Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1873

Chronique n° 996
14 octobre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 octobre 1873.

Certes dans cette histoire des peuples où se succèdent et se mêlent tant de péripéties, tant de crises diverses, il est peu de spectacles comparables à celui qu’offre la France en ce moment. Voilà trois ans déjà que la nation française a subi toutes les violences de la mauvaise fortune. Depuis la fin d’une guerre qui l’a si durement atteinte dans son orgueil, dans son intégrité comme dans son influence, elle a eu tout à faire. Elle a eu d’abord à se ressaisir elle-même, à se racheter d’une occupation étrangère par une rançon colossale, elle a eu des séditions à soumettre, des passions à désarmer, une certaine paix intérieure à reconquérir. C’était la première pensée qu’elle devait avoir au lendemain des catastrophes qui venaient de l’accabler, et cette pensée l’a soutenue depuis trois ans au milieu des difficultés de toute sorte qu’elle avait à vaincre, qu’elle a surmontées jusqu’à un certain point par sa sagesse aussi bien que par son courage. Maintenant ce sont d’autres épreuves et d’autres émotions. On veut en finir avec le provisoire, avec ce provisoire qui n’a pas été pourtant sans quelque efficacité, on veut donner un gouvernement définitif à la France ; mais quel sera ce gouvernement ? Sera-ce la république régularisée, organisée, dégagée de tous les périls d’instabilité et d’anarchie ? Reviendra-t-on au contraire à la royauté, à la vieille monarchie française représentée par un prince qui garde depuis quarante-trois ans dans l’exil le dépôt des traditions de la légitimité ? C’est là le problème né sans doute des événemens, du cours des choses contemporaines, peut-être aussi brusqué et aggravé par toutes les ardeurs, par toutes les impatiences des partis, qui en sont venus à créer une situation presque violente où un dénoûment ne peut plus se faire attendre.

Ce serait déjà beaucoup pour occuper, pour passionner l’opinion, et ce n’est pas tout encore d’en être à se demander ce qui se passe entre Versailles et Frohsdorf, entre la droite et le centre droit, entre les sectateurs de la monarchie à tout prix et les partisans de la monarchie sous condition. Au même instant s’ouvre à Trianon ce grand et triste procès qui, lui aussi, est un legs de nos derniers malheurs, qui est comme un épilogue de la guerre ou comme un épisode particulièrement saisissant dans la liquidation de nos désastres, qui est fait assurément pour réveiller les pensées les plus sérieuses en remuant les plus cruels souvenirs, en déroulant une fois de plus devant nous les événemens où s’est abîmée la fortune de notre patrie. Ce sont là les émotions de l’heure présente, et dans ce tourbillon où tout s’agite, où se pressent les questions les plus graves, c’est à peine s’il reste une place pour ces élections qui s’accomplissaient hier, qui ne laissaient pas cependant d’avoir une certaine signification de circonstance.

Le procès du maréchal Bazaine, le procès de la république et de la monarchie, c’est toujours en définitive, sous des formes différentes, la France s’interrogeant elle-même, poursuivant cette enquête morale, politique ou militaire à laquelle elle travaille depuis trois ans ; c’est la France cherchant à se débrouiller et à se fixer dans toutes ces confusions des responsabilités du passé qu’on déroule devant elle ou des perspectives d’avenir qu’on lui offre, et, chose plus frappante, chose même assez nouvelle, tout cela s’accomplit au milieu d’une certaine paix intérieure qui est un signe du temps où nous vivons. Oui, c’est pour la première fois peut-être qu’on assiste à ce spectacle aussi curieux que profondément instructif d’un pays où tout semble momentanément remis en question, où les problèmes les plus graves, les plus délicats, peuvent être débattus tout haut sans que la tranquillité publique soit troublée ou interrompue. Ce n’est nullement une marque d’indifférence : on ne se désintéresse pas des dénoûmens qui se préparent, on suit au contraire avec une curiosité ardente et croissante la marche des choses ; seulement on ne croit ni aux entreprises impossibles ni aux coups de violence, et on attend, non sans anxiété, non sans émotion, mais avec une patience où il y a un peu de fatigue, l’heure où les grandes luttes s’ouvriront dans l’assemblée, où les questions suprêmes se décideront, où les destinées de la France seront enfin fixées. Que sortira-t-il de ces luttes prochaines, et tout d’abord à quoi aboutiront ces négociations ou ces délibérations plus ou moins intimes qu’on poursuit depuis quelque temps, par lesquelles on se flatte de simplifier le dénoûment en préparant les décisions parlementaires ? Où en sont même ces délibérations si discrètement, si laborieusement conduites ? Réunions à Versailles ou à Paris, voyages de toute sorte de négociateurs plus inconnus les uns que les autres, conférences diplomatiques entre M. le comte de Chambord et les plénipotentiaires de bonne volonté accourus à Frohsdorf ou ailleurs, qu’est-il sorti jusqu’ici de ce travail mystérieux et assez étrange ? Évidemment tout n’a pas marché comme on l’avait espéré au premier abord. On s’est trop hâté de croire à la possibilité ou à la facilité de ce qu’on désirait. On a cru trouver une occasion favorable, unique, inespérée, on a voulu la saisir, et on a commencé peut-être à s’apercevoir qu’on n’aura saisi qu’une ombre.

C’est l’éternelle et vaine prétention des partis de se figurer qu’ils peuvent disposer ainsi d’un pays et faire des gouvernemens avec leurs illusions. Prenez la république, prenez la monarchie, déclarez que la république est définitive ou que la monarchie est restaurée ; quoi de plus simple ? Un protocole suffit. Puisque cette fois la réconciliation de la maison de France est accomplie, et qu’il n’y a plus qu’une royauté couvrant de son drapeau toutes les fractions de l’opinion monarchique, n’est-ce point assez ? que faut-il de plus pour en finir avec toutes les incertitudes dont souffre la France ? Eh bien ! non, ce n’est point assez. Quand ce qui semblait être le seul, le principal obstacle a disparu, il se trouve qu’il y a de bien autres embarras, de bien autres difficultés, et les partis en sont encore une fois pour leurs rêves, pour leurs combinaisons chimériques, parce qu’ils ont tout vu avec leurs préjugés, parce qu’ils ont négligé de compter avec quelques-uns des éléments les plus essentiels d’un tel problème, avec la réalité qui les presse. C’est ce qui se passe visiblement à l’heure où nous sommes. Le jour où M. le comte de Paris s’est rendu à Frohsdorf, allant reconnaître dans M. le comte de Chambord le seul représentant de la royauté en France, on a cru simplement, presque naïvement, que tout était fini, qu’il n’y avait plus qu’à dresser le procès-verbal de la réconciliation pour le soumettre à l’assemblée, qui s’empresserait de le ratifier au nom du pays impatient lui-même de se soumettre. Il n’y avait tout au plus qu’une formule d’étiquette à trouver, des esprits bien peu sérieux le croyaient ainsi. C’était la méprise la plus singulière. M. le comte de Paris, en allant abdiquer un titre de famille, obéissait assurément à une généreuse pensée d’abnégation ; il s’effaçait pour ne point être un obstacle. Il ne pouvait rien de plus, il n’avait, quant à lui, aucune condition à faire. C’était beaucoup sans doute, mais ce n’était pas tout, puisque il restait toujours à savoir ce que serait cette monarchie reconstituée dans son unité dynastique, ce qu’elle représenterait pour la France, quelles garanties elle offrirait, quel drapeau elle adopterait comme emblème. C’est là précisément qu’on s’est aperçu bientôt que rien n’était fait ; c’est là que les difficultés se sont produites et qu’elles devaient se produire, parce qu’elles étaient dans la nature des choses ; c’est là en un mot que se sont trouvées en présence, en conflit, la royauté telle que la comprennent certains royalistes, à commencer par M. le comte de Chambord lui-même, et la royauté telle qu’elle aurait pu sans doute être encore possible en France.

Au fond, tout est là : c’est le secret des divergences qui ont éclaté dès la première heure dans les réunions des diverses fractions royalistes de l’assemblée, et quand on dit qu’on n’a cessé de s’entendre, que « l’accord du parti monarchique reste le même sur la nécessité et les conditions du retour de la monarchie, » c’est une réserve de diplomatie qui ne peut dissimuler la vérité des choses. Mieux vaut dire simplement ce qui est. Depuis deux mois qu’on est à l’œuvre, on n’est guère plus avancé que le premier jour ; on n’est pas d’accord, et il est même difficile qu’on soit d’accord, parce que, malgré toute la bonne volonté qu’on peut y mettre, on n’a ni la même origine, ni le même drapeau, ni les mêmes idées sur les conditions dans lesquelles la monarchie pourrait être rétablie, sur les garanties qu’elle doit offrir, sur le rôle qu’elle pourrait avoir. Pour ceux qui défendent tous les jours, et maintenant avec une vivacité plus âpre que jamais, la cause de la restauration pure et simple de la royauté, il n’y a qu’une chose à faire : proclamer la monarchie et aller chercher le roi ! Quand le roi sera revenu et aura repris sa place, le reste ira naturellement ; on verra, on fera ce qu’il faudra. Le drapeau, les garanties constitutionnelles, tout cela est bien peu de chose, la seule et véritable institution est la royauté ! — Ce qui n’est rien pour les uns est beaucoup au contraire pour les autres. Aux yeux de ceux-ci, la monarchie, si désirable qu’elle leur semble, ne peut être rétablie que dans les conditions de la « société moderne, » en apparaissant comme l’émanation et la représentation de la souveraineté nationale, en adoptant sans arrière-pensée le drapeau de la France, en se liant au pays par des engagemens inviolables. Entre ces deux manières de voir, où est le point de jonction, où est l’accord dont on parlé ? On le cherche depuis deux mois, on s’ingénie à découvrir des formules propres à éluder les difficultés, et il y a même un comité, ayant pour président M. le général Changarnier, qui est spécialement chargé de cette œuvre diplomatique. On ne doit pas cependant être bien avancé, puisque maintenant, après tous les plénipotentiaires plus ou moins avoués qui se sont succédé à Frohsdorf, il a fallu expédier une mission nouvelle, qui vient de rencontrer le prince à Salzbourg, — puisqu’on ne cache plus que tout est en suspens jusqu’au moment où l’on aura reçu une réponse décisive. Alors on saura à quoi s’en tenir ; jusque-là rien n’est fait. « Frohsdorf a parlé, disent aujourd’hui les journaux légitimistes impatientés de toute cette diplomatie, c’est à Versailles de répondre. » Si Frohsdorf a parlé, il ne s’est pas expliqué, à ce qu’il paraît, avec une clarté suffisante pour les monarchistes constitutionnels, et, s’il ne s’est pas expliqué plus clairement, c’est qu’il éprouve des hésitations dont il aura de la peine à triompher, c’est que cet accord dont on ne cesse de parler reste toujours un désir bien plus encore qu’une réalité.

Assurément, M. le comte de Chambord aurait pu dissiper toutes ces incertitudes, s’il l’avait voulu ou s’il avait cru devoir le faire. La monarchie, rétablie dans certaines conditions de libéralisme constitutionnel et parlementaire, aurait pu offrir des garanties de stabilité et de fixité qui auraient aidé la France à relever son influence en Europe, et dans ces termes elle aurait eu des chances d’être acceptée, non pas peut-être encore avec enthousiasme, mais sans malveillance. Pour cela, la première nécessité était de ne laisser place à aucun doute, d’aller au-devant de toutes les craintes, de ne pas même attendre d’être interrogé sur les points qui tiennent particulièrement au cœur du pays. Ce n’est point évidemment ainsi que le représentant de la royauté traditionnelle a compris sa situation et la monarchie, dont il est devenu l’unique personnification. Au lieu de s’efforcer de rassurer le pays, il perpétue les doutes sur sa politique ; au lieu de prévenir et de désarmer les partis, il leur a donné des prétextes et il leur a laissé le temps de se rallier sur le terrain de la défense de la société moderne. Le malheur de M. le comte de Chambord est de s’être trop complu dans un silence calculé depuis deux mois qu’on l’interroge, après avoir trop parlé précédemment lorsqu’on ne l’interrogeait pas, de sorte qu’on en reste toujours à ses premières déclarations, et que, dût-il céder aujourd’hui, les concessions qu’il ferait pourraient se ressentir des hésitations qui semblent agiter son esprit ou paraître bien tardives. Les déclarations nouvelles qu’il pourra faire risquent fort d’être réputées suspectes ou équivoques.

Après cela, que M. le comte de Chambord se plaigne de voir ses intentions travesties, sa politique indignement calomniée, que dans une lettre à un député de l’Hérault, à M. de Rodez-Benavent, il s’afflige avec une sincérité émue, qu’on puisse en être réduit, « en 1873, » à évoquer contre lui « le fantôme de la dîme, des droits féodaux, de l’intolérance religieuse, d’une guerre follement entreprise dans des conditions impossibles, du gouvernement des prêtres, de la prédominance des classes privilégiées. » Que M. le comte de Chambord parle ainsi, cette plainte part sûrement d’un cœur droit et honnête. Non, on n’aurait ni la dîme, ni la révocation de la liberté religieuse, ni la guerre avec l’Italie, ni la restauration des privilèges de caste, on n’aura rien de tout cela, M. le comte de Chambord se refuse à traiter sérieusement des choses si peu sérieuses, et on ne peut s’en étonner ; mais une lettre à M. le vicomte de Rodez-Benavent n’est pas une constitution, et, s’il y a dans les esprits des doutes, des préjugés ou des craintes, qui donc a plus contribué à les raviver, à les entretenir, que les partisans fanatiques de cette royauté qu’on veut restaurer ? Qui donc à laissé entrevoir le jour où la France redevenue catholique et monarchique devrait se charger d’aller rétablir le pouvoir temporel du pape à Rome ? Qui a parlé de ramener la France libérale, née de la révolution, à 1788 ? Qui donc a représenté tous les Français comme des pénitens qui devaient aller au pied du trône reconnaître leurs erreurs, se frapper la poitrine et abjurer les idées dont ils se nourrissent depuis quatre-vingts ans ? Ceux qui parlent ainsi sont précisément ceux qui se proclament les seuls, les vrais soutiens de la monarchie, et qui ne font que donner des armes à la propagande révolutionnaire.

Que M. le comte de Chambord éprouve quelque chagrin à être obligé de se défendre de vouloir rétablir la dîme, rien de mieux, rien de plus honorable ; mais il y a une chose qui n’est pas moins triste et qui est même assez humiliante, c’est d’en être réduit, « en 1873, » à se demander si l’on peut, si l’on doit renier le drapeau national, ce drapeau « que l’univers connaît, » selon le mot de M. Thiers, — si l’on aura la charte de 1814, si tout ce qui s’appelle le droit moderne est une vérité ou un mensonge. Ceci est positivement assez triste de songer qu’on en est là quand il s’agit de mettre la main à la reconstitution politique de la France. La monarchie n’est pas encore restaurée, et déjà la société moderne est réduite à la défensive contre ceux qui ont entrepris de la sauver malgré elle ; que serait-ce donc le jour où cette royauté existerait, où M. le comte de Chambord, élevé au trône, serait exposé à subir très loyalement, très sincèrement, nous le voulons bien, mais aussi très aveuglément, les dangereux conseils, la meurtrière influence des nouveaux « introuvables » qui s’agiteraient autour de lui, qui ne pourraient que le compromettre comme ils ont compromis tous les souverains qu’ils ont flattés, dominés et perdus ?

Le silence prolongé, évidemment prémédité, de M. le comte de Chambord a eu ce redoutable effet de créer une situation presque sans issue au point de vue du rétablissement de la monarchie, en permettant à la résistance de se prononcer, en laissant aux partis le temps de se reconnaître, de combiner leurs mouvemens, en aggravant toutes les difficultés pour ceux-là mêmes qui ont entrepris cette œuvre délicate de réconciliation ou de médiation entre la royauté traditionnelle et la France libérale. Ce que la netteté eût rendu possible il y a deux mois est devenu bien autrement épineux, bien autrement problématique. Maintenant comment sortir de là ? Ce n’est même plus aisé dans l’assemblée de Versailles, telle qu’elle est composée. Si M. le comte de Chambord refuse jusqu’au bout toute explication nouvelle, la question est simplifiée, elle ne peut aller sérieusement jusqu’à la discussion ; le prince reste à Frohsdorf le chef lointain et inutile d’un parti impuissant à le ramener en France. S’il se décide à faire un pas de plus, à répondre par quelques concessions à la démarche qu’on tente en ce moment auprès de lui, les garanties qu’il pourra offrir, le langage qu’il tiendra, peuvent-ils effacer l’impression de doute éveillée par ses hésitations et rallier une majorité suffisante ? Il y aura toujours, à la vérité, dans la droite et même dans le centre droit une masse assez compacte qui pourra essayer de sanctionner la restauration de la monarchie ; mais cette masse suffira-t-elle ? La majorité strictement conservatrice, qui en ralliant toutes ses forces n’était que de 14 voix au 24 mai, ne peut plus compter sur les bonapartistes, qui ne sont pas d’humeur à coopérer au rétablissement de l’ancienne royauté. Les bonapartistes ont déjà signifié la rupture de l’alliance. M. Rouher vient de lancer le manifeste du parti en prenant pour mot d’ordre cet « appel au peuple, » qui sous la forme plébiscitaire était au temps de l’empire, si l’on s’en souvient, une manifestation si franche et si sincère des vœux du pays ! En supposant même que quelques membres de ce groupe finissent par se rattacher à la monarchie, il y aura toujours au moins 20 voix de bonapartistes dissidens qui manqueront à l’appel, on n’en peut plus douter, qui laisseront un vide dans cette majorité par laquelle s’est formé le gouvernement actuel. D’un autre côté, si on avait espéré rallier quelques adhérens dans le centre gauche, on risquerait fort de s’abuser désormais en comptant beaucoup sur ce contingent, qui aurait pu se laisser tenter par une monarchie franchement constitutionnelle, mais qui dans l’incertitude, en présence d’une restauration mal définie, reste fidèle à la république conservatrice. Les hommes les plus marquans de cette fraction de l’assemblée, M. Léon Say, M. Feray, M. Christofle, se sont déjà nettement prononcés. Le centre gauche doit se réunir dans quelques jours, le 23, pour se concerter avec la gauche modérée et combiner la campagne qui se prépare. M. Casimir Perier et ses amis sont dans les mêmes dispositions. Nous ne parlons pas des fractions extrêmes, naturellement plus prononcées encore contre toute restauration de royauté.

Enfin, au-dessus et en dehors de ces oppositions diverses, qui ne laissent pas de former une armée nombreuse, il y a l’adversaire certainement le plus redoutable, le plus dangereux de cette reconstitution monarchique, M. Thiers lui-même, qui a donné le véritable signal de la résistance dans une lettre adressée au maire de Nancy, et qui restera jusqu’au bout sans nul doute le régulateur du combat. Cette lettre de M. Thiers, c’est l’expression sensée, modérée, éloquente, de tous les instincts troublés par cette résurrection d’une monarchie dont on ne saisit pas le caractère. Par ses opinions, par ses traditions, par toutes les habitudes de sa vie et de son esprit, l’ancien président de la république n’est point un ennemi de la royauté. Il s’est proclamé assez souvent un vieux monarchiste, et au fond il est toujours de ceux qui croient qu’on est au moins aussi libre à Londres qu’à Washington, il défend aujourd’hui la république parce qu’il la croit seule possible dans l’état de la France, au milieu de la division des partis, et aussi et surtout parce que dans cette monarchie telle qu’elle se présente il voit la société moderne mise en suspicion et en péril, les libertés et les droits de la France contestés et menacés : M. Thiers l’a dit habilement dans cette lettre, faite pour servir de programme, pour ramener toutes les oppositions à une certaine discipline dans la campagne qui se prépare.

Certes la défense placée sur ce terrain, conduite par un homme tel que M. Thiers, cette défense, il n’y a pas à s’y tromper, est dangereuse pour les projets monarchiques, elle doit entraîner ou retenir bien des esprits incertains, de sorte que, même dans l’assemblée la plus royaliste, la question n’est nullement décidée ; jusqu’ici, elle reste obscure et indécise, circonstance assurément défavorable pour la solution définitive. Qu’on mette les choses au mieux dans la situation telle que l’ont faite tous ces tiraillemens, ces conflits intimes, et ces efforts inutiles : l’assemblée peut se partager presque également, et c’est à quelques voix de majorité que peut être tranchée la question suprême de la reconstitution de la France, du retour à la monarchie ! Serait-ce là une origine bien sûre, une condition bien efficace pour un gouvernement nouveau ? Et, s’il en est ainsi dans l’assemblée autant qu’on puisse le prévoir d’après les élémens qui la composent, qu’est-ce donc dans le pays, dans cette masse nationale qui n’est pas au courant des finesses diplomatiques, des secrets de couloirs et des combinaisons savantes, mais qui juge tout avec sa raison, avec son instinct, avec le sentiment de ses intérêts ? Quelles que soient les décisions qui seront prises par l’assemblée, le pays se soumettra sans nul doute, il ne se révoltera pas, il ne se jettera pas dans les insurrections ou les échauffourées sanglantes et stériles ; non, le pays ne semble nullement porté à la guerre ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il attend les destinées qu’on veut lui faire. On ne peut cependant s’y méprendre, il y a un peu partout à la surface de la France un courant de méfiance et d’inquiétude. On se lasse de toutes ces obscurités et ces tergiversations, et on finit par s’alarmer de cet inconnu que les habiles tiennent en réserve. Les nations sont un peu comme les enfans, elles n’aiment pas les fantômes. Le pays n’a pas peur de la monarchie, d’une monarchie qui respecterait son état social, qui lui donnerait l’ordre, la sécurité, sans lui demander l’abdication de ses droits ; il a peur d’une monarchie que ses partisans les plus décidés représentent trop souvent comme une résurrection ou comme une relique du passé, comme une restitution de droit privilégié et surnaturel.

Sans doute il y a désormais dans la constitution sociale de la France une force qui est faite pour résister à toutes les atteintes, qui défie depuis soixante ans toutes les commotions et toutes les réactions ; mais, si cette société est réduite à se défendre tous les jours contre des velléités, même impuissantes, contre des réactions déguisées, contre des prépotences de caste ou des abus d’influence cléricale, s’il en est ainsi, ce n’est plus la paix qu’on promet à la France, c’est la lutte qu’on lui porte, la lutte organisée, incessante et périlleuse. C’est là justement ce que l’instinct public pressent, et, qu’on y prenne garde, cette inquiétude qui est un peu partout, que les factions peuvent exploiter et envenimer, mais qui existe, cette inquiétude ne procède nullement d’une ardeur révolutionnaire, elle est plutôt d’une nature conservatrice. Ce que le pays redoute par-dessus tout, c’est qu’au lieu de lui donner la paix on lui donne la guerre, c’est que la monarchie qu’on travaille à restaurer, ne prépare une révolution prochaine, à courte échéance, et peut-être cette fois plus dangereuse que toutes les autres. Pour la masse, cette révolution violente, à courte date, toujours menaçante, c’est le trouble immédiat de tous les intérêts ; pour ceux qui réfléchissent, ils n’ont qu’à se demander quel serait le lendemain de cette révolution, si, dans ces agitations confuses, stériles, peut-être sanglantes, qui pourraient naître, la monarchie et la république ne disparaîtraient pas également au profit de l’empire, si après tant d’expériences meurtrières ce ne serait pas tout simplement rentrer dans l’ère des aventures.

Ainsi donc voilà où l’on aboutit avec ce système de tergiversations et de diplomatiques réserves. On arrive à une sorte de suspension de la vie nationale, à un état indéfinissable où l’on ne sait plus ce qu’il faut croire ni ce qu’on peut craindre. Le pays reste profondément inquiet, méfiant et troublé au milieu de toutes ces obscurités ; l’assemblée elle-même, le jour où elle se verra en présence d’une résolution nécessaire, peut se trouver partagée, — et c’est dans ces conditions qu’on espère rétablir la monarchie traditionnelle, qu’on prétend fonder la stabilité ! Voilà un espoir et des prétentions bien fragiles. Si encore, au moment d’affronter cette crise, on pouvait distinguer un certain nombre d’hommes commandant la confiance par leur supériorité et leur caractère, prêts à se saisir du pouvoir le lendemain avec une généreuse, une intelligente et énergique décision ! Mais où sont les hommes désignés pour un tel rôle dans un pareil moment où il y aurait tout à faire ? M. le comte de Chambord, et on peut le dire sans lui manquer de respect, a nécessairement tout juste l’expérience d’un solitaire honnête, d’un prince qui a vécu loin de la France depuis quarante-trois ans. Ceux de ses amis dont il pourrait particulièrement écouter les conseils sont à l’œuvre depuis qu’ils figurent dans l’assemblée, ils ont pu déployer leurs talens ; ils n’ont sûrement pas montré une aptitude d’homme d’état qui les signale à l’attention publique, et les plus ardens ont laissé voir que leur esprit politique pouvait se méprendre étrangement sur les véritables dispositions de la France. Les monarchistes constitutionnels et libéraux seraient bientôt suspects, d’autant plus qu’ils n’ont pas paru jusqu’ici très empressés à se rendre à Frohsdorf pour faire leur soumission.

M. le comte de Chambord, dans une lettre récente où il disait avec une certaine hauteur que tout le monde avait besoin de lui, ajoutait aussitôt qu’il avait à son tour besoin de tout le monde. Fort bien, à la condition qu’il veuille s’inspirer de l’esprit de tout le monde : c’est là précisément la question. N’importe, les royalistes quand même n’y regardent pas de si près, et ils ont une singulière façon de simplifier le problème en disant aux Français : Vous n’avez pas le choix, c’est à prendre ou à laisser, la royauté ou l’anarchie, le roi ou le radicalisme ! Les royalistes qui parlent ainsi d’un ton dégagé en croyant tout décider d’un mot, ces royalistes ne s’aperçoivent pas qu’ils imitent absolument ces républicains extrêmes disant de leur côté à la France : Vous le voyez, l’alternative est claire, la république ou l’ancien régime avec ses conséquences, avec les nobles, la dîme et le gouvernement des prêtres ! — Les partis se croient bien habiles en enfermant une nation dans ces dilemmes absolus d’où l’on semble ne pouvoir s’échapper que par effraction ; ils n’oublient qu’une chose, le pays lui-même, qui ne veut ni de l’ancien régime, ni de l’anarchie, ni du radicalisme, ni du gouvernement des prêtres, et qui acceptera sans souci de l’étiquette tout ce qui pourra lui assurer la paix et la sécurité.

À quoi tient la confiance qu’inspire le nom de M. le maréchal de Mac-Mahon ? Elle se justifie sans doute par l’intégrité d’une très noble vie militaire, elle s’explique aussi tout simplement par ce fait, que l’attitude du chef du gouvernement répond à ce sentiment public qui le croit étranger aux agitations des partis, uniquement occupé de son devoir de premier serviteur de la France. Personne ne fait moins de bruit que M. le président de la république ; il ne dit rien, il ne prononce pas de discours, il n’écrit pas, et si on lui adresse des consultations, il fait répondre qu’il ne répondra pas. Que le maréchal de Mac-Mahon ait son opinion sur certaines choses d’intérêt national, on n’en peut douter, et sans qu’il ait eu jamais à s’expliquer, il est par exemple assez vraisemblable qu’on ferait difficilement tomber de ses mains le drapeau qu’il plantait sur la tour Malakof, ou dont il s’enveloppait dans son héroïque deuil de Reischofen. On le croit, on en est sûr, l’instinct national sent qu’il a en lui un gardien vigilant, et on est convaincu aussi qu’avec l’autorité incontestée dont il dispose sur une armée obéissante et fidèle, il n’a pas même la pensée qu’il pourrait se servir de ce pouvoir pour faire violence au pays, bien moins encore dans des vues d’ambition personnelle. La confiance va vers lui parce qu’on le sait modeste, aussi calme que désintéressé au milieu des contradictions de la politique, uniquement préoccupé de maintenir l’ordre et de préserver la France des aventures en dehors de toutes les voies régulières et légales. De là aussi est venue cette idée de donner un caractère plus définitif et plus fixe à l’autorité présidentielle du maréchal de Mac-Mahon. C’est ce qu’on appelle la prorogation des pouvoirs du président ; mais il est clair désormais, si on en vient à cette mesure, que cela ne peut suffire, que cette prorogation des pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon doit se lier à un certain nombre d’autres lois organiques donnant au pays ses institutions les plus élémentaires, une seconde chambre, un régime électoral qui règle le suffrage universel en le respectant. On a le programme tout tracé dans les lois que M. Thiers présentait il y a quelques mois, sur lesquelles M. Dufaure rappelait l’attention à la veille des vacances, et qui doivent être mises à l’ordre du jour à la rentrée de l’assemblée.

C’est un rendez-vous naturel, c’est l’occasion la plus simple pour définir et fixer un peu l’état du pays dans des conditions où la France, délivrée des fantômes dont on l’obsède, puisse vivre sans trouble, avec un pouvoir respecté, avec des institutions parlementaires régularisées, Que les royalistes à outrance se soient trop hâtés de combattre cette idée, dès qu’ils l’ont vue poindre, précisément parce qu’elle déjouait ce calcul qui consiste à placer la France entre la monarchie traditionnelle et l’anarchie ; c’est possible ; mais certainement une partie de la droite, déçue dans ses tentatives pour rétablir une monarchie raisonnable, se rallierait à ces combinaisons protectrices auxquelles ne manquerait pas d’un autre côté sans nul doute l’appui des fractions républicaines modérées, surtout du centre gauche. Dussent les radicaux aller rejoindre les légitimistes extrêmes dans un vote négatif, l’organisation nouvelle ne sortirait pas moins victorieuse du scrutin. On reviendrait ainsi, après quelques détours, aux seules choses possibles pour le moment.

De toute façon, l’heure est venue pour le gouvernement de se décider, s’il ne veut être devancé et entraîné dans des luttes violentes où il disparaîtrait bientôt lui-même. Jusqu’ici, il a évité de se prononcer, il est resté neutre au moins comme gouvernement, puisqu’il est bien clair que chacun des membres du ministère a son opinion. Il ne peut plus cependant s’enfermer dans cette neutralité, qui ressemblerait à une abdication. Il est tenu de dire ce qu’il veut, ce qu’il se propose de faire. C’est à lui de prendre l’initiative dès le premier instant où l’assemblée se trouvera de nouveau réunie à Versailles, ne fût-ce que pour couper court à des débats sans issue, à des violences de partis qui ne seraient qu’une cause d’excitation nouvelle et d’agitation stérile. Les circonstances commencent à devenir pressantes d’ailleurs, Les élections de ces jours derniers, toutes républicaines, même assez radicales si l’on veut, sont un symptôme d’impatience bien plus que le signe de la puissance réelle des idées révolutionnaires. On ne comptera pas apparemment parmi les victoires signalées du radicalisme l’élection de M. de Rémusat à Toulouse. Tant qu’il n’y aura que des radicaux de ce genre, le péril ne sera pas bien grand. Dans tous les cas, le meilleur moyen d’en finir avec tous ces entraînemens et ces obscurités du scrutin, c’est de leur opposer la netteté, la clarté du langage et de l’attitude, c’est d’en revenir le plus tôt qu’on pourra à l’œuvre trop abandonnée de la réorganisation nationale dans des conditions fixées et coordonnées, où une politique fortement, libéralement conservatrice puisse se déployer sans avoir à se débattre avec des soupçons et avec des ombres.

Ces grands débats de la politique, où se décideront les destinées de la France, s’ouvriront bientôt à Versailles, et en attendant on a là tout près le grand drame judiciaire et militaire qui vient de s’ouvrir à Assurément rien n’est plus douloureux, rien n’est plus émouvant que ce spectacle d’un homme qui a été à la tête de nos armées, et qui se trouve aujourd’hui sur la sellette d’un conseil de guerre comme un simple prévenu. Que sortira-t-il de ces dramatiques débats qui commencent à peine ? quel sera le dénoûment juridique ? Nous ne le cherchons pas. Quelle que soit la sentence du conseil qui siège à Trianon, une chose reste certaine pour le moment, et elle est toute politique. Cette triste affaire montre bien tout ce qu’il y a eu d’imprévoyance, de décousu, de confusion, d’impéritie dans la préparation de cette guerre si funeste à la France. Elle montre aussi par plus d’un détail pénible la malfaisante influence exercée par l’empire sur les habitudes militaires. C’est à tous ceux qui sont jaloux de l’honneur du drapeau de travailler maintenant à réformer ces habitudes, à refaire une armée qui puise dans sa vieille histoire le sentiment de ce qu’elle doit à elle-même et de ce qu’elle doit à la France.

Où en est donc maintenant l’Espagne avec ses révolutions et ses confusions ? Il y a eu du moins au-delà des Pyrénées, depuis quelques semaines, un certain progrès, qui a coïncidé avec la plus récente transformation du pouvoir exécutif, avec l’arrivée de M. Castelar au gouvernement. Malgré son penchant à se laisser aller à son imagination et à faire de la politique avec des discours, M. Castelar a eu le mérite de comprendre que la république n’avait quelque, chance, si elle était possible en Espagne, qu’en répudiant toutes les violences socialistes ou radicales, qu’on ne pouvait combattre les insurrections communistes ou carlistes qu’avec une armée, et que, pour avoir une armée, il fallait avant tout rétablir l’autorité des lois militaires. Dès qu’il est arrivé au pouvoir, M. Castelar a provoqué une suspension des cortès pour se donner une certaine liberté d’action ; il s’est fait accorder des facultés extraordinaires pour se procurer de l’argent, pour lever des soldats ; il a fait appel au dévoûment de quelques généraux, et du mieux qu’il a pu il s’est mis à l’œuvre pour combattre l’insurrection communiste du midi et l’insurrection carliste du nord. On ne peut pas dire que tout marche très vite ni très aisément. Les radicaux sont toujours maîtres de Carthagène, où on les assiège, et, comme ils ont des forces navales, ils ont pu récemment aller offrir le spectacle d’un bombardement inhumain de la ville d’Alicante. D’un autre côté, dans le nord, le général Morionès livre aux carlistes des batailles qui sont célébrées comme des victoires dans les deux camps. C’est la guerre civile qui continue. Il y a cependant cela de bon que la résistance des radicaux à Carthagène ne peut plus être longue, et que les carlistes semblent désormais tenus en échec. Est-ce le signe d’une amélioration décisive ? L’Espagne a certes besoin de trouver enfin un gouvernement réparateur qui l’arrache aux convulsionnaires et aux absolutistes qui menacent de la dévorer.

CH. DE MAZADE.
POÉSIES DE LA VIE RÉELLE.

LA GRAND’TANTE.


Dans le calme logis qu’habite la grand’tante,
Tout rappelle les jours défunts de l’ancien temps :
La cour au puits sonore et la vieille servante,
Et les miroirs ternis qui datent de cent ans.

Le salon a gardé ses tentures de Flandre,
Où nymphes et bergers dansent au fond des bois ;
Aux heures du soleil couchant, on croit surprendre
Dans leurs yeux un éclair de l’amour d’autrefois.

Du coin sombre où sommeille une antique épinette,
Parfois un long soupir monte et fuit au hasard,
Comme un écho des jours où, pimpante et jeunette,
La grand’tante y jouait Rameau, Gluck et Mozart.

Un meuble en bois de rose est au fond de la chambre. S
es tiroirs odorans cachent plus d’un trésor :
Bonbonnières, flacons, sachets d’iris et d’ambre
D’où le souffle d’un siècle éteint s’exhale encor.

Un livre est seul parmi ces reliques fanées,
Et sous le papier mince et noirci d’un feuillet,
Une fleur sèche y dort depuis soixante années :
Le livre, c’est Zaïre, et la fleur, un œillet.

L’été, près, de la vitre, avec le vieux volume,
La grand’tante se fait rouler dans son fauteuil…
Est-ce le clair soleil ou l’air chaud qui rallume
La couleur de sa joue et l’éclat de son œil ?

Elle penche son front jauni comme un ivoire
Vers l’œillet qu’elle a peur de briser dans ses doigts :
Un souvenir d’amour chante dans sa mémoire,
Tandis que les pinsons gazouillent sur les toits.

Elle songe au matin où la fleur fut posée
Dans le vieux livre noir par la main d’un ami,
Et ses pleurs vont mouiller ainsi qu’une rosée
La page où soixante ans l’œillet rouge a dormi.


AMOUR OBSTINE.


Ceux qu’une volupté sans larmes
Nourrit d’un bonheur calme et doux,

Ceux-là ne savent pas tes charmes,
Autour, maître dur et jaloux !
 
Si tes plus exquises délices
Gardent quelque chose d’amer,
Tes orages et tes caprices
Sont attirans comme la mer…

Parfois la révolte me tente ;
Je veux briser le fil vainqueur
Dont une fée ensorcelante
Enlace étroitement mon cœur.
 
Je pars, je, vais chercher contre elle
Un refuge dans la forêt…
« Aide-moi, verdure nouvelle,
A rompre son magique attrait ! »

Mais la lumière verdissante
Qui filtre sous les grands couverts
Me rappelle la fée absente,
L’ondine aux fascinans yeux verts.

Aux bouleaux sa grâce est pareille,
La source est l’écho de sa voix,
Je songe à sa bouche vermeille
Devant les framboises des bois.

Le ramier chante, et la cadence
Des roucoulemens langoureux
Réveille en moi la souvenance
De nos caresses d’amoureux.

Les sauges et les marjolaines
Et les chèvrefeuilles rosés
Me parlent d’elle… Leurs haleines
Ont le parfum de ses baisers…

Je quitte la forêt sauvage,
Et, las de mon effort viril,
Je retourne à l’ancien servage
Comme un banni revient d’exil.

A la charmeuse je rapporte
Mon front lâche et mon cœur confus,
Et je vais heurter à sa porte,
Tremblant qu’elle ne l’ouvre plus.

ANDRÉ THEURIET[1]
LA MIGRATION DES FABLES.

Essais sur la mythologie comparée, par Max Müller, traduits par M. G. Perrot ; Paris 1873.


Depuis que les portes des littératures de l’Orient nous sont toutes grandes ouvertes, que nous puisons à pleines mains dans le trésor des antiques civilisations, et que l’on recueille avec un soin pieux jusqu’aux traditions orales qui subsistent chez les peuples non lettrés, ce qui frappe l’observateur, c’est la rareté des idées originales qui constituent le fonds intellectuel de l’humanité, sur lequel nous vivons depuis tant de siècles. Dans les milieux les plus divers, sous des costumes plus ou moins brillans, on retrouve sans cesse d’anciennes connaissances, — toujours les mêmes combinaisons de pensées profondes, de tours plaisans, de réflexions subtiles. Les mêmes rapports de filiation et d’alliance qui forment la parenté des idiomes existent entre les légendes poétiques, les doctrines religieuses, les coutumes sociales, et la mythologie comparée nous ôte de nos illusions sur la richesse de l’imagination humaine. Nil novi est le refrain de ces recherches, qui se proposent pour but de relever l’avoir intellectuelles diverses nations.

M. Max Müller, le célèbre professeur d’Oxford, est peut-être le savant qui a le plus exploré les lits de ces courans qui se sont déversés de l’Asie sur l’Europe et qui se sont ensuite perdus dans l’océan du passé. Il est un des maîtres de cette science qu’on pourrait appeler la paléontologie des idées, et qui comprend la science du langage, celle des religions, des coutumes, des traditions de toute espèce. Dans le nouveau volume qu’il vient de publier, il a réuni une série d’études qui touchent à tous ces sujets ; les chapitres les plus curieux sont peut-être ceux où il est question des migrations qui ont amené jusqu’à nous les fables originaires de l’Inde.

Pour nous donner un exemple de ces migrations, M. Max Müller s’efforce de suivre à travers ses transformations successives le conte oriental qui est devenu cette jolie fable de La Fontaine, la Laitière et le Pot au lait. La Fontaine publia les six premiers livres de son recueil en 1668, et l’on sait que la plupart des sujets étaient empruntés aux fabulistes classiques. La fable de Perrette n’apparaît que dans la seconde édition, qui est de 1678, et qui s’est enrichie de cinq livres de fables nouvelles ; dans la préface, La Fontaine déclare qu’il doit la plus grande partie de ses nouveaux sujets à « Pilpay, sage indien, dont le livre a été traduit en toutes les langues. » C’est donc vers l’Inde qu’il faut d’abord tourner nos regards pour découvrir les traces de Perrette.

Parmi les collections de contes et de paraboles que possède la littérature sanscrite, les plus connus sont le Pantchatantra (Pencaméron) et l’Hitopadesa (l’Avis salutaire). Si nous y cherchons la fable du Pot au lait, voici ce que nous trouvons. Dans le Pantchatantra, c’est un brahmane qui, ayant placé son lit au-dessous d’un pot plein de riz qu’il vient d’accrocher au mur, songe toute la nuit aux profits qu’il pourrait tirer de la vente de ce riz, s’il y avait une famine. Il achèterait d’abord une paire de chèvres, puis des vaches, des buffles, des chevaux, il épouserait une belle femme avec une grosse dot, il en aurait un fils qu’il ferait monter sur ses genoux. « Un jour, l’enfant, tout en jouant, s’approchera de trop près des chevaux, j’appellerai ma femme pour le prendre ; elle ne m’entend pas, alors je me lève et lui donne un coup de pied comme celui-ci. » Le coup de pied brise le pot, tout le riz tombe sur l’usurier et l’enfarine. — Dans l’Hitopadesa, le brahmane fait la sieste chez un faïencier, en tenant un bâton à la main pour défendre son plat de riz. Enrichi par des spéculations imaginaires, il épouse quatre femmes, qui un jour se disputent devant lui, ce qui l’oblige à leur administrer une correction ; passant du rêve au geste, Devasarman brise non-seulement son plat, mais les pots rangés autour de lui, et le marchand le chasse de sa boutique. — Voilà incontestablement la source première de la fable du Pot au lait ; mais comment le stupide brahmane s’est-il changé en laitière « légère et court vêtue, » qui pour aller à la ville a mis « cotillon simple et souliers plats ? » N’est-ce point un phénomène des plus étranges que cette longévité des contes d’enfant qui survivent aux langues qui disparaissent, aux empires qui s’écroulent ? « Voilà dit M. Max Müller, des paroles prononcées il y a deux mille ans dans quelque village écarté de l’Inde ; aujourd’hui encore, comme une semence féconde qui a été répandue à mains ouvertes sur le monde, elles portent des fruits qui vont en se multipliant dans ce sol qui, aux yeux de Dieu et des hommes, est le plus précieux de tous : je veux parler de l’âme d’un enfant… »

C’est à travers la Perse et par la route de Bagdad que ces fables sont venues en Europe. Au VIe siècle de notre ère, Barzuyeh, le médecin du roi de Perse Chosroès, en rapporta un recueil de l’Inde, où le roi l’avait envoyé à la recherche d’une herbe à laquelle on attribuait la vertu de rappeler les morts à la vie. Barzuyeh traduisit le livre en pehlvi ou vieux persan. Sa traduction est perdue, mais il nous en reste une version arabe, qui a été faite deux siècles plus tard, sous le règne du grand calife Almanzor, par Abdallah ibn Almokaffa : c’est le recueil connu sous le titre de Kalila et Dimna, dont Sylvestre de Sacy a publié le texte en 1816. Le calife Almanzor était contemporain d’Abdérame, qui régnait en Espagne ; la route était donc dès lors ouverte devant ces contes orientaux pour pénétrer jusqu’aux foyers de la science occidentale. Néanmoins trois siècles s’écoulent avant qu’on en rencontre la trace dans la littérature d’Europe. C’est vers 1080 seulement qu’un Juif nommé Siméon Seth les traduit en grec sous le titre de Stephanites et Ichnelates, et cette version grecque est plus tard translatée elle-même en latin et en italien. Dans toutes ces interprétations, le riz s’est changé en beurre et miel, et le pauvre homme qui se laisse aller à ses rêves de fortune châtie non plus sa femme, mais le fils qu’il espère en avoir. Ce changement existait-il déjà dans le recueil original que Barzuyeh rapporta de l’Inde ? C’est ce qu’il est impossible de décider aujourd’hui. Peut-être les premiers traducteurs ont-ils voulu adoucir ce qu’il y avait de choquant dans les coups administrés à la mère.

La version arabe faite sur l’ordre d’Almanzor au VIIIe siècle n’est pas le seul vestige qui demeure du recueil de Barzuyeh. Un auteur nestorien parle d’une traduction syriaque du même livre, intitulée Kalilag et Damnag, et due à un moine périodeute qui visitait les communautés chrétiennes de la Perse et de l’Inde. L’existence en avait été mise en doute par Sylvestre de Sacy, tandis que M. Renan voyait au contraire une garantie de l’authenticité de cette indication dans les consonnes finales des deux mots, lesquelles trahissaient à ses yeux une traduction faite sur un texte pehlvi. Grâce au zèle infatigable de M. Théodore Benfey, cette précieuse version syriaque, qui date du VIe siècle, a été découverte dans un couvent de l’Asie-Mineure il y a trois ans, à la suite d’une série de péripéties qui méritent d’être racontées.

Dans un roman de Gustave Freytag, le Manuscrit perdu, un professeur allemand, en feuilletant de vieux parchemins, tombe sur une liste d’objets appartenant au couvent de Rossau et qu’un moine déclare avoir déposés en un lieu sûr, afin de les soustraire aux Suédois de Baner. O joie ! parmi ces objets se trouve mentionné un manuscrit complet des Annales et des Histoires de Tacite, dont il ne nous reste, comme on sait, qu’environ la moitié. Sans perdre de temps, le professeur se met en chasse ; après bien des alternatives d’espoir et de découragement, après toute sorte d’aventures romanesques, il trouve non pas le trésor qu’il poursuit, mais une femme belle et riche qu’il épouse et qui lui fait oublier sa déconvenue. La chasse au manuscrit dont M. Benfey a raconté toutes les circonstances a eu un dénoûment plus heureux ; comme les voyages que le docteur Bernagius entreprend à la recherche de l’édition princeps de Gomara dans l’Histoire d’un livre, elle a été couronnée de succès. Dans la préface de sa traduction du Pantchatantra, publiée en 1859, le célèbre orientaliste établissait que la version arabe et la version syriaque des fables indiennes avaient dû être faites sur un texte primitif plus ancien et plus complet que le Pentaméron sanscrit qui nous a été conservé. Ce fut au mois de mai 1868 qu’il entrevit la première trace du manuscrit syriaque. Le professeur Bickell, de Münster, lui apprit qu’un archidiacre syriaque, Jochannân bar Bâbisch, venu à Münster pour y faire une collecte, lui avait parlé de prêtres chaldéens qui, d’un séjour dans l’Inde, chez les chrétiens de Saint-Thomas, avaient rapporté des exemplaires de la version syriaque et les avaient offerts au patriarche catholique d’Elkochi près de Mossoul ; il en avait lui-même reçu, disait-il, une copie. La nouvelle paraissait peu croyable, et d’ailleurs les façons du prêtre syriaque n’inspiraient pas la confiance. Néanmoins M. Benfey s’adressa aux amis qu’il avait dans l’Inde afin d’éclaircir cette affaire.

Ses efforts restèrent sans résultat ; il n’apprit rien qui confirmât les assertions de l’archidiacre, mais rien non plus qui les démentît d’une manière formelle. « La piste paraissait donc se perdre dans le sable, dit-il dans sa relation, quand au bout de deux ans le professeur Bickell m’avertit par lettre que le patriarche d’Elkoch, Youssouf Audo, se trouvait à Rome comme membre du concile. » M. Benfey se mit immédiatement en rapport avec le patriarche chaldéen ; les renseignemens qu’il obtint prouyaient clairement qu’il ne fallait faire aucun fonds sur les détails donnés par Jochannân bar Bâbisch ; cependant ils rendaient extrêmement vraisemblable l’existence d’un manuscrit de la version syriaque au couvent de Mardîn ; M. Benfey s’empressa de faire part de ses conjectures à un de ses anciens élèves, M. Albert Socin, de Bâle, qui voyageait en Orient au printemps de 1870 ; et il le conjura de ne rien épargner pour découvrir le précieux manuscrit. M. Socin, qui savait déjà par expérience que les chrétiens orientaux se vantent toujours de posséder toute sorte de livres qu’ils connaissent à peine de nom, que de plus ils montrent à l’égard des voyageurs une défiance extrême et veillent avec une anxiété fanatique sur leurs trésors, M. Socin se mit en campagne sans avoir aucune foi dans le résultat. Arrivé à Mardîn, il se munit d’abord de recommandations qui devaient lui ouvrir la bibliothèque du couvent des jacobites, Der ez Zaferan, situé dans la montagne, à cinq heures et demie de la ville. Il y visita quatre cents volumes sans rien trouver de rare. De retour à Mardîn, il fit des questions à droite et à gauche ; personne ne put lui donner un renseignement de quelque valeur. Un jour enfin, M. Socin prit le parti de se présenter au couvent des chaldéens. Comme il habitait une maison appartenant aux missions américaines, il était un personnage suspect ; heureusement son domestique pouvait attester qu’il était étranger à toute propagande. On lui montra quelques livres de prières et des évangiles. Il demanda aux moines s’ils n’avaient pas de livres de fables. « Oui, répondirent-ils ; il y en a un. » On finit par le découvrir dans la poussière, où il gisait, et on l’apporta. M. Socin l’ouvrit, et du premier coup d’œil lut ces mots tracés en lettres rouges : Kalilag v. Damnag. Il ne laissa percer aucune émotion, rendit le livre, et prit congé des moines, Au bout de quinze jours, il envoya un homme de confiance emprunter le livre. Les moines eurent des soupçons et ne se décidèrent qu’avec beaucoup de peine à se dessaisir du manuscrit ; mais enfin M. Socin put le feuilleter chez lui à son aise. Il trouva un copiste, qui se mit aussitôt à l’ouvrage. Les moines réclamaient déjà leur trésor, et M. Socin dût quitter Mardîn avant que le travail ne fût terminé ; ce fut donc avec une vive joie qu’il reçut enfin dans la ville d’Alep la copie qui est aujourd’hui entre les mains du professeur Benfey, et que ce dernier promet de publier prochainement avec traduction et commentaires.

Les récits d’entreprises de ce genre sont palpitans d’intérêt pour ceux qui comprennent qu’il s’agit là de sauver d’une irréparable destruction les derniers témoins d’une civilisation disparue, témoins dont l’importance ne se révèle parfois que longtemps après qu’on les a tirés de l’oubli et ramenés au grand jour.

Pour revenir à notre point de départ, jusqu’ici le héros de la fable est toujours un brahmane, religieux, ermite ou mendiant, qui casse un vase rempli de riz ou de miel en croyant administrer une correction à sa femme ou à son fils. Du XIIe au XVIIe siècle, le livre de Kalila et Dimna est traduit jusqu’à trois fois en persan moderne, puis en hébreu, en turc, en latin et en italien, en espagnol, en allemand, en français, en anglais, sous les titres les plus variés. La version latine du Juif Jean de Capoue, qui date du XIIIe siècle et qui est intitulée Directorium humanæ vitæ, ne tarda pas à devenir populaire parmi les lettrés, fut elle-même traduite ou arrangée bien des fois, et contribua beaucoup à répandre en tous pays ces leçons de sagesse terrestre que des prédicateurs bouddhistes avaient jadis improvisées à l’usage des pauvres Hindous qui les écoutaient. Vers la fin du moyen âge, ces fables furent assurément plus lues en Europe que la Bible, ou tout autre livre. On les introduisit dans les sermons et les livres de morale, on les développa, on les localisa, on leur fit revêtir toute sorte de déguisemens jusqu’à les rendre méconnaissables.

Dans le Gargantua, un vieux gentilhomme compare une entreprise hasardée « à la farce du pot au laict, duquel un cordouanier se, faisait riche par resverie, puys, le pot cassé, n’eut de quoy disner. » Ici le religieux est devenu un cordonnier ; La Fontaine l’a-t-il lui-même changé en laitière ? Le fait n’aurait rien d’étonnant, mais nous allons voir qu’il n’eut pas besoin d’opérer la métamorphose. Pourtant nous sommes encore arrêtés dans cette recherche de la filiation de Perrette. La Fontaine cite, comme la source où il a puisé, « le sage Pilpay, Indien. » Le Livre des lumières ; composé par le sage Pilpay, est une traduction française, publiée en 1644, de l’une des versions persanes du recueil arabe ; mais elle est incomplète, et nous n’y rencontrons ni la laitière, ni son prototype, le brahmane, ni le cordonnier de Rabelais.

La laitière paraît pour la première fois dans un recueil du XIIIe siècle, le Dialogus creaturarum optime moralizatus, qui fut traduit en anglais et en d’autres langues modernes. Ici, elle s’assoit au bord d’un fossé, et ses rêves la conduisent jusqu’au moment où son mari la mène à l’église à cheval ; croyant éperonner sa monture, elle frappe la terre du pied, glisse et répand tout son lait ; « c’est ainsi qu’elle fut loin de compte et n’eut jamais ce qu’elle espérait avoir. » Nous la retrouvons ensuite dans le Conde Lucanor de l’infant don Juan Manuel sous la figure de dona Trubana, qui va au marché avec un pot de miel sur la tête, enfin dans les Contes et nouvelles de Bonaventure des Periers, un contemporain de Rabelais. C’est là évidemment que La Fontaine a pris son modèle, car ici la laitière « fait la ruade que ferait son poulain, » et en sautant ainsi fait tomber « sa potée de lait. » Après La Fontaine, ce joli conte d’enfant, dont il faut lire tout au long chez Max Müller les métamorphoses successives, a passé dans toutes les langues de l’Europe ; le fabuliste français lui a donné sa forme définitive, comme un lapidaire qui taille un diamant.

Lorsqu’on a suivi Perrette à travers ses pérégrinations, on connaît le voyage de la plupart des fables qui appartiennent au même cycle indien ; mais il est d’autres recueils du même genre qui ont trouvé le chemin de l’Europe. L’un des plus importans est le Livre de Sindbad, dont M. Comparetti a récemment raconté l’histoire. On sait aussi, et c’est M. Laboulaye qui en a fait le premier la remarque, on sait que le roman religieux de Barlaam et Josaphat, qui a pour auteur saint Jean de Damas, et qui fut si populaire pendant le moyen âge, est calqué sur le Lalita Vistara, c’est-à-dire sur la vie de Bouddha, dont les aventures sont attribuées à saint Josaphat, de sorte que, sous un nom d’emprunt, le fondateur de la religion bouddhique est devenu un saint du martyrologe romain. Saint Jean Damascène dit d’ailleurs lui-même que l’histoire qu’il se propose de raconter, il l’a entendue de la bouche de gens qui revenaient de l’Inde. Et en lisant la vie de Bouddha il faut convenir qu’il a mérité un tel honneur

On connaît les nombreuses métamorphoses par lesquelles a passé au moyen âge l’épopée des animaux et notamment le cycle satirique, longtemps si populaire, que composent les divers romans de Renart dont la source première est difficile à déterminer, et qui sont l’œuvre de poètes inconnus. Tout récemment encore un érudit bavarois, M. Konrad Hofmann, a publié un roman d’animaux tiré du Libre de Maravelles de Raymond Lulle, dont la bibliothèque royale de Munich possède deux copies[2]. Renart y joue un grand rôle ; cependant le fonds du récit semble avoir été emprunté au livre de Kalila et Dimna. Dans cette version catalane, le loup et l’ours ne figurent qu’au second plan, tandis que le lion, l’éléphant, le léopard, l’once, la renart, le serpent, en sont les personnages principaux. Renart ourdit des complots contre le lion, et s’efforce de gagner à sa cause l’éléphant ; mais ce dernier se défie de lui, et lui répond par des anecdotes qui démontrent le danger des ruses ! Dans le nombre, il y en a qui sont assez gaies ; telle est l’histoire des deux pages. « Un jour que le roi était assis sur son trône au milieu de ses barons, l’un des pages vit sur le manteau de velours blanc du monarque une puce, et il demanda qu’il lui fût permis de l’enlever. Le roi se fit donner la puce, et, la montrant à ses courtisans, admira l’audace de cette petite bête assez osée pour s’approcher de lui. Au page, il fit donner mille écus d’or. Le second page fut jaloux du succès de son camarade, et résolut de le surpasser. Le lendemain, il mit un énorme pou sur le manteau du roi, puis demanda la permission de l’ôter ; mais le roi en éprouva du dégoût, il reprocha au page d’avoir négligé de tenir ses vêtemens propres et lui fit administrer cent coups de bâton. » L’éléphant se laisse néanmoins séduire par le renard, qui commence à réussir en ses mauvais desseins ; au dernier moment, son compère l’éléphant a peur, dénonce la conspiration, et Renart est mis à mort. Il y a lieu d’espérer que l’étude de cette satire espagnole, qui pour le fond diffère absolument des romans de Renart, fournira des points de vue nouveaux à l’histoire du roman satirique au moyen âge.

A côté des grandes routes par lesquelles des recueils, des cycles entiers se sont propagés à travers le monde, il y a, dit M. Max Müller, « de plus petits sentiers moins fréquentés par où nous sont venus des fables isolées, parfois de simples proverbes, des comparaisons ou des métaphores. » N’est-il pas possible aussi qu’inversement certains traits qui nous frappent dans les contes et légendes des peuplades sauvages soient d’origine européenne et datent du passage de quelque missionnaire, de quelque colon depuis longtemps mort et oublié ? C’est là une réflexion qui se présente naturellement à l’esprit lorsque nous rencontrons chez les Zoulous et chez les Hottentots des fables dont la donnée rappelle d’une manière surprenante les contes de Renard. L’idée dominante de ces récits, c’est que la ruse triomphe toujours de la force brutale. Dans la légende basouto (béchuana) du Petit Lièvre, ce dernier a conclu une alliance avec le lion ; se voyant opprimé par son trop puissant allié, il propose de construire une hutte, et profite de l’indolence du lion pour lui enlacer si bien la queue dans les roseaux et les pieux qu’il se trouve prisonnier ; alors le lièvre s’enfuit et le laisse mourir de faim. Il est curieux de constater que dans la fable africaine c’est généralement le lièvre qui joue le rôle du renard. Il en est ainsi dans les contes des Béchuana publiés par Casalis et par Schrumpf ; chez les Bari de l’Afrique centrale, c’est même le lièvre qui attrape le renard. Un des types favoris des Zoulous est le jeune drôle Uhlakanyana, dont on se moque d’abord et qui finit par duper tout le monde. Un de ses hauts faits ressemble à celui du petit lièvre. Ayant à partager avec un cannibale, son compère, une vache grasse et une vache maigre, il insinue qu’il faut avant tout couvrir de chaume leur maison. Le cannibale répond : « Tu as raison, enfant de ma sœur, » et il monte sur le toit. Sa chevelure était longue ; en poussant l’aiguille, Uhlakanyana l’entremêle et la noue avec le chaume ; ensuite il mange tout seul leur repas, et assiste en riant aux souffrances du cannibale, sur lequel tombe la grêle, et qui meurt de faim et de froid. Une autre fois il a été pris par les cannibales, et leur mère doit le faire cuire. Alors il persuade à l’ogresse de jouer avec lui « à se faire bouillir l’un l’autre. » La vieille dame accepte, car on doit commencer par Uhlakanyana ; mais il empêche l’eau de bouillir, et après être resté quelque temps dans la marmite, il insiste pour que la vieille s’y mette à son tour. Une fois dans le chaudron, elle n’en sort plus, car le jeune espiègle maintient le couvercle de toutes ses forces et la fait cuire à sa place. Cet exploit rappelle celui de Peggy, qui fait cuire l’ogresse dans son propre four, et toute la foule de ces contes d’enfans, où l’on voit la méchante sorcière tomber elle-même dans la fosse qu’elle a creusée pour quelque innocent.

Souvent ces contes ne sont évidemment que l’amplification d’un dicton populaire, d’une maxime morale, que suggère l’expérience de la vie et qui est vraie partout : dès lors les ressemblances qu’ils offrent ne prouvent pas nécessairement qu’il s’agit d’une imitation directe. Une de ces moralités qui a été le plus fréquemment amplifiée est assurément celle qui nous enseigne que les méchans se prennent dans leurs propres pièges.

La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur,
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.

Il n’en faut pas moins encourager les efforts de ceux qui s’attachent à recueillir les traditions orales ou écrites sous toutes leurs formes. En effet, la persistance avec laquelle reparaît chez les peuples les plus divers telle anecdote, telle métaphore, tel dicton ou même telle plaisanterie, rappelle l’étonnante ténacité des racines et des formes grammaticales, dont l’analogie manifeste trahit si souvent des rapports de parenté et de filiation entre les races. La science du langage et la mythologie comparée viennent ainsi au secours de l’ethnologie et de l’histoire. Les contes de nourrices, les proverbes, les paraboles, que l’on recueille et qu’on sauve de l’oubli, deviennent de précieux matériaux scientifiques : ce sont les détritus d’anciennes couches de pensées et de langage ensevelies dans le passé, comme ces sables bleus ou roses, mêlés de coquilles, qu’on ramasse sur une plage, sont les débris de terrains fossiles, qui peuvent éclairer le géologue sur quelque épisode des révolutions du globe.


R. RADAU.

C. BULOZ.

  1. Ces deux pièces sont tirées d’un nouveau recueil de vers de M. A. Theuriet, paraîtra prochainement sous le titre le Bleu et le Noir, poèmes de la vie réelle.
  2. K. Hofmann, Ein Katalanisches Thierepos von Ramon Lull. Munich 1872.