Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1902

Chronique no 1691
30 septembre 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


Nous sommes en vacances ; le monde se repose ; et il y a eu si peu d’événemens importans depuis quelques jours, que les discours de M. Camille Pelletan ont attiré une attention et produit une impression que leur intérêt seul ne justifierait pas. M. Camille Pelletan a de l’esprit, mais il ne l’a jamais surveillé, ni gouverné ; au point qu’il est devenu, même dans ce milieu de la presse où l’on se permet tant de choses, l’incarnation parfaite de l’indiscipline intellectuelle. Cela n’a pas nui à ses succès d’écrivain. Il a toujours eu beaucoup de verve, du brio, et des mots vraiment très drôles.

Ce sont sans doute ces qualités qui l’ont désigné au choix perspicace de M. Combes pour en faire un ministre de la Marine. Nous n’irons pas jusqu’à dire, car il faut être juste, qu’il ne savait pas ce que c’est qu’un bateau. Il s’est beaucoup occupé des questions maritimes, et il y a même apporté quelques vues heureuses. Mais ses études sont restées superficielles et décousues, et ses conclusions exagérées. Enfin le voilà ministre : on s’est demandé tout de suite ce qu’il allait faire. Il y avait des chances pour qu’il fît quelques bonnes choses ; il y en avait malheureusement davantage pour qu’il en fit beaucoup de mauvaises. Peut-être l’application de son esprit aux affaires et le sentiment de sa responsabilité le mûriraient-ils subitement. Il fallait voir. En tout cas, sa tâche nouvelle était assez grande pour absorber toutes ses facultés. L’homme le mieux doué, devenant du jour au lendemain ministre de la Marine, a certainement beaucoup à apprendre. On pouvait donc espérer que M. Pelletan se confinerait tout entier dans son ministère, et que, renonçant provisoirement à ses habitudes de polémiste, il laisserait le reste de l’univers en repos, à commencer par ses collègues. C’était mal le connaître. Il y a dans M. Pelletan un lutin qui ne se possède pas, mais qui le possède, et qui n’est jamais tranquille. Par momens, il s’en rend compte. Dans un des premiers discours qu’il a prononcés comme ministre, il a avoué que ses amis n’étaient pas encore bien sûrs qu’il y eût en lui l’étoffe d’un homme d’État : et lui-même n’osait pas l’affirmer, mais il espérait bien le prouver. Hélas ! les doutes persistent, ils se sont même accrus. M. Pelletan parle trop, et chacun de ses discours augmente l’inquiétude qu’on avait éprouvée en le voyant prendre possession du ministère de la rue Royale.

Sa première escarmouche a été contre le ministre des Finances. M. Pelletan aurait pu être ministre des Finances tout aussi bien que de la Marine, car il ne s’est pas moins occupé de finances que de marine. Mais, au fait, de quoi ne s’est-il pas occupé, et dès lors de quoi n’aurait-il pas pu être ministre ? Il a des idées sur tout. Elles sont généralement fausses, avec, par-ci par-là, quelques étincelles de vérité, juste assez pour séduire ceux qui ne sont pas allés au fond des choses et pour les égarer. Il est partisan de l’impôt global et progressif sur le revenu, cela va sans dire. On sait que M. Rouvier, tout en promettant de faire une réforme dans notre système fiscal, l’a réduite à des proportions beaucoup plus modestes. C’est là le programme du cabinet, celui avec lequel il s’est présenté aux Chambres, et on devait croire que M. Pelletan en avait accepté à la fois les termes et les limites. Point du tout ! M. Pelletan a saisi la première occasion qui s’est offerte de dire son fait à M. Rouvier, et de l’accuser de timidité. A l’entendre, c’était par une révolution profonde et vraiment radicale qu’on pouvait sauver nos finances de l’anémie dont elles souffrent : une réforme partielle n’était qu’un palliatif compromettant. Cette déclaration imprévue dans la bouche d’un ministre solidaire de ses collègues, a naturellement produit quelque scandale. Les journaux en ont glosé. On s’est demandé s’il n’y avait pas deux tendances opposées dans le cabinet, et laquelle des deux l’emporterait en fin de compte. M. Pelletan a paru alors se réveiller comme d’un rêve. Il a protesté qu’il aimait infiniment M. Rouvier, et depuis longtemps, et même que son amitié avait résisté mieux que d’autres à toutes les épreuves. Sans doute : mais ce n’était pas la question. En réalité, M. Pelletan s’était cru encore journaliste ; il ne se souvenait plus qu’il était ministre. Un journaliste peut critiquer les idées d’un autre, même en l’aimant beaucoup ; tandis qu’un ministre ne peut pas en combattre un autre, même s’il ne l’aime pas du tout. M. Pelletan n’y avait pas songé. On le lui a fait remarquer et il a renoncé à régenter le ministre des Finances.

Sa bonne conduite a été exemplaire pendant quelques semaines. Tout d’un coup, il a fait une scène violente au ministre de la Guerre, qui avait eu le tort de renvoyer un officier de son cabinet sans lui demander son assentiment. Cette fois, la prétention était encore plus forte, car il s’agissait d’une question de personne, et d’une personne appartenant à l’entourage immédiat du général André. M. Pelletan, après s’être cru ministre des Finances, s’était cru ministre de la Guerre. Eh ! mon Dieu, pourquoi pas, puisqu’il est ministre de la Marine ? Nous regrettons seulement qu’après avoir eu des dissentimens si vifs avec le général André, il se soit, comme nous l’allons voir, appliqué à lui ressembler par les plus mauvais côtés. Étrange bizarrerie du sort ! Pendant que tous nos autres ministres travaillent peut-être, et, en tout cas, se taisent, nos deux ministres de la Guerre et de la Marine, c’est-à-dire ceux auxquels le recueillement et le silence conviendraient le mieux, sont de véritables moulins à paroles. On ne voit qu’eux ; on n’entend qu’eux. Si l’armée mérite d’être appelée « la grande muette, » elle est bien mal représentée par ses chefs suprêmes. Il est quelquefois fâcheux d’avoir à la tête de certains départemens ministériels des esprits encyclopédiques qui, n’étant fermés à aucune des connaissances humaines, sont prêts à parler sur tout et le font effectivement. Avant l’entrée de M. Pelletan dans le ministère, le général André tenait le record de l’universalité. Il s’était révélé profond philosophe au pied de la statue d’Auguste Comte. Il avait des idées sur l’instruction publique, sur les réformes sociales à opérer, sur le divorce, etc. Tout cela, au surplus, était plus ridicule que dangereux. Mais le danger a commencé à apparaître lorsque le général André, s’abandonnant à son humeur belliqueuse, a prononcé un discours où une puissance étrangère, avec laquelle nous sommes et nous désirons rester en paix, a pu voir une sorte de menace. Elle ne s’en est pas émue, ce dont nous sommes fort aises. Mais il y avait là un exemple à ne pas imiter. M. Pelletan l’a imité aussitôt, et aggravé.

Il était naturel qu’un ministre de la Marine aussi improvisé voulût faire un voyage en mer, et M. Pelletan étant député des Bouches-du-Rhône ne pouvait s’embarquer qu’à Marseille. Dès lors, son voyage était tout tracé : la Corse, la Tunisie. Avec un peu plus de connaissance des hommes, M. Combes aurait prévu l’inconvénient qu’il y avait à laisser M. Pelletan vagabonder ainsi à travers la Méditerranée, mer souriante, mais perfide et sonore, où tant de souvenirs antiques et modernes, de projets et d’espérances, d’images et parfois de fantômes devaient immanquablement envahir son imagination et mettre son éloquence en branle, car il est à la fois instruit et artiste : il ne lui manque que le jugement. M. Combes a pensé peut-être que les voyages étaient une bonne école ; ou peut-être n’a-t-il vu qu’un avantage dans celui qu’allait faire M. Pelletan, c’est de l’éloigner pour quelques jours de Paris. M. Pelletan est donc parti de Marseille et arrivé à Ajaccio au milieu des salves d’artillerie, qui ont sans doute commencé à le griser. Puis, on lui a fait voir beaucoup de choses très propres à l’éblouir. Enfin, il y a eu un banquet. Un banquet ne peut se terminer que par des discours ; et c’est alors que l’épreuve est devenue trop forte pour notre ministre. Parlant de la Corse avec un enthousiasme d’ailleurs légitime : « L’île possède, a-t-il dit, cette admirable rade d’Ajaccio où peuvent mouiller des flottes de guerre et sa côte orientale vise l’Italie en plein cœur. On pouvait croire l’ère des guerres terminée, mais on constate un retour dans les peuples à la force brutale. » Ces phrases guerrières de M. Pelletan ont fait l’effet de pois fulminans sur lesquels on marcherait dans un salon : tout le monde s’est retourné en sursaut. Où donc M. Pelletan a-t-il vu un retour dans les peuples à la force brutale ? En tout cas, ce ne peut pas être en Italie. Si l’Italie a eu autrefois, et pendant quelque temps, des allures inquiétantes à notre égard, non seulement il n’en est plus de même aujourd’hui, mais il en est tout autrement. Il y avait eu des malentendus entre l’Italie et la France. Peu importe de savoir d’où ils étaient venus, et qui les avait fait naître et habilement entretenus : les nuages sont aujourd’hui complètement dissipés. Les deux peuples se sont rappelé qu’ils étaient de même race et que, dans le cours des siècles, ils avaient bien souvent mêlé leur sang pour les mêmes causes. Au moment même où M. Pelletan prononçait à Ajaccio son discours inopiné, un prince italien, le comte de Turin, faisant manœuvrer son régiment dans la plaine de Solférino, dirigeait ses cavaliers vers l’Ossuaire où sont rassemblés les restes des soldats italiens et français morts là, il y a quarante trois ans, dans une touchante confraternité d’armes. « Les Français, disait-il, avaient perdu 2 généraux, 7 colonels, 200 officiers, 6 500 soldats. C’est à la mémoire de ces braves que fut élevé cet Ossuaire. La reconnaissance nationale a voulu assurer à leurs cendres un asile qui fût digne d’elles. Que leur valeur deux fois admirable, puisqu’en se manifestant elle servit notre cause, demeure éternellement gravée en nos âmes unanimement reconnaissantes. Honneur à eux ! »

Le rapprochement entre ces deux discours, celui du prince italien et celui du ministre français, augmente encore l’impression pénible que le dernier nous a causée. On se demande par quelle aberration d’esprit M. Pelletan a pu le prononcer. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas lui qui pourrait l’expliquer. Il a dit cela comme il aurait dit autre chose, et par exemple tout le contraire, sans d’ailleurs penser à mal, et rien n’a égalé sa surprise lorsqu’il a appris que ses paroles avaient pu produire un mauvais effet. — Lui, avoir voulu menacer l’Italie ? C’était lui faire injure, car personne n’en était moins capable. Il a toujours aimé l’Italie et a constamment recherché son amitié. Il a été élevé dans ces sentimens, et y est resté fidèle à travers tous les accidens de la vie. Nul ne s’est réjoui davantage du rapprochement qui s’est opéré entre les deux pays, et l’idée d’un conflit entre eux lui ferait horreur. — Nous lui rendons le témoignage que tout cela est parfaitement vrai et sincère de sa part : mais combien il aurait mieux fait de le dire à Ajaccio, que d’y prononcer le discours dont nous avons reproduit le passage le plus saillant ! Il l’aurait fait, mon Dieu ! si le hasard de l’improvisation l’avait voulu. C’est son malheur de ne pas savoir ce qu’il dira quand il ouvre la bouche pour parler. Il a cru sans, doute que, vieux loup de mer comme il se sentait l’être, et ministre de la défense nationale, il devait parler en technicien militaire et en homme de métier. Il s’est posé des hypothèses, et a montré comment il saurait les résoudre au besoin. Ce n’est pas sa faute si l’Italie est près de la Corse, mais celle de la géographie, et un homme de guerre doit envisager, par simple amour de l’art, toutes les éventualités possibles, ce qui ne veut pas dire qu’il s’attende à toutes celles qu’il envisage, ni surtout qu’il les souhaite. Sont-ce là pour M. Pelletan des circonstances atténuantes ? Non. Il y a des choses auxquelles un ministre peut penser, mais qu’il ne doit pas dire, parce qu’en les disant mal à propos, il semble leur donner en quelque sorte une réalité actuelle. Un journaliste a plus de liberté ; mais un ministre doit choisir entre les pensées qu’il exprime, et exprimer seulement celles qui sont, à un moment donné, conformes et utiles à la politique du gouvernement dont il fait partie.

Et M. Pelletan ne s’en est pas tenu là. D’Ajaccio il est allé à Bizerte, et à Bizerte il a recommencé. Continuant de promener sur la Méditerranée un coup d’œil auquel rien n’échappe, et après avoir parlé de Bizerte comme d’une nouvelle Carthage qui aurait la grandeur de l’ancienne sans en avoir « les vices et la férocité » : « Avec cet abri puissant, s’est-il écrié, si bien placé également pour l’attaque, avec la Corse, avec Toulon, nous pouvons tenir la porte ouverte entre les deux moitiés de la Méditerranée, malgré Malte et Gibraltar. Certes, ce n’est pas moi qui désirerais un conflit entre peuples, pas plus contre l’Angleterre que contre l’Italie ; mais, comme nous ne savons pas ce que les autres feront de leur côté, il est de mon devoir de préparer la guerre sainte pour la patrie française contre ses ennemis, quels qu’ils soient. » Après le tour de l’Italie, voilà celui de l’Angleterre. Nous espérions du moins que M. Pelletan se contenterait de parler des puissances qu’il avait rencontrées sur son chemin dans la Méditerranée. C’était déjà beaucoup, et même trop ; mais enfin il y avait une limite. M. Peiletan l’a franchie. Après avoir exprimé la confiance qu’avec des collaborateurs comme ceux qui l’entouraient, rien ne saurait l’inquiéter dans l’avenir, quelque sombre qu’il fût : « La sécurité, a-t-il déclaré, n’existe plus guère dans le monde civilisé. A la fin du XIXe siècle, après la défaite de la France par la barbarie de la vieille Germanie, on vit le retour offensif du droit brutal. Le monde entier paraît dominé par la maxime : « La force prime le droit. » Nous devons donc consacrer tous nos efforts à maintenir intact le foyer de justice et de lumière qu’est le génie français. » Après le tour de l’Angleterre, voilà celui de l’Allemagne, dont M. Pelletan relève la « barbarie. » Il y aurait ici beaucoup de choses à dire, et quelques-unes seraient pénibles : pourquoi M. Pelletan touche-t-il sans nécessité des souvenirs douloureux ? Nous ne l’imiterons pas, et nous nous contenterons de faire remarquer combien toutes ces allégations, tantôt menaçantes pour les autres et tantôt offensantes, sont déplacées dans la bouche d’un membre du gouvernement. On a dit que M. Pelletan n’avait pas encore l’habitude d’être ministre, et nous ne savons pas si on lui laissera le temps de la prendre, car il lui en faudrait beaucoup. Un tel défaut de tact ressemble à un vice rédhibitoire ; on n’en guérit jamais.

Ses discours, — nous l’avons constaté avec un mélange de satisfaction et de tristesse, — n’ont produit aucun effet en Europe. On ne les y a pris, ni au tragique, ni au sérieux, ce qui est mortifiant pour leur auteur, et même, hélas ! pour nous qui, bon gré mal gré, sommes un peu responsables de nos ministres. On a dit qu’un peuple n’avait que le gouvernement qu’il mérite : si le mot est vrai, il nous paraît bien dur en ce moment. La France s’est longtemps fait remarquer et apprécier par des qualités qu’on peut appeler sociables. Elle était de bonne société. Elle avait le secret de formes obligeantes et du mot juste, précis, ferme quand il le fallait, mais toujours courtois. L’école à laquelle appartient M. Pelletan a changé tout cela, et on s’en accommode à l’étranger avec plus de facilité que nous ne le faisons nous-mêmes. Nous sommes bien d’avis que les discours d’Ajaccio et de Bizerte n’ont aucune importance, et ce que nous venons d’en dire le prouve surabondamment ; mais on partage à un tel point ce sentiment dans le reste du monde que nous en restons un peu humiliés. Comment n’en pas vouloir à un gouvernement qui nous a fait connaître cette impression désagréable ? Autrefois la parole d’un ministre français avait une portée qu’elle a évidemment perdue, et ce n’est pas une consolation de penser que nous pouvons dire beaucoup plus de choses, quand nous entendons celles que dit M. Pelletan : car il faut bien avouer que, si rien n’est plus déplacé, rien aussi n’est plus banal.

Au lieu de s’indigner contre lui au dehors, on s’en est égayé. Cependant, si quelques-uns de ceux qui ont traité ses propos avec tant d’ironie avaient un peu plus de mémoire, ils se rappelleraient que le cas de M. Pelletan n’est pas unique dans l’histoire contemporaine, et qu’il y a eu ailleurs qu’en France des hommes politiques d’une importance très supérieure à la sienne, des ministres et parfois même des souverains qui, s’ils faisaient leur examen de conscience, n’auraient peut-être pas le droit de lui jeter la première pierre. Il y a, par exemple, en Angleterre un ministre qui n’est pas exempt du même péché que M. Pelletan, et qui un jour, dans une seule phrase, a trouvé le moyen de blesser quatre ou cinq grandes puissances à la fois. Nous en trouverions ailleurs, sans avoir besoin de chercher beaucoup. Mais à quoi bon ? Les torts des autres n’excuseraient pas ceux de M. Pelletan, et nous aimons mieux reconnaître que, bien qu’on y ait mis parfois une nuance de morgue pharisaïque à laquelle nous avons été sensibles, on n’a pas trop abusé contre la France des incartades d’un de ses ministres. On n’en a pas non plus fait supporter la responsabilité au gouvernement tout entier. L’attitude de l’Italie, dans cette circonstance, a été tout à fait conforme aux sentimens qui existent entre elle et nous, et nous en avons été d’autant plus agréablement frappés qu’elle était, en somme, de tous les pays d’Europe, celui qui avait été le premier et le plus directement visé par les maladresses de M. Pelletan. Elle a été aussi celui qui s’en est le moins préoccupé, en quoi elle a eu d’autant plus de mérite que les journaux allemands, autrichiens et anglais n’ont rien négligé pour exciter ses susceptibilités. Il y a même eu quelque chose de piquant à voir ces journaux se montrer, au sujet des menaces oratoires de M. Pelletan, si indifférens pour leur propre pays et, en même temps, si chatouilleux pour l’Italie. — L’Italie, disaient-ils, ne pourra jamais tolérer cela ; son honneur y est engagé ; il y a des choses contre lesquelles un pays qui se respecte doit se révolter ! — Pour l’Italie, c’était une obligation ; mais pour eux ce n’en était pas une. L’Italie a beaucoup trop d’esprit politique pour n’avoir deviné tout de suite et déjoué des intentions qui se manifestaient d’ailleurs sans y apporter aucune finesse. A voir l’intérêt qu’on attachait à troubler dès ses débuts la bonne intelligence rétablie entre la France et elle, et à réveiller les vieilles animosités d’autrefois, elle a compris l’importance de l’élément nouveau introduit par notre amitié dans la politique européenne. Nous l’avons compris comme elle. L’intrigue a échoué ; et s’il était besoin d’une épreuve pour montrer que l’amitié franco-italienne reposait sur une base solide, elle a été faite. Quand deux pays, après avoir loyalement débattu leurs intérêts, se sont mis d’accord sur tous les points, ce n’est pas un aussi mince incident que le discours d’Ajaccio qui pourrait rompre leur entente. Cela ne serait pas digne de gouvernemens sérieux.

Au surplus, M. Combes s’est appliqué à dissiper les dernières préventions qui avaient pu se produire, et il l’a fait de telle façon que, si les gouvernemens étrangers n’avaient pas été satisfaits, ils auraient été bien difficiles. C’est à Matha, chef-lieu de canton de la Charente-Inférieure, que M. le président du Conseil s’est expliqué sur les discours de ses collègues. Il s’y est pris d’une manière assez imprévue, et a adressé son admonestation, non pas directement à M. Pelletan lui-même, mais à la presse d’opposition qui avait reproduit et commenté ses paroles. C’est le tir par ricochet : si M. Pelletan ne s’est pas senti atteint, il y a mis de la complaisance. Quoi qu’il en soit, M. Combes a reproché aigrement aux adversaires du cabinet de travestir sa politique à l’intérieur et à l’extérieur, et notamment de la présenter comme inquiétante pour certaines puissances, alors qu’elle est résolument pacifique et conciliante à l’égard de toutes. Mais où M. le président du Conseil a-t-il pris cela ? Nous avons lu beaucoup de journaux : pas un seul n’a accusé la politique du gouvernement d’être belliqueuse. Ils savent bien tous que cela n’est pas vrai, et ils ont assez de patriotisme pour ne pas exposer leur pays à de pareils soupçons. Il en est, seulement, qui ont exprimé le regret d’avoir des ministres aussi intempérans en paroles que le général André et que M. Pelletan, si maladroits d’ailleurs et si dénués de tact qu’ils exposent la France à être injustement accusée de mauvais desseins. C’était leur droit de le dire, et peut-être même leur devoir. Nul n’est obligé d’admirer l’éloquence ministérielle, et lorsqu’elle prête à des équivoques aussi dangereuses que celle de M. Pelletan, il faut bien le constater très haut, ne fût-ce que pour empêcher la récidive.

Au surplus, nous ne croyons pas qu’aucun journal ait été plus sévère pour M. le ministre de la Marine que M. le président du Conseil lui-même. Après le discours de Matha, M. Denys Cochin, qui avait annoncé l’intention d’interpeller M. Combes sur les harangues intempestives de ses collègues, a déclaré qu’il s’en abstiendrait, car il était désarmé. Qu’aurait-il pu dire, en effet, de plus fort que M. Combes ? « Une parole un peu sensationnelle échappe-t-elle, a dit M. le président du Conseil, des lèvres d’un ministre dans le feu d’une improvisation, dans la chaleur communicative d’un banquet, n’eût-elle dans l’esprit de celui qui l’a prononcée que la valeur d’un ornement littéraire, d’une figure de rhétorique, elle devient aussitôt pour les ennemis du cabinet la parole même du gouvernement. » On le voit, c’est à coups redoublés que M. Combes frappe sur le discours de M. Pelletan, et qu’il le réduit à rien. Il multiplie les expressions dédaigneuses. Il s’y acharne. M. Pelletan a parlé dans « la chaleur communicative d’un banquet. » Cette chaleur n’est pas tellement communicative que beaucoup d’autres ministres n’y aient pas échappé jusqu’ici : tous les orateurs de banquet ne parlent pas comme M. Pelletan. Mais quand M. Combes dit de ce dernier que ses paroles n’avaient peut-être, dans sa pensée, que « la valeur d’une expression littéraire, » il montre une connaissance et même une intuition assez fine du caractère de son ministre de la Marine. Il aurait pu s’arrêter à « ornement littéraire » et ne pas ajouter qu’il n’y avait sans doute là qu’une figure de rhétorique. » M. Pelletan sacrifie beaucoup à la phrase, c’est la vérité ; mais il a dû lui être cruel de s’entendre traiter de simple rhéteur, et cela par le président du Conseil lui-même. Après cette exécution en règle, que reste-t-il des discours d’Ajaccio et de Bizerte ? Rien, évidemment. Néanmoins, comme il faut prévoir l’avenir, et qu’avec les collègues qu’il a choisis on peut toujours s’attendre à quelques nouvelles frasques, M. Combes a jugé utile d’exposer toute une théorie sur l’éloquence ministérielle, en ajoutant qu’il l’empruntait à la tradition constante du régime parlementaire. « Le gouvernement, a-t-il déclaré, n’est jamais engagé par la déclaration individuelle d’un ministre : il ne l’est que par les déclarations du chef du gouvernement. C’est le chef du gouvernement seul qui est responsable devant les Chambres et devant le pays de la direction donnée à la politique, et c’est lui seul qui a qualité pour faire connaître cette direction. Chaque ministre, pris individuellement, n’a compétence et autorité que pour l’administration de son département… S’agit-il de politique extérieure, il n’y a que le ministre des Affaires étrangères qui ait mission de parler et d’agir au nom du gouvernement. Telle est la vérité du régime parlementaire. » M. Combes a raison. Il serait dangereux au suprême degré d’avoir deux ministres des Affaires étrangères, et, si telle n’avait pas été auparavant l’opinion de M. Delcassé, elle lui serait certainement venue en lisant les discours de M. Pelletan. C’était bien la peine d’avoir négocié longtemps, patiemment, habilement, avec l’Italie, et d’être arrivé aux résultats heureux dont les deux pays se sont félicités, pour que M. Pelletan vînt prononcer son discours d’Ajaccio ! Un pareil désordre devait cesser à tout prix. Mais cessera-t-il ? M. Pelletan comprendra-t-il la leçon qui lui a été administrée ? S’y soumettra-t-il ? Bornera-t-il désormais son activité au département de la Marine ? Cessera-t-il enfin de toucher à tout et de parler de tout, puisque d’ailleurs il sait tout ? Nous pensons plutôt qu’en lisant le discours de M. Combes, il a dû se dire qu’il était fait pour être lui-même président du Conseil : il pourrait alors répandre sur tous les sujets, avec autant d’autorité que d’abondance, ses vues, ses idées, et même les calembours qu’il se permet quelquefois. Mais M. Loubet songera-t-il à lui lors de la prochaine crise ministérielle ?

Le discours de Matha est celui d’un bon démocrate qui appelle les choses par leur nom. Pour un peu, il aurait dit à M. Pelletan : Vous aviez peut-être trop bien diné ? Et, au fait, ne le lui a-t-il pas dit ? Veut-on voir, par opposition, comment procède en pareil cas un parfait aristocrate, afin d’apprécier la différence des deux procédés ? Il y a quelque temps, M. Chamberlain avait prononcé, lui aussi, en dehors des Chambres, un discours qui pouvait mettre le gouvernement dans l’embarras. Lord Salisbury fut interrogé à ce sujet, et on se demandait ce qu’il allait répondre. — Lequel discours de M. Chamberlain ? répondit-il. Je n’ai pas eu le temps de le lire. — Tout compte fait, peut-être vaut-il mieux être en butte à la bourrade de M. Combes qu’à la merveilleuse insolence de lord Salisbury. Il a fallu de longues phrases à M. Combes pour expliquer doctrinalement, à grand renfort de principes, que le discours de M. Pelletan n’avait pas d’importance : un mot a suffi à lord Salisbury pour faire sentir qu’à ses yeux, celui de M. Chamberlain n’existait même pas. Dans les deux cas, c’est la même théorie, à savoir qu’un ministre, parlant en son nom individuel, ne saurait engager le gouvernement. Mais la manière de M. Combes rappelle le coup de poing et celle de lord Salisbury le coup de cravache. En somme le résultat est le même. M. Pelletan devrait bien en conclure que, si la parole est quelquefois d’argent, plus souvent encore le silence est d’or.


Ce que nous avons dit, il y a quinze jours, du colonel de Saint-Rémy et du jugement rendu à son sujet par le conseil de guerre de Nantes, nous dispense d’entrer dans les mêmes détails sur le cas du commandant Le Roy Ladurie, qu’un second conseil, réuni dans la même ville, vient de frapper d’une peine très sévère, la destitution. L’acte commis par les deux officiers était sensiblement le même, c’était un refus d’obéissance ; mais, dans le cas du colonel de Saint-Rémy, l’ordre venait de l’autorité civile, et dans celui du commandant Le Roy Ladurie il venait de l’autorité militaire, de telle sorte que le colonel était justiciable du Code pénal et le commandant du Code militaire, qui est beaucoup plus rigoureux. On sait, au surplus, qu’en ce qui concerne le colonel de Saint-Rémy, le ministre de la Guerre a compensé par sa rigueur l’indulgence que le conseil de guerre lui avait témoignée.

Nous ne pouvons que répéter ce que nous avons déjà dit de l’obéissance militaire, à savoir qu’elle doit être absolue ; mais aussi, dans l’exécution d’un ordre régulier, elle n’engage pas la conscience de l’officier. Les scrupules qu’ont éprouvés le colonel de Saint-Rémy et le commandant Le Roy Ladurie sont toutefois trop explicables pour que la gravité de leur faute n’en soit pas, au point de vue moral, atténuée. Au point de vue militaire, il ne saurait en être de même. Le jour où nos officiers seraient admis à discuter les ordres qu’ils reçoivent, il n’y aurait plus de discipline. Cette vérité nous est apparue avec plus de clarté encore, et plus de force s’il est possible, dans les réponses du commandant Le Roy Ladurie aux questions qui lui ont été posées, que dans celles du colonel de Saint-Rémy. Ce dernier s’était contenté de déclarer qu’il était chrétien et qu’il mettait les ordres de Dieu au-dessus de ceux des hommes. Le commandant Le Roy Ladurie a donné plus d’explications. Après avoir dit à son tour que sa foi religieuse lui avait interdit d’obéir, il a avoué que d’autres motifs encore l’y avaient déterminé. « Je n’ai pas voulu, a-t-il expliqué, prêter mon concours à l’exécution de mesures dont la légalité était discutée, non seulement par une grande partie de l’opinion publique, mais aussi par des jurisconsultes éminens et des hommes politiques, et non des moins en vue. » On sent le danger qu’il y aurait à admettre de pareilles excuses. Mais le commandant Le Roy Ladurie a été frappé trop sévèrement pour que nous ne nous arrêtions pas devant ce que son malheur a de pénible. Il avait préparé sa démission : que ne l’a-t-il donnée un peu plus tôt ? « Il est vrai, a-t-il dit, que j’ai tardé trop à la remettre. J’étais indécis. Je croyais que mon régiment, qui avait marché trois fois, ne devait plus marcher. Tous les officiers me comprendront. Il est dur de briser sa carrière pour un événement problématique. » Cela est dur, en effet, et les hésitations sont naturelles. On éprouve une tristesse profonde à voir mettre ainsi hors de l’armée des officiers qu’il fallait punir sans doute, mais qui emportent avec eux la sympathie et l’estime des juges mêmes qui ne peuvent pas faire autrement que de les condamner. Ceux-ci se sont empressés d’adresser un recours en grâce à M. le Président de la République, et ils étaient d’autant plus en droit de le faire qu’après avoir accordé des circonstances atténuantes au commandant Le Roy Ladurie, ils avaient dû néanmoins lui appliquer intégralement une peine qui n’admet pas de diminution. Le vœu qu’ils ont émis sera-t-il entendu et exaucé ? Cela est peu probable après l’acte sans précédent, l’acte inqualifiable que M. le ministre de la Guerre vient d’accomplir en mettant le général Frater en disponibilité. Que reproche-t-on au général Frater ? Est-ce sa déposition dans l’affaire Saint-Rémy ? Est-ce autre chose ? Si c’est autre chose, il aurait fallu le dire et ne pas laisser la conscience publique se demander, avec une émotion indignée, si désormais les témoignages seront encore libres devant les tribunaux militaires. De toutes les violences commises par le Ministère, celle-ci est la plus grave : elle aura dans l’armée un retentissement dont il est impossible de mesurer l’étendue.

Comment ne pas protester contre ces atteintes successives, et toujours renouvelées, à ce qu’on a considéré jusqu’ici comme le plus sacré ? Le commandant Le Roy Ladurie a commis une faute, et on peut lui refuser toute indulgence : qui sait toutefois si ceux qui la lui refusent maintenant n’en auront pas besoin un jour pour eux-mêmes ? Mais quelle faute a commise le général Frater, et comment justifier, ou excuser une mesure qui frappe du même coup un témoin dans son indépendance et un soldat dans sa loyauté ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE