Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1902
31 octobre 1902
Le Parlement a été convoqué en session extraordinaire à la date du 14 octobre. Cette session extraordinaire n’a rien que de très ordinaire : elle a lieu tous les ans à pareille époque, et elle est généralement remplie par la préparation et la discussion du budget. Mais qu’en sera-t-il cette année ? Le budget vient à peine d’être déposé ; la commission qui doit l’étudier est à peine nommée ; enfin, le renouvellement partiel du Sénat, qui doit avoir lieu le 4 janvier prochain, obligera le gouvernement à abréger la session qui vient de s’ouvrir, et on dit déjà qu’elle sera close le 10 décembre. La discussion du budget, qui devrait être terminée le 31 décembre, ne pourra donc commencer que dans la seconde moitié de janvier ; et ce sera merveille si elle s’achève à Pâques, ou même à la Trinité. Quant à la question des congrégations religieuses qui ont demandé à être autorisées, il est difficile de dire à quel moment la Chambre pourra s’en occuper. Elle a pris du moins à ce sujet une grande décision, qui est de nommer au scrutin de liste la commission chargée de cette affaire délicate entre toutes, et dont la solution, quelle qu’elle soit d’ailleurs, soulèvera beaucoup de critiques et excitera beaucoup de passions.
Qu’est-ce à dire ? Les autorisations doivent être accordées ou refusées par une loi, et les projets de loi sont soumis à l’examen d’une commission nommée par la Chambre dans ses onze bureaux. La composition de ces bureaux provient d’un tirage au sort qui est renouvelé tous les mois. Le sort est aveugle, il est dès lors très impartial, et il lui arrive quelquefois de donner la majorité à l’opposition dans un ou dans deux bureaux : c’est ainsi que des membres de la minorité de la Chambre entrent quelquefois dans les commissions les plus importantes. La majorité a jugé que, dans le cas actuel, elle ne devait rien laisser au hasard de ce qu’elle pouvait lui enlever par adresse, et voilà pourquoi elle a décidé que la commission des congrégations serait élue au scrutin de liste. Au lieu de remettre à chaque bureau le soin de nommer trois commissaires, la Chambre tout entière votera sur une liste unique, qui aura été préparée avec soin, et dont le succès intégral est assuré d’avance : toutes les précautions ont déjà été prises pour cela. Peut-être quelques membres de la minorité seront-ils admis à y figurer ; mais ils seront choisis et désignés au préalable par les dictateurs de la majorité, au lieu d’être élus librement par les bureaux. Leur situation morale s’en ressentira certainement, et nous comprenons très bien que M. Ribot, dans une observation qu’il a présentée, ou plutôt dans une réflexion qu’il a faite tout haut, se soit demandé si ses amis ou lui devaient chercher à entrer par cette porte en vérité un peu basse. Depuis, la question a été tranchée par l’intolérance des radicaux : sur 33 membres dont la commission se composera, ils ont voulu attribuer un si petit nombre de places aux progressistes que ceux-ci les ont refusées. Ne vaut-il pas mieux laisser à elle-même cette commission, qui aura peut-être, comme l’a dit M. Ribot, son heure de célébrité ? On sait d’avance quelle tâche elle accomplira, et ce serait perdre son temps que d’essayer de l’en détourner, même partiellement et exceptionnellement. Les efforts généreux qui pourraient y être faits pour sauver quelques congrégations particulièrement intéressantes ne seront connus que du procès-verbal. C’est à la tribune qu’il faut parler si on veut être entendu du pays, et cela seul importe aujourd’hui, car la Chambre a son siège fait. Ceux mêmes qui, dans la majorité, répugnent à la besogne qu’on leur impose, l’accompliront en gémissant, car ils ne sont plus libres : les comités radicaux-socialistes qui les ont fait élire ont les yeux sur eux.
