traite. Naguère, il y avait, pour l’Autriche-Hongrie, un ministère commun; à Vienne, un ministère autrichien; à Budapest, un ministère hongrois ; et, bien qu’il y en eût trois, on en avait devant soi au moins un. Hier encore, le comte Andrassy tenait, après le comte Burian, le rôle de ministre commun ; le docteur Lammasch, après le docteur Hussârek, celui de ministre autrichien ; le comte Jean Hadik, après M. Wekerlé, devait débuter dans celui de ministre hongrois. Mais aujourd’hui ? Il n’y a plus de ministre impérial et royal des Affaires étrangères. Le comte Jules Andrassy, si âpre que fût son amour du pouvoir, est déjà parti, justement parce qu’il n’y avait plus de pouvoir. Et le ministre impérial et royal des finances, M. Spitzmuller, l’a suivi, parce qu’il n’y avait plus de finances; Le président du conseil cisleithan, le docteur Lammasch, en fait autant, parce qu’il n’y a plus de Cisleithanie. A la place de l’Autriche impériale, ne se relèvent pas les anciens duchés d’Autriche ; il se lève une Autriche allemande (Deutsch-Oesterreich); comprenant les Allemands de Bohême, des Duchés, du Salzkammergut, du Tyrol, de Styrie, qui arbore les couleurs, non de la maison de Habsbourg, mais de la maison, périmée depuis le XIIIe siècle, des Babenberg, et cache peut-être la cocarde des Hohenzollern. État à deux tendances quant à sa forme de droit international; l’une vers la pleine indépendance, l’autre vers la réunion à l’Empire allemand; à deux inclinations aussi quant à son régime intérieur: l’une vers la monarchie, l’autre vers la république; à deux gouvernements, ou à deux organes de gouvernement, autant qu’on en peut être informé, un conseil d’État un conseil national, avec comité exécutif, qui semblent coexister et dont le socialiste Victor Adler serait le personnage le plus considérable, le reste étant formé de ses lieutenants et de « chrétiens-sociaux; » tout ce monde, allemand dans les moelles.

A Prague, naît et s’organise l’État tchéco-slovaque, qui, lui, s’oriente vers la république, avec le docteur Masaryk pour président et le docteur Kramarcz pour premier ministre; sa juridiction s’étend sur les populations tchèques et slovaques de la Bohême, de la Moravie, de la Silésie (couronne d’Autriche) et du Tatra (couronne de Hongrie). Celui-là a déjà l’aspect d’un État régulier : il a ou va avoir un gouvernement; il a l’embryon d’une armée; il a une politique extérieure, il est belligérant. De même, à un moindre degré sous certains rapports, de l’état yougo-slave, dont la capitale est temporairement à Zagreb (Agram), et qui emprunte ou reprend à l’Autriche les Slovènes, les Dalmates; à la Hongrie, les Croates; à l’Autriche-Hongrie en commun, les Bosniaques-Herzégoviniens. Les Galiciens paraissent devoir graviter vers la Pologne ; les Ruthènes, vers l’Ukraine, avec retour sur Lemberg. Les populations du Trentin, de la Vénétie Julienne, des côtes de l’Istrie, n’aspirent qu’à leur « rédemption, » dont ils ont vu et touché le symbole sur le château du Buon Consiglio et sur la tour de San Giusto ; mais l’Autriche, en s’en allant, cherche encore à semer entre eux et les Slaves la graine de discorde d’où elle espère que pourrait dans l’avenir repousser son mancenillier. D’où la cession anticipée de la flotte, les manigances de Pola et de Fiume.

En Hongrie, l’État magyar, le plus dense, le seul des défunts États de l’Empereur-Roi qui ait une densité et une pesanteur, et le plus vieux, millénaire, est aussi le plus coriace. Outre les Croates et les Slovaques, il risque de perdre les « Saxons, » qui s’agrégeraient à l’Autriche allemande, s’ils n’étaient d’ailleurs dispersés, et les Roumains de Transylvanie et de Bukovine, qui rejoindront leurs frères de par-delà les monts. Mais le noyau opposera à la dent une dure résistance. Comme les autres, le nouvel État magyar a son Conseil national : l’archiduc Joseph, promu homo regius (personne, en dehors d’eux, ne parlant le magyar, les Magyars, dans leur vie publique, ont longtemps parlé le latin), l’archiduc Joseph, chargé d’accommoder les restes, n’a pas réussi à constituer un ministère avec le comte Hadik; mais le comte Michel Karolyi, sur l’initiative du Conseil national, en a constitué un qu’il a fait postérieurement agréer par l’archiduc. A Budapest encore, sera-ce la monarchie, sera-ce la république? Le comte Michel Karolyi est un démocrate, mais d’une famille qui aime à rattacher ses origines à Charlemagne. Au total, plus d’Autriche-Hongrie, plus d’Autriche, une petite Hongrie, une Magyarie; plus d’empereur-roi, un fantôme d’empereur, un spectre de roi; plus de provinces: plus d’armée, plus de marine; voilà, pour la Couronne impériale et la Couronne de saint Etienne, le bilan de la guerre qu’en juillet 1914, sous le prétexte le plus futile, la Double-Monarchie se prêta à déchaîner sur l’Europe. Et ce n’est peut-être pas tout. En ce cadavre, il est à craindre que la pourriture bolcheviste ne travaille. Les Empires se liquéfieront par le poison qu’ils ont lancé. Crime et châtiment. Tout est bien. Le complice passe le premier. Mais l’auteur principal n’échappera pas... Depuis que Frédéric-Guillaume Ier força son fils à assister, tremblant, derrière une fenêtre, au supplice de Katt, les rois de Prusse connaissent le cérémonial des exécutions.

