Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1902

Chronique n° 1692
14 octobre 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre.


Lorsque M. Combes a pris possession du ministère, il a modestement déclaré que sa tâche se bornerait à l’application de la loi sur les associations. Évidemment, il ne prévoyait pas alors la grève générale. Il avait paru croire que le monde cesserait de tourner parce qu’il était ministre : cette illusion commence peut-être à se dissiper. Nous avions averti M. Combes que, quelle que fût sa bonne volonté de réduire son rôle à sa plus simple expression, les événemens l’obligeraient à sortir du cadre étroit où il s’était enfermé : la vie générale continuerait d’évoluer autour de lui. Depuis quelque temps, un silence relatif s’était fait dans le monde du travail. Toutefois, on sentait bien qu’il n’y avait là qu’une trêve, et que le mouvement qui avait déjà failli tout emporter l’année dernière n’était que suspendu. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Les ouvriers étaient soumis aux mêmes excitations violentes que par le passé. Ils avaient plus de confiance encore dans la faiblesse du gouvernement actuel que dans celle de son prédécesseur. Il fallait s’attendre à tout.

On sait comment la chose est venue. Un congrès général, tenu à Commentry, a décidé qu’il y avait lieu de proclamer la grève générale, et a laissé au Comité national des mineurs le soin de rendre sa décision effective. Jusque-là rien de bien nouveau. Nous avions déjà une certaine habitude de voir les congrès ouvriers jouer avec la grève générale ; mais le Comité national, qui est en quelque sorte leur pouvoir exécutif, avait toujours trouvé le moyen d’éluder la difficulté, car il ne se dissimulait pas que la grève générale était une périlleuse aventure, et que, s’il fallait menacer toujours le monde capitaliste d’y recourir, comme à une ressource suprême, il serait imprudent de réaliser la menace et d’en imposer les risques aux travailleurs. Tel était le sentiment de M. Basly, par exemple, et de M. Lamendin, si influens dans la région du Nord : ils ont certainement contribué pour beaucoup à empêcher la grève générale d’éclater dès l’année dernière, en laissant entendre que, si elle était votée, ils ne s’y soumettraient pas. En même temps, M. Jaurès publiait une série d’articles dans lesquels il s’efforçait de dissiper les illusions des ouvriers sur l’efficacité d’un instrument de guerre qu’on leur avait dépeint comme tout-puissant. Mais sa voix était peu écoutée, et les ouvriers restaient dans leur for intérieur convaincus que la grève générale serait, lorsqu’ils la proclameraient, d’un effet irrésistible. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la Révolution qui devait bouleverser tout le monde social d’aujourd’hui ; pour tous, c’était un ultimatum formidable devant lequel tout devait plier. On le leur avait dit si souvent, qu’ils avaient fini par le croire aveuglément. Les habiles parmi eux, ou parmi leurs meneurs, se servaient de la grève comme d’un épouvantail pour effrayer les pouvoirs publics, solliciter leur intervention dans les conflits du capital et du travail, et arracher aux compagnies minières quelques concessions nouvelles. Mais ils sentaient bien que, le jour où ils exécuteraient leur menace, ils brûleraient leurs dernières cartouches et se désarmeraient pour toujours. Les autres, d’esprit plus simple, ne comprenaient rien à ces atermoiemens. Puisqu’on pouvait, pensaient-ils, tout terminer d’un seul coup, pourquoi ne pas le faire ? Il y aurait peut-être quelques jours d’épreuve plus ou moins pénibles à traverser, mais aussi le but serait pleinement atteint et les travailleurs verraient enfin l’ensemble de leurs revendications triompher. Ils avaient dressé, ou on avait dressé pour eux le programme complet de ces revendications, qui se composait d’un minimum de salaires à fixer pour toute la surface du territoire, de la journée de huit heures également imposée partout, et enfin d’une retraite de 2 francs par jour, accordée à tous les travailleurs après trente années de travail dans les mines, et à cinquante ans d’âge. Il y avait bien encore quelques autres revendications, mais elles étaient moins importantes, et la grève générale devait leur en assurer par surcroît le bénéfice. Il fallait donc la proclamer sans tarder davantage ; et plus les ouvriers comparaient la médiocrité des avantages qu’ils avaient obtenus par d’autres procédés à l’immensité de ceux que la grève générale devait leur assurer en bloc, moins ils comprenaient les hésitations, la timidité, la pusillanimité de leurs chefs.

