Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1873

Chronique n° 997
31 octobre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1873.

Voilà bientôt deux mois, quinze jours surtout, qu’on en est à se débattre dans le plus étrange imbroglio politique, cherchant un peu de lumière et ne pouvant se fier à rien. C’est un tumulte violent et puéril de nouvelles imaginées à plaisir, de lettres vraies ou apocryphes, de manifestations banales, de délibérations stériles, de bruits de toute sorte. Sait-on ce qu’est devenue la république ou ce que devient la monarchie ? La diplomatie de ce brave M. Chesnelong a-t-elle eu décidément du succès, et l’entrevue de Salzbourg a-t-elle été plus heureuse que les entrevues de Frohsdorf ? Les futurs grands-écuyers sont-ils occupés à préparer les équipages du roi ? Qu’a décidé la commission des neuf et comment sera rédigé l’acte constitutionnel de la prochaine restauration ? Que répond M. le maréchal de Mac-Mahon aux députations qui vont frapper à son cabinet ? Quel est le résultat du dernier dénombrement des députés présens ou absens ? A-t-on « pointé » les purs, les douteux, les demi-convertis ? Où sera enfin la majorité, et quelle sera cette majorité ? Graves questions que les nouvellistes agitent sans les résoudre, que la Bourse traduit en hausse ou en baisse sur les valeurs publiques, et qui restent l’énigme irritante ou le passe-temps peu sérieux de tout un monde affairé. Le prologue serait presque plaisant, si on ne sentait que le drame est au bout, s’il ne s’agissait d’un des actes les plus graves qui puissent être accomplis, d’une résolution d’où peut dépendre l’avenir de la France, et c’est parce que tout est grave aujourd’hui sous des dehors de comédie qu’il faut en finir. On n’a cessé de répéter à ce malheureux pays qu’il était dans le provisoire, que le provisoire le tuait, qu’il fallait arriver au définitif ; eh bien ! le moment est venu où le pays, qui croit ou ne croit pas ce qu’on lui dit, s’impatiente des ténèbres dans lesquelles on le fait vivre, et demande à son tour qu’on mette un terme à des incertitudes mortelles pour tous les intérêts, humiliantes pour la dignité nationale elle-même. C’est la situation qui nous est faite aujourd’hui. Les partis s’agitent et se comptent pour la prochaine bataille, la république et la monarchie sont en présence avec des armées presque égales en nombre dans l’assemblée, le pays attend avec anxiété ce qu’on veut faire de lui, l’Europe nous regarde avec plus de curiosité et d’ébahissement que de sympathie : quant au dénoûment, il est au fond du scrutin qui va s’ouvrir dans quelques jours. Que le pays, par ses vœux, par des impatiences prématurées, soit pour quelque chose dans cette crise où il se trouve engagé corps et biens, qu’il l’ait appelée ou provoquée, on ne peut certes le dire. Le pays n’a rien demandé. Depuis deux ans, il est à l’œuvre, il travaille à réparer ses ruines, prodiguant avec une généreuse abnégation tout ce qu’il a de ressources pour se racheter de l’occupation étrangère, se soumettant aux lois qu’on lui fait, aux gouvernemens qu’on lui donne, à celui de M. le maréchal de Mac-Mahon comme à celui de M. Thiers, laissant à l’assemblée la direction souveraine de ses affaires et de sa destinée. La France ne se serait assurément ni révoltée ni même étonnée, si on lui avait dit qu’après tant d’épreuves encore si récentes il était utile, patriotique de prolonger la trêve à laquelle on s’était d’abord rallié en ajournant toutes les querelles d’opinions et de systèmes politiques ; elle n’aurait témoigné ni surprise ni impatience, si on lui avait dit qu’il fallait avant tout s’occuper de reconstituer notre puissance militaire, de réorganiser nos finances, de relever notre enseignement, de coordonner notre administration, et que pour accomplir cette œuvre jusqu’au bout ce n’était pas trop de toutes les volontés, de toutes les prévoyances intelligentes, de tous les dévoûmens. La France n’aurait eu certainement aucune peine à se laisser persuader par un tel langage et à suivre cette politique, elle y était toute disposée.

On ne l’a pas voulu pour elle, parce qu’on a prétendu que c’était prolonger le provisoire, que, sous l’apparence d’une trêve impossible, on s’attachait à une ombre, à une chimère ; chacun a gardé obstinément son arrière-pensée, chacun a voulu poursuivre son but à travers tout, et depuis que nous sommes entrés dans l’ère des douloureuses épreuves, s’il y a un fait de nature à frapper tous les esprits réfléchis, c’est ce contraste éclatant, incessant, entre un pays tranquille, laborieux, bien intentionné, et des partis toujours agités ou inquiets, toujours préoccupés de chercher une occasion pour faire triompher leur régime de prédilection. La vérité est que la crise d’aujourd’hui est le résultat non d’un grand mouvement public, mais de cette agitation. permanente des partis sans cesse à la poursuite d’une circonstance favorable, et quand ces partis taxent d’utopistes ceux qui croient à la possibilité, à la nécessité d’une politique de conciliation nationale, ils ne s’aperçoivent pas que c’est ce qu’ils font ou ce qu’ils tentent qui est la plus ruineuse des utopies, puisqu’au milieu de la division des esprits ils n’arrivent eux-mêmes qu’à manifester alternativement leur impuissance. Ils s’essaient à tour de rôle, et ils ne réussissent qu’à créer une situation où par leurs fautes ils font les affaires les uns des autres en se neutralisant mutuellement. Si la république est malade, ce sont assurément les républicains qui l’ont mise dans cet état. Qu’en sera-t-il maintenant de la restauration monarchique à laquelle on travaille ? C’est là précisément la question qui va être résolue, et qui tout d’abord rencontre certainement les plus graves difficultés dans le camp royaliste.

La république, cela est bien clair, a passé dans ces derniers temps, depuis sept ou huit mois, par des épreuves qui l’ont singulièrement compromise et qui étaient devenues en quelque sorte autant de chances nouvelles pour une restauration de la monarchie. Qu’est-ce donc qui a préparé la situation actuelle ? Il n’est point nécessaire de remonter à l’origine des choses, à cette question éternellement pendante entre les mérites de la monarchie et les mérites de la république. À vrai dire, la situation, telle qu’elle a été faite, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, a son origine immédiate dans deux ou trois circonstances dont la première a été au printemps dernier la démission précipitée que le président de l’assemblée, M. Jules Grévy, croyait devoir donner en présence d’une majorité qu’il considérait comme insuffisante. Que jusque-là rien n’eût été décidé quant au gouvernement définitif de la France, que la question demeurât réservée au pouvoir constituant de l’assemblée, que des crises pussent toujours se produire, on le sait de reste ; mais entre les fractions conservatrices il y avait aussi un accord toujours possible, accord récemment attesté par le vote de cette laborieuse loi des trente, en vertu de laquelle le gouvernement de M. Thiers avait pu présenter un ensemble de projets constitutionnels donnant sous le nom de république une certaine organisation à la France. C’est alors que M. Jules Grévy quittait brusquement la place de président de l’assemblée. Il cédait à un mouvement de dignité sans doute ; après avoir réuni presque l’unanimité des suffrages depuis le mois de février 1871, il se sentait blessé de n’avoir plus qu’une majorité diminuée, il pouvait croire son autorité affaiblie. Il n’est pas moins vrai qu’il donnait en quelque sorte le signal de la déroute, que la république représentée par lui perdait une place de sûreté dans l’état. Remarquez bien que ce n’était qu’après un second vote, de nouveau décliné par M. Grévy, que la majorité, n’hésitant plus, élevait à la présidence M. Buffet, qui allait représenter au fauteuil les opinions de la droite conservatrice. Ce n’est qu’au 24 mai qu’on a pu mesurer la véritable portée de ce premier incident.

Seconde circonstance bien autrement grave, et où ce n’est plus un républicain modéré qui est en jeu : des élections ont lieu à Paris et à Lyon. Le chef du gouvernement, M. Thiers lui-même, présente au choix des Parisiens son ministre des affaires étrangères, M. de Rémusat, qui vient de coopérer à la libération du territoire. Certes, s’il y eut jamais une occasion de ne pas disputer une victoire de scrutin à un gouvernement, c’est celle-là Les radicaux sont bien prévenus qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de s’abstenir, que par le succès de leur candidat ils vont porter le coup le plus meurtrier à la république ; c’était évident comme la lumière. N’importe, les radicaux veulent triompher, ils ne résistent pas à la tentation de faire défiler leur armée ; ceux qui sentent qu’ils vont commettre une faute suivent les têtes folles du parti, et M. Barodet est nommé de préférence à M. de Rémusat ! M. Ranc, à son tour, est nommé à Lyon ! Pour le coup, les radicaux. avaient triomphé, ils avaient ce qu’ils voulaient, et leur victoire était une défaite cruelle pour la seule république possible, la république modérée et conservatrice. Ce qui était bien facile à prévoir ne manquait pas d’arriver aussitôt. Le résultat des élections de Paris, de Lyon, de Marseille, était d’alarmer, de surexciter les instincts conservateurs, surtout dans l’assemblée, en même temps qu’il affaiblissait M. Thiers dans les luttes qu’il pouvait avoir à soutenir. Quelques jours après, les radicaux obtenaient leur dernier triomphe, ils avaient préparé la chute de M. Thiers, qui n’était que la conséquence de cette triste échauffourée électorale.

Ce n’était qu’un prétexte, a-t-on dit depuis et dit-on même encore aujourd’hui ; M. Thiers n’aurait pas pu résister aux hostilités dont il était menacé, et, s’il donnait sa démission, c’est qu’il ne pouvait faire autrement. On croit beaucoup trop aux partis-pris d’hostilité dans une masse parlementaire ; assurément la situation eût été bien autre, si M. Thiers avait pu se présenter devant l’assemblée avec le cortège d’un vote parisien favorable au gouvernement ; il ne se serait pas trouvé dans cette difficile position d’un pouvoir vaincu par le scrutin, placé entre ses ennemis intérieurs de l’assemblée et ses ennemis du dehors, qui venaient de lui infliger un mécompte presque personnel. L’élection de Paris était indubitablement une complication assez grave. M. Thiers cependant ne commettait-il pas, lui aussi, une faute en paraissant se méprendre sur le caractère de ce scrutin saugrenu, en allant d’un autre côté au-devant d’une défaite parlementaire qu’il aurait pu facilement éviter ? Qu’avait-il à faire pour sauvegarder et maintenir son ascendant ? Peu de chose probablement ; il n’avait qu’à rassurer les alarmes sincères, à désintéresser les sentimens conservateurs émus des hardiesses croissantes du radicalisme, à rester d’intelligence avec les fractions modérées de la majorité. C’était le rôle naturel d’un homme prudent et habile comme l’ancien président de la république. M. Thiers pouvait, sinon désarmer tous ses adversaires, dont quelques-uns étaient implacables, du moins enlever tout prétexte à une opposition conservatrice systématique, et rallier une armée suffisante pour continuer à gouverner. Il n’avait pas à risquer des batailles parlementaires où la dignité personnelle est souvent plus engagée qu’il ne faudrait ; il n’avait pas à se retirer, il n’avait qu’à rester, et on aurait certainement hésité à lui enlever par une sorte de coup d’état un pouvoir conféré par l’assemblée sans terme fixe, illustré depuis deux ans par d’éclatans services. Quoi qu’il en soit, la retraite volontaire de M. Thiers, s’accomplissant dans ces circonstances, ne faisait pas évidemment les affaires de la république, elle était comme le dernier mot d’une évolution poursuivie depuis quelques mois déjà précipitée par l’élection de Paris, par cette élection placée entre la démission du président de l’assemblée et la démission du chef du gouvernement.

Sans doute rien n’était changé dans les « institutions existantes, » comme on le disait. Le maréchal de Mac-Mahon allait exercer le pouvoir dans les conditions où M. Thiers lui-même l’avait exercé, et le lendemain du 24 mai le rétablissement d’une royauté n’était pas plus facile que la veille, puisqu’il y avait toujours deux monarchies, deux dynasties distinctes, représentant des principes, des intérêts différens. Ce n’était pas moins une situation absolument nouvelle, placée sous la garde du parti conservateur, maître désormais du gouvernement, et le jour où M. le comte de Paris, se rendant spontanément à Frohsdorf, allait mettre fin à des divisions de famille qui avaient été jusque-là du moins en apparence, le principal obstacle à une restauration de la royauté, il est clair que cette restauration ne devait plus rencontrer d’aussi insurmontables difficultés dans les conditions de la politique intérieure de la France.

C’est là ce qu’on pourrait appeler la génération de la crise actuelle. Elle est née, cette crise, d’une série de circonstances, — la démission de M. Grévy, l’élection de Paris, la retraite de M. Thiers, — qui ont été autant d’échecs pour la république, et de ce fait nouveau, — le voyage de M. le comte de Paris à Frohsdorf, — qui a ramené les esprits à cette idée de la possibilité d’une restauration de la monarchie par la réconciliation dynastique. Qu’on y prenne bien garde cependant : on n’avait pas fait beaucoup de chemin, on avait levé un obstacle, supprimé une difficulté, la monarchie était peut-être devenue un peu moins impossible par la fusion des dynasties ; la question se transportait seulement alors sur un autre terrain. Il ne s’agissait plus maintenant des droits et des affaires des princes ; il s’agissait de savoir ce que représentait cette monarchie désormais unique dont on préméditait la restauration, ce qu’elle prétendait être, comment on croyait pouvoir la rétablir, quel accueil elle allait rencontrer dans le pays, et c’est ici justement qu’on entre dans ce tourbillon où se croisent et se succèdent les malentendus, les méprises, les illusions. Bref, comme si la restauration d’une royauté exilée depuis longtemps n’était pas une entreprise assez difficile par elle-même, on l’a compliquée de tout ce que l’inexpérience, la maladresse, peuvent accumuler de gaucheries, de légèretés et de combinaisons vaines. Ah ! si l’on avait réussi, il aurait fallu, qu’on eût mille raisons de réussir au lieu d’avoir mille bonnes raisons d’échouer, il y a en politique des choses qui doivent se faire simplement, avec une netteté qui ne laisse place à aucune équivoque dangereuse. Qu’une restauration de monarchie parût désirable à une partie de l’assemblée et fût considérée comme possible, c’était une question à examiner. Une fois la résolution prise et le programme de cette transformation arrêté, il ne restait qu’une conduite à tenir ; il n’y avait plus qu’à charger dès le premier moment deux ou trois hommes sérieux, autorisés, de se rendre auprès de M. le comte de Chambord pour lui exposer la situation, les droits, les intérêts, les instincts de la France, les conditions précises dans lesquelles on croyait pouvoir offrir au pays cette reconstitution de la monarchie. Tout cela, on pouvait le faire dès le premier jour avec une respectueuse fermeté, comme on suit une négociation de diplomatie dont on n’est pas libre de changer les stipulations. Si M. le comte de Chambord avait entendu ce langage, rien n’était plus simple ; on communiquait aussitôt la vérité au pays, les membres de l’assemblée eux-mêmes étaient fixés sur ce qui devait être soumis à leurs délibérations ; on savait à quoi s’en tenir. Si M. le comte de Chambord croyait devoir décliner les propositions qu’on lui aurait faites, à quoi bon le laisser dans l’illusion en prolongeant et entretenant l’incertitude publique ? C’eût été, il nous semble, parfaitement digne du prince et du pays. On se serait entendu ou l’on ne se serait pas entendu, on se serait toujours respecté mutuellement.

Ce n’est point là ce qu’on a fait. Des négociations, il y en a eu bien sûr de toute sorte, il y en a même peut-être encore, quoiqu’elles semblent désormais assez inutiles ; mais où a-t-on vu jamais des négociations conduites de telle façon qu’il n’y ait que des secrets mal gardés et des vérités mal connues ? M. Chesnelong, accompagné de M. Lucien Brun, est parti récemment pour Salzbourg. Cette fois la question a été serrée de plus près. M. Chesnelong a eu plusieurs audiences de M. le comte de Chambord, il y a eu des entretiens prolongés et approfondis sur toute la situation. L’envoyé des royalistes de Versailles paraît être un diplomate plein de naïveté et d’onction qui a rempli sa mission fidèlement, mais en homme qui aurait été désolé d’offenser le « roi » ou même de le presser un peu, et qui n’a vu surtout dans les paroles du prince que ce qui flattait ses espérances, ce qui pouvait faciliter l’épineuse négociation dont il se trouvait chargé. M. Chesnelong était revenu de Salzbourg, les mains pleines de libertés et de promesses. Un moment, en écoutant son mandataire, le centre droit croyait avoir touché le but. Sur le drapeau, un arrangement ne semblait plus impossible, et dans tous les cas le drapeau national était maintenu, sous la réserve de transactions qui n’auraient de valeur que si elles étaient sanctionnées par le pouvoir législatif. Sur les garanties constitutionnelles, il n’y avait plus rien à obtenir, tout était acquis, tout était concédé ou reconnu. On se hâtait de rédiger le procès-verbal des paroles rapportées de Salzbourg et de l’adhésion chaleureuse de toutes les fractions de la droite ou du centre droit, plus que jamais unies dans le projet de restaurer la monarchie « nationale et constitutionnelle. » Il ne restait plus qu’à libeller le « bill des droits, » qu’on proposerait au vote de l’assemblée, et à la sanction du nouveau souverain « appelé » au trône. Il n’y avait plus ni charte octroyée ni charte subie, il y avait un contrat librement débattu, librement accepté.

Tout semblait marcher au mieux, et déjà on gourmandait ceux qui ne se hâtaient pas de se rallier à la restauration, désormais certaine, ceux qui ne voyaient pas dans le protocole du centre droit le symbole de l’avenir constitutionnel de la France. Oui, mais voici une petite difficulté : il se produisait bientôt un autre procès-verbal qui ne disait pas tout à fait les mêmes choses ou qui du moins atténuait le caractère et la portée des paroles de M. Chesnelong, qui définissait la situation d’une manière différente, qui soufflait sur les illusions du centre droit, — si bien qu’au bout de peu de jours on ne savait plus à quoi s’en tenir, on retombait dans toutes les ambiguïtés, et, après avoir envoyé M. Chesnelong pour s’éclairer, on éprouvait le besoin d’avoir un peu de lumière sur la mission même de M. Chesnelong. Qu’avait dit réellement M. le comte de Chambord ? Comment s’était exprimé le plénipotentiaire revenu de Salzbourg ? On n’était pas plus avancé, et les commentaires en se multipliant ne faisaient qu’épaissir les ténèbres.

Au fond, si on restait encore dans l’incertitude, c’est qu’on le voulait bien, c’est qu’on aimait à se faire illusion. À travers toutes les déclarations et les paroles de M. Chesnelong traduites dans des procès-verbaux différens, une chose apparaissait distinctement : on ne s’entendait pas, on ne s’était jamais entendu, on travaillait à une même œuvre avec des idées inconciliables. Assurément M. le comte de Chambord avait pu dire sans se compromettre qu’il comprenait le respect et l’attachement de l’armée française pour un drapeau teint de son sang ; mais cela ne signifiait pas qu’il fût disposé à saluer ce drapeau, ni qu’il cessât de vouloir abriter sous son drapeau à lui, sous le drapeau blanc, la monarchie restaurée. On ne s’entendait même pas sur le genre de transaction que le prince se proposait d’offrir au pays, ni sur la manière dont il prétendait réaliser cette transaction. Que M. le comte de Chambord n’ait fait au premier, abord aucune difficulté au sujet des libertés civiles et religieuses, de l’égalité des citoyens, de l’admissibilité de tous les Français aux emplois civils ou militaires, et que M. Chesnelong ait pu dire assez naïvement que sur ce point il avait enfoncé une porte ouverte, c’est bien heureux ; mais franchement est-ce tout ? On nous eût fait une belle concession en nous accordant qu’il n’y aurait plus de privilèges de caste ou de fonction, et que nous aurions pu tous être magistrats ou officiers ! Un programme limité à une énumération sommaire et vague de quelques libertés incontestables et incontestées devait paraître assez insuffisant, et rien n’indique, même dans les paroles de M. Chesnelong, que M. le comte de Chambord voulût accepter une « déclaration des droits » émanant de la souveraineté nationale représentée par l’assemblée, un acte constitutionnel sous la forme d’un contrat. Ce qu’il y a de plus évident au contraire, c’est qu’on voulait ajourner l’établissement des principales institutions organiques jusqu’après la restauration, jusqu’au moment où l’initiative royale pourrait s’exercer dans toute sa majesté et dans sa plénitude. En d’autres termes, il est évident que pour M. le comte de Chambord, comme pour les légitimistes purs, la première, l’unique question était le rétablissement de la royauté traditionnelle, la réintégration du droit monarchique indépendant et souverain. Cela fait, la royauté une fois rétablie, tout le reste n’avait plus qu’un caractère accessoire. Il ne s’agissait plus de discuter ; il fallait agir, il n’y avait plus qu’à rappeler le roi, dont l’esprit libéral était fait pour tout comprendre. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est l’idée immuable qui reparaît sans cesse dans toutes ces déclarations et ces négociations qui se succèdent depuis quelque temps, par lesquelles on cherche à se faire illusion.

Si on avait pu du reste garder quelques doutes, on n’en a plus aujourd’hui, on n’en peut plus avoir après cette lettre d’hier adressée à M. Chesnelong, et où M. le comte de Chambord se fait lui-même l’interprète de sa propre pensée, où il précise le sens des paroles qu’il a pu prononcer, qu’on a pu répéter en son nom. La situation apparaît maintenant telle qu’elle est, sans subterfuge et sans équivoque. On demandait la lumière, elle éclate d’une manière imprévue et décisive. On croyait peut-être que les derniers événemens avaient pu exercer leur influence sur l’esprit de M. le comte de Chambord et l’incliner à ce que nous appellerons des pensées plus modernes, à de plus libérales transactions. Voilà la réponse à toutes les interrogations qui se sont élevées depuis quelques jours au sujet des conversations du prince avec M. Chesnelong. M. le comte de Chambord ne veut pas qu’on s’y méprenne, il ne rétracte rien, il ne retranche rien de ses déclarations précédentes ; il se figure toujours qu’on lui demande le sacrifice de son honneur, un acte humiliant et intéressé de faiblesse qui pourrait l’amoindrir dans son autorité comme dans son prestige. Des conditions, il n’en veut pas subir, et il ne parle pas sans amertume de ces « prétentions de la veille, » qui lui donnent, dit-il, « la mesure des exigences du lendemain. » Le drapeau, il n’en parle pas, si ce n’est pour élever plus haut que jamais le drapeau de sa maison et de son enfance, le seul qu’il connaisse. Des garanties, il ne sait, pas ce que cela veut dire ; les garanties, elles sont tout entières dans son principe, dans sa loyauté, dans cette foi en lui-même qu’il avoue tout haut avec une sorte de candeur imperturbable et fière lorsqu’il dit : « Je suis le pilote nécessaire, le seul capable de conduire le navire au port, parce que j’ai mission et autorité pour cela !… » Avec cette idée de son rôle et de sa mission, M. le comte de Chambord ne peut comprendre nécessairement qu’on veuille traiter de pouvoir à pouvoir avec le droit antérieur et supérieur qu’il représente, et dans tous ceux qui vont auprès de lui il voit, non des mandataires de la souveraineté nationale ou d’une assemblée, mais des coopérateurs qui peuvent s’associer à son œuvre. Après ces explications, qui ne sont pas sans doute celles qu’attendaient les hommes engagés dans l’aventureuse entreprise d’une restauration monarchique, on pourrait peut-être répéter ce que disait un jour le vieux duc de Broglie : « Est-ce clair ? »

On ne peut certes tenir un langage plus haut et plus fier. Si M. le comte de Chambord, fatigué de malentendus et d’obsessions, a voulu en finir, rien de mieux, il a réussi. On peut dire seulement qu’il laisse entrevoir une préoccupation bien étrange, qu’il se fait une idée singulière de la royauté telle qu’elle peut être dans notre temps. Ce n’est pas la première fois que M. le comte de Chambord, dans ses lettres ou dans ses manifestes, parle de sa dignité, des sacrifices d’honneur qu’on lui demande, auxquels ils ne peut consentir. Il se trompe évidemment, personne n’a pu et n’a dû lui demander d’oublier son honneur, et puisqu’il évoque le nom d’Henri IV, en ajoutant qu’il n’y aurait pas eu un imprudent assez osé pour proposer à son aïeul de renier l’étendard d’Ivry, il ne se souvient pas que le brave Béarnais, le plus Français de tous les rois, consentait à bien autre chose, à un changement de religion, qu’il ne se croyait pas déshonoré parce qu’il assemblait docteurs et prélats pour se faire instruire, et parce qu’il se montrait même un catéchumène assez docile. Henri IV accomplissait gaîment et spirituellement ce qu’il appelait le « saut périlleux, » et à qui faisait-il ce sacrifice, plus sérieux que l’expression dont il se servait ? Tout simplement à la France, et, parce que c’était l’intérêt de la France, il trouvait « tout aisé et honorable. » C’est là en effet toute la question. M. le comte de Chambord se montre jaloux de son honneur, il en parle sans cesse, et c’est assurément la plus noble préoccupation ; mais l’honneur du pays n’est-il donc rien ? Ne lui doit-on pas des ménagemens, et même, s’il le faut, quelques sacrifices ? Est-ce qu’un prince s’abaisse et s’avilit parce qu’il adopte le drapeau sous lequel nos armées ont été heureuses ou malheureuses, mais toujours dévouées à la France, parce qu’il s’associe aux idées, aux instincts, aux préférences, de tout un pays, parce qu’il accepte les conditions d’existence publique auxquelles une nation est accoutumée ? M. le comte de Chambord se révolte à cette seule pensée, qu’on aurait voulu faire de lui « le roi légitime de la révolution. » Que pourrait-il donc être dans tous les cas, si ce n’est le « roi légitime » d’une société transformée par une révolution ? Est-ce qu’il est possible d’abroger les événemens, le passé, les mœurs et les intérêts nouveaux, mille choses irrévocables ? Il y a plus de soixante-quinze ans, dans un moment où l’on parlait d’une restauration possible pour la France, Portalis l’ancien écrivait sagement à Mallet du Pan : « La fierté des rois peut répugner à se trouver sous la dépendance de certains hommes, mais leur sagesse les invite à ne pas méconnaître la dépendance des choses, dépendance à laquelle aucune puissance humaine ne peut se soustraire… L’art de gouverner est subordonné aux changemens qui arrivent chez un peuple et à la situation dans laquelle il se trouve. » Et à cette époque aussi il y avait autour du roi Louis XVIII exilé des hommes qui ne voulaient pas qu’on demandât au prince des « engagemens explicites, » qui prétendaient qu’on avait une garantie suffisante dans « le caractère sage du roi, » dans et son expérience, ses lumières, son éloignement pour tout arbitraire, sa connaissance de l’état des esprits. » Vingt ans après, Louis XVIII ne dédaignait pas d’en venir à ces « engagemens explicites » qu’on lui demandait. Soixante ans de plus sont passés, et ces « engagemens explicites » sont de trop, ils sont déclarés contraires à l’honneur du prince ! Tout ce qu’on a désormais à offrir, c’est le « principe » du roi, c’est le caractère du roi ! Le temps, à ce qu’il paraît, marche pour tout le monde, excepté pour les princes, à qui il n’apporte ni lumières ni enseignemens.

Disons le mot de cette situation étrange que nous traversons, où se heurtent tant d’idées et de passions contraires, où les impossibilités dépassent ou découragent toutes les bonnes volontés. La vérité est qu’entre la royauté telle que M. le comte de Chambord n’a cessé de la comprendre et la seule monarchie qui eût été encore possible en France il y a un abîme. Ce que le pays croit, le prince ne le croit pas. Le seul drapeau qui apparaisse à la nation comme le symbole de ses gloires et de ses malheurs est renié par le représentant de la royauté traditionnelle. Pour M. le comte de Chambord, la monarchie est une institution détroit antérieur et indépendant ; pour la France, l’unique monarchie admissible est celle qui émane de la souveraineté nationale, qui repose sur des garanties inviolables, où la royauté apparaît comme la régulatrice des mouvemens libres du pays. En un mot, de toute façon et sous toutes les formes, l’incompatibilité est absolue, inconciliable. Elle éclate à coup sûr en traits saisissans dans cette lettre d’hier, où M. le comte de Chambord se révèle tout entier, par laquelle il a voulu tout simplement peut-être se dégager d’une entreprise sans issue ; mais, il ne faut pas s’y méprendre, l’incompatibilité était tout aussi réelle avant la lettre, puisqu’elle était dans les pensées ; elle se laissait voir dans toutes ces ambiguïtés et ces équivoques de négociations vaines, et même, avant la dernière communication de M. le comte de Chambord, la restauration de la monarchie, telle qu’elle se présentait, n’était ni utile ni désirable par cette raison bien simple, qu’elle ne pouvait donner ce qu’on espérait d’elle. Quel était en effet le seul avantage possible de la monarchie au moment présent ? C’était d’assurer au pays des garanties de paix, de sécurité, de stabilité, et avec la paix intérieure, avec la stabilité, les moyens de refaire sa situation dans le monde. Qui ne voit au contraire que cette royauté qu’on nous offrait, qu’on travaillait à rétablir, ne pouvait donner à la France qu’une sorte de guerre civile latente, une lutte organisée, un état permanent d’incertitude et de méfiance ? Dès le lendemain, on se serait trouvé en face de cette résistance frondeuse ou irritée de toute une nation. La lettre à M. Chesnelong nous a rendu peut-être ce dernier service de nous arrêter au seuil d’une expérience dangereuse, de nous épargner une épreuve qui aurait pu nous conduire à d’autres épreuves. Assurément pour nous, pas plus que pour tous les esprits réfléchis, le sort de la France ne dépend d’une forme politique. Ce pays, qu’on a dit si souvent perdu et qui a toujours fini par triompher des plus violentes extrémités, ce pays saura bien retrouver le chemin où il pourra renouer le fil de ses destinées. Admettons cependant ce qu’on dit quelquefois que la monarchie était au moment présent pour la France le moyen le plus efficace de se réorganiser : qui donc serait responsable de l’échec des dernières tentatives ? M. le comte de Chambord seul évidemment aurait assumé cette responsabilité en refusant au pays la seule royauté désormais compatible avec ses instincts et avec ses intérêts. Voilà la vérité et, si nous l’osons dire, la moralité de cette crise ouverte depuis deux mois.

Qu’on réfléchisse bien maintenant sur la situation faite par ces derniers événemens à la France, à l’assemblée, aux fractions parlementaires qui ont pu travailler sincèrement à la restauration de la monarchie parce qu’elles croyaient y trouver une garantie protectrice et salutaire. Il n’y a plus évidemment la moindre illusion à conserver. Qu’il y ait encore après cela quelques fidèles obstinés dans leur dévouaient à la royauté telle que M. le comte de Chambord vient de la faire apparaître, c’est possible, le nombre dans tous les cas ne peut qu’être fort restreint, et on ne voit pas même comment une proposition sérieuse pourrait être faite. Il reste désormais une question de conduite pour toutes ces fractions modérées, à la fois conservatrices et libérales de l’assemblée, qu’une circonstance a pu mettre momentanément en antagonisme, que le sentiment d’une nécessité supérieure doit rapprocher, et l’essentiel est surtout que dans une situation déjà bien assez grave, bien assez difficile, on ne se laisse pas aller à des récriminations, à des inspirations de colère, à l’amertume des déceptions d’une part, à des impatiences de victoire d’un autre côté. La première condition est de ne pas perdre son sang-froid devant des complications qu’un peu de prudence et de décision doit facilement dénouer.

Il y a deux dangers dont il faut se garder. Que les esprits violens et absolus, disposés à profiter de tout, se hâtent de saisir cette occasion pour réclamer la dissolution de l’assemblée, ils sont dans leur rôle. L’assemblée, quant à elle, doit rester à son poste, elle ne peut à ce point se manquer à elle-même, manquer au pays dans un tel moment. Ce serait une véritable abdication, une sorte de faillite de la puissance parlementaire. Ce serait tout simplement dire au pays : Vous nous avez nommés pour exercer votre souveraineté, pour réparer les désastres de la guerre et pour vous donner une organisation publique, si nous le pouvions. Nous ne pouvons plus rien, c’est à vous de vous tirer d’affaire comme vous le pourrez ! — Franchement, peut-on admettre qu’une assemblée avoue ainsi son impuissance, presque son indignité devant une nation ? Ce serait l’acte le plus meurtrier pour le régime parlementaire, qui resterait frappé sur le coup d’un discrédit peut-être irrémédiable ; mais alors que peut-on faire ? Il n’y a plus en vérité à poursuivre des combinaisons merveilleuses. On vient d’échouer dans une tentative de restauration monarchique ; on ne veut pas sans doute livrer la république à ceux qui s’appellent les vrais républicains, aux radicaux, qui nous rouvriraient au milieu d’agitations nouvelles un chemin vers l’empire. Dès lors la question se simplifie et se dégage tout naturellement des circonstances. Il n’y a plus qu’à revenir à une politique dont on n’aurait pas dû se détourner, qui a son programme dans ces lois constitutionnelles que M. Thiers présentait, il y a six mois, et qui restent à l’ordre du jour des plus prochaines délibérations de l’assemblée. Ces lois, si l’on s’en souvient, créent une seconde chambre, réforment le régime électoral et organisent le pouvoir exécutif. Que toutes les opinions sensées et modérées de l’assemblée, que le centre droit et le centre gauche, rapprochés par le patriotisme, se mettent à l’œuvre et préparent ces lois en leur donnant le caractère conservateur qu’elles doivent avoir, en préservant le suffrage universel de ses entraînemens, en constituant un vrai et sérieux gouvernement. Avec cela, si on le veut, si on ne s’abandonne pas, on peut vivre, garantir la sécurité du lendemain, et la France peut encore une fois de plus échapper à toutes les extrémités dont on la menace ; elle peut librement déployer son activité féconde sans avoir besoin de ceux qui prétendent la sauver malgré elle, comme aussi sans craindre ceux qui la perdraient plus sûrement encore malgré elle.

CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.

Histoire de l’ambulance américaine établie à Paris pendant le siége de 1870-71, ses méthodes et ses travaux, par M. Thomas W. Evans. Londres 1873.

Ce beau livre, qui sort des presses de Chiswick, est le premier volume d’un ouvrage qui a pour titre les Associations sanitaires pendant la guerre de 1870-71. Il renferme six chapitres : l’établissement du comité sanitaire américain et international de Paris, et l’histoire de l’ambulance américaine, — les hôpitaux des armées, — les tentes et les tentes-baraques, — l’organisation spéciale de l’ambulance américaine, — l’histoire de l’ambulance américaine au point de vue chirurgical, — l’histoire de l’ambulance au point de vue médical. Les deux chapitres sur les hôpitaux, les tentes et les tentes-baraques, dus au docteur Crane, sont de véritables mémoires historiques ; ils renferment les renseignemens les plus précis, avec l’indication de toutes les sources où l’auteur a puisé, sur le matériel et sur l’organisation du service hospitalier en temps de guerre, depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, et dans tous les pays. Même sans remonter aux âges lointains, on trouvera dans ces chapitres les tableaux les plus lamentables. En temps de paix, on écoute la voix de l’humanité, on prépare mille moyens pour diminuer les souffrances des victimes de la guerre future ; mais une fois les hommes aux prises, quand les instincts sauvages qui dorment dans les cœurs ont repris tout leur empire, les droits sacrés des blessés sont trop souvent oubliés. J’ai entendu raconter par un témoin oculaire que, pendant la campagne de Russie, un intendant parlait à un officier de l’état-major de Napoléon de blessés à enlever. « Les blessés, reprit l’officier avec impatience, l’empereur en a fait le sacrifice ! » Les mémoires de chirurgie militaire de Larrey sont remplis des détails les plus navrans ; six jours après la bataille d’Eylau, on n’avait pas encore pu lever le premier bandage des blessés transportés à Thorn ; Larrey les peint pleurant, gémissant, implorant la mort.

Un décret du 24 thermidor an VIII avait organisé : 1o les ambulances volantes, où les blessés devaient être portés du champ de bataille ; 2o les dépôts d’ambulances, sortes de quartiers-généraux des ambulances volantes, placés derrière le centre de l’armée ; 3o les hôpitaux sédentaires, où l’on devait verser le plus promptement possible les blessés transportables. Cette organisation, excellente en théorie, n’a jamais en pratique pu recevoir une application parfaite. La guerre transporte souvent les combattans trop loin de bons hôpitaux permanens. Dans la campagne de Crimée, les difficultés surgirent de toutes parts, le docteur Chenu les a fait ressortir dans un livre excellent : de la Mortalité dans l’armée et des moyens d’économiser la vie humaine. Même dans les plaines populeuses de la Haute-Italie, la rapidité des mouvemens de l’armée française a plus d’une fois jeté une vraie déroute dans les services administratifs et dans le service hospitalier en particulier. L’art de conserver les armées, aussi important, suivant un mot du maréchal Bugeaud, que celui de gagner des batailles, n’a pas encore trouvé de règles bien fixes ; de tous côtés, on les cherche. Le docteur Léon Le Fort a publié un volume sur la Chirurgie militaire et les Sociétés de services en France et à l’étranger que consulteront avec beaucoup de fruit tous ceux qui voudraient diminuer les horreurs de la guerre.

La correspondance des chirurgiens et des agens anglais qui ont suivi nos armées pendant la dernière campagne, semée malheureusement dans une foule de journaux périodiques, nous a plus d’une fois serré le cœur pendant ces mois lamentables dont les dates s’appellent Wœrth, Sedan, Gravelotte, Coulmiers. Un agent anglais écrit de Sedan, le 5 septembre : « Ici même, à quelques pas du champ de bataille, dans l’hôpital, nous manquons de tout ; ce qu’il nous faut, ce sont des tentes et des lits. » Un autre écrit d’Arlon, le 6 septembre : « L’état des choses est pitoyable : non-seulement il y a une masse de blessés qui n’ont pas de lit, mais ils manquent d’une nourriture convenable ; la dyssenterie, la diarrhée, la fièvre, font leurs ravages. » Un autre dit : « Les villages de Rémilly et de Donzy sont bourrés de blessés ; un seul château près du dernier village en a 500. Il est triste de penser à ces centaines d’hommes qui, avec un peu de soins, pourraient être sauvés. » Faut-il parler des combattans et des blessés de l’armée de la Loire ? Qu’on lise seulement le rapport au ministre de M. Gallard et le compte-rendu des opérations de la société anglaise de secours attachée à cette armée improvisée, qui, au prix de mille souffrances, eut pourtant l’honneur d’arracher à Coulmiers une victoire à la fortune impitoyable.

Qu’on critique aujourd’hui à l’aise la convention de Genève, qu’on dénonce les abus de tout genre que la croix rouge a protégés, qu’on fasse même le procès à cette philanthropie internationale qui sème ses bienfaits sur deux camps rivaux, et semble ne servir ainsi qu’à entretenir la lutte : c’est surtout aux vaincus de se montrer reconnaissans pour les hommes véritablement généreux qui ont cherché à suppléer dans une faible mesure à l’insuffisance du service hospitalier. M. Léon Le Fort condamne d’une manière absolue toutes les sociétés de secours volontaires et libres : il veut, et il nous semble qu’il a raison, que rien ne soit laissé au hasard, que le service hospitalier soit une partie intégrante de l’armée, comme l’intendance. Cette nécessité ressort d’ailleurs aujourd’hui de l’encadrement de toute la population valide dans les rangs de l’armée active et de l’armée auxiliaire.

L’écueil des sociétés libres, c’est leur indiscipline, c’est aussi, si je puis me servir de ce mot, un certain dilettantisme qui use de grandes ressources sur quelques points et qui ne peut être mis en pratique dans tous les rangs des immenses armées modernes. Leur utilité a été surtout de fournir des modèles nouveaux, de mettre en pratique d’heureuses méthodes ; à ce point de vue, il n’y en a peut-être pas eu qui ait été supérieure à l’ambulance américaine.

Les Américains, pendant la guerre de la sécession, ont porté tout particulièrement leur attention sur la ventilation des hôpitaux ; ayant presque tout à improviser, ils se trouvaient naturellement conduits à construire beaucoup d’hôpitaux temporaires. On s’aperçut bientôt que, dans de certaines conditions, ces hôpitaux, tentes ou baraques étaient tout ce qu’il y a de plus salubre. La transportation forcée des blessés à de grands hôpitaux permanens lointains est non-seulement très coûteuse mais elle contribue beaucoup à augmenter la mortalité dans les armées. Au début de la dernière guerre, la société sanitaire américaine, présidée par M. Evans, s’inspira des exemples donnés aux États-Unis et résolut de construire des hôpitaux-tentes, qui serviraient en quelque sorte de modèle pour l’avenir. L’expérience fut faite à Paris sur les terrains de l’avenue de l’Impératrice. L’ambulance, qui n’avait été faite que pour 40 lits, fut élargie par degrés et en renfermait à la fin 150. Si les tentes furent fixées et restèrent six mois au même endroit, c’est parce que l’investissement de Paris ne fut pas interrompu. Si le siége avait été levé, si l’armée française avait pu sortir de Paris, l’ambulance américaine aurait pu la suivre. Elle resta sédentaire, mais c’était essentiellement une ambulance de campagne, mobile et capable de tenir une place intermédiaire entre les ambulances volantes et les hôpitaux sédentaires. Les Allemands, depuis la guerre de 1866, ont substitué le principe de la dissémination des blessés à celui de leur concentration. Les tentes-hôpitaux se prêtent à une dissémination en quelque sorte indéfinie, et le traitement des blessés à l’air libre, sous la tente, a aujourd’hui fait ses preuves. Il faut lire dans l’ouvrage même tous les détails relatifs à l’installation et à la construction, au chauffage, à l’éclairage, à la ventilation des tentes américaines ; 247 blessés y reçurent les soins les plus intelligens pendant la durée du siége, et sur ce nombre 40 seulement ne purent être arrachés à la mort. Nous ne voudrions pas blesser la modestie de M. Evans en révélant avec quelle générosité il a travaillé, pour sa part, à adoucir les maux qui ont fondu sur son pays d’adoption ; mais on peut le remercier du moins d’avoir rendu un grand service à la science en publiant son livre sur les ambulances, dont il faut recommander la lecture à tous ceux qui ont quelque rôle à jouer dans la réforme et dans l’organisation des services hospitaliers dans nos armées.

A. Laugel.