Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1918

Chronique n° 2076
14 octobre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le Destin, qui était fixé depuis le 15 juillet, se déclare, et son arrêt est non seulement rendu, mais accepté. On a appris, le samedi 5 octobre, vers midi, à Berne, que le ministre d’Autriche-Hongrie à Stockholm avait été chargé de prier le gouvernement suédois de transmettre à M. Wilson une dépêche dont le texte est publié par le Bureau de Correspondance viennois, et aux termes de laquelle « la Monarchie austro-hongroise... propose au Président des États-Unis de conclure immédiatement avec lui et ses Alliés un armistice général sur terre, sur mer et dans les airs, et d’entamer, immédiatement après, des négociations pour la conclusion de la paix. » En prenant contact avec le Reichstag allemand, le nouveau Chancelier de l’Empire, prince Max de Bade, s’est officiellement associé à la démarche, dont l’Empereur même, dans une proclamation à son armée et à sa marine, a revendiqué la responsabilité. La Turquie va suivre à son pas, qui sera sûrement accéléré. Mais le fait, tel qu’il est aujourd’hui, et sans préjuger de demain, domine et emplit, bien au-delà de cette quinzaine, des mois et des années. Il marque le sommet de la guerre : tous les autres n’ont été qu’en préparation, en direction, et comme en fonction de celui-ci. A vrai dire, il était si inévitable qu’à l’observateur attentif, il n’a offert rien d’imprévu : on ne pouvait hésiter que sur la date plus ou moins proche d’une échéance devenue fatale. Au point aigu où en étaient les choses, il est probable que la situation politique n’a pas été sans influence sur la solution militaire, mais il est sûr que la situation militaire a pesé d’une action prépondérante sur la résolution politique.

Pendant trois jours, sur le front de France, les opérations militaires s’étaient ralenties. Les Anglais et nous prenions pied à pied les avancées de Saint-Quenlin. Au plateau de Vauxaillon, Mangin, violemment contre-attaqué, tenait et gagnait pied à pied. Entre la Suippe et la Meuse, de part et d’autre de l’Argonne, les Américains, d’un élan, débordaient et enlevaient ce nid d’aigle de Montfaucon dressé comme une menace sur toutes nos lignes: et Gouraud, après avoir forcé le formidable réseau des défenses allemandes, de Navarin à la Justice, crevait la seconde ligne, abordait la troisième, touchait au nœud de voies ferrées de Challerange et à la coupure de l’Argonne. Par lui et par Berthelot, Reims est enfin délivré.

Dans le Nord, de Dixmude à Ypres, trois jours de combat amènent Anglais et Belges aux portes de Roulers et de Menin. Nul répit. Entre ces deux foyers extrêmes, une par une, sur les tronçons de ce qui lut la position Hindenburg, les armées s’élancent. La ligne d’eau du canal du Nord et du canal de l’Escaut, dernier espoir de l’ennemi, est passée. Les Anglais arrivent aux faubourgs de Cambrai. Une autre armée britannique, aidée d’éléments américains, déborde-Saint-Quentin par le Nord; l’armée française du général Debeney atteint la ville par le Sud et l’occupe.

Toute la ligne allemande craque. Devant Mangin, l’ennemi se met franchement en retraite jusqu’à l’Ailette, abandonnant progressivement d’Ouest en Est le Chemin des Dames, découvrant la droite de ses troupes encore accrochées au Sud de l’Aisne, et qui doivent à leur tour se replier; il cède la dernière parcelle des gains réalisés par lui dans son offensive. Mais déjà il n’est plus question pour l’Allemand de maintenir ses gains de 1918; et c’est de l’invasion de 1914 qu’à présent il s’agit. La première ligne Hindenburg, Wotan ou Siegfried, est brisée depuis Arras jusqu’à Moy; les deux piliers auxquels elle s’appuyait dans les Flandres et en Champagne pouilleuse sont tournés l’un et l’autre; et, derrière ces lignes effondrées, les suprêmes réserves de Menschen-Material sont engagées, ou s’engagent.