Il en est du monde du travail comme de quelques autres. Au-dessous des chefs officiels et apparens, d’autres influences plus difficiles à saisir, mais non moins actives que la leur et souvent plus efficaces, entretiennent dans la masse une fermentation incessante. La grève générale actuelle en est la preuve. Elle a commencé avant même que le congrès de Commentry fût réuni, a pris une recrudescence plus forte dès qu’il l’a été, et s’est encore développée lorsque ses décisions ont été connues. Enfin elle avait déjà envahi un grand nombre de centres miniers, sans attendre que le Comité national des mineurs eût tenu sa première séance. Celui-ci, se sentant débordé de toutes parts, a eu la main forcée. Il a eu peur de perdre sa popularité et son prestige s’il essayait d’arrêter un mouvement dont il ne se sentait plus le maître. Il s’est résigné à ordonner une grève qui n’avait pas attendu son ordre pour éclater.

Les journaux socialistes en concluent que la grève générale a été toute spontanée, qu’elle est sortie de la conscience des ouvriers par un mouvement qu’on peut comparer à ceux de la nature elle-même, dont personne n’est responsable et auxquels tout le monde doit se conformer. Que ce mouvement soit aveugle, oui certes, il l’est : mais spontané, non. Il ne suffit pas, pour qu’un mouvement soit spontané, qu’il échappe aux mains de ceux qui prétendaient le diriger. Voilà plusieurs années qu’on entretient les ouvriers dans la conviction que les griefs qu’on leur a forgés sont légitimes, que leurs revendications sont sacrées, que c’est uniquement par mauvaise volonté et par rapacité naturelle que les capitalistes refusent d’y accéder. À ces hommes dont le labeur est dur et la vie difficile, on présente une sorte de paradis terrestre où on leur dit qu’il leur est loisible d’entrer quand ils le voudront par la porte de la grève ; et on s’étonne qu’à un certain moment ils poussent violemment cette porte, prêts à l’enfoncer si elle résiste ! Il n’y a certainement là rien de spontané ; tout, au contraire, a été préparé de très longue main. Les meneurs habituels des grévistes cherchent à les excuser en disant qu’ils ont été longtemps trompés, dupés, bernés ; et, sans doute, ils l’ont été ; mais par qui, sinon par ces meneurs eux-mêmes ? La responsabilité des déceptions revient à ceux qui ont fait naître des espérances irréalisables. Il en est finalement résulté pour le monde du travail tout entier, ouvriers et patrons, un malaise intolérable, au point que ceux mêmes qui redoutaient le plus le dénouement de la grève générale, parce qu’ils en comprenaient le mieux les périls, avaient fini par se demander s’il ne valait pourtant pas mieux que cette inquiétude de tous les jours et cette incertitude du lendemain où on les avait condamnés à vivre. Beaucoup se sont dit qu’ils n’échapperaient pas indéfiniment à la grève, qu’elle éclaterait immanquablement un jour ou l’autre, et qu’il fallait en prendre bravement son parti. A force de parler de la grève générale, on a familiarisé les esprits avec elle. D’autres dangers ont pu, par leur continuité, paraître encore pires, et l’épreuve ne se présente plus aujourd’hui avec le cortège d’épouvantes qu’elle avait encore il y a peu d’années.

