Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1873

Chronique n° 994
14 septembre 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1873.

Au milieu d’une paix profonde s’accomplit un de ces événemens qu’on ne peut célébrer par des fêtes et des illuminations comme on célèbre les victoires, mais qu’une nation fière doit ressentir avec la sérieuse et patriotique émotion de la délivrance. À l’heure qu’il est, le dernier soldat allemand a quitté Verdun, demain il ne foulera plus le sol français. Le général de Manteuffel lui-même a donné le signal de la retraite en levant son camp et en partant pour Berlin. C’est la fin de l’occupation étrangère ; la France est libre, et pour la première fois depuis longtemps elle peut respirer à l’aise, non cependant sans se souvenir qu’elle a payé cher cette indépendance reconquise, et qu’elle ne retrouve pas tout entière sa liberté. Il y a trois ans et deux mois maintenant que s’allumait cette guerre néfaste destinée à pousser notre pays de désastre en désastre jusqu’à cette extrémité douloureuse où une nation n’a plus qu’à se soumettre à l’implacable fatalité. Il y a deux ans et demi, trente mois et pas plus, qu’était signée à Versailles cette paix aussi nécessaire que cruelle, qui laissait la France atteinte dans son intégrité nationale par la perte de deux provinces, accablée sous le poids d’une indemnité de cinq milliards, soumise à une occupation temporaire en garantie des engagemens qu’on venait de contracter en son nom, et ce n’était pas tout encore. Au lendemain de cette paix, une effroyable guerre civile ajoutait aux épreuves de la guerre étrangère, comme pour mettre le comble à tant de malheurs en faisant désespérer de notre patrie, en rendant notre chute peut-être irréparable. Avoir l’étranger dans plus de trente départemens, une insurrection victorieuse dans Paris, le désordre et le découragement dans les provinces, une administration publique dans la confusion, toutes les ressources nationales paralysées et une indemnité de cinq milliards à payer, c’était là en vérité la situation au mois de mars 1871. Ces trente mois qui viennent de s’écouler ont suffi non pas pour guérir toutes les blessures et réparer toutes les ruines sans doute, mais du moins pour que ce pays si énergique et si souple puisse se retrouver debout, assistant en quelque sorte à sa propre résurrection.

Ce qui semblait impossible a été réalisé. On a vaincu la plus formidable insurrection ; patiemment, laborieusement, on a reconquis un peu d’ordre intérieur après avoir été obligé d’acheter par d’incomparables sacrifices la paix extérieure. On a rendu autant qu’on le pouvait la sécurité au travail et aux intérêts. On a pu procéder à des emprunts considérés comme irréalisables, tant ils dépassaient toutes les proportions connues jusqu’ici. On a fait reculer l’occupation étrangère de département en département, de ville en ville jusqu’à Verdun, puis maintenant jusqu’à la frontière. Bien mieux, on a pu hâter cette libération désirée en anticipant le paiement de ces sommes colossales qu’on avait presque imprudemment assumé l’obligation de réunir en si peu de temps. Le pays n’a rien refusé, il a tout accepté en échange de ce bienfait de la libération du territoire qu’on lui promettait. Ces immenses opérations financières, auxquelles il a fallu se livrer, se sont faites avec une ponctualité rare, sans bruit, sans un ébranlement trop sensible dans les conditions économiques de la France, et le dernier mot, le mot le plus éloquent de cette œuvre de récupération nationale était écrit l’autre jour en quelques chiffres dans une note officielle. — Le 5 septembre, à la date fixée par les conventions, le trésor a versé au trésor allemand la somme de 263 millions complétant en capital et en intérêts le paiement des 5 milliards de l’indemnité de guerre. On n’a pas eu besoin pour ce dernier paiement d’épuiser le crédit spécial de 200 millions légalement ouvert au trésor par la Banque de France ; on a pris seulement 150 millions. Plus de 3 milliards versés sur le dernier emprunt jusqu’au 1er septembre ont mis à la disposition du trésor les ressources nécessaires, et à la fin de ces opérations gigantesques la Banque de France reste avec un encaisse métallique d’un peu plus de 700 millions, c’est-à-dire 150 millions de plus qu’à la fin de juin 1871. — Durant cette longue et terrible épreuve imposée au crédit français, le billet de banque n’a pas subi la plus légère dépréciation, et la prime de l’or est encore aujourd’hui insignifiante. Le monde commercial a suivi depuis deux ans avec un intérêt mêlé d’anxiété ou de curiosité cette œuvre surprenante où, avec la meilleure volonté, le peuple le plus énergique, le plus laborieux, pouvait succomber ; le résultat a été au contraire une manifestation nouvelle de la vitalité française, et même, par un phénomène étrange, la crise née de ce colossal et brusque déplacement d’argent a peut-être des effets plus saisissons et plus dangereux en Allemagne qu’en France.

À quoi sert cette énorme et soudaine affluence de capitaux qui ne sont pas le fruit du travail ? Elle n’a servi ni à supprimer des impôts, ni à diminuer les dettes, ni à développer le bien-être général en créant des facilités nouvelles de production régulière. Elle a servi peut-être à des dépenses militaires dont on s’est fait une nécessité par une politique de conquête reposant uniquement sur la force, et en définitive la conséquence la plus claire de cette invasion de richesse factice a été de favoriser le plus dangereux esprit de spéculation, l’agiotage, de pousser à la hausse du prix de toute chose, et par suite d’augmenter le malaise des classes populaires, de grossir ce flot d’émigrans réduits à quitter chaque jour l’opulente Allemagne, Le gouvernement de Berlin peut avoir son trésor militaire bien garni, le peuple allemand n’y a rien gagné, il n’a point été enrichi par nos dépouilles. Assurément ce n’est pas sans de sérieux efforts et sans s’appauvrir elle-même que la France a pu suffire à une rançon si démesurée, à tout ce que lui a coûté la guerre. Pour longtemps encore elle devra supporter de lourds impôts, elle le sait ; mais ces milliards dont elle s’appauvrit sans enrichir beaucoup ceux qui les reçoivent, elle les a puisés dans ce qui aide à payer les impôts et à renouveler les ressources momentanément diminuées, dans son épargne, dans son travail et dans son industrie. Ces sacrifices qu’elle s’est imposés sans y regarder, elle les a faits sous l’influence de la plus morale et la plus généreuse inspiration, pour reconquérir sa liberté. Elle a mis à régler ses comptes une exactitude dont les journaux d’outre-Rhin lui font aujourd’hui compliment avec la satisfaction un peu ébahie de créanciers qui en sont presque aux regrets de n’avoir pas demandé davantage, et la première récompense de son courage, de sa fidélité à tous les engagemens, même les plus onéreux, elle la trouve dans la sûreté de son crédit, dans ces conditions relativement régulières, quoique laborieuses, où elle reste. Voilà la vérité.

Que les Allemands, comblés de succès militaires et de milliards, célèbrent donc, comme ils l’ont fait l’autre jour, l’anniversaire de Sedan, en élevant à Berlin une colonne commémorative de leurs victoires : soit, ils sont dans leur rôle. La France n’a pour le moment à célébrer d’autre fête que celle de la libération de son territoire, de cette libération qu’elle a payée sans tomber dans une crise économique à laquelle bien d’autres n’auraient point échappé. Ce n’est pas une victoire des armes, non sans doute, c’est du moins le signe de ce qu’il y a toujours de vivace dans cette patrie française, et c’est en quelque sorte le commencement d’une période nouvelle où notre pays, n’ayant plus à compter avec l’étranger campé sur le sol national, retrouve la pleine indépendance de sa politique dans son existence intérieure comme dans ses relations avec le monde. On en dira ce qu’on voudra, un pays qui en trente mois sait triompher des fureurs de la guerre civile en même temps qu’il se dégage de l’étreinte d’une occupation étrangère, qui, au milieu de ces épreuves, garde assez d’énergie pour se remettre au travail, pour avoir un commerce d’exportation dépassant dans ces sept derniers mois le chiffre des années les plus productives, ce pays a de la ressource ; il prouve qu’il n’a pas dégénéré, qu’il a en lui-même tout ce qu’il faut pour se refaire une destinée nouvelle. Qu’on ne s’abuse pas, c’est l’affaire la plus sérieuse du moment ; la question est de savoir si une politique d’intérêt national ralliera jusqu’au bout toutes les bonnes volontés au profit de la France, ou si la politique de l’esprit de parti, qui s’est réveillée depuis quelque temps, compromettra ce qui a été fait jusqu’ici.

Comment cette première œuvre de réparation et de renaissance a-t-elle été possible ? Sans doute les élémens existaient ; encore fallait-il savoir les coordonner, les utiliser, et le mérite de M. Thiers a été justement de retrouver en quelque sorte la vie de la France au milieu du plus effroyable chaos. Cette libération du territoire qui arrive à son terme aujourd’hui, M. Thiers ne l’a pas réalisée tout seul certainement, il l’a commencée, il en a préparé le succès, il l’a conduite jusqu’aux derniers traités qui en ont assuré le dénoûment, avec le concours de tout le monde, de l’assemblée et du pays lui-même. Les négociations qu’il y avait encore à poursuivre, les opérations de finances qui étaient nécessaires, il les a dirigées avec une habileté patiente et ingénieuse. Son honneur a été de se dévouer à cette cause du patriotisme, de la mettre au-dessus de tout, et qu’il soit au pouvoir ou qu’il n’y soit plus, qu’il voyage en Suisse au lieu d’être à Versailles, son nom est si naturellement, si justement attaché à cette œuvre généreuse, qu’il n’a certes pas besoin de toutes ces banalités prétentieuses des porteurs de toasts dans les banquets, des flatteries vulgaires des partis intéressés à se faire un bouclier ou un abri de sa popularité ; mais à part cette initiative de M. Thiers dans tout ce qui a conduit à la libération du territoire, à part l’expérience et la supériorité de raison que l’ancien président de la république a mises au service de notre pays en détresse, sait-on comment la France s’est retrouvée elle-même si promptement, par quel miracle cette œuvre de réparation a marché avec une rapidité relative ? C’est que pendant les premiers temps, sous la pression du malheur qui étreignait encore la France, on consentait à suspendre jusqu’à un certain point, dans une certaine mesure, la guerre des partis, pour ne s’inspirer que des souveraines nécessités publiques, en dehors de toutes les divergences d’opinions ; on oubliait ou l’on ajournait les divisions. On ne s’occupait pas trop de savoir de quel nom ou de quel pavillon on décorerait la maison qu’on trouvait en ruine ; on créait instinctivement, spontanément, cette société anonyme du sauvetage public qui s’est appelée le pacte de Bordeaux.

C’était le provisoire, dit-on. Provisoire, si l’on veut, c’était dans tous les cas la politique large, patriotique, nécessaire, d’un temps et d’une situation où l’intérêt national éclipsait tous les autres, où il y avait avant tout la France à relever, et où l’on ne pouvait la relever que par l’alliance de tous les efforts, par des sacrifices que les opinions opposées n’avaient même pas beaucoup de mérite à faire, puisqu’elles n’avaient pas la puissance de se dominer mutuellement. S’il y avait eu un régime si nettement désigné, si impatiemment appelé, il se serait établi dès le premier jour, et, s’il ne s’est pas établi, c’est qu’on sentait qu’il y avait autre chose à faire. Que demandait le pays en réalité ? Qu’il dût être sous la république ou sous la monarchie, il ne s’en inquiétait guère. Il demandait qu’on fît la paix d’abord, qu’on le préservât de l’anarchie où les sinistres idiots de la commune menaçaient de le plonger ; il demandait qu’on pansât ces blessures par où s’échappait tout son sang, qu’on sauvât du désastre tout ce qui pouvait être sauvé, qu’on se mît aussitôt à l’œuvre pour réorganissr son armée, ses finances, son administration intérieure. C’était là le programme né en quelque sorte de l’extrémité de la situation, inspiré par le pays, accepté, avoué, par l’assemblée, par le gouvernement. Le programme n’a point été réalisé jusqu’au bout assurément ; ce qui a pu être fait cependant prouve que c’était la vraie politique, puisque la France a pu bientôt respirer, s’apaiser, travailler, préparer la libération de son territoire. Il y avait donc quelque prévoyance et une certaine efficacité dans cette trêve dont le premier résultat était de remettre la France debout, et si quelque chose pouvait mettre plus vivement en relief ce qu’il y avait dans cette politique de salutaire, de conforme à l’instinct et aux intérêts du pays, c’est ce qui est arrivé le jour où les partis se sont agités, déployant leurs drapeaux, avouant bruyamment leurs prétentions exclusives, se disputant les bénéfices d’une situation pacifiée, améliorée sans eux, quelquefois malgré eux.

Qu’est-il arrivé en effet ? Les partis ont cru être bien habiles en s’acharnant sur ce malheureux provisoire dont chacun d’eux naturellement veut hériter ; ils n’ont été ni habiles ni bien heureux. Ce qui se passe en France depuis quelques mois est la manifestation la plus éclatante du danger de leurs ambitions agitatrices et de leur impuissance à fonder précisément ce définitif dont chacun prétend avoir le secret et le monopole. C’est une chose assez curieuse et qui n’est pas moins vraie, depuis quelque temps républicains et monarchistes sont occupés à prouver de leur mieux qu’il est aussi difficile de faire la république que de faire la monarchie. Les républicains se figurent toujours que le monde a été créé uniquement pour aboutir à la proclamation du régime qui a toutes leurs préférences ; ils ont le fanatisme d’un mot et d’une forme, ils croient avoir tout dit lorsqu’ils ont pu répéter que le pays est de plus en plus républicain, que « l’idée républicaine se fortifie. » Ils ne voient pas, ils ne peuvent pas se faire à cette idée, que le pays n’a point de ces passions et de ces fanatismes, que tout ce qu’ils font ne peut que compromettre leur cause, par cette raison bien simple que la république n’a de chances sérieuses qu’à la condition d’être aussi peu républicaine que possible, c’est-à-dire si elle n’est plus la domination d’un parti, c’est-à-dire enfin si elle reste l’œuvre et la propriété de tout le monde. Dès qu’elle apparaît avec ce qu’elle a d’étroit et d’exclusif, avec le caractère d’une victoire de coterie ou de secte, elle est obligée de reculer, elle perd du terrain.

C’est ce qui est arrivé récemment. Les républicains mettent aujourd’hui tout leur zèle, toute leur diplomatie à ménager M. Thiers, à l’attirer dans leur camp, à se servir de son nom et de sa popularité pour rétablir leurs affaires compromises. Ils auraient dû y songer plus tôt, lorsque l’ancien président de la république était au pouvoir et avait besoin de leur sagesse, de leur réserve, encore plus que de leurs flatteries et de leurs manifestes. C’était pour eux le moment de montrer un certain esprit politique plutôt que de se laisser aller aux impatiences et aux entraînemens de l’esprit de parti. Ils ne se sont pas tenus pour satisfaits de ce qui existait, ils ont voulu avoir leur république à eux, la garantie d’une proclamation authentique et définitive. Au lieu de se modérer, de s’effacer jusqu’à un certain point, ils ont mis leur orgueil à prouver qu’ils étaient les maîtres du scrutin dans les élections, sans s’inquiéter des embarras qu’ils créaient au chef du gouvernement. Ils ont trop laissé voir qu’ils étaient pressés, qu’ils ne soutenaient M. Thiers que pour essayer de le dominer, pour s’assurer son héritage, et en compromettant M. Thiers par des solidarités plus apparentes que réelles, en préparant sa chute, c’est la république elle-même qu’ils ont frappée. En réalité, le 24 mai a été dirigé bien moins contre M. Thiers que contre le radicalisme qui marchait à sa suite, ne cachant plus ses ambitions et ses espérances. La vraie signification de ces événemens, la voilà : la république existait, elle était aux mains d’un homme habile, du seul homme qui pouvait lui donner une bonne renommée et du crédit ; les républicains, les vrais et purs républicains se sont montrés, l’esprit de parti a voulu avoir sa victoire, et du même coup la république, au lieu de devenir définitive, est devenue plus précaire, plus difficile.

Ce que les républicains ont fait avant le 24 mai pour la république, il y a des monarchistes qui sont occupés à le faire pour la monarchie depuis cette entrevue de Frohsdorf, qui reste une grande réconciliation de famille, mais qui n’a rien changé, rien préparé, et n’a eu jusqu’ici ni le caractère, ni les conséquences politiques qu’elle semblait promettre. Assurément l’idée même de la monarchie n’a rien qui puisse étonner ou froisser le pays ; elle répond à des instincts, à des habitudes, à des intérêts, qui ont gardé leur puissance à travers les révolutions. D’où vient donc que ce qui semblait possible il y a un mois est déjà devenu plus difficile, et semble de jour en jour perdre des chances ? C’est qu’on a laissé apparaître une monarchie de parti ou même de secte au lieu d’une monarchie nationale, constitutionnelle, la seule qui dans tous les cas pût être acceptée par le pays, et ici, qu’on nous passe le terme, les légitimistes jouent en vérité gros jeu. Que M. le comte de Chambord, éloigné de la France depuis longtemps, accoutumé à vivre en tête-à-tête avec cette image de royauté idéale qu’il s’est faite et avec les inspirations d’une foi religieuse sévère, que M. le comte de Chambord ne connaisse pas bien exactement la réalité des choses, on ne peut pas s’en étonner. C’était alors aux légitimistes de faire tous leurs efforts pour l’éclairer. S’ils l’ont fait et s’ils n’ont pas réussi, tout est dit, la question est jugée. Si leur rôle se borne à recevoir les ordres et les instructions partant de Frohsdorf, ils peuvent être les serviteurs très fidèles du prince, ils ne sont plus même un parti, et la question est encore plus décidée. Les royalistes, imitant en cela les républicains, quoique dans un autre ordre d’idées, s’imaginent trop qu’il n’y a qu’à prononcer le mot de monarchie, que, cela dit, tout est accompli, que la France n’a plus rien à savoir, plus rien à demander. Les uns et les autres se figurent trop le pays comme une sorte de Pierre Schlemil à la recherche de son ombre. L’ombre, selon les partis, c’est la république ou la monarchie. Non, et c’est là un des traits caractéristiques de cette période où nous dvons, le pays n’a pas ces impatiences de se précipiter à la poursuite de son ombre, de vouloir sortir à tout prix d’un état où en définitive il reste maître de lui-même, où il a retrouvé un abri après la tempête. Il éprouve pour toutes les apparences et pour toutes les fictions un peu de cette indifférence sceptique qu’un journal légitimiste signalait assez naïvement en prétendant qu’un des gros embarras de la situation était cette partie flottante et éclectique de la nation qui hésite toujours lorsqu’on lui démontre qu’il faut se prononcer pour une forme définitive de gouvernement, et qui répond : « Nous sommes assez bien ainsi, pourquoi changer encore ? » Est-ce donc que cette masse éclectique, qui forme l’immense majorité de la nation, soit absolument indifférente sur ses destinées ou même sur le caractère de ses institutions ? Elle n’est point indifférente ; seulement, lorsqu’elle se voit ballottée d’une extrémité à l’autre, entre la république conduisant au radicalisme et une monarchie pouvant conduire à une résurrection d’ancien régime ou de théocratie, elle se défend, et sans se refuser à ce qu’elle considérerait comme possible, à une monarchie libérale ou à une république constitutionnelle, elle se dit qu’elle n’est point tellement en péril, que rien n’est pressé, puisque dans les conditions où elle se trouve elle a pu commencer à se sentir revivre.

Au fond, c’est là qu’on en revient après ces confuses et stériles discussions qui se poursuivent depuis quelques jours, qui finissent par tourner dans un même cercle de monotones déclamations. Une chose reste certaine, elle est la moralité de ces derniers incidens. De toute façon désormais, si la monarchie renaît, elle sera nécessairement libérale ; si la république se maintient, elle devra être fortement organisée, de manière à garantir tous les intérêts extérieurs et intérieurs de la France. Une majorité parlementaire ne pourrait plus même se former en dehors de ces combinaisons, et, tout bien pesé, il n’est point impossible qu’au retour de l’assemblée la question ne reste simplement circonscrite sur le terrain conservateur où l’on s’est placé. C’est encore un dénoûment qui n’est même pas le plus invraisemblable. On décorera cette situation du nom qu’on voudra, on l’appellera provisoire ou définitive ; au bout du compte, ce sera toujours, ni plus ni moins, le pays restant maître de lui-même et continuant l’œuvre de réorganisation qu’il a commencée, dont il recueille déjà les premiers fruits. L’essentiel est que la France rendue à sa liberté puisse trouver dans une existence intérieure pacifiée et régularisée ce qu’il lui faut de force pour reprendre sa place dans le monde, pour renouer ses relations avec tous les peuples et suivre la politique que ses intérêts et les circonstances lui dicteront.

Que la France soit une monarchie ou une république, elle reste toujours la France ; elle garde et elle gardera son rôle, pourvu qu’elle sache mettre de la suite, de la prévoyance dans ses affaires, et qu’elle offre des garanties aux puissances avec lesquelles elle peut avoir à traiter des intérêts de l’Europe et du monde. Pour le moment sans doute, elle a plutôt à observer qu’à s’émouvoir de tous les incidens qui se succèdent dans la vie européenne, qu’on grossit souvent par esprit de parti ou par une sorte de passion de commérage. On vient de le voir une fois de plus à l’occasion de ces rapports de la France et de l’Italie, qu’on représente souvent sous une si étrange couleur. C’est là évidemment le point délicat, et les nouvellistes en profitent. Un jour, voilà la grande nouvelle sûre et certaine dont M. le duc de Broglie est informé : au cas où M. le comte de Chambord remonterait sur le trône, le cabinet de Rome lui demanderait immédiatement la reconnaissance de l’unité italienne, et, s’il ne l’obtenait pas, il déclarerait non moins immédiatement la guerre à la France avec l’appui de l’Allemagne. Avant de dire de semblables choses, on ne se demande même pas si l’Italie peut avoir l’idée et a besoin de solliciter une reconnaissance nouvelle de la France, qui depuis longtemps vit en paix et en amitié avec elle. Un autre jour, c’est le voyage du roi Victor-Emmanuel à Vienne et à Berlin qui est l’objet de toute sorte de commentaires. Que va-t-il arriver ? Le gouvernement français ne va-t-il pas voir un mauvais procédé dans la promenade du roi d’Italie ? Non, le monde peut se calmer, les nouvelles sont tranquillisantes cette fois. M. le duc de Broglie s’est hâté de faire repartir pour Rome M. Fournier, qui jouissait paisiblement d’un congé en France, et il l’a chargé de rassurer le cabinet de Rome, de lui déclarer qu’il voyait au contraire avec la plus grande satisfaction le voyage du roi. C’est aussi vrai que la déclaration de guerre de l’ItaUe à la France. En quoi donc le gouvernement français peut-il se croire obligé d’entrer en explications avec le ministère italien au sujet de l’excursion de Victor-Emmanuel ? En quoi même ce voyage peut-il sérieusement nous inquiéter et prendre tout à coup l’importance qu’on lui attribue ? Que le roi Victor-Emmanuel, allant à l’exposition de Vienne, se rende par la même occasion à Berlin, qu’il réponde à une invitation de l’empereur Guillaume, cela change-t-il les intérêts permanens des peuples et les conditions essentielles de leurs alliances ? M. de Bismarck peut attacher du prix à maintenir ces dehors d’une intimité complète entre l’Allemagne et l’Italie, c’est un calcul politique dont il n’est pas difficile de pénétrer le secret. Il n’est pas moins vrai que, s’il peut y avoir entre les deux peuples des rapprochemens de circonstance, il n’y a ni affinité d’esprit et de traditions ni communauté d’intérêts nationaux. Que l’Allemagne veuille aller jusqu’au bout de ces destinées, dont la perspective la fascine et l’entraîne depuis quelques années, elle voudra nécessairement un jour ou l’autre toucher à l’Adriatique, avoir Trieste, qui appartenait à la confédération germanique. Est-ce là un des points sur lesquels Italiens et Allemands peuvent s’entendre et fonder des alliances permanentes ?

Il y a mieux : dans cette question même qui semble devoir rapprocher aujourd’hui les deux pays, dans la question religieuse, ni les idées politiques ni les intérêts ne sont communs. L’Italie, dans sa politique à l’égard de l’église et du pontife qui a régné à Rome, n’obéit à aucune préoccupation religieuse ; c’est pour elle une question essentiellement temporelle. La guerre dans laquelle M. de Bismarck s’est engagé avec l’église catholique d’Allemagne et avec le pape est au contraire toute religieuse, elle menace l’église dans sa constitution ecclésiastique, dans ses prérogatives spirituelles, de sorte que dans une affaire semblable l’Italie, sans y avoir un intérêt propre, sans y être portée par ses idées, serait exposée à n’être qu’un instrument entre les mains du tout-puissant ministre prussien. L’Italie n’a aucune raison de s’associer à une guerre de religion, à une croisade contre les catholiques. Si cette question crée jusqu’à un certain point un lien éventuel entre les deux pays, il n’y a et il ne peut y avoir qu’un motif, c’est que l’Italie en certains cas peut se sentir menacée dans sa situation à Rome. Elle n’en est pas là sans doute. Le gouvernement français qui existe aujourd’hui a su montrer la plus habile prudence et maintenir les meilleures relations avec le gouvernement italien. Un pouvoir nouveau, quel qu’il soit, pourvu qu’il soit libéral, agira de même ; mais c’est ici qu’éclate le danger de cette politique de restauration pontificale dont on fait une obligation, une fatalité, à M. le comte de Chambord, s’il revenait. Lorsque le cabinet italien voit tous ces projets de croisade pour le rétablissement du pouvoir temporel du pape, lorsqu’un personnage considérable comme M. l’archevêque de Paris publie un mandement qui est une sorte de déclaration de guerre de l’église française à l’Italie, lorsque le cabinet de Rome voit cela, il s’inquiète et se replie vers l’Allemagne. M. l’archevêque de Paris aurait dû comprendre que, maître dans son église, il n’avait pas le droit de se livrer à des manifestations acerbes de nature à compromettre les intérêts de son pays, surtout en ce moment, et à créer des embarras au gouvernement lui-même. Les évêques français et les légitimistes qui préconisent une telle politique ne s’aperçoivent pas qu’ils sont les meilleurs auxiliaires de M. de Bismarck, qu’ils s’exposent à rejeter vers l’Allemagne une nation qui, par ses goûts, par ses idées, par ses intérêts permanens, est une alliée naturelle de la France, Est-ce donc ce qu’ils veulent ?

Dans ce tourbillon des peuples contemporains gagnant ou perdant tour à tour l’influence au jeu des batailles et de la politique, le succès est à ceux qui ont de la ténacité, qui savent poursuivre un dessein et marcher à leur but sans dévier. La Russie n’a cessé de grandir et de s’étendre par la puissance d’une idée fixe. Elle a sans doute ses revers et ses mécomptes comme les autres nations ; elle attend les occasions, elle se recueille, comme elle le disait un jour, et bientôt elle se remet en marche. Elle a profité de la dernière guerre et du désarroi de l’Europe occidentale pour effacer les traces de ses défaites de Crimée ; aujourd’hui elle s’avance en pleine Asie, jusqu’à Khiva, dépassant les étapes de Tachkend et de Samarkande, qu’elle a successivement atteintes et franchies. Elle occupe le khanat, elle campe sur l’Amou-Daria, non loin de la Perse et de l’Afghanistan, et, par une marque nouvelle de cette suite qu’elle met dans ses desseins, elle se trouve dans des régions qui attiraient déjà l’attention de Pierre le Grand il y a un siècle et demi. C’est le résultat de cette expédition qu’elle était obligée de préparer l’an dernier par des négociations diplomatiques pour ne pas trop exciter les ombrages de l’Angleterre, et qu’elle a résolument accomplie dans ces derniers temps. Après tout, si les Russes y gagnent en influence, s’ils étendent le réseau de leurs suzerainetés sur ces contrées barbares, la civilisation en profite à son tour, elle trouve un chemin à demi frayé, elle pénètre avec plus ou moins de lenteur à la suite de ces énergiques explorateurs. La Russie a commencé sa campagne au printemps ; elle a mis d’autant plus de soin à la préparer que déjà dans des entreprises semblables elle s’était vue arrêtée par toute sorte d’obstacles, faute de connaître suffisamment le terrain sur lequel elle s’engageait. Cette fois elle n’a pas voulu rester en chemin, et elle a réussi ; elle a pu accomplir en pleine Asie ce que les Espagnols d’autrefois appelaient une « journée, » une marche qui n’a pas duré moins de quatre-vingts jours.

L’expédition était placée sous la direction supérieure d’un aide-de-camp de l’empereur, le général Kaufmann ; elle devait s’avancer sur Khiva en trois colonnes, l’une composée du détachement du Turkestan, et partant de Tachkend, les deux autres se composent des détachemens du Caucase et d’Orenbourg, sous les ordres du général Vereuvkine. Les forces de terre devaient être appuyées par une flottille à vapeur pénétrant par le delta de l’Amou-Daria et remontant le fleuve. Battre les soldats khiviens une fois qu’on les joindrait, disperser ces tourbillons de bandes barbares, Tourkmenes, Yomoudes, Imrals et autres errant en armes dans le khanat, ce n’était pas là sans doute le plus grand embarras de l’expédition, La question était d’arriver sans mourir en route de faim, de soif, ou par les maladies. Le détachement du Caucase, de son côté, avait à faire une marche longue et pénible à travers les contrées désertes, presque absolument privées d’eau, qui séparent les côtes de la mer Caspienne des frontières de Khiva. Le détachement du Turkestan, avec lequel marchait le chef de l’expédition, ne rencontrait pas moins d’obstacles à partir de Tachkend, en s’avançant sur le Syr-Daria. « La difficulté de ma tâche, écrivait le général Kaufmann lui-même dès le début, consiste en ce que, pendant deux mois et demi, je ne puis absolument compter sur aucun ravitaillement de vivres et de fourrages, » La colonne russe était obligée de traîner après elle près de 7,000 chameaux pour ses approvisionnemens. On avait à traverser des steppes immenses, dont l’une, la steppe dite « de la faim, » aboutit à des montagnes entre lesquelles s’ouvre une issue qui garde encore le nom de « porte de Tamerlan, » Pendant cette longue et difficile marche, les Russes avaient à subir, avec les privations les plus dures, des ouragans violens, bientôt des chaleurs accablantes. On était parti en mars, ce n’est que vers la fin de mai qu’on se rapprochait de l’Amou-Daria, de Khiva, et le général Vereuvkine, arrivant le premier, sachant d’ailleurs que le général Kaufmann, de son côté, n’était plus qu’à une petite distance, se disposait à l’attaque de la ville. Dès ce moment, les difficultés les plus graves étaient vaincues, puisque les Russes, chassant devant eux les bandes qu’ils rencontraient, tenaient maintenant l’ennemi sous leur canon, et pouvaient le saisir dans son dernier asile. Il y avait cependant une certains résistance, un combat assez vif où les Russes faisaient quelques pertes et où le général Vereuvkine lui-même était blessé. Les bandes de Tourkmenes, de Yomoudes, qui s’étaient réfugiées dans la ville et qui la remplissaient de leur fanatisme guerrier, tentaient un dernier effort, puis elles se jetaient dans les campagnes ; le khan lui-même, effrayé ou entraîné par ses turbulens soldats, abandonnait un moment Khiva, et aussitôt une députation se hâtait d’aller rendre la ville au général Kaufmann, en le suppliant de suspendre les hostilités. C’est ce qui fut fait. Les négociations ne furent ni bien longues ni bien compliquées. Le général Kaufmann exigeait toutefois que le khan vînt à sa rencontre, et le prince khivien ne se fit pas beaucoup prier pour rentrer dans sa capitale, après s’être porté au-devant du représentant du tsar. Dès lors la soumission de cet étrange souverain et la prise de possession de la ville s’accomplissaient du même coup. Les Russes entraient en victorieux à Khiva, et la Russie comptait un vassal de plus.

Il avait fallu deux mois et demi pour arriver à cette région de l’Asie, jusque-là inaccessible, il fallait un ou deux jours pour s’emparer d’une ville médiocrement défendue par des forces barbares et indisciplinées. Le général Kaufmann a naturellement dicté les conditions de la paix, une indemnité de guerre de 2 millions de roubles, l’entretien des troupes d’occupation aux frais du pays, une cession de quelques territoires de l’Amou-Daria, faite non pas directement à la Russie, qui seule en profitera, bien entendu, mais à l’émir de Bokhara, dont on a voulu récompenser les services pendant cette guerre. Le général Kaufmann, agissant dans un intérêt de civilisation et d’humanité, a de plus imposé l’affranchissement et le rapatriement des esclaves persans retenus dans le khanat, et même il a poussé l’amour du progrès jusqu’à exiger la suppression de la peine de mort, par où l’on voit que le souverain du petit état asiatique est devenu tout à coup un chef plus civilisé que la plupart des princes de l’Europe, Maintenant les Russes sont établis à Khiva, qu’ils occupent provisoirement, qu’ils occuperont sans doute tant que les circonstances l’exigeront, et le khan, replacé à la tête du pouvoir, semble vivre dans les meilleurs termes avec eux. Il échange des visites avec les chefs russes, et naturellement il ne fait rien que sous son bon plaisir. Le général Kaufmann est le vrai maître ; c’est lui qui a reconstitué une sorte de gouvernement, éloignant ceux qui ont excité ou qui pourraient exciter encore le khan contre la Russie, appelant au pouvoir les partisans de la paix, ceux dont on peut s’assurer plus ou moins l’alliance ou la soumission. Que les Russes aient eu la fantaisie de faire abolir la peine de mort dans Fétat de Khiva, ce n’est pas sans doute le progrès le plus sérieux qui restera de leur expédition » Ce qui peut avoir des conséquences plus pratiques et plus profitables pour eux d’abord, puis pour tout le monde, c’est le travail d’exploration et d’étude auquel ils se livrent depuis qu’ils sont établis dans le pays. Ils ont fait relever les plans de l’Amou-Daria, et il est certain qu’ils sont intéressés à s’assurer par ce fleuve un chemin vers l’Asie centrale. Ils songent avant tout à tirer parti de l’expédition hardie et difficile qu’ils ont exécutée.

Combien de temps encore durera l’occupation ? C’est là justement la question qui peut entretenir ou réveiller les susceptibilités et les défiances de l’Angleterre. Les prétextes peuvent ne pas manquer aux Russes pour prolonger leur séjour à Khiva. Quoiqu’ils soient désormais en mesure de faire face à toutes les difficultés, ils peuvent avoir des insurrections à réprimer, il y en a eu déjà, dit-on, il y en aura encore. Toutes ces peuplades guerrières et fanatiques qui s’agitent dans les steppes ne sont pas faciles à désarmer et à pacifier ; au moindre incident dans les explorations que les troupes russes accomplissent, l’occupation peut se prolonger. La campagne de Khiva est de celles dont on peut toujours dire qu’on sait bien de quelle façon elles commencent, on ne sait pas comment elles finissent. Si les Russes ont trouvé le poste bon à prendre, ils peuvent le trouver bon à garder, et c’est là ce qui fait de cette expédition un élément désormais essentiel de cette question plus générale des relations de la Russie et de l’Angleterre sur ce théâtre lointain et mystérieux de l’Asie centrale.

ch. de mazade.

ESSAIS ET NOTICES.

La Machine animale. — Locomotion terrestre et aérienne, par M. J. Marey, professeur au Collège de France ; Paris 1873.

Il y a deux siècles que Borelli, dans son célèbre traité de Motu animalium, entreprenait d’appliquer les principes de la mécanique ordinaire aux mouvemens que l’on observe chez les animaux, et en particulier aux efforts physiques de l’homme. Dès cette époque, on avait très bien compris que l’organisme animal est un appareil composé de leviers, de poulies, de cordages, de pompes et de soupapes dont le jeu, merveilleusement combiné, exécute sur-le-champ les ordres de la volonté. Le rapprochement est devenu bien plus saisissant après l’invention des moteurs à feu et depuis qu’on sait que la chaleur de combustion des alimens se transforme dans nos organes en force physique, comme la chaleur du charbon se change dans la machine à vapeur en travail de toute sorte. A mesure que la science approfondit cette comparaison en la justifiant, des perspectives inattendues s’ouvrent sur l’avenir. Le mécanicien qui cherche laborieusement la solution de tel problème le trouve résolu par la nature elle-même avec une admirable simplicité, et n’a qu’à s’inspirer du modèle, qu’il découvre enfin après l’avoir eu si longtemps sous les yeux. D’un autre côté, le point de vue nouveau introduit dans la biologie aide à comprendre et à classer certains phénomènes de la vie animale qui autrefois étaient des énigmes. On s’aperçoit alors qu’à chaque fonction se trouve attaché tout un appareil compUqué et spécial : la circulation du sang, la respiration, la locomotion, mettent en jeu des mécanismes qui forment un tout complet et en quelque sorte indépendant.

M. Marey, dans le savant ouvrage qu’il vient de publier, se borne à étudier un groupe particulier de ces mécanismes, dont l’ensemble constitue ce qu’on peut appeler « la machine animale. » Son titre est trop compréhensif, car il n’est guère question dans son livre que des moyens par lesquels les animaux se meuvent sur la terre et dans l’air. Il est vrai que sur cette question de la locomotion il apporte des vues neuves et fécondes, soutenues par des faits précis et des expériences frappantes. Nous avons déjà exposé ici même la méthode employée par M. Marey pour analyser le mécanisme du vol chez les insectes et chez les oiseaux[1] ; on a depuis appliqué les mêmes moyens à l’étude des allures diverses du cheval et de l’homme. Le principe de la méthode consiste dans la transmission des pressions par le moyen d’un tube de caoutchouc fermé aux deux bouts et rempli d’air. Les deux bouts du tube étant fermés par deux membranes, à chaque pression qui s’exerce sur l’une correspond instantanément un gonflement de l’autre, et c’est ainsi que les mouvemens des muscles peuvent agir à distance sur des leviers qui les inscrivent le long d’une bande de papier enfumé. C’est là une application nouvelle de cet admirable procédé qui, sous le nom de méthode graphique, commence décidément à se généraliser et à dominer toutes les sciences d’observation, — procédé automatique et pour ainsi dire impersonnel, qui force les phénomènes à livrer eux-mêmes leurs secrets, qui donne un langage à la pluie et une écriture au vent.

L’allure la plus simple de l’homme est la marche : c’est le mode de locomotion où le corps ne quitte jamais le sol, tandis que dans la course et dans le saut il s’en détache entièrement et reste suspendu pendant un certain temps. Quand nous marchons, le poids du corps passe donc alternativement d’un pied sur l’autre, et se trouve porté en avant pendant que les jambes se dérobent sous lui comme les rais d’une roue qui se succèdent et se remplacent sous le moyeu. L’intensité de la pression des pieds sur le sol varie avec la vitesse de la marche et avec la grandeur des pas. D’autre part le corps éprouve, sous forme d’oscillations horizontales et verticales, la réaction des appuis alternatifs des deux pieds, il subit un véritable tangage compliqué d’une torsion autour de la colonne vertébrale, tandis que le bassin se balance dans une sorte de roulis. Pour débrouiller ces effets divers, un des élèves de M. Marey, M. G. Carlet, a eu recours à une série d’appareils ingénieux. C’est d’abord la chaussure exploratrice, dont la pièce essentielle est une forte semelle de caoutchouc qui recèle une chambre à air; quand le pied appuie sur le sol, l’air est comprimé dans la semelle, et un tube transmet la pression aux leviers indicateurs. Chaussé de ses bottes exploratrices, l’expérimentateur se promène d’un pas régulier autour d’une table où il a installé l’appareil enregistreur, et voit s’y dessiner la pression alternative de ses pieds. M. Carlet a constaté de cette façon que même dans la marche ordinaire l’effort qui écrase la semelle est supérieur au poids du corps, qu’il dépasse quelquefois de 20 kilogrammes; dans la course et dans le saut, cet excès de pression est beaucoup plus considérable, ainsi qu’on devait s’y attendre, puisqu’on mesure ici l’effet d’un poids qui retombe après avoir été soulevé.

Pendant la course, les tubes de caoutchouc destinés à transmettre la pression qui s’exerce sur les semelles sont fixés le long des jambes, et l’expérimentateur tient à la main un enregistreur portatif. En même temps, il est coiffé d’une calotte à levier mobile qui enregistre les oscillations verticales du corps. L’aspect des tracés ainsi obtenus démontre que le caractère essentiel de la course est un temps de suspension pendant lequel, entre deux appuis des pieds, le corps reste en l’air. Comment se produit cette suspension périodique? On pourrait croire d’abord que c’est l’effet d’une espèce de saut qui projette le corps de bas en haut pendant que les pieds se détachent du sol. Il n’en est rien : les ascensions verticales du corps coïncident avec les appuis, et il retombe pendant que les jambes quittent le sol. On retrouve ces phénomènes dans les allures hautes du cheval.

Parmi les caractères des diverses allures bipèdes ou quadrupèdes, l’un des plus frappans est le rhythme des appuis. Les battues sur le sol font entendre des bruits dont l’ordre de succession suffit à une oreille exercée pour reconnaître le pas, le trot, le galop. Il est facile de figurer ces rhythmes à l’aide d’une sorte de notation musicale qui marque la durée des appuis pour chaque pied aussi bien que la durée des temps de suspension. S’agit-il de l’homme, deux portées suffisent pour écrire cette musique si simple, où il n’y a que deux notes qui s’appellent pied gauche, pied droit, et qui sont séparées par des silences correspondant aux momens où le corps quitte le sol. La notation des allures du cheval exige quatre portées et quatre notes; c’est le mode de représentation imaginé au siècle dernier par Vincent et Goiffon pour rendre le rhythme des sabots qui frappent la terre en cadence :

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Cette musique quadrupède est plus difficile à débrouiller; mais la clarté se fait lorsqu’on a recours à l’ingénieuse comparaison de Dugès, qui regarde le cheval comme formé de deux êtres bipèdes marchant l’un derrière l’autre. Tout le monde a vu au cirque ou dans une féerie ces simulacres d’animaux dont les jambes sont fournies par deux hommes dissimulés dans le corps de la bête. Cette imitation grotesque approche d’autant plus près de la vérité que les mouvemens des deux marcheurs sont mieux coordonnés. En effet, selon que ces derniers posent les pieds simultanément ou à contre-temps, ils reproduisent avec fidélité les allures si variées du cheval, l’amble, le pas relevé, le traquenard, le pas normal, le trot franc et le trot décousu, l’allure normande, le galop à deux, à trois, à quatre temps. Comme l’oreille est en général plus sensible au rhythme que l’œil, quelques expérimentateurs avaient déjà essayé d’observer les allures du cheval en attachant aux jambes de la bête quatre sonnettes de timbres différens. M. Marey les a étudiées à l’aide de quatre ampoules exploratrices fixées sous les sabots et communiquant avec un enregistreur que le cavalier tient à la main,

La discussion des expériences qui ont été faites dans un manège à l’aide de ces appareils, et l’étude des pistes, conduisent à des résultats précis et curieux. Les tableaux des diverses allures du cheval forment une série naturelle dont le premier terme est l’amble. Dans l’amble, les mouvemens de l’avant-main et de l’arrière-main sont concordans : les deux membres d’un même côté frappent le sol au même instant, et l’oreille n’entend que deux battues à chaque pas[2]. A partir de l’amble, le passage de chaque allure régulière à la suivante consiste dans une anticipation de l’action des membres postérieurs : le bipède de derrière avance de plus en plus sur le bipède de devant. C’est d’ailleurs ainsi que se fait la transition lorsque le cheval passe du pas au trot. La transition du trot au galop est plus compliquée, mais cependant facile à définir : dans le trot, le sol est battu tour à tour par les deux bipèdes diagonaux; dans le galop à trois temps, un bipède diagonal reste uni, l’autre se dédouble. L’allure de course est un galop à quatre temps où les battues du bipède diagonal sont légèrement désunies. — En s’appropriant ces résultats et en étudiant les tableaux qui les expriment, les artistes éviteront les attitudes fausses qui rendent parfois si invraisemblables les chevaux représentés par eux.

Après avoir analysé un phénomène compliqué, ainsi qu’on démonte un rouage, il est bon d’essayer de le reproduire par la synthèse dans des conditions artificielles; c’est une contre-épreuve pour la théorie qu’on a formulée, et une démonstration ad oculos. Voici comment cette reproduction des allures de l’homme et du cheval a été obtenue. L’instrument connu sous le nom de zootrope fait défiler devant l’œil une série d’images figurant un être animé dans les diverses attitudes qui correspondent aux phases successives d’un même mouvement, et la rapidité avec laquelle ces images se succèdent produit l’illusion d’un être vivant. C’est par ce moyen que M. Mathias Duval, professeur à l’École des Beaux-Arts, a essayé de reproduire avec précision les allures des bipèdes et des quadrupèdes, chaque pas étant représenté par une suite de seize positions ou phases dessinées avec soin.

Si ces recherches n’ont pas encore résolu tous les problèmes que soulève la théorie de la locomotion terrestre, elles ont cependant porté la lumière sur plus d’un point obscur. Elles méritent d’être encouragées, ne fût-ce qu’en vue des conséquences pratiques que l’on peut s’en promettre. Si l’on savait d’une manière précise dans quelles conditions s’obtient le maximum de vitesse ou de travail d’un être vivant, on éviterait bien des tâtonnemens, et l’on gaspillerait moins de force en efforts stériles. On saurait à quelle allure un animal fournit le meilleur service, soit qu’on lui demande la vitesse, soit qu’il traîne un fardeau; on connaîtrait le mode d’attelage qui permet d’utiliser le plus complètement la force des chevaux. On ne condamnerait plus les jeunes gens à des exercices qui les fatiguent sans profit réel, on n’écraserait pas les soldats sous une charge ridicule qui diminue leur ressort.

L’étude approfondie de la locomotion des animaux aquatiques ne serait pas moins féconde pour la navigation. On a fait cette remarque, que la carène du navire était taillée sur le patron de l’oiseau nageur, et que la voile imitait l’aile du cygne gonflée par le vent. Borelli, en prenant pour modèle le poisson, traçait, il y a deux cents ans, les épures d’un bateau plongeur qui était un véritable monitor. Tout récemment d’ingénieux constructeurs, parmi lesquels nous citerons M. Ciotti, ont tenté d’employer comme propulseur un appareil qui fonctionne à la manière de la queue du poisson, et leurs premiers essais ont été couronnés de succès. En tout cas, il semble a priori fort rationnel de s’engager dans cette voie, où nous avons la nature elle-même pour guide. Parlons enfin de la navigation aérienne. Au lieu de frapper toujours à la porte des mathématiciens, qui se déclarent impuissans à trouver la formule pour réaliser ce rêve, ne vaut-il pas mieux s’adresser aux créatures ailées qui sous nos yeux pratiquent avec tant d’aisance le vol plané et le vol ramé ? Il y a dans cette simple réflexion l’espoir, je dirais presque la certitude du succès : il ne s’agit que de surprendre le secret de l’oiseau, il n’y aurait plus alors qu’un pas à faire pour entrer en lutte avec lui. Les recherches de M. Marey sur le vol des insectes et des oiseaux ont déjà beaucoup contribué à éclairer les abords du problème, et les tentatives qu’il a faites pour reproduire artificiellement les effets des battemens d’ailes ont prouvé que ses conclusions théoriques reposaient sur une base sérieuse. Tout récemment M. Alphonse Penaud a obtenu dans cette direction des résultats encore plus satisfaisans. Il faudra évidemment comparer sans cesse ces automates à l’oiseau véritable en les soumettant avec ce dernier aux mêmes procédés d’analyse, et chercher à rapprocher de plus en plus les mécanismes artificiels de celui que la nature a inventé pour arriver à ses fins. On peut dire hardiment dès à présent que le problème n’est point insoluble, et la grandeur du but soutiendra le zèle des chercheurs. Déjà certaines expériences de M. Penaud ont fait entrevoir la possibilité de réduire dans une très forte proportion le poids des moteurs par rapport au travail effectif qu’ils peuvent fournir; or c’est là le point capital, car jusqu’à présent l’application de l’hélice à la navigation aérienne rencontrait un obstacle en apparence insurmontable dans le poids des machines qu’il aurait fallu enlever et soutenir en l’air.


R. RADAU.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1870, l’étude sur le Vol des oiseaux.
  2. M. Marey appelle pas la série de mouvemens compris entre deux positions semblables d’un même pied, c’est-à-dire l’ensemble de deux pas d’après la manière de compter ordinaire. Cette innovation très rationnelle assimile le pas aux mouvemens ondulatoires.