L’Allemagne, militairement du moins, n’en est pas encore où en était l’Autriche-Hongrie au milieu d’octobre. Elle fait une défense vigoureuse. Mais elle n’en est pas moins condamnée, et elle le sait. Il y a, pour la situation où elle se trouve, toute une série d’aphorismes, plusieurs fois, séculaires, qui ne sont pas du premier venu, et qu’on dirait avoir été émis tout exprès à son intention. « De tous les malheureux, affirme l’un, le plus malheureux est celui qui en est réduit à ce point, qu’il ne peut recevoir la paix et qu’il ne peut soutenir la guerre. » Et un autre : « Le plus grand signé qu’on a perdu est qu’on croie ne pas pouvoir vaincre. » Et un troisième : « Ce que la superbe ne leur permit pas de faire au début de la guerre, la peur le leur fit faire dans la suite. » La démission de Ludendorff a été un avertissement, sans doute superflu après la capitulation bulgare et, sur le front occidental, un repli qui, si élastique qu’il se vantât d’être, ne s’est ni arrêté, ni redressé depuis le la juillet. Le bruit de l’abdication de Guillaume II est un autre son lugubre de la même cloche; mais, cette fois; elle tinte du dôme le plus majestueux de l’Empire. Abdiquera-t-il vraiment? n’abdiquera-t-il pas ? Dans le décret par lequel il promulgue les modifications constitutionnelles, il n’y a rien qui autorise à préjuger de sa résolution. On peut en déduire également qu’il se prépare à rester ou qu’il se prépare à partir. La seule certitude est qu’il s’incline : « Un nouvel ordre de choses, proclame-t-il, entre maintenant en vigueur, qui transfère au peuple les droits fondamentaux de l’Empereur. Mais, dans les terribles tempêtes des quatre années de guerre, les anciennes formes ont été détruites, non pour laisser derrière elles des ruines, mais pour faire place à de nouvelles formes vivantes. » Il feint de n’en être pas davantage gêné. Il se rassoit et se fige dans la pose traditionnelle des Hohenzollern : « Le pouvoir -du Kaiser est un pouvoir qui consiste à servir le peuple. » C’est la doctrine du devoir public du prince, selon la formule du Grand Électeur, et ce sont de grands mots. L’épreuve montrera ce qu’en vaut l’aune. La royauté prussienne a été fondée sur cette équivoque; l’Empire allemand ne sera pas transformé de fond en comble par cette équivoque.

Au reste, sous l’Empereur et sous Ludendorff, il y a l’Allemagne, et c’est elle qui nous importe. Il faut que nous le voyions clairement: la dissolution de l’Autriche-Hongrie entraine de toute nécessité pour nous la dislocation de l’Allemagne impériale, de l’Allemagne prussienne ; parce que, si les douze millions d’Autrichiens faisaient, demain ou après-demain, accroissement à l’Empire allemand, vainement l’Allemagne aurait été battue; vainement même elle aurait restitué la Pologne, lâché les provinces baltiques, et nous aurait rendu l’Alsace et la Lorraine; demain ou après-demain, elle aurait, malgré tout et en dépit de sa défaite, gagné la guerre. L’Europe sans Autriche et sans Russie est une Europe déséquilibrée; l’Europe avec une plus grande Allemagne serait une Europe désaxée ou, au contraire, trop axée. Nous aurions sur l’Adriatique la Mittel-Europa que nous avons brisée sur la mer Egée et étouffée sur la Mer-Noire. Que l’Allemagne se désimpérialise, se démocratise, qu’elle change d’Empereur ou même rejette l’Empire, c’est son affaire, mais c’est la nôtre de la déprussifier ou de la déprussianiser.

Objectera-t-on que ce sont des soucis ou des propos prématurés ? Non, nous n’en sommes pas encore là, mais nous n’en sommes plus bien loin. Il est grand temps de songer au règlement futur, par aucun détail duquel nous ne devons être surpris. C’est le propre de ces guerres gigantesques, — où toute une nation, et toutes les nations ensemble engagent contre d’autres nations le tout d’elles-mêmes, cœurs, muscles et nerfs bien plus que leurs armées, leurs institutions, leurs ressources d’État, et jusqu’aux vertus, jusqu’aux douleurs privées, — qu’elles s’épuisent tout à coup et cessent tout d’un coup. La chute de la Bulgarie, de la Turquie, de l’Autriche-Hongrie vient d’en donner un triple exemple. Et c’est le propre du fameux quart d’heure de Nogi qu’on ne sent pas quand il commence : quand on s’aperçoit qu’il est venu, il est déjà plus qu’à demi passé.

Peut-être même l’est-il tout à fait. Au moment où j’achève cette chronique, les parlementaires « chargés de conclure un armistice et d’entamer des négociations de paix » sont en route pour le quartier général du maréchal Foch. La rencontre peut être brève. Le maréchal n’a qu’à remettre un papier, signé ne varietur, il n’y a pas huit jours, à Versailles, par tous les gouvernements alliés et par le gouvernement des États-Unis. Les plénipotentiaires, s’ils sont réellement munis de pleins pouvoirs, et ils doivent l’être, puisqu’on nous les présente officiellement comme « chargés de conclure un armistice, » — n’ont qu’à dire oui ou non. Quant à la paix, ce sera plus long; mais l’armistice que nous accorderons, le seul que nous accorderons, y conduit nécessairement : à la paix faite de restitutions, de réparations et de garanties, la seule aussi que nous puissions accepter.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.