Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1873

Chronique n° 995
30 septembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1873.

La France est déjà sortie de bien des crises meurtrières où elle semblait devoir sombrer. Elle sortira encore de celle qu’elle traverse aujourd’hui ; elle en sortira, nous garderons jusqu’au bout cette espérance, sans y laisser ni son repos ni sa liberté. Elle retrouvera des conditions moins incertaines, des institutions plus précises, et avec une existence intérieure régularisée elle reprendra naturellement son rôle dans le monde ; elle reviendra occuper parmi les peuples cette place qu’elle a momentanément laissée vide, que personne n’a usurpée pendant son deuil. Une nation qui résiste à des coups comme ceux dont la France a été atteinte, qui au lendemain des plus accablantes épreuves déploie cette énergie au travail, cette fécondité de ressources, et qui a son bon sens, cette nation n’est pas près de périr pour quelques difficultés d’organisation. Elle n’est pas de celles qui se laissent brusquement déconcerter par une épreuve de plus ou de moins, et de toutes les paroles qui ont été prononcées depuis quelque temps dans les réunions de toute sorte, dans les conseils-généraux, dans les comices agricoles, partout où l’on fait des discours, une des plus sages, une des plus patriotiques, est cette parole que M. Thiers adressait l’autre jour à des habitans de la Savoie qui étaient allés le voir jusqu’en Suisse : « je vous dirai que l’avenir de notre pays ne m’inspire pas les mêmes inquiétudes que bien des personnes paraissent éprouver. L’avenir appartient au calme et à la modération… » Cet optimisme tranquille et généreux vaut mieux que toutes les lamentations. C’est un acte de foi à la France et à sa fortune en même temps qu’à la puissance des idées de libérale modération. M. Buffet dans son comice des Vosges, M. le duc de Broglie dans son comice de Bernay, ont prononcé à leur tour des paroles empreintes d’une certaine réserve obligée dans leur situation, rassurantes après tout, tranquillisantes pour le pays, écartant toute idée d’aventure, et aussi tout ce qui pourrait inquiéter la société moderne.

La France, cela est certain, est encore de force à se tirer d’affaire, et même à pousser patiemment jusqu’au bout son voyage à la poursuite d’un gouvernement définitif ; mais, il faut en convenir, si la France est un modèle de calme et de sagesse au milieu d’une épreuve qui n’est pas sans péril, si elle se montre assez disposée à tout, pourvu qu’on ne veuille pas lui faire trop de violence et lui imposer des régimes incompatibles avec ses instincts comme avec ses intérêts, les partis, qui ont tous la prétention de la sauver, ne s’inspirent guère de ces sentimens de modération, d’équité et de désintéressement qui sont dans l’âme du pays. Les partis semblent croire que cet interrègne parlementaire de trois mois leur a été donné pour organiser des agitations nouvelles, pour accumuler devant l’opinion publique des problèmes sans solution, pour employer toute leur diplomatie à traiter dans des conciliabules les questions les plus redoutables sans s’inquiéter des incertitudes qu’on aggrave, des anxiétés et des impatiences qu’on provoque. Les partis se figurent que le pays s’est livré à eux comme un sujet d’expérience, comme une matière inerte et vile qu’ils peuvent plier à leurs passions, à leurs préjugés ou à leurs combinaisons, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils n’ont d’autorité que s’ils savent s’inspirer fidèlement des vœux, des besoins de cette société dont ils ont l’air de disposer en maîtres, qu’ils agitent souvent au lieu de l’éclairer et de la conduire.

Une chose reste certaine : toutes ces questions qui viennent de se réveiller, et qui tiennent la France en suspens, ne peuvent plus être ajournées désormais ; elles devront être nécessairement et définitivement tranchées aussitôt que l’assemblée se trouvera de nouveau réunie à Versailles. On a tant fait la guerre au provisoire, le provisoire a maintenant un terme presque fixe, on voudrait le prolonger qu’on ne le pourrait plus dès qu’on sera en présence ; mais, comme l’assemblée ne se réunit que le mois prochain, en novembre, le pays en est réduit, pendant cinq ou six semaines encore, à se demander ce qu’on veut faire de lui, ce qu’on lui prépare, la république ou la monarchie, la paix ou la guerre, la fin des incertitudes par des institutions équitablement libérales, ou le commencement d’agitations nouvelles. On a trouvé le moyen de rendre pour le moment le provisoire plus pénible et plus aigu. Évidemment, nous le savons bien, il est des situations où tout ne peut pas se traiter au grand jour, où il y a des négociations nécessaires. L’entrevue de Frohsdorf, en faisant disparaître l’élément des compétitions personnelles et dynastiques dans le problème d’une reconstitution possible de la monarchie en France, cette entrevue des princes de la maison de Bourbon n’a point résolu la question véritablement politique, qui, au contraire, reste tout entière. C’est maintenant autour de cette question qu’on tourne comme pour chercher le point par où l’on peut la prendre afin d’arriver à un dénoûment. Soit, on peut tourner, mais, qu’on nous permette de le dire, les hommes qui consacrent tout leur zèle, un zèle aussi discret qu’infatigable, à cette œuvre laborieuse, semblent ne pas se douter qu’ils ne sont pas seuls, que le pays les regarde et les écoute ou interroge leur silence, que ces lenteurs, ces obscurités et ces mystères dont on s’enveloppe deviennent précisément aux yeux du public l’indication significative des difficultés qu’on rencontre. Cela prouve qu’on tourne toujours et qu’on n’a pas trouvé. Cela prouve, à notre sens, bien autre chose : c’est le signe certain et manifeste que la question est mal engagée, mal posée, qu’on se fie beaucoup trop aux chuchotemens, aux combinaisons plus ou moins habiles, aux délibérations de petits conclaves, là où il aurait fallu au contraire une extrême netteté, un sentiment large et supérieur de la situation, une franchise confiante, presque audacieuse, dans la manière de traiter avec la France de ses intérêts, de ses besoins et de son avenir. Le résultat est l’incertitude qui règne plus que jamais aujourd’hui.

Cette entrevue de Frohsdorf, qui rendait des chances à la monarchie par une grande réconciliation de famille, par la reconstitution de l’unité dynastique, cette entrevue était, à n’en pas douter, un événement d’une importance sérieuse. Peut-être même le sentiment de l’importance de la visite du 5 août a-t-il été plus vif chez les adversaires que chez les partisans de la monarchie. Assurément, si au lendemain de cette entrevue M. le comte de Chambord s’était adressé au pays dans un langage cordial et simple, ne marchandant à la France ni ses droits, ni son passé depuis quatre-vingts ans, ni ses idées, ni son drapeau, allant même au-devant des ombrages que son nom peut susciter, se bornant à présenter la monarchie comme une garantie de stabilité plus précieuse encore dans nos malheurs, comme une institution conciliant les traditions françaises avec les libertés modernes, si M. le comte de Chambord eût agi et parlé ainsi, nous ne disons pas que tout se serait accompli comme par un coup de théâtre ; ce langage du moins n’aurait pas manqué de grandeur, et il aurait pu avoir son effet ; il aurait pu donner à réfléchir, dissiper des préjugés et des méfiances. Le pays se serait dit que c’était là peut-être encore pour lui un moyen de recommencer sa vie dans des conditions de sécurité nouvelle sans se renier lui-même, sans abdiquer ces instincts de libéralisme qui sont devenus son essence. Il se serait dit qu’il y avait la république aux États-Unis, en Suisse, mais que l’Angleterre, la Belgique, avec la monarchie, étaient au moins aussi libres que l’Amérique ou la Suisse, qu’une institution plus stable revêtue du lustre de la tradition pouvait l’aider à renouer ses relations, à reprendre son rang dans le monde. Le pays se serait dit tout cela simplement, librement, et le traité de paix eût été peut-être signé sans qu’il y eût assurément ni une humiliation pour le représentant de la royauté, ni une abdication pour la France.

Au lieu de cela, qu’a-t-on fait ? M. le comte de Chambord s’est tu, et les petits conciliabules ont commencé. Il y a deux mois bientôt qu’on en est à s’agiter dans le vide, à s’épuiser en commentaires, en interprétations sur un événement qu’on s’efforce de présenter comme le point de départ d’une transformation politique, et en définitive que sait-on ? Absolument rien. Nous nous trompons ; on sait que deux députés, M. de Sugny et M. Merveilleux-Duvignaux, sont allés récemment à Frohsdorf, et même qu’ils en sont revenus après avoir eu avec M. le comte de Chambord deux conférences dont ils ont dressé le protocole pour le faire arriver à la France par la voie du Times. On sait qu’il y a eu depuis à Versailles une réunion de représentans de la droite et du centre droit qui ont été complètement édifiés, qui se sont trouvés en parfait accord, et qui ont fait le serment solennel de garder le secret de cet accord plein de promesses. Franchement, que veut dire tout cela ? M. de Sugny et M. Merveilleux-Duvignaux étaient-ils les délégués autorisés d’une fraction de l’assemblée ? Quels éclaircissemens ont-ils rapportés de leur voyage ? D’après le protocole du Times, M. le comte de Chambord aurait laissé comprendre qu’on pourrait revenir à la charte de 1814 en l’appropriant aux nécessités du temps. Lorsqu’on lui a parlé des dispositions de l’assemblée au sujet du drapeau, il aurait répondu, — quoi ? — Qu’a donc répondu le prince ? C’est là ce qu’il y a de plus curieux, il se pourrait qu’il eût dit oui et non. Lorsqu’on lui a donné à entendre que l’assemblée ne rétablirait pas la monarchie sans le drapeau tricolore, M. le comte de Chambord, selon une version, aurait répondu qu’il le savait, et selon une autre version il aurait dit qu’il ne savait pas cela. Voilà qui devient clair et qui nous instruit singulièrement sur les résultats de la mission des deux diplomates volontaires qui sont allés à Frohsdorf, et sur les conditions du rétablissement de la royauté. Là-dessus arrivent les commentaires des journaux légitimistes, qui ajoutent naturellement à la clarté ou, si l’on veut, à l’obscurité des choses. — Que parle-t-on de monarchie constitutionnelle, lorsqu’il s’agit de la monarchie traditionnelle ? Des explications, des conditions, il ne peut être question de tout cela ; le roi ne peut traiter en exil, hors de France. Qu’on rappelle le roi d’abord, et, lorsqu’il sera sur son trône, il traitera librement, avec autorité. Fort bien. Cela veut dire qu’après cela, si on ne s’entend pas, il ne restera qu’à se soumettre ou à faire une révolution. Cela veut dire encore que ce qu’on demande, après l’abdication de la monarchie de 1830, c’est l’abdication du pays lui-même, afin que la royauté, telle qu’on la rêve, apparaisse dans sa majesté et dans sa liberté !

Chose étrange ! on parle souvent de 1814 et on n’étudie guère ce temps-là on semble même ne pas comprendre toutes les différences qu’il y a entre cette époque et le moment où nous vivons. En 1814, tout en vérité était relativement facile. L’empire tombait au milieu de ses défaites et ne pouvait se relever. La république n’existait pas ; personne n’y songeait. Les princes de Bourbon déjà présens en France apparaissaient comme les seuls représentans d’un pouvoir possible. L’Europe victorieuse, un moment indécise dans ses préférences, devait se rallier bien vite à cette restauration de royauté qui rétablissait une solidarité d’origine, de politique, entre le nouveau gouvernement de la France et les souverains. Tout était favorable, et cependant les princes de la maison de Bourbon, Louis XVIII par la déclaration de Saint-Ouen, le comte d’Artois à son entrée à Paris, croyaient devoir rassurer la France par les déclarations les plus libérales sur les institutions parlementaires, sur la liberté des cultes et de la presse, nous oserions dire sur l’inviolabilité de toutes les conquêtes essentielles de la révolution française. Aujourd’hui c’est bien autre chose. L’empire n’existe plus ; mais la république existe, depuis trois ans elle est le gouvernement de la France. C’est avec elle qu’on a pu délivrer le sol national occupé par l’étranger comme en 1814 et entreprendre la réorganisation du pays, rétablir l’ordre et la sécurité. En Europe, il n’y a plus une sainte-alliance favorable et amie, on a plutôt à vaincre ou à désarmer des alliances hostiles que, par une imprudence de plus, on se fait un jeu de provoquer. Ainsi une Europe ennemie ou indifférente à se concilier, un gouvernement existant à remplacer, un pays pacifié à convaincre, ce sont là des difficultés bien autrement graves, et cependant on ne va pas même jusqu’à une déclaration de Saint-Ouen, c’est-à-dire qu’après soixante ans de développement politique on promet moins que le roi Louis XVIII en 1814. On laisse entrevoir à la France un gouvernement qu’on ne définit pas et des guerres possibles comme gage de bienvenue d’une politique de congrégation.

Voilà où l’on en vient. Quand nous disons que la question est mal engagée, c’est évident. De deux choses l’une : ou M. le comte de Chambord persiste réellement dans les idées que ses amis lui prêtent, que les journaux légitimistes ne cessent de défendre, et alors on n’a pas même à se préoccuper de négociations inutiles, tant la restauration d’une monarchie de ce genre est impossible, ou bien il a une autre politique en réserve, et il tarde trop à parler au pays. On attend trop longtemps aussi pour avoir de lui une explication décisive. On ne paraît pas soupçonner ce qu’il y a de puéril et même d’assez humiliant dans ces discussions entre la monarchie « constitutionnelle » et la monarchie « traditionnelle, » entre le drapeau blanc et le drapeau tricolore. Que M. de Sugny et M. Merveilleux-Duvignaux aillent à Frohsdorf et en reviennent, que les députés de la droite et du centre droit se réunissent à Versailles pour proclamer leur bon accord en gardant un silence prudent sur tout le reste, c’est fort bien. Pendant ce temps, sait-on ce qui arrive ? Tous ces tiraillemens et ces lenteurs n’ont d’autre effet que de laisser un peu partout une impression d’incrédulité et de scepticisme. On se dit que tout cela ne peut conduire à rien, que la monarchie, redevenue un instant possible, est aujourd’hui plus difficile que jamais. Le pays, quant à lui, le pays, qui est fort peu engagé dans ces affaires, se sent assez maître de lui-même pour ne pas se croire perdu parce que la monarchie ne sortirait pas de tout ce travail, dont il reste le spectateur assez étonné. L’assemblée, elle, peut se trouver dans une situation plus délicate et plus grave, lorsque, réunie de nouveau à Versailles, elle se verra en présence d’une question dont on aurait tenté de préparer la solution, et qu’on serait obligé d’abandonner devant des impossibilités trop évidentes.

Que la république après cela puisse rester en définitive le gouvernement de la France, c’est assurément une des combinaisons qui peuvent avoir aujourd’hui le plus de chances. Elle a pour elle cette raison souveraine et si souvent décisive de la possession, elle existe. Les républicains, visiblement surpris au premier instant par l’entrevue de Frohsdorf, ont eu depuis ce moment la prudence de se taire, de s’abstenir de toutes ces manifestations violentes dont ils sont habituellement si prodigues. Le gouvernement, à la vérité, les a peut-être un peu aidés dans leur sagesse en leur interdisant les banquets, les réunions bruyantes, les célébrations d’anniversaires révolutionnaires, et il leur a positivement rendu service ; il a fait pour la république tout ce qu’on pouvait lui demander de mieux. Il est bien clair en effet que rien n’eût été plus opportun pour relever les affaires assez compromises de la monarchie qu’une nouvelle élection Barodet, une explosion soudaine de radicalisme. Or les élections qui vont avoir lieu d’ici à quelques jours, le 12 octobre, ne semblent pas devoir offrir ce caractère. S’il y a un fait à remarquer, c’est plutôt le peu d’animation électorale qui se manifeste. Le scrutin va s’ouvrir, non pas partout où il y a des vacances, mais là où le délai légal allait expirer, dans les Vosges, dans le Puy-de-Dôme, dans la Loire, dans la Haute-Garonne, et c’est à peine si les candidatures se dessinent. Que les élections puissent être d’une certaine couleur républicaine, surtout dans quelques départemens, c’est possible ; elles ont peu de chance d’être d’un radicalisme criant. Le radicalisme lui-même affecte un peu de s’effacer pour le moment. Il y a pourtant une fraction du parti qui tient à ne pas se laisser oublier et qui vient de se signaler par une de ces évolutions faites pour montrer que tout arrive. Oui, il y avait une chose qui semblait peut-être difficile, c’était un rapprochement entre le radicalisme et le bonapartisme, et c’est ce qui se réalise. Des radicaux ont offert tout récemment leur alliance au prince Napoléon, qui s’est hâté de l’accepter comme une manière de rentrer en scène. Voilà donc un nouveau parti, désavoué, il est vrai, d’un côté par les républicains, de l’autre par les bonapartistes, et destiné sans doute à rester le parti des excentriques.

Il ne faut parler que des choses sérieuses. Au milieu de cette situation du moment où les préoccupations monarchiques se croisent avec les méfiances républicaines et où les élections ne sont qu’un épisode peu significatif, le gouvernement a gardé jusqu’ici une réserve évidente. Il ne s’est laissé entraîner dans aucune démarche de nature à le compromettre, il a évité même toute parole propre à l’engager. Il semble borner son rôle à maintenir l’ordre, à garder une situation intacte et à réserver la liberté des délibérations parlementaires. Le moment vient cependant où à son tour il sera obligé de prendre un parti. Il est le représentant de la majorité, le délégué de l’assemblée, soit ; mais il ne peut évidemment, sans abdiquer, se soumettre à cette action subordonnée, et, tandis qu’il maintient la paix publique, comme c’est son devoir, laisser les partis agiter indéfiniment le pays. Avant tout, il y a la France, et c’est sous l’inspiration de l’intérêt national que le gouvernement doit savoir, s’il le faut, demander aux uns le sacrifice de projets irréalisables, afin d’avoir mieux le droit d’imposer aux autres l’abandon de leurs rêves d’agitation révolutionnaire, le respect de l’ordre et des lois.

La France, il est vrai, a pu souffrir seule directement dans sa grandeur, dans sa prospérité, dans son influence, des événemens qui l’ont accablée, qui lui ont légué, après d’incomparables désastres extérieurs, la crise intérieure dont elle travaille à se dégager ; l’Europe elle-même, après tout, s’en ressent plus qu’on ne l’avoue dans son être collectif, dans les conditions les plus intimes de son existence. Assurément sur ce continent, encore étonné de toutes les transformations qu’il a subies, il n’y a pour le moment ni péril ni menace. La paix, la paix telle qu’on l’a faite, est sous la garde des victorieux, qui s’occupent avant tout d’en recueillir les profits en consolidant leurs œuvres du mieux qu’ils peuvent. Ce n’est pas de la sécurité d’aujourd’hui ni de demain qu’il s’agit ; mais à y regarder de près, en dehors de la force qui reste l’arbitre de tout, où sont les garanties de cette situation nouvelle créée par la guerre ? Que signifient ces airs affairés et mystérieux qu’on prend, ces voyages de princes et de souverains, ces combinaisons plus ou moins laborieuses, plus ou moins arbitraires qu’on essaie de nouer, ces mirages diplomatiques dont on s’éblouit soi-même ? Tout cela signifie simplement que l’Europe ne sait pas trop où elle en est, qu’elle cherche sa voie, des conditions d’équilibre qu’elle a perdues, que la politique allemande elle-même, si triomphante qu’elle soit, sent le besoin de s’assurer des amitiés, ou des connivences, ou des neutralités, de faire entrer ses actes récens, ses conquêtes, ses annexions, dans le cadre de l’existence européenne. On se donne bien du mouvement pour se persuader que tout est rentré dans l’ordre. On se crée l’illusion d’une sécurité dont on n’a pas l’air d’être bien sûr, puisqu’on se croit tenu de prendre tant de précautions pour la garantir. Enfin on fait ce qu’on peut, et il faut que les souverains courent les chemins de fer pour aller rassurer ou amuser le monde des capitales par des spectacles de gala, par des réceptions dont l’effet est souvent aussi sérieux et aussi durable que les feux de Bengale qui les éclairent.

Le roi Victor-Emmanuel a donc réalisé son voyage en Allemagne. Il a passé quelques jours à Vienne, quelques jours à Berlin ; il était accompagné du président du conseil, M. Minghetti, du ministre des affaires étrangères, M. Visconti-Venosta, et on a eu même soin d’ajouter qu’une foule de secrétaires, d’employés diplomatiques étaient du cortège sans parler des généraux et des officiers. Le voyage était complet. A Vienne et à Berlin, le roi Victor-Emmanuel a été reçu, cela va sans dire, comme devait l’être le chef d’une des plus vieilles maisons royales de l’Europe le souverain d’une nation désormais puissante. On lui a offert le plaisir de la chasse, on lui a fait passer des revues, on l’a conduit à la colonne de la victoire, récemment inaugurée à Berlin, on lui a donné des banquets terminés par les inévitables toasts entre empereurs et rois, tous « frères et amis pour toujours. » Enfin on a eu la galanterie de lui donner un régiment d’infanterie en Autriche, un régiment de hussards en Prusse, ce qui fait que Victor-Emmanuel est deux fois colonel en Allemagne, et que l’armée autrichienne a maintenant un régiment du « roi d’Italie » Au milieu de toutes ces pompes, les affaires sérieuses n’ont point été négligées naturellement. M. de Bismarck, qui est arrivé un peu tard de Varzin, a eu des entrevues avec M. Minghetti, avec M. Visconti-Venosta, peut-être avec le roi, de même que le chancelier de l’empereur François-Joseph avait eu ses conférences avec les ministres italiens. La cordialité la plus entière semble avoir régné jusqu’au bout et l’empereur Guillaume, le prince impérial, ont accompagné Victor-Emmanuel au départ comme ils étaient allés le recevoir à son arrivée.

Pour ceux qui cherchent des ombres partout, il y a eu peut-être, il est vrai, quelques petites dissonances. L’impératrice Elisabeth s’est trouvée bien opportunément indisposée au moment des fêtes données au roi à Vienne, et M. de Bismarck, de son côté, s’est fait un peu attendre avant de quitter ses terres de Poméranie ; mais, qu’est-ce que cela ? Les Berlinois ont reçu le roi « galant homme » avec enthousiasme, les Italiens sont ravis ; que faut-il de plus ? Tout le monde est content. Qu’il y eût, à part les fêtes, les chasses et les banquets, une intention politique dans ce voyage, on s’en douterait presque avec un peu de bonne volonté. Le roi Victor-Emmanuel n’a pas pris probablement pour rien le chemin de fer d’Allemagne. Il est allé à Vienne sceller la réconciliation définitive de l’Italie et du nouvel empire autrichien ; il est allé à Berlin s’entretenir avec un « ancien allié, » comme il l’a dit. On a voulu montrer que de vieux différends et de vieilles injures avaient disparu, qu’il y avait désormais des intérêts communs, qu’entre l’Italie, l’Autriche et la Prusse on pouvait s’entendre au besoin. Et après ? que faut-il conclure de ces démonstrations d’apparat ? L’an dernier aussi, il y a eu une représentation de ce genre donnée à l’Europe par les empereurs de Berlin, de Vienne et de Saint-Pétersbourg. On s’en est ému d’abord, qu’en est-il donc résulté ? Cette année, c’est Victor-Emmanuel qui paraît en Allemagne, les commentaires ont recommencé, et aujourd’hui, comme il y a un an, ils dépassent de beaucoup sans nul doute la réalité des faits. Que les journaux allemands, intéressés à tout grossir, se plaisent à exagérer les conséquences du voyage du roi Victor-Emmanuel, que certains journaux italiens fort peu favorables à la France triomphent de leur côté d’une apparence de rapprochement entre l’Italie et l’Allemagne, que des journaux français à leur tour, aussi mal inspirés dans un autre sens, exhalent leur mauvaise humeur à l’occasion d’un événement qui devrait tout au plus les éclairer, on ne peut guère en être surpris. Au fond, la France n’a point à s’émouvoir de toutes ces fantaisies diplomatiques, de tous ces bruits de combinaisons hostiles et d’alliances, par cette simple raison qu’il ne peut y avoir rien de vrai dans tout cela, qu’on aurait par trop perdu son temps à Berlin, si l’on s’était occupé de prendre des mesures contre des chimères. Une erreur beaucoup trop commune en Europe, c’est de croire la France tantôt complètement perdue et impuissante, tantôt disposée à se déchaîner de nouveau, à se laisser emporter par des opinions violentes dans toute sorte d’entreprises pour la restauration du pouvoir temporel du pape. La France n’est ni aussi abattue qu’on le croit, ni aussi absolument livrée au fanatisme d’un parti qui voudrait la jeter dans des aventures. Elle reste beaucoup plus maîtresse de ses résolutions qu’on ne le suppose. Elle en est, elle aussi, à la période du recueillement, c’est là sa politique. Qu’elle n’abdique pas ses espérances pour l’avenir, qu’elle garde le sentiment des mutilations qu’elle a subies, oui sans doute, on peut en être assuré ; mais ce n’est pas le moment de songer à cela. Le plus pressé pour elle est de se relever, de se réorganiser. Elle a pour le moment assez à faire sans se laisser aller à des entraînemens qu’elle serait la première à désavouer, si des passions de parti voulaient les lui imposer. C’est à ce prix, c’est par ce travail intérieur d’abord qu’elle peut reprendre son équilibre en se préparant un nouvel avenir. Jusque-là on pourrait signer des traités, on en serait pour les habiletés de diplomatie qu’on aurait déployées. Quand le jour reviendra pour la France, il se sera passé bien des événemens qui auront emporté les alliances qu’on pourrait contracter aujourd’hui. Imagine-t-on d’ailleurs des ministres italiens allant signer à Berlin des traités par lesquels le roi Victor-Emmanuel garantirait à la Prusse l’Alsace, la Vénétie allemande, faisant ainsi de son pays l’instrument des dominations de la force, reniant le principe qui a fait la résurrection de l’Italie, dont la France a assuré le triomphe au prix de son sang ? Quand même ce ne serait pas un déshonneur et un suicide pour l’Italie, on peut se fier à la politique piémontaise, devenue la politique italienne, pour ne point aller se fourvoyer dans de telles combinaisons.

Non, non, ce n’est pas cela, dit-on ; on n’est pas allé tramer des conspirations contre la France à Berlin, le roi Victor-Emmanuel ne s’y prêterait pas ; mais l’Italie et la Prusse ont aujourd’hui un ennemi commun, le cléricalisme, qui attaque l’une dans son droit national, l’autre dans la juridiction laïque de l’état. L’Autriche elle-même, affranchie de toute solidarité avec Rome, déliée du concordat, ramenée à une politique réformatrice ; l’Autriche se voit engagée dans une lutte contre les influences sacerdotales. Dès lors c’est un lien entre les trois puissances qui peuvent se croire jusqu’à un certain point menacées par une restauration semi-théocratique en France. L’Autriche, quant à elle, ne se sent pas bien menacée par la France, même quand il y aurait une restauration monarchique, et sans avoir envie de revenir à une politique de cléricalisme, sans fermer l’oreille à tout ce qu’on peut lui dire ; il est vraisemblable quelle est fort peu disposée à entrer dans des combinaisons précises contre des éventualités qui ne la touchent pas directement. L’Italie a des craintes plus vives naturellement, puisqu’elle serait atteinte dans son unité, dans la possession de Rome, et ces craintes, d’abord assoupies par la prudence de la politique française, n’ont fait que se ranimer et s’accroître depuis quelque temps. M. de Bismarck, qui ne néglige pas les occasions, cherche à tirer parti de tout pour se ménager soit l’alliance de l’Italie, soit la neutralité de l’Autriche. Voilà la situation, et si elle n’est pas sans gravité, ceux qui ont fait tout ce qu’ils ont pu pour conduire les choses à ce point, pour réveiller des inquiétudes qui semblaient dissipées, ceux-là peuvent s’apercevoir aujourd’hui, de ce qu’il y a de prévoyance dans leurs efforts. Évêques, députés, polémistes, pèlerins, manifestans de toute sorte, prodiguent le plus étrange et le plus triste zèle pour persuader au monde que la France, reprise par les passions religieuses et les fanatismes d’église, n’a plus qu’une idée fixe, celle d’aller rétablir le pouvoir temporel du pape ; image de toutes les légitimités. Ce n’est qu’une forfanterie de secte, nous le savons bien ; le résultat n’est pas moins de placer la France dans une sorte d’isolement moral, de créer partout un état de malaise et d’attente dont nos ennemis seuls profitent aussi habilement qu’ils le peuvent.

Que l’Italie, menacée jusque dans son existence, songe à se mettre en garde et cherche des amis là où elle croit pouvoir les trouver, c’est pourtant assez simple, et c’était surtout bien facile à prévoir ; mais les ministres italiens commettraient certainement à leur tour la plus singulière méprise, s’ils se laissaient étourdir par quelques clameurs fanatiques vernies de ce côté des Alpes, s’ils cherchaient le vrai sentiment, la véritable politique de la France dans des pèlerinages d’été, des manifestes de partis ou des mandemens épiscopaux comme celui de M. l’archevêque de Paris, si, sous prétexte d’échapper au danger fort hypothétique dont les menacent quelques cléricaux de France qui ne disposent pas et ne disposeront pas de nous, ils allaient asservir tous les intérêts italiens à une politique étrangère. Les ministres italiens n’ont rien fait de semblable sans nul doute. Le voyage du roi-Victor-Emmanuel n’a point eu ce caractère et ne pouvait l’avoir. On a pu échanger des impressions, parler du futur conclave, prévoir les éventualités qui peuvent survenir, se dire qu’on se consultera mutuellement, s’il le faut ; on n’est point allé sûrement au-delà, parce qu’en définitive quelques criailleries de partis extrêmes ne peuvent faire que la France ne soit la véritable alliée pour l’Italie, et toutes les avances qu’on peut recevoir de Berlin, tous les rapprochemens de circonstance ne peuvent empêcher que l’Italie à ce jeu ne courût le risque de devenir un instrument de desseins connus ou inconnus, de s’associer à une politique dont elle pourrait être la victime.

Les alliances, on sait ce qu’elles valent quelquefois et comment elles se font. On peut le voir pour l’Italie et pour l’Allemagne par ce livre du général La Marmora : — Un peu plus de lumière sur les événemens politiques et militaires de 1866, — qui a précédé le roi Victor-Emmanuel à Berlin, et qui a dû passer, à vrai dire, pour une introduction assez bizarre aux négociations nouvelles qu’on aurait pu avoir l’idée d’engager. Le passé promet pour l’avenir, et le témoin, l’historien de ce passé, celui qui le met aujourd’hui à nu et qui le montre au vif, est un des personnages les plus considérés de l’Italie, un ancien président du conseil qui a été lui-même un des acteurs dans ce redoutable imbroglio. Certes rien n’est plus curieux et plus instructif que cette crise de 1866, où déjà sont en germe les événemens bien plus graves qui se sont accomplis depuis, où se mêlent le roi Guillaume, l’empereur Napoléon III, M. de Bismarck, la Prusse, l’Italie, qui de toute façon, qu’elle soit battue ou victorieuse, doit gagner la Vénétie, — l’Autriche, qui de toute manière est fort menacée de perdre au moins une province dans la bagarre.

Quel drame et quelle comédie ! Comme on voit s’agiter cet homme, ce premier ministre de Berlin, aussi habile que peu scrupuleux, brouillant les affaires intérieures de la Prusse pour se rendre indispensable au roi, se servant de tout le monde en accordant le moins possible et décidé à tout pour le succès ! L’idée de M. de Bismarck, il ne s’en cachait pas depuis longtemps, c’était de donner à la Prusse la suprématie en Allemagne, au moins dans l’Allemagne du nord, et de rejeter l’Autriche au second rang ; mais pour en arriver là il avait à entraîner le roi, qui résistait, à tromper ou à désintéresser la France, qui pouvait rendre tout impossible, à cerner de toutes parts l’Autriche avant d’en venir au duel suprême avec elle. Qu’était dans la pensée et selon l’aveu de M. de Bismarck la guerre danoise, entreprise de concert avec le cabinet de Vienne ? C’était, ni plus ni moins, une expérience tentée aux dépens du malheureux petit peuple du nord ; c’était un moyen de prouver au roi qu’il n’y avait rien à faire avec l’Autriche. L’expérience une fois accomplie, et il paraît qu’elle suffisait au roi Guillaume, il fallait aller plus loin. On ne pouvait faire la guerre pour la possession des duchés de l’Elbe restés au pouvoir des deux puissances allemandes ; c’eût été trop mesquin, l’Europe en eût été scandalisée, l’Angleterre grondait déjà. On faisait une halte par la convention de Gastein. Alors M. de Bismarck imaginait un nouveau plan qu’il déroulait avec une simplicité pleine d’abandon : « remettre sur le tapis d’ici à peu de temps la question de la réforme germanique assaisonnée d’un parlement allemand. Avec une pareille proposition et avec le parlement, provoquer un sens dessus dessous qui ne tardera pas à mettre la Prusse en face de l’Autriche. La Prusse est décidée à faire alors la guerre et l’Europe ne pourrait s’y opposer, car il s’agirait d’une question pleine de grandeur, la question nationale… » Et voilà comment on prépare une guerre sous le drapeau du principe de la nationalité !

L’Italie avait son rôle dans ce plan en apparence un peu compliqué. Le général Govone était à Berlin déjà pour définir et préciser ce rôle. M. de Bismarck, il est vrai, avait un langage assez léger à l’égard de l’Italie. Il ne lui cachait pas qu’elle avait une mauvaise réputation à la cour de Prusse, qu’on la voyait toujours sous la figure de Mazzini ou de Garibaldi. Lui, il n’avait pas de ces scrupules, il ne demandait pas mieux que de traiter, avec la confiance d’amener le roi à sanctionner ce qu’il aurait fait. Au fond, M. de Bismarck espérait avoir, par l’alliance de l’Italie, tout au moins la neutralité de la France, informée de la négociation ; de plus il comptait, en liant dès ce moment les Italiens, couper court à toute tentative d’arrangement direct au sujet de la Vénétie, et se servir du traité qu’il signerait pour peser sur le cabinet de Vienne, pour l’amener peut-être à merci sans recourir aux armes. Naturellement M. de Bismarck, en enchaînant l’Italie, se proposait de s’engager lui-même le moins possible. Très décidé sur le principe de l’alliance, il restait évasif sur les termes, sur la durée et la portée des engagemens. L’Italie, de son côté, devenait pressante, ne pouvant ni ne voulant accepter une situation si équivoque, et de là sortait enfin le traité du 8 avril, stipulant une « alliance offensive et défensive » pour trois mois. Ainsi le traité est signé, tout est bien entendu. Qu’arrive-t-il cependant ? L’Autriche, voyant l’orage se former de toutes parts, au nord et au midi, se tourne d’abord vers l’Italie, qu’elle commence à menacer ; l’Italie se tourne vers la Prusse pour lui demander de se mettre en mesure de remplir ses obligations, et le général Govone reçoit de M. de Bismarck cette étonnante réponse : « nous ne donnons pas au traité du 8 avril l’interprétation qu’il oblige la Prusse à déclarer la guerre à l’Autriche, si elle se trouve en lutte avec l’Italie ; nous croyons que cette obligation existe seulement pour l’Italie… » L’Ambassadeur d’Angleterre, lord Loftus, pouvait bien dire quelques jours auparavant au général Govone que « l’Italie devait se garder de s’engager avec la Prusse, parce qu’elle serait abandonnée au premier moment opportun. » Les événemens emportaient ces divergences d’interprétation, qui prouvent toutefois comment la Prusse entendait ses engagemens avec l’Italie.

Quel est le rôle de la France pendant ces négociations obscures ? Ah ! c’est ici un épisode qui n’est pas moins curieux et qui est bien plus triste que les agitations, les calculs et les subterfuges du ministre prussien. La France est l’arbitre de la situation ; c’est à elle que tout vient aboutir de Berlin, de Vienne, de Florence ; on cherche de toute façon à savoir ce qu’elle pense, ce qu’elle veut. Elle dispose des événemens. Cela est si vrai qu’au moment où l’on va signer le traité du 8 avril, M. de Bismarck dit au général Govone : « Tout ceci, bien entendu, si la France le veut, car si la France montrait de la mauvaise volonté, on ne pourrait rien. » Plusieurs fois dans les délibérations cette question de la France revient, et par ses réponses le ministre prussien ne laisse pas douter qu’il n’eût consenti à dès-cessions de territoire sur la rive gauche du Rhin. Un jour même, on dit que l’Autriche a offert à la France la ligne du Rhin, et, comme un des négociateurs italiens se hasarde à dire qu’une puissance allemande se compromettrait par une pareille offre, M. de Bismarck a un « haussement d’épaules » des plus significatifs, « indiquant très clairement que, le cas échéant, il ne reculerait pas devant ce moyen. » Cependant la France ne fait rien, elle sait tout, elle est au courant de tout, et elle se renferme dans son attitude de sphinx. La politique française se résume à une certaine heure de cette façon : si l’Italie attaque l’Autriche, elle le fera à ses risques et périls ; si elle est attaquée par l’Autriche, elle sera soutenue par la France. L’alliance avec la Prusse, l’empereur la conseille. Si, la Prusse manquant à ses engagemens et faisant une paix séparée, l’Autriche profitait de la circonstance pour se rejeter avec toutes ses forces sur les Italiens, ceux-ci auraient encore l’appui de l’empereur. En d’autres termes, la France, sauvegardant avant tout les intérêts italiens, s’abstenant de s’occuper de ce qui la regardait, attendant des éventualités mystérieuses, la France mettait sa politique à la merci de ce qui pouvait se passer sur l’Adige ou sur l’Elbe. Un instant à la dernière extrémité, au commencement de mai, l’Autriche se décide à offrir la Vénétie à la France comme prix de la neutralité italienne. Si l’Autriche avait eu cette bonne pensée six semaines auparavant, tout pouvait évidemment changer de face : maintenant il était trop tard, le cabinet de Florence était lié, et l’empereur Napoléon III ne trouvait rien de mieux que de proposer un congrès, c’est-à-dire un expédient pour gagner le jour où le traité du 8 avril expirerait, où l’Italie serait dégagée ; mais ce congrès, lui aussi, disparaissait dans le torrent des événemens, et, au lieu des complications qu’on attendait, c’était Sadowa qui allait retentir.

Que le livre du général La Marmora ressemble un peu à une indiscrétion diplomatique, c’est possible ; il ne reste pas moins l’œuvre d’un homme qui ne se croit tenu ni de saluer les triomphateurs, ni d’abandonner une nation qui a été la première à aider son pays, et il est aussi instructif pour l’Italie que pour la France, puisqu’il montre ce que sont ces alliances qu’on vante quelquefois.

Les États-Unis sont en proie à une crise financière analogue à celle qui éclata subitement à Vienne au printemps dernier, juste au moment où s’y ouvrait l’exposition universelle. L’événement a été tout aussi soudain. Il paraît avoir la même origine, une spéculation forcenée, des opérations de bourse colossales ; il a aussi les mêmes caractères et les mêmes conséquences, le désarroi et la faillite d’un grand nombre de maisons et d’institutions de crédit. C’est à New-York que la crise a éclaté ; mais de là elle s’est étendue au loin. On cite des banques qui ont succombé jusque dans les états reculés de la vallée du Mississipi. Le commerce d’ailleurs paraît ne s’en ressentir que faiblement. Les manufacturiers et les commerçans, ayant eu en général le bon esprit de s’abstenir des jeux de bourse et de s’enfermer dans le cercle de leurs affaires, ne sont pas ébranlés. Par cela même, la crise actuelle semble devoir être plus passagère que d’autres qui ont désolé les États-Unis.

L’esprit de spéculation et les jeux de bourse avaient été favorisés à Vienne, et l’ont été beaucoup plus en Amérique par le régime du papier-monnaie. Pendant la guerre de la sécession, le nord, comme le sud, se vit, faute d’un bon système d’impôts, obligé de revenir au papier-monnaie. Le gouvernement fédéral en émit des masses pour son propre compte sous le nom de green-backs, et les banques nouvelles qu’il inaugura, au lieu et place des anciennes banques créées par les états, en lancèrent, elles aussi, des quantités sous la forme de billets ou bank-notes non convertibles en écus. De toutes parts, en Europe comme en Amérique, on supposait que la complète victoire du nord, qui date du printemps de 1865, serait suivie à bref délai du retrait des green-backs, de l’obligation imposée aux banques d’échanger, à la volonté des porteurs, leurs billets contre des espèces métalliques. Par cela même, le régime du papier-monnaie aurait cessé. Grâce à l’immensité des ressources du pays et au crédit illimité dont jouit le gouvernement des États-Unis, rien n’était plus aisé que d’accomplir dans l’intervalle d’un petit nombre d’années cette réforme salutaire ; mais le gouvernement du général Grant, subissant probablement des opinions accréditées par l’ignorance, peut-être cédant à la pression d’intérêts privés qui ont le verbe haut dans le congrès, n’a pas jugé à propos de porter son effort de ce côté. Voilà plus de huit ans que la sécession est vaincue, et le papier-monnaie est toujours en vigueur avec toutes les conséquences de dépréciation et d’agiotage qui en sont la suite naturelle.

Les avis n’ont cependant manqué ni au gouvernement ni à la nation. Les hommes les plus compétens et les plus éclairés ne cessent de représenter qu’on vit sur un système faux, que le papier-monnaie ne profite qu’à des joueurs, qu’il est absolument inconciliable avec l’intérêt général. Un mois avant la crise, les journaux américains publiaient une lettre de M. Amasa Walker, un des citoyens des États-Unis qui ont le plus d’autorité en ces matières, où il s’élevait avec force contre le maintien abusif du papier-monnaie. En homme versé dans la connaissance profonde des intérêts de sa patrie, M, A. Walker réprouve le système ultra-protectioniste de la douane américaine ; mais, quelque résolu qu’il soit contre le protectionisme, il déclare hautement que le papier-monnaie est un mal bien plus grand encore. Il est à remarquer qu’en vue de la prochaine élection présidentielle les partis se préparent déjà, et le parti démocratique, opposé au général Grant, inscrit en tête de son programme l’abolition du papier-monnaie. Par là il se flatte non sans raison de rallier à lui la plupart des hommes éclairés. Si le général Grant est bien inspiré, et si le parti qui le soutient est clairvoyant et habile, il est probable qu’avant l’élection, qui n’aura lieu qu’en 1876, le président et son parti, prenant les devans sur leurs adversaires, saisiront le congrès de la proposition de rentrer à bref délai dans un système monétaire régulier et bien assis.

Il faut le dire aussi, une cause spéciale à l’Amérique a dû peser sur la crise actuelle pour l’aggraver. C’est la méfiance due à l’audacieuse immoralité de quelques catégories de personnes. Rien n’est petit chez les grands, dit-on. L’Amérique, qui peut se vanter de pouvoir présenter au monde tant d’hommes d’affaires consommés aussi remarquables par leur honorabilité que par leur intelligence, fournit en même temps des types prodigieux en fait de fripons, de faussaires ou de voleurs des deniers publics. Les quatre associés qui avaient dérobé à la Banque d’Angleterre une somme d’environ 3 millions 1/2 de francs, et qu’une cour d’assises anglaise vient de condamner aux travaux forcés à perpétuité, sont des personnages exceptionnels par la supériorité de leurs combinaisons. L’art de falsifier les titres parait être cultivé sur une vaste échelle en Amérique et avec un remarquable succès, La crise actuelle semble avoir coïncidé à New-York avec l’apparition des titres falsifiés. Quant au détournement de fonds dans des institutions de commerce et de crédit ou chez des particuliers, l’Europe peut sans doute en offrir des exemples ; mais les crimes de ce genre sont plus éclatans encore en Amérique ; ils y sont commis avec plus d’effronterie et ils n’y trouvent pas la répression qui les attend chez nous.

En matière de deniers publics, il se produit des actes d’improbité plus scandaleux encore, et, chose regrettable, jusqu’ici l’opinion publique les réprouvait assez mollement. Au lieu de les qualifier du nom qu’ils méritent, on a imaginé pour ces cas-là un terme anodin, celui de défalcation. Dans la grande cité de New-York, les détournemens des deniers municipaux qui ont eu lieu tout récemment sont dans des proportions effrayantes ; on a parlé de 75 ou 80 millions de francs. Supposons qu’il y ait une exagération du simple au double, ou même au triple, ce serait encore une monstruosité. Circonstance fort aggravante, ces soustractions ne sont pas le fait d’un individu isolé ; le nombre des complices est très grand. Beaucoup de conseillers municipaux ou de fonctionnaires de la ville y ont trempé à des degrés divers. Bien plus : la magistrature locale, au moins par sa tolérance manifeste et prolongée, n’était pas étrangère à ces méfaits. Quand une crise éclate, si les particuliers sentent que l’atmosphère qu’ils respirent est infectée à ce point, leur anxiété redouble. La crise dégénère en panique et fait de plus grands ravages. Il est donc vraisemblable que la crise des États-Unis est rendue plus violente par les faits immoraux qui se sont produits depuis quelque temps.

Cela ne veut point dire assurément que la société américaine soit démoralisée, et par conséquent menacée de décadence. La race anglo-saxonne a ce mérite, par lequel elle surpasse la nôtre, qu’elle porte en elle une puissance indéfinie de réaction. Comptant sur elle-même, elle ne désespère jamais de l’avenir, et, à force de résolution et d’activité, elle se tire des passes les plus mauvaises. San-Francisco, il y a douze ou quinze ans, était une ville où l’écume du monde civilisé faisait la loi, où d’anciens voleurs de grands chemins occupaient des emplois considérables. Aujourd’hui à San-Francisco, les fonctions publiques ne sont confiées qu’à des hommes recommandables, le règne des lois est établi, chacun travaille et vit en sécurité, tant le génie de la race anglo-saxonne sait réagir contre le crime et le vice.

Il en sera de même, à plus forte raison, dans des cités telles que New-York, où les bons élémens sont en immense majorité ! On peut en trouver le gage dans un document des plus sérieux : c’est le message adressé, à l’ouverture de la dernière session, à la législature locale par le gouverneur de l’état auquel appartient cette opulente et populeuse métropole. Ce gouverneur est le général Dix, homme respectable et ferme, qui a occupé pendant une suite d’années, avec honneur, le posté de ministre des États-Unis à Paris. Dans ce message, il a fait en traits énergiques le tableau des scandales financiers dont venait de se déshonorer l’administration municipale de New-York ; il a dénoncé ces infamies à ses compatriotes, et il a conjuré la législature d’adopter les mesures nécessaires pour en prévenir le retour.

Les recommandations du général Dix seront sans doute écoutées, il y va de l’honneur et de la liberté des Américains, car avec des fonctionnaires pervertis la liberté n’est qu’un vain mot ; mais il reste toujours deux faits, l’un que la crise américaine est rendue plus rigoureuse par l’invasion de l’esprit de dol et de déprédation, contre lequel l’opinion publique ne se montrait pas assez sévère, — l’autre, d’intérêt plus général, qu’une nation qui est digne d’institutions libres n’a qu’à le vouloir pour secouer définitivement le joug des malhonnêtes gens et des aventuriers quand elle a eu le malheur de les subir.


CH. DE MAZADE.