Il faut s’en aller. Sur les deux rives du canal de la Bassée, on s’en va déjà. L’ennemi pourra-t-il tenir sur la seconde ligne, appuyée aux fortifications de Lille, jalonnée par Cambrai, Rozoy-sur-Serre, Vouziers? Mais Lille est dès maintenant en danger d’être débordée par les armées anglaises et françaises qui ont passé la Lys à Comines; Vouziers est sous le feu des canons de Gouraud ; les étoiles américaines montent vers le Nord, entre Argonne et Meuse. — La Meuse, peut-être? — Il en sera ce que voudra l’Allemagne, libre, s’il lui plait, dans l’obsession où elle a vécu de la « carte de guerre, » de demeurer cramponnée à son gage territorial et d’y voir détruire ses armées, ainsi qu’il est advenu à ses chers Bulgares.

Car, tandis qu’en Palestine, par une manœuvre d’une hardiesse admirable, le général Allenby se glissait entre la mer et ses adversaires, détruisait complètement et capturait les trois armées turques qui lui étaient opposées, libérant en un jour toute la Palestine et la Syrie jusqu’à Damas, au même instant, sur le Iront de Salonique, les Alliés, vigoureusement conduits par Franchet d’Esperey, crevant au centre le front bulgare, et se jetant dans la trouée, chassaient une armée bulgare en déroute vers l’Ouest, enfermaient l’autre dans la vallée de la Strouma, conquéraient la Serbie jusqu’à Uskub, et pénétraient en Bulgarie. C’était, pour la Bulgarie elle-même, la décision tout entière, et c’est pour les Empires, qui l’ont séduite et perdue, le commencement de la décision.

Les événements, qui ont si longtemps piétiné, roulent dorénavant à la vitesse des catastrophes. Mais ce ne serait ni sûrement les comprendre, ni les faire comprendre suffisamment, que de les isoler; ils sont joints, soudés en un tout. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie, la Turquie, se sont liées pour l’attentat; elles restent rivées ensemble, au cou, à la ceinture, aux mains, aux pieds, et l’une est le boulet de l’autre. Elles tombent toutes de la chute de l’une d’elles. L’Allemagne les a entraînées, sous une dictature impitoyable, où elles avaient laissé toute liberté et dépouillé toute personnalité; elles vont entraîner l’Allemagne dans un de ces grands précipices, comme il s’en est ouvert trois ou quatre à travers les siècles, dans les annales des peuples, devant les grandes folies d’ambition et d’orgueil. C’est l’heure. Le vertige fouette le flot et rapproche l’abîme.

Avant même que l’armée bulgare eût été battue et disloquée, ou du moins avant que la nouvelle s’en fût répandue, le gouvernement impérial avait senti, à certains frémissements d’un public pourtant bien dressé, qu’il fallait s’expliquer tout de suite. D’urgence, la Commission plénière du Reichstag s’était réunie, dans la forme ordinaire, mais avec un empressement et en présence d’un auditoire inaccoutumés, et le Chancelier avait pris tout de suite la parole. M. de Hertling a souvent parlé depuis un an, faisant et refaisant, sur divers tons et sous divers costumes, la même harangue. Il s’est rappelé à point nommé, quand il a cru avoir intérêt à s’en souvenir, tantôt qu’il avait touché à l’histoire, tantôt qu’il avait enseigné la philosophie. Adhérant après coup à ce monument de fausseté et de balourdise que fut le fameux manifeste des 93 « intellectuels » allemands, il s’est piqué, sinon d’établir scientifiquement, au moins d’induire en la tentation de jurer in verba magistri que l’Empire, loin d’être l’agresseur, avait été la victime de l’agression. Ensuite il a daigné nous révéler, doctoralement, que nous étions en proie à une «psychose de guerre » dont il ne se trouvait pas trace dans l’âme saine et pure de ses compatriotes. Mais tout cela était encore, qu’il l’eût voulu ou non, langage de la chaire, leçon de professeur. Comme tel, la réputation de M. de Hertling était grande, quoique, à dire d’expert, il puisse y avoir lieu d’en rabattre, et que, par exemple, il se soit toujours montré fort habile à monter sur les épaules d’autrui. Comme homme politique, sa réputation n’était guère inférieure, et ici l’habileté eût été la plus précieuse des vertus. Dans les couloirs de l’Assemblée, où chacun a son sobriquet, on l’appelait, non sans une nuance de jalousie admirative, « le vieux renard. » Le malheur est que souvent les renards de cette espèce ne sont admis à faire les preuves de leur malice que lorsqu’ils ont la queue coupée. Le comte Hertling, en entrant à la Wilhelmstrasse, avait-il perdu ses moyens? Les avait-il laissés à Munich, et n’était-il renard qu’en son terrier? Ce qui est clair, c’est que, si ses précédents discours n’étaient pas des chefs-d’œuvre d’astuce, le dernier, du point de vue où il devait se placer, fut le comble de la maladresse.

Nous n’y attacherons, surtout maintenant, d’autre importance que celle qu’un pareil discours pouvait avoir, en un pareil moment, comme collection de symptômes. Les signes que nous avions souvent cherchés y abondaient; ce n’étaient qu’aveux, et la confidence tournait à la confession. M. de Hertling reconnaissait d’abord que c’était la commission elle-même qui avait provoqué la rencontre, et qu’elle l’avait fait parce que la situation de l’Empire était « grave, » que, d’ailleurs, « un profond mécontentement s’était emparé de larges couches de la population. » Mécontentement qui se rattachait à deux ordres de causes : les unes plus générales ou plus durables, vieilles déjà de quatre années, la « pression » que, naturellement, fait subir à l’Allemagne cette « effroyable guerre, » avec son cortège grossissant de « privations » et de « souffrances, » dont le poids charge « plus ou moins toutes les classes et toutes les familles ; » les autres, ou plutôt l’autre, que le Chancelier n’indiquait qu’accessoirement, mais que nous avons le droit de tenir, nous, pour capitale : le mauvais état où le peuple allemand découvrait subitement qu’étaient tombées ses affaires militaires. Le comte Hertling était, au fond, si parfaitement de cet avis, que, le mot à peine lâché, il se hâtait d’ajouter, en le corrigeant, en le reprenant à demi, que pourtant cette prostration « dépassait de beaucoup ses limites légitimes. » — « Certainement, disait-il, notre grande offensive ne nous a pas donné le succès espéré... La direction de l’armée s’est vue amenée à reporter sur les positions Siegfried nos lignes poussées plus en avant. » — Mais que l’Allemagne n’aille pas se décourager, qu’elle n’aille pas tomber dans le plus noir péché d’ingratitude. « Comment le peuple allemand va-t-il se comporter devant ces faits? Va-t-il peut-être, plein d’angoisse, implorer sa grâce? Non, Messieurs. Il restera debout et ne s’humiliera pas. » Seulement le cœur allemand s’attendrit. Il est temps, pour les autres; « d’en revenir à la raison et de terminer la guerre avant que la moitié du monde soit devenue un monceau de ruines et que la fleur de l’humanité soit abattue. » La conscience allemande s’échauffe. Elle brûle d’ « intervenir loyalement et énergiquement pour la liberté et la justice. »

Tout cela, et tout le reste de l’oraison de M. de Hertling, est négligeable. Répétons que, dans son ensemble, elle ne vaut que comme collection de symptômes, mais que c’en était, au 24 septembre, une belle collection. Ainsi qu’elle et plus qu’elle encore, les autres discours, ceux du ministre des Affaires étrangères, des militaires et des marins, sont aujourd’hui sans intérêt. Tout cela, toutes ces choses et tous ces hommes, est rétrospectif et pour ainsi dire posthume. Le souffle n’était pas refroidi, on n’avait pas cessé d’épiloguer sur le sens et les intentions, que déjà ces mots ne comptaient plus, que ce n’étaient plus que des voix de fantômes.