Avant de raconter les incidens qui ont précédé et accompagné la proclamation de la grève générale, il y a lieu d’en signaler le caractère essentiel. Elle a commencé dans les divers centres industriels sans que les compagnies houillères aient été saisies d’aucun grief et mises en demeure d’y satisfaire. La grève est un droit pour les ouvriers ; personne ne songe à le contester ; mais encore conviendrait-il qu’avant de l’exercer, ils fissent connaître aux compagnies ce dont ils se plaignent et ce qu’ils demandent. Les compagnies verraient alors ce qu’elles ont à faire. Depuis quelque temps déjà, les ouvriers ont pris l’habitude de procéder autrement. Ils commencent par se mettre en grève, c’est-à-dire par rompre le contrat qui les lie à leurs patrons, et c’est seulement ensuite qu’ils cherchent ce qu’ils pourraient bien réclamer. Ils échappent, par le caractère collectif de leur acte, et aussi par la modicité ordinaire de leurs ressources individuelles, aux responsabilités que la loi a organisées pour faire respecter le contrat de travail : les patrons seuls y restent assujettis. On comprend, d’ailleurs, que les ouvriers en soient logiquement venus là depuis que leurs exigences principales, au lieu de s’adresser à leurs patrons, s’adressent aux pouvoirs publics. Ils se mettaient en grève autrefois pour obtenir une augmentation de leurs salaires, ou une amélioration quelconque de leur existence ; ils le font aujourd’hui pour obtenir du gouvernement et des Chambres la proposition et le vote aussi rapides que possible de tout un ensemble de lois dont ils ont fait le cahier de leurs revendications. Ils ne peuvent pas s’adresser à leurs patrons pour obtenir qu’une loi soit votée : c’est plus haut qu’ils doivent faire remonter leur menace. Malheureusement les patrons sont les premiers à souffrir d’une situation à laquelle ils ne peuvent rien. Aujourd’hui, par exemple, si le prétexte de la grève dans la région du Nord est le mécontentement causé aux ouvriers par un abaissement des salaires, dans la région du Centre, de l’Est et du Midi, le prétexte est différent : les ouvriers y demandent le vote immédiat des lois que nous avons énumérées plus haut. Ce n’est donc pas seulement des compagnies houillères que dépend la solution. Spectacle tout nouveau ! La grève, qui était à l’origine et qui aurait dû toujours rester un fait d’ordre privé, devient un fait d’ordre public : elle sert à exercer une pression sur le gouvernement lui-même. Les ouvriers traitent avec lui de puissance à puissance, avec la persuasion qu’ils seront en fin de compte les plus forts. Quoi qu’il en soit, ils commencent par la rupture, se réservant de dire plus tard les conditions auxquelles ils consentiront à reprendre le travail.

Ces conditions sont maintenant connues. Elles ont été notifiées à la fois par M. Cotte, secrétaire général du Comité national des mineurs, à M. le président du Conseil et au Comité des houillères de France, sur le caractère duquel il se méprenait, comme on le verra bientôt. Le ton employé à l’égard du gouvernement était sec et tranchant ; il était froid, mais poli à l’égard du Comité des houillères. « Nous osons espérer, disait M. Cotte à M. Combes, que le gouvernement s’emploiera à faire aboutir ces lois avec toute la diligence que nous en attendons. Dans le cas contraire, nous verrions à prendre telles mesures que comporte la situation. » C’est évidemment de la grève générale que M. Cotte menaçait M. Combes, s’il ne répondait pas comme il fallait.

M. Combes a répondu dans les termes les plus bénins. Sur les deux points qui ont déjà été soumis aux Chambres, à savoir la limitation des heures de travail à huit heures et les retraites ouvrières, il a promis de faire tout ce qui dépendait de lui pour que l’œuvre parlementaire fût poussée activement. Il s’est bien gardé de dire un mot des difficultés qu’elle devait inévitablement rencontrer et qui en retarderont l’achèvement. La Chambre a, en effet, voté une loi qui diminue par étapes successives la durée des heures de travail et finit par la ramener à huit heures. Cette loi est maintenant soumise au Sénat, dont la commission n’a pas encore terminé son travail, et M. Combes n’ignore pas les résistances très fortes qui s’y sont produites. Il n’est pas probable que la loi soit votée au Luxembourg dans les mêmes conditions qu’au Palais-Bourbon. Quant à la loi sur les retraites ouvrières, M. le président du Conseil a rappelé qu’elle était encore pendante devant la Chambre ; mais il sait fort bien que le projet déposé par l’ancien ministère n’a pas pu résister à l’épreuve de quelques jours de discussion et qu’il n’a aucune chance d’être voté, à moins d’être remanié dans ses principes encore plus que dans ses détails. Si on veut réellement aboutir, un autre projet de loi est indispensable. Reste la question du minimum de salaire. À cette question, déjà posée il y a un an, M. Waldeck-Rousseau avait répondu que le débat devait rester libre entre patrons et ouvriers, et qu’il n’était nullement de l’ordre législatif. C’était la vérité même : elle s’impose avec tant d’évidence que le ministère actuel ne pouvait que la reconnaître à son tour. Cependant il ne l’a pas fait sans équivoque. « Pour le minimum de salaire, écrit M. Combes à M. Cotte, je ne peux que m’en référer, soit aux observations émises par mon prédécesseur dans la lettre qu’il vous écrivait à la date du 16 octobre 1901, soit aux résolutions éventuelles que les Chambres, déjà saisies de cette question par l’initiative parlementaire, pourraient être conduites à adopter. » Qu’est-ce à dire ? M. Combes déclare que son opinion est conforme à celle de M. Waldeck-Rousseau ; mais il ajoute que, si les Chambres en adoptent une autre, il n’y fera aucune résistance. S’en référer d’avance aux résolutions éventuelles et dès lors encore inconnues de la Chambre, cela ressemble fort à une abdication. Se rallier, si la Chambre les consacre, aux propositions émanées de l’initiative parlementaire, alors que le gouvernement antérieur a déclaré qu’il n’en ferait lui-même aucune, la question ne pouvant pas être tranchée par une loi, c’est une défaillance qui, dans les circonstances où nous sommes, peut avoir de funestes effets.