Le bruit court, — mais il court dans les journaux les mieux renseignés, — que, sur les 61 congrégations d’hommes qui ont demandé à être autorisées, il y en a seulement quatre ou cinq qui le seront, si la Chambre se conforme, comme cela est probable, aux indications du gouvernement. Ainsi, sur 61 congrégations d’hommes, M. Combes n’en trouve pas plus de quatre ou de cinq qui soient dignes de vivre. On n’en donne pas encore les noms, mais on dit déjà que ce sont des congrégations qui se livrent à la contemplation ou à des travaux aratoires. Quant à celles qui se livrent à l’enseignement, comme les dominicains par exemple, elles sont vouées à la proscription. Ce sera un véritable massacre. Cette grande œuvre une fois terminée, le gouvernement se déclarera, avec plus de conviction encore qu’aujourd’hui, partisan résolu de la liberté de l’enseignement. Toutefois il aura affaire à quelques-uns de ses amis, partisans tout comme lui de cette liberté et qui pour rien au monde ne permettraient à personne d’en douter, mais qui croient devoir en interdire l’exercice aux prêtres séculiers, comme aux réguliers, et même à tous les laïques qui, dans leur plus tendre enfance, ont eu le malheur de recevoir les leçons des uns ou des autres. À ce compte, il y a dans le gouvernement même plus d’un de ces suspects qui sont indignes d’enseigner ! On croit peut-être que nous exagérons, mais il n’en est rien. M. Brisson a déposé une proposition de loi dans le sens que nous venons d’indiquer. Il est allé encore plus loin, et, prévoyant une objection qu’on pourrait lui faire, à savoir qu’il y a des laïques qui, pour n’être jamais passés par des mains ecclésiastiques, n’en sont pas moins imbus des plus mauvais principes, il impose à tous ceux qui veulent enseigner, quelle que soit leur origine et de quelques titres universitaires qu’ils soient détenteurs, l’obligation d’obtenir du gouvernement une autorisation personnelle toujours révocable. Après cela, il faut sans doute tirer l’échelle ; on ne pourra pas faire mieux. La loi du 1er juillet 1901 est une pauvre loi, et la voilà terriblement dépassée ! Peut-être la Chambre ne se laissera-t-elle pas conduire, au moins dès maintenant, aussi loin que le voudrait M. Brisson : mais qui pourrait répondre de l’avenir ? Tant de choses s’accomplissent qui naguère encore étaient jugées impossibles, que rien ne semble plus l’être. La loi sur les associations n’a que quinze mois d’existence, et elle a déjà produit des conséquences contre lesquelles ses auteurs avaient protesté. La protestation est tombée ; les auteurs de la loi se sont effacés et prudemment remisés eux-mêmes ; et nous voyons se reproduire une fois de plus le triste spectacle, si fréquent dans notre histoire et dans toutes les histoires, de gens qui, en faisant le mal, avaient cru pouvoir le limiter, et qui ont donné seulement à leurs successeurs le goût et le moyen d’aller plus vite et plus loin qu’eux. Le chemin parcouru depuis quelques mois est immense. Si nous continuons à marcher de ce pas, où en serons-nous bientôt ?
Dans cette situation, l’épiscopat français s’est ému. Les archevêques et les évêques, au nombre de 72, ce qui est l’unanimité morale de nos prélats, ont adressé aux députés et aux sénateurs une lettre conçue dans les termes les plus fermes et les plus dignes, mais aussi les plus respectueux de toutes les convenances, qui est un plaidoyer en faveur des congrégations. Cette lettre a un caractère collectif, et une jurisprudence, d’ailleurs discutable dans son principe, interdit aux membres du clergé toute manifestation de ce genre. Aussi le gouvernement s’est-il empressé de déférer comme d’abus les évêques au Conseil d’État, en se réservant de prendre contre eux d’autres mesures, qui ne peuvent être que la suspension de leurs traitemens. C’est là de la très petite guerre, petite par l’objet qu’elle se propose, plus petite encore par les moyens qu’elle emploie : mais elle cause une grande joie aux radicaux-socialistes, qui poursuivent la séparation de l’Église et de l’État et la suppression du budget des Cultes. La suspension du traitement de la quasi-unanimité des évêques est pour eux un commencement. Elle leur donne une sorte d’avant-goût, extrêmement agréable à leur imagination, de ce que sera un jour prochain la réalisation intégrale de leurs désirs. Le gouvernement, qui n’est pas partisan, au moins d’une manière immédiate, de la séparation de l’Église et de l’État, aurait dû comprendre le danger de la mesure à laquelle il s’est laissé entraîner sans la moindre nécessité.
Ah ! si la lettre des évêques avait été un acte politique véhément et agressif ; si elle avait contenu la critique acerbe d’une loi de l’État ; si on avait pu y relever des termes excessifs, on aurait compris que le gouvernement se crût obligé à faire quelque chose. Mais il n’y a rien de tel dans la lettre, et tout ce qu’on peut y reprendre, c’est son caractère collectif, reproche qui est à nos yeux assez puéril. Un évêque qui a refusé de signer la lettre, l’évêque de Tarentaise, voulant toutefois ne pas se séparer de ses collègues en ce qui concerne l’esprit de leur manifestation, a tourné ingénieusement, mais facilement, la difficulté, en écrivant à titre individuel une lettre qu’il a adressée aux députés de son département, ou plutôt de son diocèse. Celui-là est hors de cause ; on ne peut pas le déférer au Conseil d’État. De pareilles distinctions, dans le siècle de large publicité où nous sommes, ressemblent fort à des chinoiseries. Si encore on pouvait invoquer contre les évêques un article de loi quelconque qu’ils auraient violé, il y aurait des circonstances atténuantes à la décision du gouvernement : mais, nous le répétons, il s’agit seulement d’une vieille jurisprudence qui n’a plus guère de raison d’être, à supposer qu’elle en ait eu jadis. Rien n’obligeait le gouvernement à faire ce qu’il a fait. Aussi ne peut-on y voir qu’un acte politique, et, en disant que cet acte politique est digne de ceux qui l’ont précédé, nous le caractérisons suffisamment. On a fait à la lettre de l’épiscopat une autre critique, et celle-là ne vient pas du gouvernement, mais de quelques évêques non signataires qui ont expliqué par là leur abstention. Nous ne les blâmons nullement de n’avoir pas signé, si leur conscience les en détournait. L’événement a prouvé qu’ils avaient agi avec prudence. Peut-être aussi ont-ils pensé, pour les motifs que nous avons nous-mêmes exposés plus haut, qu’écrire aux sénateurs et aux députés ne servirait à rien. Mais quelques-uns d’entre eux ont demandé si le Pape avait été consulté sur l’acte qu’il s’agissait de faire, et s’il l’avait approuvé. Il est sans doute très sage de la part des évêques, aujourd’hui surtout, de s’inspirer de la pensée de Léon XIII ; mais, lorsque cette pensée est parfaitement connue, que le Saint-Père l’a exprimée dans des lettres qu’on n’a pas oubliées, que le cardinal Gotti l’a précisée en son nom sur certains points essentiels, les évêques sont suffisamment éclairés pour pouvoir désormais se conduire eux-mêmes. Il y a plus d’inconvéniens que d’avantages à obliger le Saint-Père à prendre la responsabilité directe de toutes les démarches de l’épiscopat, et il y a aussi quelque danger, de la part de celui-ci, à s’interdire toute démarche que le Saint-Père n’ait pas approuvée. Il est permis d’être un peu plus gallican que cela ! Les évêques ont une autorité propre, dont ils peuvent user sans tourner au préalable leurs regards du côté de Rome. C’est là une question de mesure : il ne nous semble pas que les 72 évêques qui ont signé la lettre au Parlement aient dépassé celle qui convenait, et les cinq ou six qui ne l’ont pas signée se sont montrés bien timorés, s’ils n’ont pas eu d’autre raison de s’abstenir que celle qu’ils donnent.
Il faut aller au fond des choses. Lorsque les évêques ont dit dans leur lettre qu’ils étaient les défenseurs naturels des congrégations, et qu’ils ont réclamé le droit de plaider leur cause, ils ont dit la vérité. On a prétendu qu’il y avait une rivalité sourde, mais réelle, entre les congrégations et eux, et que, sans oser le dire, ils ne seraient pas fâchés de les voir au moins partiellement disparaître. Peut-être les évêques ont-ils trouvé quelquefois que les congrégations étaient envahissantes ; mais, de là à éprouver contre elles les sentimens qu’on leur prête si gratuitement, il y a fort loin, et il est naturel qu’ils aient voulu protester par une manifestation publique contre les dispositions secrètes qu’on leur attribuait. Si leur lettre a eu cette intention, elle est doublement légitime : d’abord, parce que la loi du 1er juillet 1901 a imposé aux congrégations une dépendance plus étroite à leur égard, et que le Vatican, par la lettre du cardinal Gotti à laquelle nous avons déjà fait allusion, s’y est prêté dans une large mesure ; ensuite, parce que la même loi a donné pour juges définitifs aux congrégations, qui ? la Chambre et le Sénat. Il en résultait comme conséquence logique que les évêques avaient une responsabilité plus grande encore qu’autrefois en ce qui concerne les congrégations, et aussi une qualité plus évidente pour en prendre la défense devant le tribunal qui devait prononcer sur leur existence. Si le droit avait été reconnu au gouvernement d’accueillir ou de repousser par décrets les demandes d’autorisation, c’est au gouvernement que les évêques auraient adressé leur lettre. Ce droit ayant été attribué au Parlement, c’est aux membres du Parlement qu’ils l’ont écrite. Il n’y a là rien de répréhensible, quoi qu’on en dise. Les évêques n’attaquent pas la loi de 1901 ; ils ne l’approuvent, ni ne la blâment ; ils s’y conforment comme à un fait auquel ils doivent se soumettre, et se contentent de plaider pour les congrégations devant le tribunal même que cette loi a institué. En donnant à leur plaidoyer un caractère collectif, il est possible qu’ils aient manqué à certaines règles à notre avis bien démodées : mais, pour tout le reste, ils ont rempli un devoir. Ils l’ont fait avec un mélange de respect et d’indépendance à l’égard du Saint-Siège qui nous paraît heureux ; avec un souci sincère de sauver les œuvres que les congrégations ont créées et qu’elles seules peuvent faire vivre ; enfin, avec une bienveillance sérieuse et profonde à l’égard des persécutés. Et, à supposer qu’ils soient exposés pour cela à quelques désagrémens personnels, ce n’est pas nous qui leur en ferons un reproche, surtout à l’heure où nous sommes, et en face d’un gouvernement qui abuse de tout. Si l’on pouvait le déférer lui-même comme d’abus devant un tribunal impartial et libre, nous savons bien ce qu’il en adviendrait.
L’interpellation par laquelle la session s’est ouverte a prouvé, en effet, avec évidence l’abus qui a été fait par le ministère de la loi de 1901. La discussion a été vive, animée, élevée et brillante de la part de l’opposition : du côté opposé, M. Combes en a soutenu ou plutôt subi tout le poids. Il n’y a été aidé par personne, pas même par M. Jonnart, qui, après avoir donné de grandes satisfactions à l’extrême gauche dans un discours où il a attaqué les congrégations avec véhémence, a tourné bride tout d’un coup, et a fait tant de réserves sur la manière dont le gouvernement avait opéré qu’on n’a plus bien compris ce qu’il approuvait et ce qu’il désapprouvait. Peut-être ne l’a-t-il pas bien su lui-même, car il s’est abstenu au moment du vote et a laissé ses paroles sans conclusion. Mais M. Aynard, M. de Mun, M. Denys Cochin, M. Charles Benoist, dans leurs discours, et M. Ribot dans des interruptions très opportunes, sans revenir sur la discussion à laquelle plusieurs d’entre eux avaient pris une part importante d’une loi désormais votée, ont montré qu’elle avait été appliquée par le gouvernement avec une véritable fantaisie. M. Charles Benoist, qui a saisi cette occasion de faire ses débuts à la tribune et qui les a faits avec un grand succès personnel, s’est livré à une discussion juridique lumineuse et pressante sur l’illégalité de l’apposition des scellés dans certains cas déterminés.
Nous ne rééditerons pas ici des argumens qui doivent être familiers à nos lecteurs. Tout a été dit sur l’application que le gouvernement a faite de la loi : à notre avis, il a agi d’une manière illégale et, de l’avis de tous, même de ceux qui n’osent pas le dire tout haut, il a agi d’une manière maladroite. Nous ne voulons qu’une preuve de l’illégalité de ses procédés, c’est qu’elle a été reconnue par la plupart des tribunaux devant lesquels la question a été posée. Les hommes politiques ou les publicistes peuvent se laisser égarer par la passion de parti : les tribunaux gardent leur sang-froid, et leurs jugemens ou leurs arrêts ont plus de portée que des discours de tribune ou des articles de journaux. Comment expliquer qu’ils aient presque toujours donné tort au gouvernement, si le gouvernement n’avait pas tort en effet ? Le gouvernement s’en est lui-même si bien rendu compte que, se voyant condamné par les tribunaux ordinaires, il s’est empressé d’élever le conflit afin que la question fût portée devant les tribunaux administratifs. Nous ne dirons pas de mal de ces derniers ; mais enfin ce sont des tribunaux exceptionnels, et le parti qui, parvenu aujourd’hui au pouvoir, cherche à se couvrir de leur égide, les a autrefois condamnés et flétris avec une véhémence que nous n’imiterons pas. Les tribunaux, même administratifs, méritent d’être respectés. Dans les jours difficiles que nous traversons, peut-être la liberté des citoyens trouvera-t-elle encore auprès d’eux un refuge. En tout cas, c’est une épreuve à tenter, car on ne peut compter ni sur la Chambre, ni sur le Sénat, pour arrêter le gouvernement dans ses audacieuses tentatives : ils semblent plutôt disposés à l’y encourager. La majorité qui a approuvé au Palais-Bourbon la conduite du ministère a été de 98 voix, et on en est réduit à se féliciter qu’elle n’ait pas été plus forte. Les amis du ministère espéraient mieux. M. Combes lui-même, dans une conversation qu’il a eue pendant les dernières vacances avec un éminent prélat, s’était vanté qu’elle serait de 150 voix. Il a fallu en rabattre. Mais une majorité de 98 voix est encore énorme, et il est arrivé, rarement à M. Waldeck-Rousseau d’avoir la pareille. M. Combes, qui se donne toujours comme le continuateur docile et le disciple modeste de M. Waldeck-Rousseau, pourra bientôt lui en remontrer.
Il a provoqué l’enthousiasme de sa majorité, en déposant comme conclusion du débat un projet de loi destiné à compléter et à renforcer la loi de 1901. Cette loi, qui a eu sur plusieurs points pour objet de donner des sanctions aux décisions ou aux actes par lesquels le gouvernement dissout et disperse des congrégations, a paru à M. Combes présenter une lacune grave, en ce qu’elle ne porte pas de peines contre ceux qui auraient ouvert ou dirigé un établissement congréganiste sans s’être munis au préalable de l’autorisation nécessaire ; ou qui auraient continué de faire partie d’un établissement dont la fermeture aurait été ordonnée ; ou qui auraient favorisé l’organisation et le fonctionnement d’un établissement formé dans des conditions jugées incorrectes. M. le comte d’Haussonville, dans une lettre au journal le Temps, a montré que cette nouvelle loi apporterait une gêne sensible et de fâcheuses entraves à la création des établissemens charitables, les seuls sur lesquels il ait jugé utile d’appeler en ce moment l’attention. Le gouvernement ne veut pas plus d’établissemens charitables que d’autres, et, s’il respecte pour le moment ceux qui existent, c’est, de son propre aveu, parce qu’il ne sait que faire des vieillards, des malades et des enfans qui les remplissent. Mais il est très loin de sa pensée de faciliter la fondation d’établissemens nouveaux, et l’objection de M. le comte d’Haussonville ne fera pas grand effet sur lui.
On peut envisager la question à un autre point de vue. Quelque détestable qu’elle soit dans son principe, la loi de M. Combes aura peut-être, si elle est votée, certaines conséquences qui ne nous déplaisent pas. Des peines ne pouvant être prononcées que par des tribunaux de droit commun, il y aurait là pour les accusés quelques-unes des garanties que nous réclamons : le gouvernement ne pourrait plus recourir aux tribunaux administratifs. Mais nous n’insistons pas. Le projet de loi de M. Combes mérite une étude spéciale, et nous la lui consacrerons un jour, s’il vient en discussion. Comme effet de séance, l’annonce qui en a été faite a enchanté la majorité, ce qui prouve une fois de plus que M. Combes connaît son monde. M. Waldeck-Rousseau avait reculé devant la perspective de la prison pour de bravos gens qui auraient ouvert dans des conditions peut-être irrégulières un établissement charitable, ou même scolaire. La nouvelle génération ministérielle n’éprouve ni ces scrupules, ni ces timidités.
Elle a d’autres audaces encore, et la discussion de l’interpellation sur la grève générale en a apporté la preuve. Ayant parlé très longuement, il y a quinze jours, de la grève générale, nous serons plus brefs aujourd’hui : au surplus, la situation ne s’est pas encore modifiée d’une manière bien appréciable. Mais elle est sérieuse et grave, et il est à craindre que l’intervention de la Chambre ne l’ait pas améliorée. La discussion a présenté peu d’intérêt en elle-même. On connaît M. Basly et M. Jaurès ; on savait ce qu’ils diraient, ou plutôt ils l’avaient dit d’avance ; leurs discours ne pouvaient causer aucune surprise. Ils sont d’ailleurs trop passionnément ministériels pour ne pas éviter, avant tout, de mettre le gouvernement dans l’embarras. Un nouvel orateur socialiste a fait ses débuts à la tribune : c’est M. Aristide Briand. Il était arrivé à la Chambre avec une grande réputation d’éloquence, qu’il s’était faite dans les Comités et les Congrès socialistes. Ses amis l’ont fort applaudi. La thèse qu’il a soutenue n’a rien d’original : il a répété, après tant d’autres, que la responsabilité de tous les désordres, quelquefois sanglans, qui se produisent dans les grèves, appartient à la troupe. On voit bien, en effet, que, s’il n’y avait pas de troupes, il ne pourrait pas y avoir de conflits. Au surplus » M. Briand ne met pas en doute que, si on laissait les ouvriers faire eux-mêmes leur police, le sentiment de la responsabilité qui s’emparerait d’eux en ferait d’excellens défenseurs de l’ordre. Les échos de son beau discours étaient à peine assoupis au Palais-Bourbon, qu’on y apprenait les déplorables événemens de Dunkerque. C’est le jour même où M. Combes devait répondre aux interpellations que la nouvelle en est arrivée : il en a été visiblement gêné.
Nous devons dire, pour ne rien exagérer nous-même, que les incidens de Dunkerque ont eu un caractère local, et que, jusqu’ici du moins, la grève n’est pas sortie de la période de calme qui en caractérise presque toujours le début. Tant mieux si cela dure. Mais, à Dunkerque, les choses ne se sont pas passées d’une manière aussi pacifique. Il y a là une population ouvrière qui se laisse facilement exciter, et devient aussitôt capable de tous les excès. Les déchargeurs du port ont refusé un jour de travailler. On a cru d’abord qu’ils entendaient faire cause commune avec leurs camarades embrigadés dans la grève générale, et que c’était pour ce motif qu’ils ne voulaient pas se prêter au déchargement du charbon étranger. On n’a pas tardé à s’apercevoir qu’ils ne songeaient qu’à eux et se souciaient médiocrement des autres grévistes. De même qu’ils avaient un but personnel, ils avaient aussi des procédés particuliers pour l’atteindre. Ces procédés consistaient à mettre la ville de Dunkerque à sac. Ils ont fait des barricades le long des quais avec tout ce qui leur tombait sous la main ; puis ils sont entrés dans les magasins pour les dévaster et les piller ; puis ils ont allumé des incendies ; et l’on ne sait où ils se seraient arrêtés si le gouvernement, réveillé en sursaut de la torpeur où il était tombé, n’avait à la hâte fait converger sur Dunkerque des troupes en nombre imposant. M. Combes a déclaré à la Chambre que sa tranquillité et sa confiance étaient complètes, parce qu’il y avait sept cents hommes à Dunkerque. Il a fini par en envoyer à peu près dix fois plus, et c’est alors seulement que le danger a été conjuré.
Mais l’alarme a été chaude, et pendant quarante-huit heures tout a été à craindre, même les pires catastrophes. Il est vraiment regrettable que M. Aristide Briand ne soit pas allé à Dunkerque pour constater de ses propres yeux comment les ouvriers font quelquefois la police, lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes. Cette expérience ne lui aurait sans doute pas découvert l’erreur de ses théories, car ses théories sont très au-dessus de l’expérience ; pourtant il aurait pu faire quelques réflexions salutaires. Qui sait même s’il aurait prononcé le lendemain le même discours que la veille ? En tout cas, la Chambre ne l’aurait peut-être pas écouté avec la même indulgence. Heureusement pour M. Briand, il avait fait son discours avant l’émeute ; malheureusement pour M. Combes, il faisait le sien au milieu même de l’émotion que produisaient les nouvelles de Dunkerque, circonstance évidemment défavorable. M. Combes avait beau faire de belles phrases sur l’énergie que mettrait le gouvernement à garantir à la fois la liberté de la grève et celle du travail ; il avait beau se montrer prêt à intervenir comme arbitre entre les patrons et les ouvriers ; il avait beau promettre de presser la Chambre et le Sénat de discuter et de voter les réformes sociales dont les grévistes ont fait une sorte d’ultimatum : son auditoire éprouvait des distractions involontaires, et une question qui était dans tous les esprits a fini par sortir de quelques lèvres : « — Mais enfin, que se passe-t-il à Dunkerque ? — Je n’en sais pas le premier mot, a répondu M. Combes, et il y a de la malveillance à m’interroger sur une situation que je ne connais pas. Cette intrigue, qui consiste à répandre des nouvelles tendancieuses, ne peut venir que des congrégations et de leurs défenseurs. Elle ne divisera pas le bloc formé pour la défense de la République. Songez, messieurs, à cet intérêt suprême, et préoccupez-vous moins de ce qui se passe à Dunkerque, à mon insu. »
Ce ne sont pas les propres termes dont s’est servi M. le président du Conseil, mais on ne saurait nier que tel n’en ait été l’esprit. La Chambre était stupéfaite et son anxiété allait croissant. Un député, qui a des amis à Dunkerque, a cherché à se mettre en relation avec eux au moyen du téléphone : le téléphone ne marchait pas. Interrogé dans les couloirs sur cette singulière aphonie d’un instrument qui a pourtant fait ses preuves, M. le ministre des Postes et des Télégraphes a répondu que c’était la faute d’un orage. Il faut croire que, tout d’un coup, l’orage s’est dissipé, à moins cependant que, par un respect bien naturel pour le gouvernement, il n’ait arrêté que les dépêches privées et ait laissé passer les dépêches officielles. Quoi qu’il en soit, M. le président du Conseil est remonté triomphalement à la tribune avec deux dépêches, l’une télégraphique, l’autre téléphonique, venant à la fois du sous-préfet de Dunkerque. Dans la première, la situation était présentée comme presque désespérée ; Dunkerque était à feu et à sang ; l’émeute venait battre les murs de la sous-préfecture elle-même et en brisait les carreaux. La Chambre, en écoutant cette triste dépêche, se disait que, si elle n’était pas tendancieuse, — et comment l’aurait-elle été puisqu’elle venait du sous-préfet et non pas des jésuites ? — les autres, celles que M. Combes avait si sévèrement qualifiées, n’avaient rien d’exagéré. Mais, grâce à Dieu ! la seconde dépêche, celle du téléphone, annonçait que tout était fini, bien fini, que les ouvriers et les patrons s’étaient mis d’accord et que le travail reprendrait le lendemain matin. Cette dernière dépêche, arrivée avec un si grand à-propos, n’était ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse. Le travail n’a repris que le surlendemain, et il a fallu faire venir de nouvelles troupes à Dunkerque pour maintenir en respect les ouvriers qui exigeaient la mise en liberté immédiate des individus arrêtés au cours de l’émeute. Mais le vote parlementaire était acquis, et c’était un vote de confiance dans le gouvernement : on le chargeait expressément de réaliser toutes ses promesses, et notamment, d’user de toute son influence pour faire accepter l’arbitrage, — et on entendait par là son propre arbitrage, — aux patrons et aux ouvriers.
Les ouvriers l’acceptent : ils y voient un moyen pour eux de sortir de la situation fausse où ils se sont mis. Et puis, ils savent bien, ou du moins ils se croient sûrs que M. Combes ne leur donnera pas tout à fait tort, de sorte qu’ils tireront quelque avantage de la grève. Nous parlons surtout des ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais, qui ont borné leurs revendications immédiates à la restitution intégrale de la prime, c’est-à-dire à une augmentation de leurs salaires ; Les autres ne sont pas aussi sûrs d’obtenir satisfaction. Mais les patrons accepteront-ils l’arbitrage dans les conditions où l’on cherche à le leur imposer ? Tout ce que nous pouvons dire, c’est que jusqu’ici ils ne l’ont pas fait, et qu’ils essaient de s’entendre directement avec leurs ouvriers. Puissent-ils y réussir ! La grève en est là ; elle n’est pas encore finie ; nous aurons sans doute à en parler encore dans quinze jours.
Un changement ministériel vient de se produire en Serbie : M. Vouitch a donné sa démission au roi, et il a été remplacé par M. Vélimirovitch. Nous n’en parlerions pas s’il ne s’agissait que d’un incident de politique intérieure ; mais la portée en est plus générale, et les motifs qui ont été publiquement donnés pour expliquer une crise que rien ne faisait prévoir la rendent digne de quelque attention. M. Vouitch représentait avec beaucoup de distinction personnelle, et avec une conviction très sincère de ses avantages, la politique inaugurée par le roi Alexandre lorsque son mariage l’a eu affranchi de la tutelle de son père et qu’il a vraiment commencé de régner par lui-même. En d’autres termes, M. Vouitch était partisan d’une politique d’entente avec la Russie. Le roi Milan avait enfermé la Serbie dans l’orbite autrichienne, le roi Alexandre l’a fait résolument entrer dans l’orbite russe. On peut penser du mariage du roi tout ce qu’on voudra ; c’est sans doute un roman de jeune homme ; mais, au point de vue politique, il a été un acte d’indépendance, et le premier usage que le roi a fait de sa liberté reconquise a été de se tourner du côté de Saint-Pétersbourg. Il y a trouvé très bon visage, et même quelque chose de plus. Le gouvernement russe a mis un extrême empressement à féliciter le nouveau couple royal. Pendant qu’on hésitait encore ailleurs sur l’attitude à prendre à son égard, il en a pris une pleine de bienveillance et d’affabilité. Il a été question tout de suite d’un voyage que les souverains serbes feraient en Russie, et peu de temps après, lorsque la reine Draga s’est crue grosse, on a dit que l’empereur Nicolas serait le parrain de l’enfant qui allait naître, et dont la naissance affermirait la couronne sur la tête des Obrenovitch. Malheureusement, aucun enfant n’est né : la reine avait été trompée par les apparences, et ses ennemis, car elle en a et ce sont ceux de l’influence russe, se sont déchaînés contre elle avec un acharnement dont la confiance et l’affection du roi l’ont vengée, au moins en partie.
Mais la reine et le roi lui-même attendaient une autre satisfaction : ils devaient la trouver dans l’accueil qui leur serait fait en Russie, et sans doute l’intérêt qui s’y attachait à leurs yeux n’était pas seulement politique. Pourquoi le voyage, toujours annoncé, a-t-il été toujours retardé ? Il est assez difficile de le comprendre, après les démonstrations antérieures du gouvernement russe. On a prétexté la santé de l’impératrice, ce qui donnerait à croire que celle-ci désire beaucoup recevoir en personne la reine Draga ; mais la chose n’a pas été comprise ainsi à Belgrade, et peu à peu la situation s’est tendue. Finalement, M. Vouitch a donné sa démission et elle a été acceptée. Le voyage du roi et de la reine en Russie devait être le couronnement et la consécration de sa politique russophile. Il a expliqué à un rédacteur de la Nouvelle Presse libre qu’il continuait de regarder cette politique comme la seule qui convînt à la Serbie ; qu’il était personnellement convaincu que les raisons invoquées à Saint-Pétersbourg pour retarder encore une fois le voyage étaient sérieuses et sincères ; mais que, des ajournemens successifs s’étant renouvelés pendant un an et demi, il avait cru devoir laisser au roi une entière liberté d’action dans cette délicate affaire, et aussi le débarrasser de la nécessité d’avoir à tenir compte de la politique du Cabinet dans le cas où il tiendrait pour opportun ou désirable de la modifier. On ne saurait être plus clair. Il était à craindre que le roi Alexandre ne se laissât entraîner à un changement profond dans sa politique extérieure, et même intérieure, qui n’eût été conforme ni aux intérêts de la Serbie, ni à ses tendances naturelles. Les noms qui avaient été mis tout d’abord en avant pour remplacer M. Vouitch étaient de nature à inspirer à cet égard quelques préoccupations, que le choix de M. Vélimirovitch a quelque peu dissipées. Néanmoins, la situation n’est plus tout à fait la même, et, bien que la politique serbe semble pour le moment plus soucieuse de se recueillir que de se déterminer dans un sens définitif, la crise ministérielle qui vient de se dénouer à Belgrade a certainement fait plus de plaisir à Vienne qu’à Saint-Pétersbourg.
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