Le jeudi 26, en effet, un officier bulgare se présentait en parlementaire à nos avant-postes, et demandait une suspension d’armes; le surlendemain, samedi 28, arrivèrent à Salonique les trois plénipotentiaires, et, le dimanche 29 au soir, la convention était signée. On la connut à Paris le lundi 30 ; et tout aussi vite à Berlin. Le premier mouvement à Berlin fut de nier : c’était une imposture, la Bulgarie n’abandonnerait pas l’Alliance ; mais le second mouvement mit à terre le Chancelier et le ministre des Affaires étrangères. Le comte Hertling et l’amiral de Hintze étaient malades des défaites allemandes, ils sont morts de la déroute bulgare. Associées dans le crime, l’Allemagne et la Bulgarie le sont dans l’expiation; leurs fortunes se commandent, leurs destinées s’enchaînent; la chute de l’une annonce l’ébranlement de l’autre; elles sont solidaires, et l’on ne saurait les séparer dans le récit qu’on fait de leur décadence, même quand on distingue et subdivise pour plus de clarté. Mais ce n’est que pour plus de clarté que, sans toucher à leur conjonction intime, à leur unité essentielle, on commence par la capitulation bulgare, ses causes, ses conditions, ses conséquences.

Les causes : on en aperçoit de militaires, de politiques, d’économiques. Militairement, il y avait l’extrême fatigue, la défaillance de l’armée bulgare, épuisée par six années de guerre, qui ne pouvait plus, sur un front trop allongé, que tendre un cordon trop mince, et dont la maigreur eût été transparente, si cette baudruche n’avait été bourrée de foin allemand et autrichien. On se moquait de nous, lorsque, successivement ou simultanément, on signalait un peu partout, en France et en Italie, de notables contingents bulgares : il y avait peut-être çà et là quelques Bulgares authentiques qui figuraient le contingent : mais, bien loin de pouvoir secourir, la Bulgarie avait besoin d’être secourue ; et elle a fléchi aussitôt que, par impossibilité pour l’Allemagne et l’Autriche, elles-mêmes surmenées, de lui venir en aide, elle ne l’a plus été. Le mécontentement politique est né de l’amère déception éprouvée en ne recevant pour prix de tant de sacrifices que la moitié de la Dobroudja, en se voyant refuser ou marchander la seconde moitié, en constatant que les Empires du Centre ne repoussaient que mollement, ou même semblaient admettre et du moins « négociaient » les revendications ottomanes sur Andrinople; il est né de la disproportion entre le rêve et la réalité, entre l’estomac et le plat, entre l’appétit et le repas. L’Allemagne, étant partie pour conquérir le monde, la Bulgarie était partie pour conquérir la Péninsule. Elle avait, dans ce vaste dessein, haussé sa taille, gonflé ses muscles, forcé son pas, aliéné son indépendance. Elle s’était soumise à l’Allemagne, corps et biens, pour ne point parler de l’âme, au dedans et au dehors. Tant que l’affaire promit de donner des dividendes, du consentement à peu près unanime des partis, elle se tut et se résigna. Mais, dès qu’il fut avéré d’abord que ce serait à peine de l’un pour cent, puis que la liquidation serait difficile, ensuite qu’on n’éviterait pas la faillite, on vit reparaître des « socialistes, » et même, dit-on, apparaître, des «républicains, » qui se préparèrent à «exécuter» au nom de leur idéal une politique condamnée par ses résultats.

À ces motifs, spécifiquement politiques, de mécontentement s’en adjoignaient de plus particulièrement économiques, dans un sentiment de haine et de révolte contre la morgue, l’avidité, la tyrannie, l’exploitation allemandes. Par elles, par toutes les exigences allemandes, cette nation qui avait faim, et qui produisait peu, se voyait arracher le pain de la bouche. Ses ressources insuffisantes pour elle-même lui étaient brutalement enlevées et s’en allaient contribuer à alimenter les empires. La gêne s’était faite intolérable à la longue, exaspérée, cet été, par une mauvaise récolte. La plus affolante des peurs, la crainte de la disette, avait achevé de démoraliser des gens dont les nerfs étaient, suivant les moments, ou violemment surexcités ou déprimés à plat.

Faisons aussi la part des personnages. On connaîtrait mal le roi Ferdinand si on se le représentait comme un contemporain. Ce n’est pas un prince du XIXe ou du XXe siècle, mais du XVIe. C’est un exemplaire non effacé, presque pas adouci, du Prince. Il a bien le type. Sa manière d’acquérir le trône, de se maintenir, de s’agrandir, puis de tout jouer sur un coup de dés, et de tout perdre, est la manière classique. Il a peu de pareils dans notre Europe d’à présent : il en a eu beaucoup dans l’Italie d’autrefois. Son portrait, rapproché de ceux de tel ou tel tyran d’une petite cité romagnole ou toscane, aurait avec eux un air de famille. Il en a connu tous les vices, toutes les névroses, toutes les terreurs. Il a eu leurs commencements, leur vie, il aurait pu avoir leur fin. Principe nuovo d’un État également nouveau où il s’était introduit par l’intrigue, établi par la ruse, il a pensé s’y consolider par les armes. Son erreur a été, après une ou deux tentatives manquées, par ses armes à lui, de s’imaginer réussir par des armes qui n’étaient point les siennes. En aucun cas, il ne pouvait gagner: vainqueur, avec autrui et grâce à autrui, il n’eût guère été moins vaincu. A quoi bon s’être, avec mille efforts, affranchi de la vassalité turque, pour se lier et se plier sous la vassalité allemande? Mais si Ferdinand de Cobourg n’a pas appris ou n’a pas compris cette première leçon du machiavélisme, qu’un prince, comme un État, doit être l’artisan de sa propre puissance, il a deviné et pratiqué la seconde, qui est qu’il faut varier avec les temps et savoir s’y accommoder. L’instinct et l’habitude l’ont merveilleusement averti qu’on ne sort d’une trahison que par une autre ; et, sauf qu’il n’a pas eu la patience de manger l’artichaut feuille à feuille, ni le goût ou peut-être l’occasion d’aussi atroces cruautés, c’est une sorte de César Borgia, de Pandolfo Petrucci à la fois germanique et oriental. Il a été aidé, dans sa plus récente volte-face, par son premier ministre.

M. Malinoff est le ministre des crises, des repentirs et des retours. Avant la guerre, il avait la réputation de russophile, et la diplomatie de l’Entente avait fondé quelque espoir sur sa résistance. Ce fut une déception quand, dans le Conseil de la Couronne, il se rangea à l’avis de la majorité. Russophile, l’était-il vraiment, ou ne se contentait-il pas d’en jouer le rôle, dans un pays où tous les hommes politiques sont sur le théâtre et ont chacun son emploi ? Il en est même pour jouer les victimes, mais ne gémissons qu’à bon escient de leur infortune : parfois c’est du théâtre encore, et il se peut qu’ils n’aient été que fort peu martyrs. Le rédacteur de cette chronique s’est trouvé, aux jours décisifs, à portée d’en côtoyer deux qui n’étaient pas des moindres. Quoiqu’ils fussent en dissentiment affiché sur la route à suivre, et bien que l’un ait été depuis lors envoyé dans une légation de première classe, le second en prison, il n’a pu chasser l’impression que ces deux anciens amis n’avaient pas cessé d’être d’accord et que, se partageant la besogne, ils travaillaient ensemble. Mais il ne s’agit que de M. Malinoff. En débarquant sur l’autre rive, ce politicien étiqueté russophile n’avait ni brûlé ses vaisseaux ni coupé les ponts : il avait conservé du moins assez de planches pour en construire barque, radeau ou passerelle, d’où il tendrait la main au tsar Ferdinand pour le faire revenir de loin. Ferdinand, que tirait son ministre, s’était engagé sur la passerelle : ce pas aussi était significatif. Point de doute. Le vent qui nous rapportait Ferdinand s’était levé en tempête sur l’Europe centrale. Pour que le roi nous revînt, il fallait que non seulement il sût n’avoir plus rien à espérer de l’Allemagne, mais qu’il pensât n’avoir plus rien à en craindre.

Une capitulation absolue, imposée et subie à des conditions que nous avons dictées, ne peut manquer d’avoir des conséquences, des répercussions de toute espèce. Elle doit en avoir, au plus tôt et au plus près, sur la Turquie, qui vient de perdre trois armées, la Palestine et la Syrie, Caïffa, Saint-Jean-d’Acre et Damas, que l’Allemagne trompe et déçoit, qui commence un nouveau règne, est lasse des Enver-pacha, et qui peut être tentée d’imiter le geste; sur la Roumanie, que ce geste peut convier à la résurrection; sur la Russie méridionale, qu’il peut nous permettre d’atteindre. Si la reddition bulgare ne nous rouvre pas les détroits qu’interdiraient les cuirassés russes livrés par les bolcheviks et travestis en escadre allemande, elle nous met au bord de la Mer-Noire. Et, quoi que ce soit qu’elle nous rouvre, ce qu’elle ferme à l’ennemi est pour l’avenir plus important encore. En lui coupant la route de Constantinople, elle ruine son projet monstrueux d’une Mittel-Europa germanique, ou germanisée, ou germanisante, qui irait de Hambourg à Bagdad. Elle clôt l’ère du Drang nach Osten et confine la race allemande dans le coin de terre que la nature et l’histoire lui ont assigné. Elle interrompt la prescription pour la Finlande, pour les provinces baltiques, pour la Pologne, pour l’Oukraine, pour Odessa, pour la Crimée, pour la Caspienne et le Caucase. Elle fait éclater aux yeux de l’univers qu’il n’y a point de « paix orientale, » que les prétendus traités de Brest-Litovsk et de Bucarest n’ont été que de vilaines, mais vaines simagrées; que les Empires, malgré ce qu’en a dit le comte Hertling, n’ont la paix ni avec la Russie, ni avec la Roumanie, et que tout le compte reste à régler en bloc.

Plus loin et plus lentement, la capitulation bulgare peut avoir, en outre, des contre-coups sur l’Autriche-Hongrie, qu’elle découvre d’un côté où la Double Monarchie est très vulnérable, fragile, chancelante, minée, déchirée; sur l’Egée et Salonique, qu’elle restitue à l’hellénisme, et par conséquent sur la Grèce à qui elle prouve qu’un grand patriote a fait pour elle le meilleur choix ; sur la Serbie, Vieille et Nouvelle, dont elle consacre l’unité; sur les Yougo-Slaves, devant qui elle aplanit les voies et qu’elle conduit où les poussent leurs aspirations. Elle peut en avoir sur l’Adriatique; de même que, sur la Mer-Noire, elle brise, à l’Est, la Mittel-Europa, de même elle coopère à la briser à l’Ouest, en son noyau et sur son axe, à faire qu’il n’y ait pas plus de ligne allemande continue Hambourg-Trieste que de ligne continue germanisée Hambourg-Bagdad. Ainsi la capitulation bulgare retentit sur la situation de l’Allemagne elle-même et creuse une brèche de plus dans la position Hindenburg; et ainsi nous sommes invités à en vérifier, par un examen minutieux, le titre et la qualité.

Nous avons dit que, lorsqu’elle a été connue, le premier mouvement en Allemagne fut de nier et de se moquer. En France, avant de se réjouir, le premier mouvement fut de se méfier. On se méfiait du peuple et du prince, des Bulgares et de Ferdinand, de ces Touraniens mal slavisés et de ce tiranno mal modernisé. Qu’est-ce que cette démarche pouvait cacher? On soupçonnait un piège, et l’on se demandait lequel : piège militaire, piège diplomatique?

Ce pouvait être un piège militaire. Peut-être le Bulgare se proposait-il de donner, par une suspension d’armes, à des renforts appelés et attendus, quarante-huit heures pour arriver? Peut-être même méditait-il, avec plus de noirceur, de nous attirer, si nous ne nous arrêtions pas, vers les troupes de secours que Mackensen devait amener? Il fallait seulement que Mackensen eût des troupes à amener, c’est-à-dire qu’il en eût trop pour contenir ou surveiller la Roumanie, ou que l’Autriche disposât, pour d’autres, de renforts qu’une charité bien ordonnée lui prescrit de garder pour elle-même, empêtrée au point où elle l’est en Albanie, en Serbie et sur la Piave.

Si le piège était diplomatique, comment et vers quoi était-il tendu? Le Bulgare, compère et instrument des Impériaux, visait-il à semer entre les Alliés une zizanie dont les cercles devaient aller s’élargissant, comme s’élargissent les ronds de l’eau, quand on a jeté une pierre dans la mare? D’abord entre les Balkaniques, en posant prématurément des questions épineuses, ardues, les plus difficiles qui soient à débrouiller et à trancher; entre la Serbie et la Grèce, par exemple, avec, à l’arrière-plan, l’Italie. Peut-être même le fagot d’épines piquerait-il et envenimerait-il bien au-delà; jusque chez les Puissances non balkaniques de l’Entente, à cause des vestiges de sympathie pour la Bulgarie et pour les Bulgares qu’avaient suscitée leurs anciens malheurs et que n’ont pu partout tout à fait détruire leurs coutumières félonies. Bulgarian atrocities : celles qu’ils ont commises n’ont pas effacé le souvenir de celles qu’ils avaient souffertes jadis, et l’on a toujours une faiblesse pour l’homme que l’on a sauvé. D’où, en Angleterre, envers la Bulgarie, un fond de complaisance que la Quadruple-Alliance a peut-être cru pouvoir escompter. Même chose, pour des raisons analogues, aux États-Unis, s’il est exact que certains ministres bulgares, à commencer par M. Radoslavoff, aient été élevés dans un collège américain de Constantinople. Même chose, toujours pour la même raison, en Italie. La Consulta fut, en la personne de Crispi, dans un temps où l’Allemagne et l’Autriche les boudaient, la tutrice de la Bulgarie et la marraine de Ferdinand. En ce qui concerne l’Italie, peut-être encore ne désespérait-on pas d’exploiter la rivalité yougo-slave dans l’Adriatique, comme si le voisinage des Bulgares pouvait lui apporter là des sûretés que celui des Serbes, Croates et Slovènes ne lui donnait pas.

De toute façon, la manœuvre, s’il y en avait une, était déjouée dés qu’on décidait de s’en tenir rigoureusement à une simple suspension d’armes, dès qu’on prenait, contre toute surprise, toutes garanties, et dès que, une convention étant passée dans la lettre qu’on avait soi-même rédigée, on la faisait passer sur-le-champ dans les actes. En se rendant à Salonique, les délégués bulgares ont fait savoir qu’ils venaient traiter d’un armistice « et éventuellement de la paix. » Mais si la pente des événements devait amener la Bulgarie à conclure une paix séparée, il faudrait encore que cette paix ne fût qu’un armistice prolongé, et que la paix bulgare ne devînt définitive qu’à la paix générale, parce qu’à ce prix est la paix du monde. Le monde réclame une charte qui soit, pour autant de durée qu’en comportent les affaires humaines, un statut commun de toutes les nations, un essai d’ordre universel, et, mise au point des découvertes qui ont agrandi la terre, une réplique de la paix de Westphalie.

Dégoûté de n’avoir pas été cru, pour avoir dit une fois la vérité, le tsar Ferdinand a abdiqué en faveur de son fils Boris. Ce n’est qu’un épisode, comme la soumission de la Bulgarie elle-même; mais c’est une introduction à la plus grande histoire, si la capitulation de la Bulgarie a déclenché en Allemagne une crise de la Chancellerie impériale et de tout le gouvernement prussien. M. de Hertling a offert sa démission, que l’Empereur a acceptée, avec des remerciements, des regrets et l’Aigle Noir. Deux applications contraires d’un même sentiment du devoir l’ont, assure-t-il, décidé, selon les heures, à rester et à partir. Sans perdre une minute, le vice-chancelier, M. de Payer, a entamé, pour sa succession, des pourparlers qui n’ont pas abouti ; et le prince Max de Bade a été appelé à Berlin. Dans le ministère qu’il a formé, cet héritier d’un trône consent à réserver une place aux socialistes. Le parti, consulté, n’a fait d’objections que sur la quantité. Il exigeait deux portefeuilles au moins, et plutôt trois, dont un pour un syndicaliste,

Par cette opération, les socialistes s’impérialisent en réalité, mais l’Empire se socialise en apparence. La finesse est cousue d’un câble. Les temps que nous avions prédits sont arrivés. On se tourne vers l’Entente et on lui dit : « La condition préalable que vous prétendiez nous imposer est remplie. Vous nous demandiez de nous donner un gouvernement parlementaire ? Nous l’avons. Démocratique ? Nous l’avons. Il est présidé par un prince, mais composé de ce que vous nommez des radicaux, et de social-démocrates poinçonnés, tous hommes de progrès et de libre discussion. Qu’attendez-vous pour « causer?» Sur les grandes lignes, sur les principes, on peut s’entendre. Nous nous plaçons volontiers dans le cadre des 14 articles du président Wilson. Déjà le comte Hertling l’avait déclaré. Il n’y a de difficulté que pour ceux qui toucheraient soit à nos terres d’Empire, soit à nos colonies. Nous n’avons pas à renoncer à des conquêtes : nous n’en avons ni jamais voulu, ni jamais fait. Mais nous nous ferions tuer pour l’intégrité de notre sol. Nous rendons, qu’on nous conserve. Consultons la carte de guerre ; mesurons, pesons et prisons les gages. Pas d’annexions, pas de contributions pas d’indemnités : c’est votre thèse. Si, à présent, vous ne nous écoutez pas, nous aurons raison de crier. La preuve sera faite que vous voulez nous anéantir. Notre guerre deviendra alors une guerre de défense, une guerre sainte. Et alors le ministère parlementaire, le ministère démocratique, montrera son autre visage, de ministère de défense nationale. »

Tel est, effectivement, le langage qu’a tenu le prince Max de Bade ; et nous nous étions bornés à l’interpréter par avance un peu librement. Dans la note où, chose étrange, le prince prend l’attitude de s’adresser à M. Wilson comme à un arbitre plus que comme à un belligérant, il le « prie » de s’employer à procurer à l’Allemagne un armistice et au monde la paix. Cette note nous la lirons à la lueur de l’incendie de Douai. La réponse des Alliés sera simple, péremptoire et unanime.

Pour l’armistice, il y a une formule célèbre, et il y a un précédent tout frais. La formule est celle de la Convention. « On ne traite pas avec l’ennemi qui occupe le territoire de la République. » Le précédent est celui de la Bulgarie. Nous n’avons pas de raison de faire aux Allemands d’autres conditions qu’aux Bulgares. Formule et précédent se rejoignent en une règle impérative : qu’ils évacuent, avant toute conversation. Et cette conversation même, ce n’est pas au prince chancelier de l’engager avec le Président Wilson, mais au maréchal Hindenburg avec le maréchal Foch. Affaire strictement militaire, à mener militairement.

Pour la paix, ou tout simplement pour l’ouverture de négociations de paix, ce serait plus délicat, si, quelque part dans l’Entente, on choisissait ce moment pour chanter un hymne niais et mou à la paix sans victoire. Il n’y aura pas de paix sans victoire. Il n’y aura de paix que par la victoire. La victoire est non seulement le chemin, mais le véhicule de la paix. Nous ne sommes pas encore complètement victorieux. Mais les Empires sont déjà vaincus.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.