La réponse de M. le président du Conseil à la lettre du Comité ouvrier est donc assez faible. Celle du Comité des houillères de France est, au contraire, pleine de netteté et de bon sens. Le Comité national des ouvriers demandait au Comité des houillères d’envoyer treize délégués à une sorte de conférence où ils rencontreraient treize délégués des mineurs, et où le gouvernement était invité aussi à se faire représenter. Appelé à départager les ouvriers et les patrons qui, étant en nombre égal, se tiennent les uns les autres en équilibre, le gouvernement aurait éprouvé un grand embarras : toute la responsabilité serait retombée sur lui. Aussi a-t-on remarqué que M. Combes, dans sa réponse à M. Cotte, n’a fait aucune allusion à l’invitation qui lui a été adressée, comptant peut-être sur le Comité des houillères pour l’enterrer. Le Comité des houillères ne l’a pas acceptée, en effet, sous la forme défectueuse où elle était présentée. Il a jugé inutile de reproduire dans un vain conciliabule des opinions qu’il avait déjà fait connaître à maintes reprises, qu’il avait appuyées d’argumens et de chiffres, et sur lesquelles il n’a pas varié depuis lors. Toutefois, il s’est déclaré prêt à se présenter contradictoirement avec les ouvriers devant les commissions parlementaires, ou même extra-parlementaires que le gouvernement pourrait instituer pour étudier certaines questions et y donner une solution pratique. Mais ces questions ne peuvent pas être toutes celles que les ouvriers mineurs ont posées, et ici le Comité a dû faire une distinction. « Aux termes de l’article 2 de nos statuts, dit son président, M. Darcy, notre association a pour objet la défense des intérêts communs de l’industrie houillère. Cette disposition, dont une pratique constante a fixé le sens, exclut des délibérations de l’association les conditions selon lesquelles il convient à ses membres de gérer l’exploitation économique, technique ou commerciale de leurs entreprises respectives. Le Comité serait aussi peu compétent en fait que mal fondé en droit pour donner un avis sur des situations locales ou des intérêts particuliers, et intervenir de ce chef d’une manière quelconque dans des débats relatifs à l’organisation du travail et à la fixation du salaire. » Il n’y a, en effet, rien de plus contingent, ni de plus divers, ni de plus variable que les questions de ce genre, et il est chimérique de vouloir leur donner une solution unique, la même pour tous les temps et pour tous les lieux. Nous renvoyons nos lecteurs aux articles si intéressans, et surtout si sensés, que M. Charles Benoist vient de publier à ce sujet dans la Revue, sans se douter qu’ils auraient une application aussi étroite à des faits aussi prochains. Il est impossible que les conditions du travail soient partout les mêmes, et impossible aussi que les salaires soient uniformes. Aussi le Comité des houillères s’est-il déclaré incompétent en pareille matière, chaque industriel devant rester libre de sa gestion. Les questions de législation rentrent, au contraire, dans son domaine. Si on l’interroge sur la réduction de la durée des heures de travail et sur les retraites ouvrières, il est prêt à répondre, moins pour reproduire son opinion bien connue que pour la soutenir et la défendre, mais à la condition de faire par là œuvre sérieuse et de ne pas perdre son temps dans des colloques qui ne peuvent aboutir à rien. Le Comité national des mineurs, tout au contraire, paraissait surtout désireux de gagner du temps, ou plutôt d’en perdre, et c’est à cela seulement que le Comité des houillères ne s’est pas prêté. L’intérêt serait d’ailleurs médiocre, a-t-il dit, « à approfondir l’examen des chiffres et articles quand la grève est invoquée, et que déjà elle éclate sans même attendre le signal, ni donner de motifs. » Le Comité des mineurs s’est servi de la lettre du Comité des houillères pour rejeter sur celui-ci la responsabilité de la grève, et le Comité des houillères a répliqué en termes énergiques ; mais personne ne pouvait se laisser prendre à ce vain prétexte, puisque la grève avait fait depuis quelques jours de tels progrès qu’on pouvait déjà la considérer comme générale, avant même qu’aucune réclamation eût été soumise aux compagnies. Le Comité des mineurs, dans une dernière lettre à M. le président du Conseil, a déclaré que les ouvriers, comparant « les bénéfices scandaleux réalisés par les compagnies » à leurs « infimes salaires, » avaient « obéi à un sentiment bien explicable » en relevant le prétendu défi du Comité des houillères. C’est déjà une déclaration de guerre. Néanmoins le Comité ouvrier ne veut pas encore désespérer ! Il presse le gouvernement d’user de « sa grande et haute autorité » pour amener le Comité des houillères à ce débat contradictoire qui, évidemment, est condamné à rester stérile. S’il y avait un moyen, sans compromettre les intérêts permanens et, quoi qu’on en dise, solidaires du monde du travail, d’échapper à la crise sans précédens qui se prépare, il faudrait s’empresser d’y recourir. Mais, s’il y en a un, ce n’est certainement pas celui-là.

Deux choses méritent d’être mises en vue : l’une, que les ouvriers sont loin d’être unanimes sur l’utilité de la grève ; l’autre, que ceux mêmes qui en sont partisans lui donnent des objets très divers. Ainsi, dans les bassins du Pas-de-Calais et du Nord, M. Basly a restreint les revendications des ouvriers à la question des salaires. Il y a quelque temps, un accord s’était produit entre patrons et ouvriers pour ajouter aux salaires une prime d’un tant pour cent. La situation de l’industrie houillère était alors florissante, et les compagnies pouvaient supporter ce surcroit de charges. Elles s’étaient engagées à le faire pendant deux ans, terme qui est arrivé à son expiration il y a six mois. À ce moment, une diminution a été opérée dans le salaire, qui a été néanmoins maintenu à un taux supérieur à celui d’avant la convention. Les ouvriers ont protesté, comme il fallait s’y attendre. Et pourtant, si rien n’est plus naturel que d’élever les salaires lorsque les bénéfices de la compagnie augmentent, rien aussi ne l’est plus que de les diminuer lorsque ces bénéfices diminuent. Mais les ouvriers ne l’entendent pas de la sorte : ils regardent toujours les concessions qu’ils ont une fois obtenues comme un minimum au-dessous duquel on ne peut plus descendre sans violer un droit acquis. C’est ce qui vient d’arriver dans la région du Nord : de là le mécontentement qui a amené la grève. Elle prendrait sans doute fin tout de suite si les compagnies minières étaient en mesure de consentir, totalement et sans doute même partiellement, aux concessions qu’on leur demande. L’étroite solidarité entre les ouvriers est une illusion ajoutée à tant d’autres. « Un pour tous, tous pour un ! » avait dit le Comité national. Il ne semble pas que cette belle formule trouve ici son application. Le lendemain même de la proclamation de la grève générale, les délégués des mineurs syndiqués du Pas-de-Calais et du Nord se réunissaient à Lens au nombre de 140, et ils rédigeaient un ordre du jour, pour dire quoi ? Que le Comité des houillères avait parfaitement raison, que la question des salaires ne pouvait pas recevoir une solution uniforme, et qu’elle devait être traitée séparément dans chaque compagnie entre ouvriers et patrons. Aussitôt M. Basly a prié les préfets du Nord et du Pas-de-Calais de vouloir bien servir d’intermédiaires entre patrons et ouvriers, pour une entente redevenue possible. Le Comité national s’est ému ; il a protesté contre le schisme de M. Basly. Blâmé par les uns, approuvé par les autres, celui-ci a tenu bon jusqu’à présent. Telle est la situation au Nord. Dans le Centre et dans le Midi, la crise a plutôt un caractère politique : on y maintient intégralement le programme des revendications ouvrières. On s’y plaint de la mollesse et de l’inertie du gouvernement, et la grève n’y est autre chose qu’une sommation adressé aux pouvoirs publics. Mais, ni au Nord, ni au Centre, ni à l’Est, l’unanimité des ouvriers n’est acquise à la grève. Dans certains bassins, celui de Montceau-les-Mines par exemple, le mouvement gréviste ne s’est même pas fait sentir encore. Enfin les syndicats jaunes se sont organisés un peu partout pour la résistance aux syndicats rouges, comptant sur eux-mêmes plus que sur le ministère pour assurer la liberté du travail.

Celui-ci a toutefois mis sur pied un nombre de troupes considérable ; mais il ne suffit pas d’avoir beaucoup de troupes sur les lieux, s’il n’y a pas, à Paris même, de la résolution et de l’énergie ; et, à cet égard, l’incident de Terrenoire nous inspire des craintes. Placé dans le cas de légitime défense, à côté d’un de ses camarades, qui était tombé sous un coup de pierre, un gendarme a fait feu et a tué un de ces agresseurs : une instruction a été ouverte et le gendarme arrêté ! Il ne faudrait pas beaucoup de faits comme celui-là pour énerver la force publique. Déjà le Comité national des mineurs, prévoyant des conflits possibles, sinon probables, prêche l’indiscipline dans l’armée. Aussitôt après avoir proclamé la grève générale, il a publié un manifeste dont un passage s’adresse spécialement « aux soldats. » On leur cite comme un modèle à suivre le colonel de Saint-Rémy, qui a refusé d’exécuter des ordres que sa conscience désavouait. Les socialistes avaient poussé des clameurs de colère contre le colonel de Saint-Rémy en apprenant son refus d’obéissance : ils se ravisent aujourd’hui. Nous n’avions que trop prévu le parti qu’ils essaieraient de tirer de cette affaire, et ce qui se passe aujourd’hui montre que nos craintes n’étaient pas tout à fait vaines.

On se demande pourquoi les ouvriers mineurs ont choisi le moment actuel pour proclamer la grève générale. La diminution de salaire dont nous avons parlé, et qui a été le principal motif invoqué par les mineurs de Nord, n’est pas un fait nouveau : il date de plusieurs mois. Le surplus des revendications ouvrières est encore plus ancien. On peut dire, à la vérité, que c’est pour ce motif que les ouvriers ont perdu patience : mais il y a des motifs pour qu’ils l’aient perdue précisément aujourd’hui. Ils viennent du dedans et du dehors. La proximité de l’hiver, qui rend le charbon de plus en plus indispensable, en est un ; la prochaine rentrée du parlement en est un autre. Le gouvernement avait annoncé qu’il allait inviter la Chambre à discuter les demandes d’autorisation des congrégations religieuses : s’il a cru apaiser par là les impatiences des ouvriers, il s’est trompé. La question des congrégations laisse les ouvriers tout à fait indifférens : le moindre grain de mil fait beaucoup mieux leur affaire. Quand M. Combes a dévoré une congrégation ou deux, ils ne se sentent pas rassasiés : ce sont là des goûts et des festins de bourgeois ! Les ouvriers, plus pratiques, ont voulu influer sur l’ordre du jour que les deux Chambres auront à régler le jour de leur rentrée : si les lois sociales n’y figurent pas en bon rang, ce sera pour eux un grief de plus.

Les motifs d’opportunité que les ouvriers ont trouvés au dehors sont tirés de la grève des mineurs américains, qui dure déjà depuis quelque temps et qui ne paraît pas encore sur le point de finir. Nous aurions voulu donner des détails sur cette grève ; elle a présenté des phénomènes économiques et politiques très intéressans ; mais la nôtre a absorbé aujourd’hui toute notre attention. Nous aurions aimé à montrer M. le président Roosevelt intervenant avec une générosité tout impulsive entre ouvriers et patrons, leur conseillant la conciliation, essayant même de la leur imposer, et se chargeant de tout régler à la satisfaction générale, pourvu seulement que les ouvriers consentissent à reprendre le travail et les compagnies à remettre leurs intérêts entre ses mains. Cette initiative est tout à fait suivant le cœur de nos socialistes français : ils n’auraient pas manqué de la conseillera M. Loubet, si elle avait réussi à M. Roosevelt. Par malheur, elle a échoué jusqu’ici assez piteusement. Les compagnies se sont plaintes avec amertume que le Président se mêlât de ce qui ne le regardait pas, et les ouvriers ont énergiquement refusé de reprendre le travail. Les bonnes intentions de M. Roosevelt ont été reconnues, mais peu appréciées ; et il en sera ainsi neuf fois sur dix, lorsque le gouvernement voudra s’immiscer dans des conflits qui ne sont pas de sa compétence. M. Roosevelt avait eu soin de dire qu’il n’intervenait pas comme président de la République, mais comme homme. Ces distinctions subtiles échappent à l’esprit des masses, et il faut bien avouer qu’elles correspondent assez mal à la réalité. Dans certains cas, l’homme est inséparable de la fonction qu’il exerce : cela arrive surtout lorsque la fonction est si haute qu’elle dépasse l’homme et qu’il lui doit son prestige. Mais cette digression, quelque instructive qu’elle soit, nous entraînerait trop loin si nous voulions y insister. Ce qui est sûr, c’est que la crise américaine, en se prolongeant comme elle le fait, a encouragé nos propres ouvriers. On leur avait dit l’année dernière que, s’ils se mettaient en grève, il serait facile de faire venir du charbon d’Amérique, et aujourd’hui l’Amérique a besoin d’en importer beaucoup en prévision d’un hiver qui s’annonce comme rigoureux. Mais le charbon est abondant en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, et il y en a en France, dans toutes les compagnies qui en usent, des réserves si considérables que l’arrêt de la production ne sera guère préjudiciable qu’aux compagnies houillères et aux malheureux ouvriers.

Ce sont ces derniers qui sont appelés à en souffrir le plus douloureusement. Victimes des chimères dont on les a nourris, ils ont couru d’eux-mêmes au-devant d’une épreuve qui ne se terminera pas sans de grandes souffrances. M. Combes, dans un discours qu’il a prononcé, le 6 octobre, au banquet du Comité républicain du Commerce et de l’Industrie, avait, tout entier à l’obsession principale de son esprit, parlé surtout de la loi sur les associations et du courage avec lequel il l’appliquerait jusqu’au bout. Il a pourtant consacré quelques phrases à l’éventualité de la grève générale, mais pour l’écarter avec un bel optimisme. « A quoi bon, a-t-il dit, cet expédient désastreux dans un pays à régime représentatif comme le nôtre, qui possède deux Chambres également imprégnées de l’esprit démocratique et un gouvernement acquis d’avance à tous les projets tendant à l’amélioration du sort des classes ouvrières ? » A quoi bon ? demande M. Combes, comme s’il suffisait qu’une chose ne fût pas bonne pour qu’elle n’arrivât pas. Son gouvernement est arrivé pourtant, et beaucoup d’autres choses arriveront encore qu’il ne parait pas avoir prévues. Tandis qu’il sauvait la République, trop facilement en vérité ! d’un danger imaginaire, un danger véritable est apparu cette fois, inquiétant, menaçant, peut-être sinistre. Mais nous ne voulons pas affaiblir M. Combes par des paroles inopportunes : puisse-t-il conjurer ce danger !

L’espace nous fait défaut, pour parler comme il conviendrait de notre récente convention avec le Siam ; mais nous y reviendrons. Cette convention, qui remplace le traité de 1893, a un caractère différent, et semble le gage d’une politique nouvelle, donné à notre voisin d’Indo-Chine. Toutes les clauses du traité de 1893, que le Siam avait regardées comme attentatoires à sa dignité, à sa souveraineté, à sa sécurité, et qui avaient été une source de conflits continuels entre lui et nous, disparaissent. Ainsi, nous évacuerons Chantaboun, et nous renonçons à la neutralité d’une zone de vingt-cinq kilomètres de large sur la rive droite du Mékong, neutralité qui s’étendait aussi aux provinces de Battambang et de Siem Reap, ou d’Angkor. Mais alors, c’est notre propre sécurité sur la rive gauche du grand fleuve qui aurait été compromise, si le Siam ne nous avait pas donné sur la rive droite des garanties d’un autre ordre. Il nous en a donné de territoriales et de politiques. Les territoires concédés sont l’ancienne province cambodgienne de Melou Prey, la province laotienne ou royaume de Bassac, et une bande de territoire sur le Grand Lac, centre de pêches très importantes. Tous ces territoires, situés sur la rive droite du Mékong et les deux premiers le long du fleuve, seraient éventuellement des points d’appui précieux. Mais ce sont les approches mêmes du Mékong qu’il fallait protéger, et nous ne pouvions être en sécurité dans la partie orientale de son bassin, que si la partie occidentale ne risquait en aucun cas d’être abandonnée à des influences étrangères. Le Siam a pris l’engagement de ne laisser pénétrer, dans la partie siamoise du bassin du Mékong, que des troupes siamoises commandées par des officiers siamois, et de s’entendre avec le gouvernement français s’il ne trouvait pas dans les capitaux et dans un personnel siamois des ressources suffisantes pour la création des ports, des routes et des chemins de fer qu’il voudrait y construire. Telles sont les lignes générales de cette convention, dont nous négligeons pour le moment les détails. Nous espérons quelle sera mieux respectée et plus durable que l’ancien traité ; mais il faut pour cela que le Siam sache apprécier les sentimens qui nous ont amenés à la conclure, et qu’il s’applique à justifier la confiance que nous lui avons témoignée.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE