Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1873

Chronique n° 998
14 novembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1873.

Qui donc nous délivrera des obscurités et des fantômes, des équivoques, des malentendus et des sous-entendus ? D’où viendra donc l’inspiration de bon sens et de patriotisme capable de vaincre, de mettre en fuite ce malfaisant génie des divisions et des confusions énervantes qui s’acharne sur nous ? On s’était dit un instant qu’après un interrègne parlementaire plein de troubles et de stériles agitations l’assemblée nationale rentrant à Versailles allait du moins tout éclaircir et tout simplifier par la netteté décisive de ses résolutions ; on s’était fait cette illusion qu’au grand jour des débats publics toutes les ombres s’évanouiraient, qu’il ne resterait plus que le sentiment des intérêts supérieurs de la France, et que, sous la pression même de ce sentiment souverain, les questions les plus graves trouveraient une solution naturelle, suffisamment rassurante.

C’est une fatalité, la France n’est vraiment pas heureuse. L’assemblée est revenue à Versailles, depuis dix jours elle a repris ses séances, et tout ce qui en est résulté jusqu’ici a été une aggravation de toutes les incertitudes, une lésion nouvelle des choses. Ce ne sont que dépits, irritations, méfiances, propositions et contre-propositions, tactiques et combinaisons de guerre plus ou moins savantes, habiletés douteuses s’agitant dans la confusion des partis. Sérieusement, allons-nous vivre longtemps dans cette atmosphère où tout se rapetisse et s’énerve, où l’esprit public finit par s’égarer et s’abêtir, où les intérêts de toute sorte languissent, comme on l’a dit fort justement, et où l’on semble oublier qu’il y a là une nation qui souffre, qui attend, qui demande non sans une impatience croissante quel lendemain on veut lui faire. Le lendemain viendra sans doute ; une nation ne disparaît pas ainsi dans une crise, parce que des partis impitoyables et aveugles se laissent entraîner à des luttes mesquines. Croit-on cependant qu’un pays comme la France puisse se résigner indéfiniment sans murmure, sans avoir le droit de se plaindre, à ces spectacles de versatilité et d’impuissance qu’on lui offre ? Pense-t-on qu’il puisse accepter d’en être réduit à se demander chaque matin quel régime il aura le soir, si les grands politiques de la droite, ont envoyé de nouveaux émissaires à Frohsdorf, s’il y a des négociations entre le centre droit et le centre gauche, où est la majorité sur laquelle peut s’appuyer un ministère, quel coup de théâtre vont produire les bonapartistes en se déplaçant, en portant leurs voix au gouvernement ou à l’opposition ? C’est l’assemblée qui s’expose à se ruiner elle-même dans l’estime publique par cette dilapidation de son crédit et de ses forces.

Il y a malheureusement un autre résultat sensible, palpable, et qui n’est pas moins grave. Jusqu’ici le pays, élevant son courage au niveau de ses épreuves, a travaillé sans s’émouvoir des luttes politiques, il s’est remis à l’œuvre avec une énergie patiente et résignée, sentant bien qu’il n’avait pas le temps de se détourner de sa tâche, s’il voulait porter jusqu’au bout le fardeau que lui ont légué ses malheurs. Il a suffi à tout, acceptant les plus lourds sacrifices. Il a tout donné pour sa rançon, pour la réparation de ses désastres, pour son armée, et ce n’est point fini. Qu’on interroge M. le ministre des finances : M. Magne a besoin de plus de 160 millions d’impôts nouveaux pour mettre l’équilibre dans son budget. Le pays ne s’est refusé à rien, il ne se refuse à rien, pourvu qu’on lui laisse tout au moins les moyens de faire face aux charges qu’on lui impose. Aujourd’hui cependant, il n’y a plus à s’y méprendre, le travail à son tour souffre sérieusement de ces incertitudes qu’on entretient, qu’on prolonge plus qu’il ne faudrait, et comment payer des impôts si toutes les affaires sont en suspens, si les usines se dépeuplent, si le commerce est paralysé ? Le travail sous toutes ses formes, c’est la vie pour la France, et pour le travail, la sécurité, la paix intérieure, sont les conditions premières. Voilà la grande et sérieuse question qui domine toutes les autres. Il est de toute évidence qu’il faut sortir de là qu’il faut en finir avec toutes ces ambiguïtés amassées autour de nous, et si on n’en a pas déjà fini, c’est que malheureusement on aborde ces problèmes avec toute sorte de calculs, de subtilités ou de regrets, au lieu d’aller droit à la situation qui nous est faite et de chercher dans cette situation même les élémens des seules solutions possibles.

Dix jours se sont écoulés déjà depuis que l’assemblée est réunie. La session nouvelle a été inaugurée par la lecture d’un message de M. le président de la république. Aussitôt une proposition a été faite pour la prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon. L’urgence, réclamée par l’un des auteurs de la motion, M. de Goulard, et appuyée par le gouvernement, a été déclarée sur l’heure, non cependant sans une vive contestation ; le fait est que l’urgence a été votée, mais à une faible majorité de 14 voix, qui rappelait celle du 24 mai, et une commission de quinze membres a été nommée pour examiner la proposition qui venait de se produire. En apparence, ce sont là les incidens assez simples, nullement extraordinaires, d’un commencement de session qui était indiqué d’avance comme devant être le rendez-vous de tous les partis, de toutes les opinions. Au fond, il n’y a point à s’y tromper, l’incohérence est partout, c’est la netteté qui a manqué ; elle n’est pas beaucoup plus dans l’attitude du gouvernement que dans l’opposition, et si elle n’est pas à gauche, elle est certes encore moins à droite. Pour parler en toute franchise, une question qui aurait dû être présentée simplement, largement, sans subterfuge et sans arrière-pensée, qui aurait dû être traitée et résolue dans un sentiment de conciliation, sous l’unique inspiration de l’intérêt public, cette question a eu la mauvaise chance d’être mal présentée, mal engagée, de se trouver réduite dès le premier moment aux proportions secondaires d’une combinaison de parti. Au lieu de simplifier le problème, on l’a compliqué en y ajoutant des apparences d’équivoque, en faisant de ce qui aurait dû servir à l’apaisement public une occasion de conflit, en mettant brusquement aux prises des préventions, des passions déjà fort en éveil. C’est là le malheur, il est venu surtout de ce que cette question de la prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon a trop ressemblé du premier coup à une revanche intéressée d’une déception récente, à un moyen indirect de chercher une victoire dans un mécompte cuisant qu’on avait de la peine à dissimuler.

Il faut aller au fond des choses et se rendre compte de la situation telle qu’elle apparaissait il y a quelques jours, telle qu’elle est encore. Dans quelles conditions se réunissait l’assemblée ? Une grande tentative venait d’être faite pour le rétablissement de la monarchie ; elle avait été même conduite assez loin pour que les optimistes n’eussent plus aucun doute sur le succès, et pendant quelques jours se déroulait ce spectacle assez étrange d’hommes sérieux ayant des ambassadeurs auprès de M. le comte de Chambord, recevant ou interprétant la parole du prince, préparant des actes constitutionnels, « pointant » les noms des députés fidèles ou hésitans, chiffrant la majorité probable qui se rallierait à la restauration prochaine. On s’était si bien laissé fasciner par cette pensée, qu’on faisait tout ce qu’on pouvait pour rendre impossible ce qui ne serait pas la monarchie, en coupant toute retraite aux indécis, en répétant partout avec affectation qu’il n’y avait pas d’autre alternative que d’appeler le roi ou de périr, que le maréchal de Mac-Mahon était désormais décidé à ne plus garder le pouvoir. Ce n’était qu’une tactique sans doute pour aiguillonner les irrésolus ; mais la tactique était assurément des plus dangereuses, et en outre elle ressemblait un peu à un enfantillage. On vivait dans ces illusions, qu’on croyait transformer d’un jour à l’autre en réalités, lorsque tout à coup, aux derniers jours d’octobre, M. le comte de Chambord, par sa lettre à M. Chesnelong, venait souffler sur ce rêve monarchique en se montrant une fois de plus dans son inflexibilité, en se chargeant lui-même de préciser sa propre pensée, en désavouant toute intention d’adopter le drapeau national ou de souscrire à des pactes constitutionnels. C’était le roi avec son dogme, avec son drapeau, rien de plus, rien de moins. Que M. le comte de Chambord, après avoir laissé entrevoir au premier moment des dispositions plus conciliantes, reculât maintenant devant des concessions dont il se sentait froissé, qu’il eût au fond peu de goût à ceindre une couronne qui fut pour plus d’un de ses aïeux une couronne d’épines, ou bien qu’il voulût tout simplement rétablir l’intégrité d’une pensée mal comprise, mal interprétée, la situation était la même ; plus que jamais l’incompatibilité éclatait entre le représentant de la royauté traditionnelle et le pays, tous les ombrages, tous les doutes de l’instinct national et libéral se trouvaient ainsi justifiés. Assurément cette manifestation nouvelle de M. le comte de Chambord n’était pas faite pour refroidir le zèle des légitimistes purs, qui se montraient plutôt étonnés et affligés des concessions attribuées pendant quelques jours au prince. Ni M. de Franclieu, qui espère toujours le retour de la France à la royauté, ni M. de Belcastel, qui attend la « démonstration des miracles, » n’étaient hommes à se laisser décourager et atteindre dans leur fidélité au « roi. » Pour les constitutionnels, pour le centre droit, c’était autre chose. Toutes les combinaisons fondées sur cette espérance d’une restauration libérale, parlementaire, avec un souverain légitime au sommet, s’écroulaient brusquement, et, par une fatalité de plus, depuis l’entrevue du 5 août, depuis la réconciliation dynastique, la royauté constitutionnelle n’avait plus même de représentant distinct avoué. Évidemment la déception était cruelle. Au moment où l’on croyait toucher le but, lorsqu’on avait déjà préparé le projet de décret rétablissant la royauté, on voyait tout manquer. La monarchie était impossible, on le sentait ; on ne pouvait pas même s’arrêter à l’idée de mettre la question en délibération, tant le résultat semblait désormais infaillible.

Que faire alors ? A vrai dire, rien n’était peut-être plus simple, si on l’avait voulu, si on avait envisagé les choses avec quelque sang-froid, si on avait consenti, puisqu’on n’avait pu réaliser ce qu’on voulait, à faire ce qu’on pouvait. On venait de passer deux mois à démontrer qu’il fallait en finir avec un régime précaire sous lequel la France périssait, on avait voulu restaurer la monarchie, et la monarchie était devenue impossible. D’un autre côté, on ne voulait pas livrer le pays au radicalisme envahissant, et on ne pouvait pas non plus laisser, la France en quelque sorte dans le vide, avec un provisoire qu’on s’était évertué à discréditer. Dés lors la conséquence était claire ; les élémens d’une solution se présentaient d’eux-mêmes. On avait sous la main des lois constitutionnelles toutes prêtes déposées par le gouvernement de M. Thiers ; il suffisait de s’emparer de ces lois, de les mettre à l’ordre du jour pour créer un régime organique reconnu nécessaire, et comme à défaut d’une monarchie, désormais impossible, on se rattachait maintenant à l’idée d’une prolongation des pouvoirs du président de la république, on n’avait qu’à charger la commission constitutionnelle de détacher d’urgence de ces lois la partie qui organisait le pouvoir exécutif, qui aurait fixé la prorogation en faveur de M. le maréchal de Mac-Mahon. C’était la combinaison la plus naturelle, la plus simple. Dans ces conditions franchement acceptées, sérieusement définies, rien n’empêchait qu’il n’y eût une certaine intelligence entre le gouvernement et une portion assez considérable de l’assemblée en dehors même de ce qui s’appelle la majorité. C’était trop simple, à ce qu’il paraît, et au lieu de cela on a fait deux choses : on a fait le message, et la proposition à laquelle M. le général Changarnier a donné le vieux nom d’un soldat qui a été certainement un meilleur tacticien sur les champs de bataille que dans la politique, qui aurait toute sorte de droits d’être étonné de se voir transformé en législateur constitutionnel.

Quant au message, il y a, si l’on peut ainsi parler, deux questions, la question de gouvernement et la question ministérielle. Nous ne prétendons pas qu’elles soient absolument distinctes ; il est seulement à craindre que dans une confusion peut-être inévitable l’une ne compromette l’autre, que le ministère ne s’abrite un peu trop sous M. le président de la république. Sans nul doute, lorsqu’après les tentatives, les agitations et les événemens de ces derniers mois M. le maréchal de Mac-Mahon croit devoir demander à l’assemblée nationale de donner au gouvernement plus de stabilité et d’autorité, il est dans son rôle et dans son droit ; il s’exprime en chef moins préoccupé de lui-même que de l’intérêt public. Lorsqu’à ces considérations de politique supérieure il mêle la mention de mesures législatives d’un autre ordre, d’une loi sur la presse qui pourrait être faite, d’une loi sur la nomination des maires, c’est la question ministérielle qui apparaît et qui vient compliquer d’une façon, pour le moment assez inutile, la question de gouvernement, en confondant ce qui ne doit pas être confondu, en paraissant imprimer d’avance un caractère de parti aux transformations qui se préparent. Le ministère deviendra ce qu’il pourra ; il est difficile dans tous les cas qu’il reste ce qu’il est, et qu’après avoir été plus ou moins mêlé à ces préliminaires de monarchie, qui n’ont été que des préliminaires, il ne sente pas la nécessité de laisser la place libre à des combinaisons nouvelles plus conformes aux circonstances. Le malheur du ministère et ce qui le rend sans doute impossible dans un avenir prochain, c’est qu’il a manqué d’initiative à l’heure voulue, c’est qu’il n’a pas su ou il n’a pas pu prendre son parti, placer la question sur son vrai terrain en se plaçant lui-même sur le seul terrain possible. Il a hésité, il a tourné, il a fait de la tactique, et il n’a plus qu’à se préparer à une retraite définitive ou à une métamorphose complète, désormais inévitable. Quant à la proposition à laquelle M. le général Changarnier a donné son nom et qui n’a été bien clairement qu’une réponse concertée au message, elle reste l’expression presque naïve non pas vraiment d’une politique, mais des velléités, des regrets, des contradictions d’esprit, des incertitudes de cette fraction de l’assemblée qui après avoir travaillé à la monarchie éprouve quelque peine à savoir ce qu’elle veut, à mettre une certaine netteté dans ses combinaisons nouvelles.

La proposition de M. le général Changarnier a deux traits caractéristiques. Au premier moment, elle affectait de supprimer le mot de république, elle semblait même vouloir transformer le titre sous lequel M. le maréchal de Mac-Mahon a exercé jusqu’ici le gouvernement, pour ne lui laisser que le titre de chef du pouvoir exécutif, et de plus, sans ajourner indéfiniment les lois constitutionnelles, elle tendait à rendre la prorogation indépendante de ces lois. En d’autres termes, elle veut constituer et elle ne veut pas constituer. Elle évite le nom de la république et elle crée un pouvoir à qui, toute réflexion faite, elle veut bien rendre par grâce son nom, dont elle fixe la durée à dix années, sans déterminer ses droits, ses prérogatives, ses attributions. On ne le dissimule guère du reste, ce n’est ni la république ni la monarchie, ni la dictature, ni un pouvoir de délégation parlementaire tel qu’il a existé jusqu’ici ; mais alors qu’est-ce donc ? que veut-on faire ? Disons le vrai : ce qu’on veut créer, c’est le vague, un vague commode et facile, qui ne décide rien, qui se prête à toutes les éventualités, à toutes les combinaisons. Ainsi on n’a cessé depuis trois mois de réclamer un régime définitif pour la France, de rendre sensibles les dangers d’un provisoire insupportable, mortel pour tous les intérêts, et aujourd’hui tout ce qu’on trouve de mieux à proposer, c’est un provisoire prolongé indéfiniment, résumé, il est vrai, dans un nom respecté, mais qui reste dénué de toute sanction précise, qui laisse la porte ouverte à toutes les tentatives, à toutes les agitations. C’est l’incertitude en permanence décrétée avec préméditation, avec l’espérance d’en profiter au premier moment venu, et dans ce provisoire indéfini quel est ce pouvoir qu’on élève ? quel est son caractère ? quelles sont ses conditions d’existence ? où sont les garanties et les limites de son autorité ? Au fond, il y a une pensée secrète qu’il n’est peut-être pas difficile de pénétrer. Ce qu’on veut établir, c’est un pouvoir qui n’est point sans doute par lui-même une dictature, mais qui serait destiné à être l’instrument de la dictature de l’assemblée, du parti qui l’aurait créé, et on ne le cache même pas. Le maréchal de Mac-Mahon est le chef parlementaire des conservateurs, dit-on ; il partagera leur fortune, il restera avec eux ou il s’en ira avec eux. S’il en est ainsi, où est cette stabilité qu’on promet ? que deviennent les dix années de prorogation ?

Certes, lorsque M. Jules Grévy, au moment de la déclaration d’urgence, refusait à l’assemblée le droit de disposer de l’avenir, de créer un gouvernement qui pourrait lui survivre, lorsqu’il prétendait que ce ne serait là qu’une création révolutionnaire extra-légale, il allait beaucoup trop loin, et, en voulant trop prouver, il ne prouvait rien ; mais lorsque M. Dufaure, avec sa pressante logique, avec un sentiment exact de la réalité des choses, montrait le danger, presque l’impossibilité d’un pouvoir mal défini, isolé, séparé de l’organisme constitutionnel tout entier, que pouvait-on lui répondre sérieusement ? Il touchait le nœud de la situation. Évidemment on n’y a pas réfléchi, ou plutôt au moment où l’on venait d’échouer dans l’entreprise de la restauration de la monarchie on n’a pas voulu trop faire pour la république, on lui a marchandé le nom, la durée, l’existence. On n’a pas vu qu’en procédant ainsi on allait fort légèrement au-devant de toutes les difficultés, qu’on provoquait les méfiances, les doutes, les représailles, qu’on risquait enfin de compromettre d’avance ce pouvoir qu’on voulait créer, le nom même de M. le maréchal de Mac-Mahon, et c’est ainsi qu’une question qui aurait pu être toute simple s’est trouvée du premier coup engagée dans une véritable confusion où tous les partis se sont heurtés bruyamment.

Les conservateurs, faute de décision et de raison politique, n’ont pas fait assez ; les républicains de leur côté ont voulu profiter de la circonstance pour faire triompher définitivement la république ; les bonapartistes à leur tour n’ont pas négligé de se jeter dans la mêlée, prêts à porter leur contingent dans tous les camps, à se faire les alliés de la gauche ou de la droite, et autour de la proposition primitive de M. le général Changarnier toutes les propositions se sont donné un tumultueux rendez-vous : proposition pour la proclamation définitive de la république, proposition pour l’appel au peuple, amendemens sur la prorogation présidentielle et sur ses conditions, On n’a que le choix. Que les républicains, un moment effrayés de la possibilité d’une restauration soudaine de la monarchie, et maintenant un peu revenus de leur émotion, aient cru trouver dans les circonstances actuelles une occasion favorable pour hâter l’établissement irrévocable de leur régime préféré, pour demander des proclamations solennelles, un brevet de longue vie et même d’éternité en faveur de la république, on ne peut guère s’en étonner ; mais après tout que gagneraient-ils aujourd’hui à paraître dédaigner, ce qui est pratiquement possible, ce qu’ils ont sous la main, dans l’espoir assez vain d’atteindre ce qui est bien plus difficile et ce qui est même inutile ? Ils n’ont qu’à suivre les conseils que leur donnait M. Thiers, il y a moins d’un an, dans cette longue discussion de la loi des trente. : « il y a quelque chose, disait M. Thiers, que je voudrais voir arriver dans notre pays si bien fait pour cette qualité, la modestie : ne pas vouloir se déclarer gouvernement éternel ! Croyez-vous que les titres qu’on se donne soient des titres acquis définitivement ? Savez-vous ce que c’est la plupart du temps ? Un ridicule… Quand j’entends un gouvernement dire : je suis définitif et perpétuel, je souris et je réponds : Vous serez à peine durable… » Oui certes ; que la république refuse au pays la sécurité et la paix, elle aura beau s’être proclamée éternelle, elle disparaîtra au premier coup de vent. Qu’elle reste paisible, régulière, elle peut s’établir par degrés, elle aura la durée qu’elle aura méritée par sa sagesse, par sa modération, le provisoire de la veille deviendra le définitif du lendemain, et voilà pourquoi il est assez inutile de vouloir déclarer par des décrets solennels que « la France se constitue définitivement en république. »

Non, ce n’est plus cela, dit-on ; mais, pour en finir avec toutes les incertitudes, il faut en appeler au peuple lui-même, il faut convoquer la nation dans ses comices, et lui soumettre la question de la forme définitive du gouvernement, lui donner à choisir entre la république, la royauté légitime et l’empiré. Ce sont les bonapartistes qui ont fait cette motion, et certainement, si dans la première séance de l’assemblée il y a eu quelque chose d’étrange, c’est de voir la gauche tout entière se lever après un discours de M. Rouher pour voter l’urgence de la proposition bonapartiste. C’est un spectacle auquel on n’était peut-être pas préparé. Il y avait bien eu la grande réconciliation du premier empire et de quelques radicaux extrêmes, il n’y avait pas eu encore l’alliance ostensible dans un même rôle de la gauche de l’assemblée et des bonapartistes. On a vertement critiqué autrefois le plébiscite de 1870 ; il paraît que tout est changé, et que tout est bien, pourvu qu’une proposition puisse servir d’arme de guerre. Ne voit-on pas cependant que le plébiscite, le plus équivoque des moyens politiques, n’est bon tout au plus qu’à ratifier des faits accomplis, à sanctionner une organisation publique déjà établie ? Ici c’est bien autre chose, il s’agit d’appeler dix millions de Français à délibérer sur la meilleure forme de gouvernement à établir ou à rétablir. Qu’on voie bien cette situation singulière : il y a trois ans, la France a nommé une chambre composée d’hommes qu’elle a choisis pour leurs opinions, pour leur position ou pour leurs services. Cette assemblée, à tout prendre, elle est la souveraineté nationale vivante, concentrée, personnifiée. Eh bien ! il s’agit de destituer cette représentation de la souveraineté nationale, de proclamer son indignité ou son incompétence, et ce que n’auront pu décider des hommes qui peuvent avoir leurs passions de parti, mais qui, par leurs lumières, ne sont pas certainement les premiers venus, il faudra le donner à résoudre à dix millions de Français en partie illettrés, qui auront à peser les mérites de la royauté, de la république et de l’empire ! Si ce n’est pas la destinée du pays jouée sur un coup de dé, qu’est-ce donc ? Les bonapartistes ont pu proposer l’appel au peuple, parce qu’ils comptent encore sur les souvenirs de bien-être matériel que l’empire a laissés parmi les masses ; la gauche a pu s’y rallier un instant parce qu’elle y a vu une arme de guerre contre le gouvernement ; l’appel au peuple ne reste pas moins ce qu’on pourrait qualifier de hors-d’œuvre dans les circonstances actuelles ; c’est une diversion et non une solution. La solution, elle n’est certainement ni dans cette évocation mystérieuse du pouvoir des masses, ni dans la proclamation solennelle et théorique de la république définitive ; elle est tout simplement dans les faits, dans les élémens pratiques de la situation, dans les opinions modérées qui se sont produites, qui peuvent et qui doivent se rapprocher parce qu’il n’y a entre elles rien d’inconciliable. Préparer et réaliser ce rapprochement, c’est là justement l’œuvre de cette commission des quinze, qui a été nommée dès les premiers jours ; qui n’a point été tout à fait, à la vérité, telle que la droite le désirait, mais où les opinions conservatrices de toute nuance sont assez représentées pour avoir leur part dans la résolution définitive.

Au fond, quelle est la véritable difficulté ? quel est le véritable état des choses ? Les conservateurs de la droite et du centre droit, cela est bien clair, ne cèdent pas le terrain sans peine et sans regret ; ils défendent la situation qu’ils ont prise par la proposition de M. le général Changarnier. Ils tiennent toujours pour la présidence décennale, pour la prorogation indépendante des lois constitutionnelles ; ils hésitent sur l’organisation de la république, et si par le hasard qui a présidé à la distribution des bureaux ils sont en minorité dans la commission des quinze, ils espèrent toujours prendre leur revanche dans l’assemblée plénière et retrouver la majorité qui a déjà décidé l’urgence sur la proposition Changarnier. Soit, c’est possible. Il ne reste pas moins un fait de nature à frapper les conservateurs de bonne volonté et d’un esprit sincère, qui savent voir les choses telles qu’elles sont en se dégageant de toute prévention dangereuse ou futile. Peuvent-ils avoir aujourd’hui la moindre illusion sur la possibilité d’une restauration monarchique ? Croient-ils qu’il puisse y avoir de longtemps peut-être une chance de rétablir la royauté ? Ils ne le croient sûrement pas. Peuvent-ils d’un autre côté laisser la France sans institutions, sans une certaine organisation publique ? Ils ne le peuvent pas, ils ne se refusent pas à l’évidence, puisqu’ils acceptent eux-mêmes le principe des lois constitutionnelles. Maintenant cette organisation peut-elle se faire sous un autre nom que le nom de la république ? Et si tout cela est clair comme le jour, serait-il sensé de sacrifier à un regret, à une espérance déçue, une nécessité palpable, évidente, toute pratique, un intérêt essentiel et supérieur du pays ? Voilà la question dans ses termes les plus stricts ; les conservateurs n’ont évidemment qu’un intérêt, C’est que l’organisation qui va être créée soit suffisamment efficace et protectrice, et qu’il y ait au sommet un pouvoir exécutif qui, par son autorité morale, par son prestige, comme par ses services, soit une garantie aux yeux du pays. Ces deux conditions, ils peuvent les obtenir par les lois qu’ils feront et par la prorogation de M. le maréchal de Mac-Mahon. M. le général du Temple et M. de Belcastel ne seront peut-être pas contens, mais la raison politique n’y perdra rien, et la France ne sera pas perdue pour cela.

Que veulent d’un autre côté les hommes du centre gauche qui sont la majorité dans la commission et qui peuvent n’être que l’opposition dans l’assemblée ? Qu’on le remarque bien, ils acceptent dès ce moment, la prorogation des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon. La durée de ces pouvoirs est seule discutée, et ce n’est plus là en vérité qu’une question secondaire. Le vrai point difficile reste peut-être dans l’importance que met le centre gauche à lier la prorogation aux lois constitutionnelles ; mais cette connexité, elle est dans la nature des choses, des esprits éclairés ne peuvent s’y tromper jusqu’au bout, et M. le maréchal de Mac-Mahon lui-même, dans une conférence qu’il vient d’avoir avec les membres de la commission, n’a point hésité à se prononcer sur l’urgence des lois organiques, dont il attend « la stabilité et l’autorité » qu’il réclame pour le gouvernement.

Dès lors où serait un obstacle sérieux à un rapprochement ? Si c’est une affaire de mesure, de nuance et de langage, le rapporteur nommé par la commission, M. Laboulaye, se chargera sûrement d’achever l’œuvre de conciliation. Elle est désirable à un double point de vue, cette conciliation, qui seule peut reconstituer dans l’assemblée une force sérieuse de gouvernement, une force libérale et conservatrice. D’abord, si l’on poursuit la lutte jusqu’au bout, que serait une prorogation décennale ou septennale votée à une faible majorité ? Il n’est même pas certain que le maréchal de Mac-Mahon voulût garder le pouvoir dans des conditions si peu sûres, et tout autre à sa place serait exposé à se trouver en présence des mêmes divisions ; mais il y a une considération bien autrement grave, qui doit frapper et rapprocher tous les partis à la fois, libéraux et conservateurs. Que ces partis regardent un instant autour d’eux et qu’ils suivent la marche des choses : il y a trois ans à peine, l’assemblée dans un mouvement spontané d’indignation prononçait la déchéance de l’empire au nom de la France sanglante et mutilée. Quelques voix tout au plus osaient s’élever contre ce verdict solennel du patriotisme, réduit à payer les fautes impériales. Aujourd’hui vingt ou trente voix bonapartistes disposent presque des décisions souveraines de l’assemblée en déplaçant la majorité. La politique bonapartiste oblige tous les partis à compter avec elle, tantôt en aidant par son alliance au 24 mai, tantôt en faisant payer ses complaisances d’un appui prêté à ses propositions d’appel au peuple. L’empire, reprenant son assurance, observe toutes les divisions et se tient prêt à en profiter ! Raison de plus, raison décisive pour que tous les esprits libéraux, conservateurs, du centre droit, du centre gauche, se rallient à cette pensée d’apaisement qui peut trouver son expression dans le vote de la prorogation et des lois constitutionnelles.

Qu’un gouvernement régulier soit fondé, ce n’est point certes le travail qui peut lui manquer. Il a immensément à faire, et d’un pouvoir représenté par M. le maréchal de Mac-Mahon, on peut sans doute attendre des soins particuliers pour notre organisation militaire, une impulsion nouvelle donnée à l’armée. Assurément l’armée française est toujours ce qu’elle doit être, obéissante, fidèle et pénétrée du sentiment du devoir. Est-ce à dire que tout soit pour le mieux ? Nous l’avouons franchement, il y a des symptômes récens que nous aimerions autant ne pas voir dans cette vaillante et honnête armée, de même qu’il y a des habitudes studieuses et disciplinées que nous serions heureux de voir renaître, ou se fortifier. Que des généraux, cédant à la tentation universelle, se jettent dans la mêlée des partis, qu’ils fassent des professions de foi politiques, qu’ils se présentent comme candidats aux élections, ils sont libres jusqu’à un certain point ; mais, pourquoi ne pas le dire ? ils seront toujours mieux placés dans leurs commandemens, et le plus sage serait de faire revivre des propositions parlementaires faites plus d’une fois déjà pour déclarer l’incompatibilité entre les fonctions de député et les fonctions militaires. Nos généraux ont assez à faire, s’ils le veulent, et leur mission est assez noble pour qu’ils ne se laissent pas détourner par la politique. Ils ont à reconstituer nos forces, à remettre en honneur, dans l’armée le goût du travail, l’esprit de précision et de méthode, et s’il fallait un exemple de plus, on a sous les yeux ce triste procès du maréchal Bazaine qui se déroule à Trianon, qui est dirigé par le duc d’Aumale avec une sûreté, un tact, un sentiment de l’honneur français qui relèvent le cœur au milieu de ces lamentables scènes. M. le duc d’Aumale a révélé dans ces fonctions ingrates de président d’un conseil de guerre tout ce qu’il y a en lui d’élévation, de ressources d’esprit. Quelle sera l’issue de ce procès ? Nous ne le chercherons pas. Ce qui est certain dès ce moment, c’est que dans beaucoup de ces dépositions, qui se succèdent on peut lire la cause de nos désastres. Oui, vraiment, sans vouloir insister, il y a beaucoup à faire pour l’instruction, pour la régénération de notre armée, et c’est là que nos généraux ont leur grand, leur noble devoir à remplir, non dans la politique.

Heureux sont les peuples qui au bout des longues luttes reçoivent le prix de leurs efforts et qui savent s’honorer eux-mêmes en honorant ceux qui les ont servis. Un de ces derniers jours, l’Italie tout entière était d’âme et de cœur dans cette honnête et patriotique ville de Turin, qui fut le berceau de ses destinées nouvelles ; elle se trouvait réunie, dans la personne de ceux qui sont faits pour la représenter, autour d’un monument élevé par la reconnaissance publique sur une place de la cité piémontaise au comte Camille Benso de Cavour. Un habile statuaire florentin, M. Dupré, a travaillé des années à ce monument symbolique, dont l’inauguration a eu le caractère d’une solennité nationale. Que d’événemens, que de vicissitudes et d’épreuves rappelait cette fête, où tout venait attester la transformation des choses, où assistaient à la fois le roi Victor-Emmanuel, devenu le premier souverain de l’Italie après avoir été son premier soldat, M. Minghetti, président du conseil dans un ministère résidant à Rome, le syndic de Florence, M. Peruzzi, parlant au nom de toutes les municipalités italiennes, l’ambassadeur d’Autriche se mêlant au cortège des députations de la Lombardie et de Venise ! C’était l’histoire contemporaine tout entière sculptée dans le bronze et le granit, résumée dans un nom.

Il y a douze ans déjà que Cavour a disparu, de la scène du monde dans la force de l’âge et de l’intelligence, saisi à l’improviste par la mort comme sur le champ de bataille. Il est tombé prématurément, en plein combat, avant la victoire définitive de la cause qu’il a illustrée, par laquelle il s’est illustré lui-même, avant la réunion de Venise et l’entrée à Rome ; mais on le sait bien, et c’est ce qui explique les honneurs presque souverains qu’on vient, de lui rendre, tout ce qui existe au-delà des Alpes, c’est lui qui l’a fait avec le roi Victor-Emmanuel, c’est lui qui l’a préparé avec ce génie où se mêlaient l’habileté prudente et l’audace, la bonhomie allègre et la vigueur de conception, la solidité subalpine et la vivacité de la passion italienne. C’est lui qui a fait du petit Piémont, à demi ruiné et vaincu de la veille, l’allié utile de la France et de l’Angleterre, l’antagoniste heureux de l’Autriche, le libérateur de l’Italie, et tout cela, il l’a fait au grand jour, sans recourir aux violences ou aux subterfuges du despotisme, par l’alliance féconde d’une royauté populaire et du sentiment national. Cavour a eu ainsi la gloire d’être, sur un petit théâtre qu’il a su agrandir de ses propres mains, l’égal des plus éminens hommes d’état, en restant par-dessus tout le premier, le plus sincère, le plus résolu, le plus habile des libéraux de son temps. Il a montré ce qu’on peut par la liberté, avec la liberté. Il n’a pas été tenté, celui-là, d’infliger à l’émancipation nationale qu’il poursuivait la périlleuse solidarité des excès de la force et de la conquête. La conquête, il a voulu la repousser hors de son pays ; il n’a pas eu l’idée de l’imposer aux autres, et, par cette libérale politique, bien mieux que par la protection des armes, il a sans doute mis d’avance l’Italie à l’abri des réactions. Cavour avait pour nous un autre mérite. Certes en affranchissant l’Italie de l’Autriche, il ne pouvait pas avoir la pensée de la subordonner à la France, dont il venait de conquérir les sympathies et le concours dans sa généreuse entreprise ; mais cette France qu’il avait trouvée pour alliée, il l’aimait. Il ne séparait pas les intérêts italiens des intérêts français, et ce ne serait pas aller trop loin de dire que, s’il eût été là bien des malheurs eussent été peut-être épargnés à notre pays. Lui vivant et présent, les événemens n’auraient plus sans doute été les mêmes, ils auraient pris un autre cours et une autre face. Les Italiens, ont traité l’autre jour ce glorieux politique comme un homme qui est déjà un ancêtre, et ils ont eu raison de rendre le lendemain un hommage analogue à Massimo d’Azeglio, qui avait cédé le pouvoir à son puissant émule, qui, lui aussi, a maintenant sa statue dans cette bonne ville de Turin, toute peuplée des images des précurseurs ou des héros de l’Italie nouvelle, Charles-Albert, Balbo, Gioberti, auprès de d’Azeglio et de Cavour.

La diplomatie étrangère, le ministre d’Angleterre en tête, était à peu près tout entière à ces fêtes turinoises. Seule la diplomatie française paraît avoir été un peu effacée, ou du moins le ministre de France auprès du roi Victor-Emmanuel était absent. Si M. Fournier n’était pas à Turin, c’est qu’on ne lui a pas dit sans doute d’y aller, de même que s’il n’est pas encore reparti pour Rome, c’est qu’on ne lui a pas probablement dit de partir. Il est peut-être assez difficile de saisir au premier coup d’œil l’avantage qu’il y a pour nous à nous abstenir là où notre présence ne serait pas sans quelque utilité. Mieux eût valu certainement ne pas laisser échapper cette occasion d’envoyer notre représentant dans une réunion nationale où la France avait naturellement une des premières places, parce qu’elle avait eu le premier rôle dans ces événemens que le nom seul de Cavour rappelait à toutes les mémoires. Tout cela est du passé sans doute ; le meilleur moyen d’empêcher que les autres ne l’oublient, c’est de n’avoir pas l’air de l’oublier soi-même.

Ch. de Mazade.


ESSAIS ET NOTICES.


Results of a tour in Dardistan, Kashmir, little Tibet, Ladak, Zanskar, by Dr G.-W. Leitner ; Lahore et Londres 1873.

Dans la section de l’exposition universelle de Vienne qui est concédée à l’Inde anglaise, on peut admirer, au milieu d’une foule d’antiquités de tout genre, la belle collection de manuscrits anciens envoyée par M. Leitner, principal du collège de Lahore, un des hommes qui ont le plus contribué à faire connaître les traditions et les langues des tribus habitant le nord-ouest de l’Inde et la vallée de Kashmir, — langues, dont les derniers vestiges tendent à disparaître par suite d’une lente absorption. On y remarque le célèbre manuscrit en lettres d’or des Khamsas des deux poètes Nizami et Amir Khosro qui fut exécuté par ordre d’un petit-fils de Tamerlan, — divers manuscrits en langue kashnieri, langue aryenne mêlée de mots persans, — une copie authentique de Sahi Bokhari, — un opuscule en sanscrit qui a pour auteur le magicien Goraksh, et où se trouve indiqué non-seulement le moyen de voler dans l’air par l’effet d’une extase, mais encore celui de se faire enterrer vivant pour un temps voulu. Cette dernière expérience a été réellement faite un jour par un fakir à la cour de Ranzit-Singh, à Lahore, en présence d’un grand nombre de témoins, parmi lesquels était le docteur Honigberger. Il faut enfin mentionner la Cosmogonie bouddhique en langue tibétaine, imprimée bien avant Gutenberg au moyen de planches de bois gravées. M. Leitner a envoyé aussi ses importantes publications concernant les races qu’il a visitées et dont il a étudié les mœurs, les traditions et les langues. C’est à tort, ce nous semble, que M. Leitner veut avoir retrouvé dans les idiomes de ces tribus établies au pied de l’Himalaya les restes d’une langue aryenne antérieure au sanscrit ; non-seulement on a peine à croire qu’une langue ait pu ainsi se fossiliser en quelque sorte, se conserver sans changement à travers les siècles à côté de celles qui en sont dérivées, mais les échantillons mêmes que donne M. Leitner prouvent qu’il s’agit là probablement d’idiomes analogues aux dialectes modernes qui se parlent dans l’Inde, tels que l’indoustani et tant d’autres. Quoi qu’il en soit, il faut savoir gré au savant orientaliste d’avoir sauvé pour la science ces formes du langage, à peu près inconnues jusqu’à présent, et qui s’effacent comme des ombres devant l’extension des langues qui ont une littérature. Nous avons sous les yeux la dernière livraison de ses Results of a tour in Dardistan, Kashmir, little Tibet, etc. On y trouve une foule de légendes, de proverbes, de charades, de chants populaires, recueillis de la bouche des indigènes dans le nord de l’Inde. L’une des plus jolies parmi les légendes des Dards est celle du shikari (chasseur) qui assiste à une noce de démons.

Les démons sont des géans qui n’ont qu’un œil, placé au milieu du front ; ils habitent les montagnes et s’opposent au défrichement du sol. Un soir donc, un shikari qui erre dans les montagnes, harassé de fatigue, épuisé de faim et de soif, voit briller à quelque distance de lui un feu de bivac dont il s’approche tout joyeux. Alors il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’un festin de géans. Il veut se sauver en toute hâte, mais l’un des convives, dont l’œil unique louche, se lève à ce moment pour aller chercher de l’eau ; il découvre le shikari, le questionne et l’invite à rester : il verra ce que c’est qu’une noce de démons. Le bigle lui jure d’ailleurs « par le soleil et la lune » qu’il ne lui sera fait aucun mal. Pendant qu’ils causent, un des géans arrache une plante, et dans le trou qui s’est formé ils jettent d’abord tous leurs ustensiles, puis se laissent glisser eux-mêmes par l’étroit orifice en se faisant minces comme un fil. Lorsqu’ils sont partis, le démon qui est resté près du chasseur le prend par la main, et ils suivent le même chemin. Ils arrivent dans une vaste grotte splendidement éclairée ; le shikari se cache dans un coin où son ami lui apporte de quoi manger, et il assiste aux cérémonies et entend la litanie, que chante la mère de la fiancée, après quoi le démon le renvoie muni de trois pains. Ce qui avait surtout frappé le shikari, c’est qu’il avait reconnu sur le dos d’un convive son châle à lui, entre les mains d’un autre son fusil, aux jambes d’un troisième et d’un quatrième ses bas rayés et son caleçon de fête, pendant que d’autres encore se servaient de divers objets qui appartenaient à ses voisins. Il reprit le chemin de son village en songeant aux choses bizarres qu’il avait vues, et mangea en route deux de ses pains. On l’attendait avec anxiété ; il raconta ce qui lui était arrivé, et fit manger à son père du pain qui lui restait ; le dernier morceau fut gardé et porté au grenier, où il y avait des provisions de farine pour l’hiver. Or depuis ce temps le grenier resta toujours plein sans qu’on eût jamais besoin de renouveler les provisions ; le pain du démon était un talisman. Il faut dire encore qu’en rentrant le shikari avait retrouvé intacts les objets qu’il avait vus entre les mains des esprits, et une vieille femme de grande expérience lui dit que c’était la coutume des démons d’emprunter pour leurs noces la vaisselle et les habits des hommes, mais qu’ils les restituaient toujours scrupuleusement. — Dans une autre légende, le fameux chasseur Kiba Lori, qui ne rentre jamais bredouille, est l’amant d’une fée. L’été venu, sa maîtresse l’avertit que pendant les sept jours caniculaires (barda) elle ne doit pas le voir, et lui défend, sous peine de mort, de venir dans son domaine. Le quatrième jour, Kiba Lori n’y tient plus. Il sort, et trouve sur un plateau élevé un immense troupeau de gibier de toute sorte ; au milieu est assise la fée, occupée à traire une chèvre. L’animal l’aperçoit, et, effarouché, renverse le seau d’argent. La fée se lève, voit son indiscret amant, l’interpelle et le frappe au visage ; mais à peine l’a-t-elle fait qu’elle fond en larmes, car il est maintenant condamné à mourir. — Va-t’en, dit-elle ; cependant, pour qu’on ne dise pas que Kiba Lori soit rentré bredouille, je te permets de tirer une de mes bêtes. Kiba-Lori obéit, et rentre tristement ; le quatrième jour, il était mort.

Parmi les fables recueillies par M. Leitner, on remarque celle « du renard et de la grenade, » que maître Loyn trouve trop verte. Une autre fois Loyn est tombé dans la rivière, et on l’entend crier : « Voici le déluge ! » mais les gens qui sont sur la berge répondent en riant : « Nous ne voyons qu’un renard qui se noie. » N’est-ce pas ce qu’on serait bien souvent tenté de répondre à certains alarmistes qui tremblent pour l’avenir de l’état et de l’église aussitôt que leurs intérêts sont menacés ?



Le directeur-gérant, C. Buloz.