Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1863

Chronique n° 757
31 octobre 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1863.

Fatigués à bon droit de l’obscurité maussade et du silence triste dont les questions politiques qui excitent une anxiété générale demeurent depuis si longtemps enveloppées, nous ressentons un véritable soulagement d’esprit à la pensée que dans peu de jours la session du corps législatif sera ouverte. Le sentiment que nous exprimons est celui de tout le monde. La réunion des chambres est attendue cette année par les intérêts comme le retour de la lumière qui leur est nécessaire pour se guider, comme la promesse d’une délibération rationnelle et contrôlée des affaires nationales, qui est indispensable à leur sécurité. Elle est saluée comme une renaissance par ceux chez lesquels l’inertie forcée qu’a subie la vie politique de notre pays n’a point éteint le zèle du progrès des institutions et cette flamme d’amour démocratique de la liberté que la révolution a pour toujours allumée au cœur de la France. Nous ne faisons point allusion ici à la curiosité banale qu’éveillent ordinairement les discours officiels, les communications ministérielles, la publication plus ou moins parcimonieuse des papiers d’état. Il faut mieux comprendre le caractère de l’impatience qui aujourd’hui, dans les départemens comme à Paris, se trahit de toutes parts, car c’est le signe certain du commencement d’une nouvelle ère de vie politique. Le plus pressant besoin de la France en ce moment est de s’entendre parler elle-même ; la voix qu’elle est avide d’écouter, c’est celle dont ses représentans libéraux vont lui renvoyer les accens, c’est la sienne propre.

L’entrée en scène du nouvel acteur que nous attendons tous coïncide d’ailleurs avec un remarquable épisode de la vie politique de la France. Intérieures ou extérieures, les affaires qui vont s’agiter ont pris des proportions et ont acquis une importance que les questions politiques n’avaient pas présentée depuis longtemps. A l’intérieur, les premiers débats du corps législatif vont porter sur la vérification des pouvoirs des nouveaux députés ; une vaste, retentissante et instructive enquête sera ouverte sur les dernières élections générales. Or, au fond, la question qui va être ainsi discutée par le détail dans la chambre est la question capitale de notre régime constitutionnel, la question du suffrage universel, fondement de la souveraineté parmi nous. Comment le suffrage universel est-il pratiqué en France ? Comment est-il manié par l’administration ? C’est ce qui sera recherché et exposé publiquement. Une telle investigation conduira nécessairement à l’affirmation des principes qui sont la condition de la sincérité du suffrage universel et de la validité des droits qui en découlent. Les enseignemens généraux qui résulteront de l’enquête électorale seront mis naturellement en lumière dans la discussion de l’adresse. Il faudra rechercher alors si les pratiques électorales de l’administration n’aboutissent point à faire absorber le pouvoir représentatif par le pouvoir exécutif, confusion qu’aucune bonne constitution ne saurait tolérer, et qui n’est pas plus compatible avec la constitution de 1852 qu’avec nos anciennes chartes. On se demandera si le plus simple bon sens peut admettre que, dans un pays régi par le suffrage universel, les instrumens de l’information et de la discussion publique créés par les besoins et les conditions des sociétés modernes, que les journaux en un mot, au lieu d’être régis par le droit commun et de relever de la justice ordinaire, soient soumis à l’action discrétionnaire du pouvoir exécutif.

La question de la pratique du suffrage universel et la question de la situation intérieure, questions connexes, unies par la plus étroite solidarité, sont les points les plus importans de la politique intérieure proprement dite. C’est avant tout sur ces questions que se classeront les deux politiques, nous ne voulons pas dire les deux partis : la politique du libéralisme, de la vraie démocratie, du progrès, et la politique de la stagnation, de la réaction, de la résistance. Après les questions qui touchent à la racine même des institutions, la plus digne d’examen est sans contredit celle des finances. La session prochaine sera certainement employée à discuter les résultats que la politique générale du gouvernement a tirés des mesures réparatrices, des réformes et des opérations financières accomplies par M. Fould. Une autre question délicate, celle des rapports du pouvoir exécutif avec les chambres, se traitera expérimentalement, pour ainsi dire, à travers ces débats mêmes : la combinaison qui confie la représentation du gouvernement devant les chambres au ministre d’état, maintenant assisté, non plus du seul président, mais de plusieurs vice-présidens du conseil d’état, sera jugée à l’œuvre. Quant aux questions extérieures, il n’est pas nécessaire d’en signaler l’émouvante et redoutable gravité. Ne parlons pas de la folle opiniâtreté de l’Allemagne à propos du Holstein et du Slesvig, ne parlons pas des tristes et ruineuses incertitudes de l’affaire du Mexique ; mais la Pologne est là : ce n’est pas seulement l’humanité qui nous attache au spectacle du supplice d’une nation si sympathique à la France. La diplomatie a fait de la situation de la Pologne une question politique qui tient depuis huit mois l’Europe en suspens. Cédant à une impulsion généreuse assurément, le cabinet des Tuileries a paru prendre une initiative particulière dans la direction de l’action diplomatique. On va être bientôt obligé de nous dire ce que cette action diplomatique a produit et ce que l’on compte faire. Ce qu’elle a produit, nous ne le savons que trop : d’arrogantes fins de non-recevoir de la Russie, et pour la Pologne un redoublement de rigueurs et de souffrances. Ce que l’on compte faire ? Pense-t-on avoir assez fait en liant la politique de la France à celle de l’Angleterre et de l’Autriche, pour finir par répondre à cette interrogation par le mot rien, murmuré en trio ? Mais alors ce sont les raisons de cette stérilité collective qu’il faudra rechercher ; il faudra éclairer la question générale des alliances et se rendre compte d’aussi près que possible de la situation du cabinet des Tuileries vis-à-vis de l’Europe.

Cette rencontre des questions les plus importantes du dedans et du dehors arrivant à la fois sur la scène des délibérations publiques nous paraît fournir matière à une considération générale d’un ordre élevé. Dans ce moment de halte et d’attente, à la veille des grandes discussions, nous nous demandons dans quelle voie la France va s’avancer ; son gouvernement se déclarant impuissant dans la question polonaise, le pays appliquera-t-il son activité à l’intérieur, au développement des institutions et aux progrès de la liberté ? ou bien, acceptant au dehors la besogné que les circonstances paraissent nous offrir, attendrons-nous l’extension de nos libertés comme la récompense des combats que nous aurons soutenus en Europe pour la défense de l’humanité et de la justice ? Qu’est-ce qui va prendre la première place dans les préoccupations politiques de la France ? Est-ce le dedans ou le dehors ? Ce sont les choses mêmes qui nous posent cette alternative : il n’est pas possible de l’éluder. Ici ou là, il faut que la France marche vers un but, aille quelque part. Nous connaissons bien l’énergie avec laquelle les intérêts économiques et l’activité industrielle ont pénétré dans la constitution des sociétés modernes, nous savons la part légitime et considérable qui doit être faite par la politique à ces puissans et féconds intérêts ; mais nous en prévenons nos amis de l’industrie et du monde financier : ils commettent une énorme méprise, s’ils se figurent que nos grands peuples modernes, que la France surtout, se puissent nourrir exclusivement de ce pain-là. Construire des chemins de fer, être attentif aux variations des fonds publics, assister au jeu d’enfer des crédits mobiliers sur les différences de bourse, acheter des terrains, percer des rues, faire dans nos villes des squares et des parcs à l’anglaise, c’est plus ou moins utile, plus ou moins beau, plus ou moins amusant ; mais ce n’est pas toute la vie d’une grande nation et d’une noble race. Enfans de 1789, nous sommes nés pour faire chez nous et au dehors autre chose encore. Au dedans, nous avons à regagner le terrain perdu par la liberté ; au dehors, nous ne pouvons nous désintéresser des combats que se livrent dans le monde la justice et l’oppression, le droit et la tyrannie. Et nous n’avons point la faculté d’ajourner, pour la commodité de nos intérêts matériels, l’accomplissement de nos devoirs intérieurs et extérieurs. Les nations ne peuvent pas choisir l’heure de vaquer à leurs devoirs ; cette heure leur est fixée ou par l’énergie intime des ressorts de la vie nationale ou par des événemens indépendans de notre volonté.

Deux tendances, on pourrait presque dire deux écoles différentes, se sont depuis quelque temps prononcées en France à l’égard du choix que notre pays peut faire entre l’action intérieure et l’action extérieure. Les uns se préoccupent davantage du rôle extérieur de la France, de la mission qu’elle peut avoir à remplir dans la société des peuples ; les autres s’inquiètent surtout de notre développement intérieur, des progrès que nous avons à faire pour assurer chez nous l’indépendance, la liberté et la dignité de l’homme et du citoyen. Les deux tendances ont quelquefois paru se contrarier ; les deux écoles se sont montrées jalouses l’une de l’autre. L’une, celle de l’action étrangère, a semblé mépriser comme une petitesse l’intérêt des progrès politiques intérieurs comparés à la grandeur et à l’éclat que pourrait nous promettre une politique extérieure inspirée de l’esprit de notre révolution ; l’autre s’est montrée disposée à considérer l’action extérieure comme une diversion fâcheuse qui arrête ou fait dévier le développement de la vie politique au dedans. Ces deux écoles ont tort à nos yeux dans ce qu’elles ont d’exclusif : elles supposent toutes deux, et c’est, suivant nous, une erreur, qu’un pays comme la France et les gouvernemens qu’il a à sa tête sont maîtres de faire à leur choix de la politique intérieure ou de la politique étrangère, que l’on peut systématiquement embrasser l’une et négliger l’autre, que les intérêts de la politique progressive au dedans peuvent être différens de ceux de la politique généreuse et glorieuse au dehors, que le succès de l’une peut même nuire au succès de l’autre. Ces deux plis d’esprit sont vicieux, et entretiennent de fâcheux préjugés. Pour notre part, nous avons pris soin de ne contracter ni l’un ni l’autre, d’accepter dans l’ordre où ils nous étaient présentés par les circonstances les devoirs imposés à la France, soit à l’intérieur, soit au dehors. Nous ne croyons pas qu’il puisse y avoir d’antagonisme entre ces deux ordres de devoirs ; nous pensons au contraire qu’ils s’entr’aident mutuellement ; nous sommes convaincus que les progrès de la liberté en France serviront de la façon la plus efficace et la plus durable les causes justes dans le monde, et que le concours que nous prêtons au droit hors de nos frontières ne peut que profiter au progrès et à la consolidation de la liberté chez nous. Nous avons la certitude que l’on ne peut nuire au triomphe de ses principes, quand on les sert avec abnégation et désintéressement dans l’une ou dans l’autre des voies où ils sont engagés ; mais cette façon de voir n’est point celle de tout le monde. Les partisans de l’action extérieure ont même plus d’une fois donné à entendre que leur appréciation serait celle vers laquelle inclinerait le gouvernement. Ils semblaient croire que notre gouvernement aimait mieux occuper politiquement la France à l’étranger qu’à l’intérieur. Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés à un point critique où les questions des deux ordres se présentent à nous avec des caractères semblables d’importance et d’urgence. Le mieux serait de les mener de front ; si l’on ne s’y résout point, quel parti prendra-t-on ?

A l’intérieur, nous l’avons dit, la vérification des pouvoirs des députés posera sous la forme la plus pratique les questions constitutionnelles les plus hautes. La vérification des pouvoirs intéressera la discussion et édifiera l’opinion de deux manières : par les faits qu’elle mettra en lumière et par les conclusions générales qu’elle permettra de tirer de l’ensemble du procès. Les faits seront assurément curieux. Des protestations en adresseront à la chambre l’énumération et la description. Parmi ces protestations, les unes seront livrées d’avance à la publicité, les autres se produiront sans doute au sein même du débat. Parmi les protestations qui exciteront l’intérêt le plus vif, il faut signaler celle que M. Casimir Perier vient de publier. L’élection, dans la première circonscription du département de l’Isère, n’a tenu qu’au déplacement de moins de 1, 400 voix. Ce déplacement a tourné au profit du concurrent de M. Perier. A quels moyens n’a-t-on pas eu recours pour appeler ces quelques centaines de voix autour du candidat recommandé par le préfet ! Dans cette élection, comme dans toutes celles qui ont été contestées, ce qui frappe avant tout, c’est le rôle actif joué par l’agent supérieur du pouvoir exécutif, par le préfet. A vrai dire, ce n’est point entre deux candidats que la compétition s’établit, c’est entre le préfet et le candidat de l’opposition ; ce n’est pas le candidat gouvernemental qui dispute les votes à son adversaire, c’est le préfet qui les brigue. La protestation de M. Perier, digne de la mâle fermeté que ce candidat a montrée durant l’élection, nous fait connaître les moyens qu’un préfet peut employer dans une telle lutte.

Un fait bizarre, c’est la façon dont est choisi le candidat gouvernemental. Il y avait un candidat naturel, l’ancien député, M. Arnaud. Celui-ci, dans une circulaire où il décline la candidature, annonce à ses concitoyens que c’est à son insu qu’il a été désigné pour les représenter au corps législatif. — Il est donc possible de devenir par désignation candidat sans le savoir ! — L’administration remplace dans son patronage M. Arnaud par M. Royer. Le préfet ne se borne point à désigner et à recommander le candidat officiel ; il entre en campagne pour lui, il entame la polémique contre son concurrent, et quelle polémique ! Dans une proclamation affichée, un agent supérieur du pouvoir se croit autorisé à dire d’un citoyen qui ne fait qu’exercer ses droits politiques qu’il répand à profusion des journaux et des libelles, qu’il n’épargne rien pour tromper la foi politique des électeurs ! Mais un préfet a d’autres ressources encore que les proclamations passionnées, il a les agens disciplinés de l’administration, il a aussi la distribution des faveurs et de certains dons aux communes. M. Perier publie des copies certifiées de lettres adressées à des maires par le préfet, à la veille de l’élection, pour annoncer des dons de diverse nature, des subventions, des travaux, ou pour promettre des chemins. Ce n’est pas tout : sur des ordres venus de Paris, une poursuite est dirigée contre une lettre publiée dans un journal local par M. Casimir Perier. Cette fois c’est au pouvoir judiciaire qu’on a recours. Le procureur-général annonce les poursuites au préfet, et celui-ci, au moment même de l’élection, répand en affiches la communication du procureur-général, la fait lire dans les communes par les gardes champêtres à son de caisse ou à son de trompe, interrompt le service de la poste pour employer les facteurs à la plus prompte distribution des affiches officielles. Ces faits sont curieux assurément, ils se reproduisent à peu près dans toutes les élections contestées ; malgré la monotonie des répétitions, il sera bon de les porter tous à la connaissance du public : en se multipliant et en se généralisant, ils prennent un caractère systématique, ils fournissent des traits destinés à tracer une page significative de l’histoire d’un système. Mais un enseignement plus haut s’en dégage. Ces faits sont en contradiction avec les principes de toutes les constitutions modernes, qui établissent la liberté politique sur la division des pouvoirs. Il y a des lois de la mécanique politique non moins positives, non moins certaines, non moins nécessaires que celles de la mécanique physique. Ces lois, fondées sur les rapports du pouvoir exécutif, du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, ont été exposées depuis un siècle avec une éblouissante clarté. Il est impossible qu’elles demeurent longtemps méconnues et comme ignorées dans le pays de Montesquieu, de Mirabeau, de Sieyès, de Royer-Collard. Ces lois proclament que la division des pouvoirs c’est la liberté, que leur confusion c’est le despotisme. Or quel empiétement plus grand le pouvoir exécutif peut-il commettre sur le pouvoir législatif que d’intervenir à l’origine même de celui-ci, qui est l’élection des députés, pour influer de toute sa force sur la direction des suffrages ? Une confusion aussi abusive des pouvoirs est radicalement contraire a la constitution de 1852. Un des objets principaux de cette constitution a été de garantir le pouvoir exécutif contre ce que l’on a considéré comme des usurpations du pouvoir législatif. Cette constitution, dont on a fait consister le mérite dans une délimitation meilleure des pouvoirs, ne peut sanctionner l’absorption indirecte du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif. Quand donc, avec les faits des dernières élections générales sous les yeux, on demandera la liberté du suffrage universel, lorsque, devant le spectacle de la prépondérance abusive des agens du pouvoir exécutif, on réclamera la liberté de la presse et les franchises de l’opinion publique, contre-poids naturel et nécessaire des abus de l’influence administrative, on ne fera que défendre cette constitution contre des interprètes maladroits qui n’en comprennent pas le sens et des agens inconsidérés qui, à l’application, ne craignent point d’en dénaturer l’esprit.

Toute la question intérieure est là. En portant une lumière éclatante sur ce point capital de notre droit constitutionnel, l’opposition démocratique et libérale de la chambre peut, comme par une illumination subite, changer la face de la situation intérieure, et remettre la France sur le grand chemin de la liberté. On s’apercevra bien de cette vérité quand on arrivera au débat des questions d’affaires. C’est aux finances que viennent aboutir toutes les branches de la politique pratique. Les lois de finances sont par excellence l’apanage du pouvoir législatif. C’est en finances qu’une assemblée représentative doit surtout avoir la pensée sûre et la main ferme. C’est pour la bonne gestion des finances qu’un gouvernement prudent et appliqué doit rechercher dans un corps législatif les lumières et l’indépendance ; il est le premier intéressé à trouver au besoin dans la résistance de la chambre élective un contrôle qui l’arrête dans ses entraînemens et le ramène à la conception unitaire et harmonique des intérêts multiples et complexes qui forment les diverses branches de la politique nationale. Une chambre élective ayant la conscience de sa spontanéité rappellera à temps au gouvernement que l’équilibre financier ya être compromis tantôt par une expédition lointaine dont les conséquences ne peuvent être mesurées, et où les dépenses ne seront nullement proportionnées à l’intérêt politique engagé, tantôt par une impulsion trop accélérée donnée aux travaux publics, qui accumule soit sur le capital disponible du pays, soit sur le trésor, des charges trop lourdes à un moment donné, qu’il serait préférable de répartir sur un plus long espace de temps. Une telle chambre rappellera encore ou que la dette flottante est trop lourde, ou que l’impôt est excessif, et peut décourager et amoindrir le mouvement de l’épargne nationale. En indiquant ici le rôle qu’aurait à remplir une chambre élective, à la condition qu’elle ne serait point une émanation indirecte du pouvoir exécutif, nous ne croyons point nous écarter des intentions que le gouvernement lui-même a manifestées dans une circonstance solennelle. L’empereur a évidemment cherché un secours dans l’assemblée représentative quand, après la publication du célèbre mémoire de M. Fould, il renonça au système des crédits extraordinaires ouverts par décrets ; mais, pour que cette intention puisse être efficace, il est aujourd’hui visible, après une expérience de deux ans, qu’il serait nécessaire que la pratique électorale du gouvernement fût mise d’accord avec ses bonnes résolutions financières ; il serait nécessaire qu’une plus grande spontanéité fût laissée au suffrage universel.

Les embarras, les inquiétudes, que cause éternellement en France la question financière sont pour nous un étonnement toujours nouveau. Il n’y a pas au monde de pays doté d’une prospérité intrinsèque égale à celle de la France. Nous doutons que l’Angleterre, malgré les accumulations de capitaux dont elle dispose, surpasse la France en véritable richesse. L’épargne agit dans notre pays avec une puissance qui a surpris même ceux qui avaient la meilleure idée de ses ressources. Et pourtant un véritable malaise vient périodiquement entraver l’essor de confiance auquel il serait si naturel que les capitaux français se dussent livrer. Les inquiétudes que peuvent donner les questions étrangères ne nous paraissent pas expliquer suffisamment les défaillances périodiques du marché financier et la baisse des effets publics. S’il est un peuple que son tempérament et la juste idée qu’il a de sa force devraient rendre peu accessible à la crainte des difficultés étrangères, il nous semble que c’est le peuple français. La France a eu cette année une bonne récolte ; ses revenus publics sont toujours en voie d’accroissement ; l’épargne continue à être considérable, le capital est abondant. D’où viennent donc aujourd’hui les sourdes rumeurs, les vagues défiances qui circulent dans le monde des affaires ? Pourquoi cette crédulité craintive ? pourquoi par exemple s’obstine-t-on à voir toujours en perspective un emprunt ?

Le point que nous allons toucher est, nous le croyons, le vrai point sensible de la situation financière de la France. La France a une dette flottante qui, sans être trop lourde pour elle, est cependant exagérée. Même ce fameux milliard qui avait tant ému les imaginations il y a deux ans paraît au fond une charge bien légère quand on songe aux ressources de la France. Pour rester dans les limites les plus raisonnables et les plus strictes, pour se débarrasser de cet épouvantail, le gouvernement n’aurait eu qu’à échanger la moitié du milliard de ses engagemens à courte échéance contre une somme égale constituée en rentes perpétuelles. L’opération eût été bien simple et se fût très vivement accomplie. Certes, depuis deux ans, nous avons prêté à l’Italie, à la Russie, à la Turquie, des sommes bien supérieures à celles que nous n’aurions eu qu’à nous prêter à nous-mêmes. Le péril d’une dette flottante trop considérable n’est donc pas pour la France dans l’importance de la somme due, mais dans la forme de la dette. La somme pour nous est légère, la forme est périlleuse. La dette flottante est en effet une dette à courte échéance. Qu’un de ces événemens qui affectent le crédit général, qui créent une panique, qui suspendent la confiance, vienne nous surprendre avec une grosse dette flottante, et alors cette dette devient pour nous, à cause de sa forme, parce qu’elle constitue des engagemens prochainement exigibles, un grave embarras. Dans une telle éventualité, l’état serait exposé, au moment où arriveraient les échéances, à ne plus trouver de crédit. La position du trésor se complique, dans une prévision semblable, des embarras analogues qui éclateraient autour de lui. La ville de Paris a, elle aussi, une dette flottante qui n’est pas médiocre, puisqu’elle atteint 125 millions. L’utile institution des banques de dépôts tend à s’acclimater parmi nous : les dépôts forment aussi une dette flottante dont en une heure de crise on s’empresserait d’exiger le remboursement. Enfin il n’y a pas jusqu’à la société immobilière de M. Emile Pereire qui, sous la forme d’une caisse des travaux publics, ne veuille avoir, elle aussi, sa dette flottante. Il y a là toute une solidarité de situations et d’intérêts dont on peut dire que le trésor, qui est le plus grand banquier de France, est la clé de voûte. Avec un trésor bien armé contre le péril, c’est-à-dire n’ayant pas d’engagemens exigibles qui pussent l’embarrasser, la crise serait affrontée avec fermeté, et la confiance reviendrait vite. Il n’en serait pas de même, si la situation devait être dominée par une gêne grave et prolongée du trésor.

Il peut, on le voit, se présenter des cas où le trésor ressemblerait à un banquier très riche qui, ayant compté sur le crédit pour payer ses échéances et se voyant le crédit enlevé par une circonstance imprévue, quoique bien au-dessus de ses affaires, serait forcé de les interrompre. Une erreur de prévision, non le défaut des ressources réelles, amènerait une complication déplorable. — Mais, dira-t-on, au lieu de s’exposer à de tels accidens, pour se mettre même en état de les surmonter tous, comment se fait-il que le gouvernement ne prenne point un jour un grand parti relativement à la dette flottante ? Comment ne débarrasse-t-il pas le marché financier et ne se délivre-t-il pas lui-même d’un grand souci en consolidant par l’opération si facile et si légère d’un emprunt une portion de cette dette ? C’est ce raisonnement fort naturel qui accrédite si fréquemment parmi le public les bruits d’emprunt. Par cette voie, le cercle vicieux de la politique financière nous ramène à la politique proprement dite. Emprunter ! c’est bientôt dit : oublie-t-on que nous sommes en paix ? Emprunter en temps de paix, ne serait-ce point une douleur pour un gouvernement et surtout pour un ministre des finances qui voient le budget dépasser deux milliards, qui ont augmenté récemment certains impôts ou créé certaines taxes pour échapper à la triste nécessité d’un emprunt de paix, qui voient au surplus les revenus publics s’améliorer sans cesse ? N’est-il plus permis de croire que le jour viendra où la dépense croîtra moins vite que le revenu, où les excédans de recettes serviront à éteindre les découverts ? Renoncer à cette espérance, ne serait-ce point accuser le système politique ? Puis est-il interdit d’imaginer que nous obtiendrons du Mexique le remboursement des deux cents et quelques millions que l’expédition nous a déjà coûtés ? Abandonner comme chimérique cette perspective, ne serait-ce pas avouer trop chèrement de nouvelles erreurs du système politique ? Que si d’ailleurs, surmontant une fausse honte, on entrait dans la voie des emprunts de paix, où s’arrêterait-on ? Ne faudrait-il pas recommencer dans trois ou quatre ans ? Nous connaissons des gens, même parmi les amis du gouvernement, qui se réconcilient avec les grosses dettes flottantes dans la pensée qu’elles sont le frein le plus efficace contre l’entraînement des dépenses et des entreprises aventureuses. De frein, il n’en peut exister que dans le sévère contrôle du pouvoir législatif, et nous craignons bien que ce ne soit pas le système électoral pratiqué par M. de Persigny qui nous puisse doter d’un corps législatif assez résolu et assez fort pour aider le ministre des finances à contenir les dépenses et à restreindre la dette flottante dans de prudentes limites.

Le corps législatif devra donc, suivant toute apparence, aborder les questions intérieures d’une façon vive, neuve et piquante ; quant aux questions extérieures, si attachantes qu’elles soient, elles ne se montreront à, lui que sous l’aspect le plus morne et le plus désolant. Où en est la question polonaise ? où a-t-elle été conduite par la campagne diplomatique de cet été ? Il semble que le plus grand résultat de tout ce travail de la diplomatie n’aura abouti qu’à l’acte du comte Russell au banquet de Blairgowrie proclamant avec préméditation et de sang-froid la déchéance, la forfaiture des droits que la Russie tenait des traités de 1815 sur la Pologne. Nous ne sommes point de ceux qui déprécient cet acte honnête de lord Russell sous prétexte qu’il demeure dépourvu de sanction coercitive. Nous croyons, quant à nous, à la force morale du droit et à l’autorité d’une interprétation telle que celle qui en a été donnée en cette circonstance par un homme d’état dont l’inflexible probité politique est un honneur pour la communauté européenne. Qu’est-il advenu de cette déclaration de déchéance dans les diverses manipulations diplomatiques qu’elle a dû subir ? Exprimée dans une note qui devait être remise au prince Gortchakof, en art-elle été retirée, comme on l’a dit, par un télégramme envoyé à l’ambassadeur anglais à Pétersbourg ? La majorité du cabinet anglais n’a-t-elle pas permis à lord Russell de faire de son opinion personnelle le jugement officiel de la politique anglaise ? S’est-on arrêté devant des représentations de l’Autriche et des garanties demandées par cette puissance que l’on n’a pu lui accorder ? Est-il vrai que M. de Bismark à cette occasion, devenant l’intermédiaire officieux de la cour de Saint-Pétersbourg, aurait prévenu lord Russell et lord Palmerston que la Russie considérerait la déclaration de déchéance comme un cas de guerre ? Le gouvernement anglais aurait-il, contre toute vraisemblance, reculé devant un artifice aussi grossier ? Que s’est-il passé à cette occasion entre le cabinet de Saint-James et celui des Tuileries ? Refroidie par les hésitations de l’Angleterre et de la France, est-il vrai que l’Autriche, menacée comme cela lui est si souvent arrivé, de se trouver en l’air, opérerait un de ces reviremens dont elle a aussi l’habitude, et songerait à rentrer en grâce auprès de ses dangereux voisins ? Une circonstance est de nature à confirmer ce bruit. La Galicie a pour gouverneur M. de Mensdorf-Pouilly, qui passe pour dévoué à la Russie. Tant que l’Autriche a été favorable aux Polonais, M. de Mensdorf, sous prétexte de maladie, a été éloigné de son gouvernement, où il avait pour suppléant le propre frère du ministre d’état, le général de Schmerling, dont les Polonais n’ont point eu à se plaindre. Aujourd’hui M. de Mensdorf reprend ses fonctions. Sa rentrée en Galicie ne paraît que trop significative, et peut-être faut-il craindre que l’insurrection polonaise se voie bientôt fermée la seule région d’où elle pouvait encore tirer de précaires ressources. Cet ensemble de faits, s’il est exact, serait fort triste assurément. La situation européenne que dévoile un pareil dénoûment n’est pas moins affligeante, et devra être mise à nu dans la discussion de l’adresse.

Nous ne pensons point que l’on persiste à couvrir la regrettable fin de la campagne diplomatique entreprise pour la Pologne par la banale et peu sérieuse excuse que la France, engagée dans la question au point de vue européen et au même titre que l’Autriche et l’Angleterre, n’était pas tenue à faire plus que ces puissances, et ne pouvait aller au-delà de ce qu’elles voulaient faire. Ce qu’il y a de superficiel dans cet argument saute aux yeux. Dans un débat contre la Russie, entre la France, l’Angleterre et l’Autriche il n’y a parité ni d’intérêts, ni de moyens d’action, ni de périls. L’Autriche, qui n’est point un peuple ayant le point d’honneur national, qui n’est qu’une chancellerie et une armée maintenant laborieusement dans une cohésion précaire des élémens de races diverses et discordantes, qui supporte directement sur une longue frontière le poids de la Russie, ne saurait être assimilée, dans les devoirs créés à l’Europe par la question de Pologne, ni à l’Angleterre ni à la France. Il eût été nécessaire que la France fît preuve d’une grande netteté de résolution, se montrât prête au rétablissement de la Pologne de 1772, et donnât de grands gages à l’Autriche pour entraîner cette puissance dans une lutte décisive contre la Russie. Ne trouvant pas de sûretés du côté de l’Occident, l’Autriche qui ne peut demeurer longtemps compromise, se retournera vers la Russie. Ces retours humilians coûtent peu à la cour de Vienne : M. de Metternich en a mainte fois donné le spectacle. Il montrait d’intelligentes velléités de résistance à la Russie ; il se tournait, pour chercher un appui, vers Londres et Paris, puis, ne se voyant ni soutenu ni compris, il faisait galamment le plongeon devant le tsar. Entre l’Angleterre et nous, la question est plus délicate. C’était une vieille pensée de lord Palmerston d’occuper l’alliance anglo-française à des œuvres communes : l’empereur a trouvé l’occasion, — et l’a saisie habilement dans l’affaire de Crimée, — de réaliser cette pensée ; mais depuis l’annexion de la Savoie nous ne réussissons plus à occuper l’alliance anglo-française. Vainement avons-nous offert à l’Angleterre de nous mêler en Amérique d’une besogne qui semblait devoir lui plaire et de travailler en commun à la dissolution des États-Unis : nous avons été remerciés. Nous invitons l’Angleterre à sauver avec nous la Pologne, lord Palmerston ne veut pas nous entendre. Que voulez-vous ? On assure que la seule infirmité du vieux Pam est la surdité. E FORCADE.



REVUE MUSICALE.

Le Théâtre-Italien a inauguré Sa saison le 14 octobre par la Traviata, opéra de M. Verdi. Une nouvelle administration a succédé à celle qui régnait depuis dix ans, et c’est M. Bagier qui dirige aujourd’hui la salle Ventadour, qu’il a fait restaurer avec goût. L’entrée, on ne sait trop pour quelle raison, n’est plus sous le péristyle, mais de côté, et c’est presque clandestinement que l’on pénètre dans une enceinte où l’on va chercher une société polie et des plaisirs délicats. Le parterre a été supprimé, et c’est ce qu’on appelle l’orchestre qui remplit aujourd’hui l’espace qui s’étend depuis les musiciens jusqu’aux loges du rez-de-chaussée. Un passage est pratiqué au milieu de ces stalles d’orchestre, et l’on peut y circuler facilement. La scène a été un peu resserrée dans les bas côtés. M. Bagier, qui a bien voulu accepter le privilège du Théâtre-Italien sans la subvention de 100,000 francs qu’on avait accordée à ses prédécesseurs depuis la direction de Ronconi, a cru devoir prendre une mesure qui ne me semble pas des plus heureuses. On veut donner cinq représentations par semaine sans diminuer les prix élevés qu’on a mis aux places les plus modestes; je doute fort que cette innovation produise les résultats qu’en attend la direction.

Quoi qu’il en soit de ces changemens, disons seulement quelques mots aujourd’hui des nouveaux chanteurs qui composent la troupe formée par M. Bagier. Mme Anna de Lagrange, qui a débuté dans la Traviata, est une Française, et, je crois même, une Parisienne. Elle se fit entendre, il y a une quinzaine d’années, au théâtre de la Renaissance, où l’on donnait une représentation extraordinaire au profit des Polonais, si je ne me trompe. Mlle de Lagrange n’était alors qu’une cantatrice dilettante que le monde recherchait beaucoup pour sa belle voix et les grâces de sa personne. Depuis ces premiers essais, Mme Anna de Lagrange a beaucoup voyagé : elle a chanté dans les principales villes de l’Europe; elle a été en Russie, en Amérique, et elle vient de Madrid, où elle est restée plusieurs années. Sa voix, vigoureuse dans son ensemble, porte cependant déjà les traces du temps et de la fatigue. C’est une belle personne, grande, élancée, fortement constituée, et dont le visage exprime plutôt l’énergie que la sensibilité et le sentiment. Sa voix a le timbre d’un mezzo-soprano, bien que la cantatrice ne craigne pas de pousser son audace jusqu’à l’extrême limite du registre supérieur. Il résulte de ces efforts des effets désagréables, des sons faux et aigus, qui blessent l’oreille au lieu de la charmer. Pourquoi Mme de Lagrange ne reste-t-elle pas plus souvent dans le vrai domaine de sa voix sonore, qui s’étend du fa au la supérieur avec facilité? Ce qu’elle ajoute ensuite à ce beau registre, ces notes suraiguës dont elle se joue avec une si lourde coquetterie, sont d’un goût détestable. C’est en effet le goût qui manque au beau talent de Mme de Lagrange : elle ajoute à la musique qu’elle doit interpréter fidèlement des ornemens ridicules qui ne sont tolérables que dans la bouche de ce petit démon de Mlle Patti, qui va venir bientôt ensorceler de nouveau les Parisiens.

Avec Mlle de Lagrange, il s’est produit dans la Traviata un jeune ténor, M. Nicolini, qui n’est pas plus Italien que la cantatrice. Son nom véritable est Nicolas, et c’est sous ce nom qu’il a débuté, il y a quelques années, au théâtre de l’Opéra-Comique. M. Nicolini a une très jolie voix, un peu courte, mais timbrée et facile. Il chante sans efforts, avec sentiment et une modération de style que le public a su apprécier. C’est dans le Rigoletto de M. Verdi surtout que M. Nicolini a été fort agréable dans le rôle du duc, que M. Mario a rendu si difficile. Suffisant dans tous les morceaux qui lui sont dévolus,, M. Nicolini a particulièrement chanté avec grâce la douce cantilène du quatrième acte, — La donna è mobile; — il a aussi très bien rempli sa partie dans le beau quatuor qui vient après et qui est l’une des pages les mieux écrites de M. Verdi. C’est dans le rôle de Gilda de Rigoletto que Mme de Lagrange a été le mieux appréciée. Elle a chanté avec une grande énergie le duo du second acte avec le père, et surtout celui du troisième, dont la péroraison est si entraînante. Mme de Lagrange a été encore plus remarquable dans la belle scène du quatuor, où elle a eu de beaux élans. M. Delle Sedie chante et joue le rôle de Rigoletto en véritable artiste, et sa méthode de chanteur est celle que pratique le ténor Fraschini, qui a débuté, il y a quelques jours, dans la Lucia de Donizetti M. Fraschini, qui n’est plus jeune, chante depuis vingt-cinq ans. Il a brillé, comme on dit, sur tous les théâtres de l’Italie, il a été à Londres, à Vienne, à Madrid, à Barcelone, et je ne serais pas étonné qu’il eût été aussi en Amérique. On dit que M. Fraschini a toujours redouté l’opinion de Paris, et que le soir de son début dans la Lucia il avait préparé ses malles pour nous quitter après la représentation, s’il échouait dans sa tentative. M. Fraschini doit être rassuré maintenant, car, dès les premières notes du récitatif qu’il a dites, des murmures approbateurs l’ont accueilli. Il a été admirable ensuite dans le finale du premier acte, alors qu’il pousse ce cri sublime : — Maledetto sia, quel giorno, — et dans la scène dernière, si belle et si pathétique, il a été touchant et a ému toute la salle par ses sanglots, qui ne sont jamais des cris, mais des sons trempés d’émotion qui remuent le cœur en charmant l’oreille.

Tant que l’homme sera l’homme, l’art devra toujours être le revêtement de la vérité, et la mélodie restera l’élément fondamental des plus grandes compositions musicales. M. Fraschini, dont la taille est ordinaire et la figure peu expressive, se rattache par le style et par sa large manière de dire le récitatif à la vieille et belle école italienne. Sa voix, qui n’est pas très forte ni très flexible, je crois, a un timbre qui rayonne facilement, surtout dans les notes supérieures. C’est une voix italienne un peu ternie, mais charmante encore, quand l’artiste est animé. Il phrase admirablement, il articule chaque mot comme le faisait Garcia, et comme le fait M. Tamberlick, avec lequel M. Fraschini a quelques rapports de talent. Nous laisserons ce grand chanteur, que tout le monde voudra entendre, aborder les différens rôles de son répertoire avant de le juger définitivement. Il nous suffit d’avoir annoncé aux amateurs qu’il y a à Paris un maître del cantar chenell’anima si sente, comme dit Rossini.


P. Scudo.
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ESSAIS ET NOTICES

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LES ANCIENNES PROVINCES DE LA POLOGNE ET LES TRAITÉS DE VIENNE.


La question des anciennes provinces de la Pologne a pris tout d’un coup une grande place dans les préoccupations des hommes politiques. Nous n’avons pas attendu pour appeler sur ce grave sujet l’attention des lecteurs de la Revue la publication des mémoires annexés aux dernières dépêches de M. Drouyn de Lhuys et du prince Gortchakof. Les origines historiques du débat sont maintenant connues[1], et il n’y a point à y revenir. Après la dissolution de la grande confédération princière fondée au IXe siècle par les Varègues russes, les diverses parties qui l’avaient composée étaient rentrées légitimement dans leurs voies naturelles et particulières, la Moscovie en développant à part son unité nouvelle, et les anciennes provinces polonaises en retournant à la Pologne, dont le torrent varègue les avait séparées. L’histoire est remplie de ces réunions accidentelles imposées par la conquête à des populations étrangères les unes aux autres, qui, lorsque la dynastie, ou la caste conquérante est divisée, affaiblie ou éteinte, reprennent leur destinée naturelle sans que l’une d’elles se croie en droit de chercher à conquérir les autres ; mais il ne s’agit plus seulement de droit. Maintenant les défenseurs du système russe appellent cela le devoir de la reconquête ! Voilà donc encore une nouvelle obligation morale qu’il faut ajouter au devoir de profiter de la faiblesse de ses voisins et au devoir de la vengeance que l’on prêche à la Russie pour l’engager à s’emparer de la Galicie orientale ! L’un des traits caractéristiques de ce système, c’est la nécessité où il se trouve d’enrichir la conscience publique d’une nouvelle catégorie de devoirs inconnue jusqu’à présent dans la morale chrétienne.

Un autre point bien établi, c’est qu’il n’y a aucune conséquence à tirer de cette circonstance que le prince régnant dans la Moscovie avait été pendant quelque temps le président plus ou moins obéi de l’association varègue, ou, pour être plus exact, de ce que le gouvernement de la Moscovie a pu être momentanément le vorort d’une confédération morte et enterrée depuis le commencement du XIIIe siècle. Non-seulement les dynasties varègues se sont éteintes dans la Moscovie en 1597 et dans les anciennes provinces en 1319, mais, d’après le témoignage de l’historien officiel de la Russie, les princes de la Moscovie n’exerçaient sur les bords du Dnieper aucune autorité dès le milieu du XIIIe siècle. Karamsine ajoute qu’ils ignoraient même les noms des princes de la branche aînée qui régnèrent à Kief jusqu’à l’arrivée des Lithuaniens. Les libres unions de 1340 et de 1386 et la convention de 1667 complétèrent par la suite l’état de possession de 1772, dont l’incontestable légitimité ne peut plus être l’objet d’un doute.

Mais ce n’est pas à cet ordre d’idées que s’arrêtent les préoccupations du moment. Les argumens dont s’arment les philologues et les historiens sont laissés dans l’ombre, et l’attention se détourne de ces études rétrospectives pour se porter sur les traités de Vienne. Au lieu de les rejeter ou de les rappeler de confiance, au lieu de les invoquer ou de les maudire sans les connaître, on les a lus, on les a étudiés, et l’on a reconnu qu’ils contenaient de précieuses garanties non-seulement pour le royaume, mais pour les anciennes provinces de Pologne. Les lettres d’Alexandre Ier, rapprochées des traités conclus entre les copartageans et du texte même de l’article 1er  de l’acte général, ont permis de se former à ce sujet une opinion que les dernières notes diplomatiques sont venues confirmer. Lorsqu’on lira l’article 1er  sans parti-pris, ou avec le parti-pris d’y trouver ce qu’il dit réellement, il faudra toujours reconnaître un principe fondamental, à savoir que les négociateurs de 1815, qui faisaient de la politique pratique et non pas de l’ethnographie, ont appelé tous les habitans de la Pologne des Polonais, et qu’ils les ont divisés en deux catégories. Aux uns ils ont garanti un état jouissant d’une administration distincte, et lié à l’empire de Russie par sa constitution : c’est ce qu’on appelle le royaume. En faveur des autres Polonais, sujets respectifs de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, le congrès a stipulé seulement une représentation et des institutions nationales. Toute l’économie de l’article 1er  repose sur la distinction, nous dirions presque sur l’opposition qui y est formulée entre l’administration distincte d’une part — et de l’autre la représentation et les institutions nationales. Si nous en avions eu besoin, nous aurions été confirmés dans cette appréciation par la lecture d’un document russe dont la note du prince Gortchakof nous a révélé l’existence. Voici ce que le comte Rasoumovski écrivait le 10 décembre 1814. « Le reste du duché de Varsovie est dévolu à la couronne de Russie comme état uni auquel sa majesté se réserve de donner une constitution nationale… L’empereur de Russie, désirant faire participer tous les Polonais aux bienfaits d’une administration nationale, intercède auprès de ses alliés en faveur de leurs sujets de cette nation, dans le but de leur obtenir des institutions provinciales, qui conservent de justes égards pour leur nationalité et leur accordent une part à l’administration de leur pays. »

Il est impossible d’opposer plus clairement la constitution nationale aux institutions provinciales et d’établir plus nettement que, parmi les Polonais, les uns s’administreront complètement eux-mêmes, tandis que les autres auront seulement une part à l’administration de leur pays. L’on n’osera pas dire que l’empereur Alexandre Ier voulait, tout en stipulant cette garantie en faveur des sujets acquis par la Prusse et par l’Autriche dans les premiers partages, se réserver de ne rien accorder lui-même aux sujets polonais acquis par la Russie aux mêmes titres et aux mêmes époques. Le caractère et les intentions d’Alexandre Ier sont trop connus pour qu’on admette cette supposition ; mais l’on prétendra peut-être, d’après la nouvelle théorie, qu’en disant tous les Polonais, l’empereur de Russie ne comprenait pas les habitans des anciennes provinces. Voyons où conduit cette supposition. La partie orientale de la Galicie est peuplée de Ruthéniens, comme la Volhynie, la Podolie et l’Ukraine, qui ont fait partie du lot de la Russie. Il faudrait donc admettre que le comte Rasoumovski et après lui les plénipotentiaires de 1815 ont entendu n’accorder des institutions séparées et une part dans l’administration locale qu’à la moitié de la Galicie, tandis que le cabinet de Vienne resterait libre de gouverner l’autre moitié, sans aucune garantie, comme la haute ou la basse Autriche. Voilà où l’on en arrive en détournant les mots de leur véritable sens. Non, la dépêche du comte Rasoumovski n’est pas aussi ingénieuse que les dissertations de M. le professeur Pogodin. Elle restera comme un des commentaires de l’article 1er  les plus clairs et les plus autorisés, à la suite des lettres d’Alexandre Ier à Czartoryski, à Oginski, à Kosciuszko, et des traités particuliers entre les copartageans. Lord Palmerston était donc parfaitement fondé, dans sa célèbre dépêche du 22 mars 1834, à rechercher si la condition de donner des institutions nationales aux Polonais des anciennes provinces avait été jusqu’alors complètement remplie par le gouvernement russe.

Après avoir ainsi reconnu que l’acte de Vienne avait établi dans l’empire même de Russie deux catégories de Polonais, il importe de bien préciser un autre point sur lequel on commet involontairement ou à dessein des confusions déplorables. Nous voudrions qu’on distinguât plus nettement qu’on ne le fait en général ce qui a été rendu obligatoire de ce qui a été laissé facultatif. D’une lecture attentive du traité, il nous paraît résulter que les négociateurs de Vienne ont rendu obligatoire : 1° pour la Russie seule, le maintien du royaume de Pologne en un état séparé, jouissant d’une administration distincte et lié à l’empire par sa constitution ; 2° pour les trois cours copartageantes, l’octroi d’une représentation et d’institutions nationales aux Polonais de la Posnanie, à ceux de la Galicie et à ceux des anciennes provinces échues à la Russie. Au contraire, l’acte général de Vienne a laissé le caractère facultatif : 1° à l’extension ultérieure du royaume de Pologne : 2° au mode d’existence politique à accorder à tous les autres Polonais pour leur assurer en Russie, en Prusse et en Autriche le bénéfice d’une représentation et d’institutions nationales.

L’on paraît aussi avoir oublié et il est nécessaire de rappeler que le duché de Varsovie avait déjà une constitution avant d’être uni à la Russie sous le nom de royaume. Cette constitution, qui est du 22 juillet 1807, avait été délibérée par les Polonais et confirmée par Napoléon Ier ; elle instituait une diète générale, composée d’un sénat et d’une chambre des nonces, un conseil des ministres, une administration indépendante, des finances particulières et une armée séparée. Aussi les plénipotentiaires de 1815 n’ont pas dit, comme le proposait le comte Rasoumovski, que « sa majesté impériale donnerait une constitution nationale au nouveau royaume, » mais ils ont stipulé que cet état, jouissant déjà d’une administration distincte, serait lié à l’empire de Russie par sa constitution, ce qui n’était pas une expression vague, ni une porte ouverte à l’arbitraire, puisqu’il s’agissait de la constitution alors existante et non pas d’une constitution quelconque qu’il plairait à l’empereur-roi de décréter. C’est bien ainsi qu’Alexandre Ier l’a entendu. Aussi sa constitution du 27 novembre 1815, quoique moins libérale, est-elle fondée sur les mêmes principes que celle de 1807, comme on peut s’en convaincre en comparant ces deux actes. Le congrès de 1815 n’a donc pas accordé aux Polonais du royaume une administration distincte et une constitution nationale ; mais il leur a garanti la continuation de ces avantages, dont ils jouissaient depuis 1807.

Les trois gouvernemens alliés renoncent-ils à invoquer la stipulation de Vienne en faveur de la Pologne ? Ce qu’il importait d’établir, c’est que cette stipulation est d’une netteté plus propre à les servir qu’à les embarrasser. Les défenseurs de l’idée russe n’ont pas plus d’intérêt à se placer sur le terrain de 1815 que sur celui de 1772, et les anciennes provinces ont le droit de rester polonaises, même de par les traités de Vienne.


V. DE MARS.


PUBLICATIONS ALLEMANDES SUR LA RÉFORME.[2]

Dans les études consacrées de nos jours à cette tradition d’apologues qui remonte aux premiers âges de l’histoire et que notre fabuliste a fixée à jamais en son œuvre immortelle, dans les travaux d’érudition ou d’art, de critique littéraire ou morale sur La Fontaine et ses devanciers, les écrivains de la France ont presque toujours négligé de faire la part de l’Allemagne. Soit que nos orientalistes, au sujet du Dolopathos ou de l’Hitopadesa, suivissent d’Asie en Europe la migration des moralités antiques, soit qu’un trop ingénieux constructeur de systèmes s’amusât à comparer le poète de Janot Lapin aux fabulistes sentencieux de l’antiquité gréco-latine et aux fabulistes conteurs du moyen âge, on ne songeait guère à découvrir des rapprochemens chez ces faiseurs d’apologues, dont la vieille Allemagne est si riche. Un docte critique déjà connu par d’utiles publications sur l’histoire littéraire de son pays, encouragé sans doute aussi par les recherches qui se multiplient autour de lui sur les écrivains allemands de la réforme, — M. Henri Kurz, — vient de nous rendre notre oubli très sensible, non par des réclamations amères et pédantesques, mais, ce qui est bien plus habile, par la publication de deux volumes où l’élégance de la forme relève encore le sérieux intérêt du fond : il s’agit du recueil de fables composé au commencement du XVIe siècle par un de ces poètes moralistes si nombreux, si hardis, qui préparèrent le mouvement de la réformation et s’y jetèrent tout naturellement. Ce poète se nommait Burkhard Waldis.

La vie de Burkhard Waldis est peu connue ; un petit nombre de renseignemens certains, quelques conjectures tirées de ses ouvrages, voilà les seuls matériaux de cette biographie, et il faut d’autant plus le regretter, que l’existence agitée du fabuliste, si nous en possédions les détails, serait sans doute un des curieux épisodes de la réformation. Burkhard Waldis naquit, selon toute vraisemblance, au village d’Allendorf, dans la Hesse, de 1480 à 1490. Quelle fut son éducation première, on l’ignore. Sortait-il du couvent ou des écoles populaires ? Était-ce un élève des moines ? Était-ce un de ces scholastici vagantes dont l’histoire vient d’être si bien mise en lumière par M. Gustave Freytag dans ses Tableaux de l’ancienne Allemagne, et plus récemment encore par M. Édouard Fick, de Genève, dans son excellente traduction de l’autobiographie de Thomas Platter ? Là-dessus point de réponse ; nous voyons seulement par ses écrits qu’il avait fait une étude assez sérieuse des lettres antiques, et nous savons qu’il se consacra d’abord au service de l’église. En 1523, il était moine franciscain à Riga. Pourquoi si loin de son pays ? À la suite de quels événemens ? Autant de mystères. La réforme faisant chaque jour de nouveaux progrès dans ces contrées, l’archevêque de Riga, Gaspard de Linden, envoya une députation de trois moines à l’empereur Charles-Quint pour implorer sa protection contre les violences des partisans de Luther. Sept ans après l’explosion de là réforme, les catholiques étaient en minorité à Riga, et les adversaires de Rome, maîtres du champ de bataille, devenaient oppresseurs à leur tour. Les trois moines ne virent point l’empereur Charles-Quint, qui venait de quitter l’Allemagne, mais ils furent bien reçus par le prince qui représentait l’autorité impériale dans les contrées germaniques, et surtout ils purent assister aux débats de la diète de Nuremberg, où catholiques et protestans se trouvaient en présence. C’est là que Burkhard Waldis fit personnellement connaissance avec le cardinal Lorenzo Campeggio, dont il parle en ses fables. Pendant ce voyage à travers des pays dévoués aux doctrines nouvelles, Burkhard Waldis, déjà préparé peut-être, comme tant d’autres moines, aux enseignemens de Luther, avait-il senti sa foi se transformer. Sont-ce les protestans de l’Allemagne du nord ou les catholiques de Nuremberg qui l’ont décidé à quitter l’église romaine ? On ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est que le franciscain de Livonie, à peine revenu à Riga, s’empressa d’abjurer le catholicisme. Il est fâcheux que cette abjuration ait eu lieu à la suite de l’emprisonnement du moine par les magistrats luthériens de la Livonie. M. Henri Kurz a beau affirmer, d’après les écrits du fabuliste, que les convictions religieuses de Burkhard étaient parfaitement arrêtées avant son retour à Riga ; nous avons beau être persuadé nous-même que cet emprisonnement ne fut pour lui qu’une occasion de déclarer aux yeux de tous les transformations secrètes de sa conscience : encore une fois cette occasion est fâcheuse ; on aimerait mieux le voir se lever en face du péril, comme Anne Dubourg devant le parlement de Henri II.

Sorti du couvent, Waldis gagna sa vie en travaillant de ses mains ; il se fit ouvrier, entra chez un fondeur, et par son intelligence, par son adresse, devint un des maîtres de l’industrie locale, comme l’attestent certains documens que nous possédons encore. Son commerce prit bientôt un assez grand développement ; il faisait de longs voyages, et ses pérégrinations à travers l’Allemagne n’étaient pas moins utiles à sa cause religieuse qu’aux intérêts de son industrie. On sait que la réforme, parmi les influences si diverses qu’elle exerça dans le monde, imprima une rapide impulsion à l’industrie d’une part, de l’autre à l’enseignement populaire. C’est bien une figure du XVIe siècle que ce franciscain allemand devenu ouvrier, commerçant, occupé à courir le monde pour le soin de ses affaires et la propagation de ses croyances. Du fond de la Livonie, Burkhard Waldis alla jusqu’en Italie et en Portugal. Il visita souvent la Prusse, les villes hanséatiques, la Hollande, les contrées du Rhin, la Silésie, le Tyrol, l’Alsace et la Suisse. On ignore combien d’années il demeura établi à Riga ; on ne sait pas davantage s’il habita quelque autre ville entre son départ de Livonie et son retour dans la liesse ; mais un fait hors de doute, quoique fort mystérieux, c’est qu’il eut à subir une longue et douloureuse captivité avant de pouvoir s’installer enfin dans sa patrie. Quelle fut la cause de cet emprisonnement ? Combien de temps dura-t-il ? Dans quelle ville, dans quelle contrée Burkhard Waldis avait-il rencontré des ennemis ? Était-il coupable ou victime ? Tout ce que nous savons, c’est qu’à l’époque où le poète revint dans la Hesse en l’année 1542, il avait de cinquante à soixante ans. On croit qu’il vécut d’abord chez ses deux frères Jean et Bernard ; en 1544, le landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, le nomma pasteur d’Abterode. Peu de temps auparavant, il avait épousé une veuve dont il eut plusieurs enfans. Les derniers renseignemens sur sa vie s’arrêtent en 1547 ; c’est l’année où, accablé par la vieillesse et les infirmités, il dut renoncer au ministère pastoral. À partir de ce moment, il semble disparaître ; on ignore la date de sa mort.

Les œuvres de Burkhard Waldis sont assez nombreuses ; on y remarque surtout une comédie morale intitulée la Parabole de l’Enfant prodigue (de Parabell vam vorlorn Szohn), imprimée à Riga en 1532, des prières en vers, des pièces satiriques contre le duc de Brunswick, des récits et moralités en prose, etc. Le plus important de tous ces ouvrages, celui qui assure une place à l’auteur dans l’histoire de la poésie allemande, c’est le recueil de fables donné sous le titre d’Esopus. L’Esopus a été l’occupation continuelle de Burkhard Waldis ; il y travaillait déjà pendant son séjour à Riga, comme on le voit par la dédicace ; il y travaillait encore après son retour dans sa patrie, et consignait dans le quatrième et dernier livre les souvenirs ou les épreuves de sa vie.

Voilà précisément ce qui fait le vivant intérêt de ce recueil. Ces réminiscences d’une laborieuse carrière, ces souvenirs du couvent des franciscains à Riga et de la mission catholique à Nuremberg, cette expérience des hommes en des conditions si diverses, ces leçons recueillies par l’ouvrier, par le maître fondeur, par le négociant hardi, par le voyageur infatigable, par le prédicateur errant et le pasteur sédentaire, ces avertissemens donnés ou reçus tour à tour, cette sagesse naïve apprise dans les livres sacrés et dans le commerce des humains, cette pensée naturellement grave qui s’arme de railleries pour la lutte, tout cela imprime aux apologues de Burkhard Waldis une véritable originalité. Certes, il n’y a rien chez lui qu’on puisse comparer à ce mélange de familier et de sublime, de finesse naïve et de dramatique vigueur, qui fait de notre La Fontaine un maître hors de pair ; quelle différence toutefois entre Burkhard Waldis et tant de fabulistes anonymes, je veux dire sans nom distinct, sans inspiration propre, qui n’ont fait que répéter la tradition séculaire. Le caractère particulier de Burkhard Waldis, c’est qu’il est le fabuliste de la réforme, et que tout se rapporte dans ses récits aux intérêts de la révolution religieuse.

En veut-on un exemple ? Il y avait dans les fabliaux allemands du moyen âge un récit intitulé la Confession, — diu Bihte, ou bien encore Pœnitentiarius ; c’est le sujet que La Fontaine a immortalisé dans les Animaux malades de la peste. Burkhard Waldis s’empare de ce thème, mais il n’y voit pas ce qu’y verra le fabuliste français du XVIIe siècle, l’occasion d’une grande peinture, d’une grande et éternelle scène de la tragi-comédie sociale ; il place la vieille moralité dans le cadre du XVIe siècle, au milieu des personnages de la renaissance et de la réforme. Dès le premier vers, le pape Alexandre VI est nommé. Ne dites pas qu’on ne s’attendait guère à voir un Borgia en cette affaire ; il faut s’y attendre sans cesse avec Burkhard Waldis. Papes et cardinaux, aussi bien que Luther et Calvin, ont leur place nécessaire dans ces fables. Donc, en l’année 1500, le pape Alexandre VI est à Rome, et comme il convoque tous les pécheurs pour la distribution des indulgences, le loup, le renard et l’âne, alléchés par ces promesses solennelles, s’empressent de partir en pèlerinage. Ici, on le pense bien, les satiriques observations ne manquent pas sur les prétentions du pontife qui se substitue à Dieu : on croirait lire un pamphlet de l’époque. Ce n’est pourtant pas à Rome que la fable nous conduit ; l’auteur ne pousse pas sa hardiesse jusqu’au bout, il lui suffit d’avoir fait à sa manière un petit tableau satirique de l’église de son temps. Fatigués du voyage, effrayés des montagnes qu’ils ont encore à franchir, les trois pèlerins se décident à se passer du saint-père et à se confesser les uns aux autres. On sait la fin de l’aventure, mais voici la morale qui est particulière à Waldis : si le loup et le renard se pardonnent aisément leurs crimes, c’est qu’ils s’entendent comme larrons en foire, étant membres de la même confrérie, prêtres du même clergé ; quant au pauvre aliboron, qui s’en va naïvement conter ses peccadilles à l’ennemi, peut-il y avoir pour lui pénitence assez dure ? Il s’est livré au renard, il s’est mis dans la gueule du loup ; qu’il y reste. Ces attaques bouffonnes n’ont plus de sens aujourd’hui ; l’église du XIXe siècle, après les épreuves qu’elle a subies, en présence des épreuves plus fécondes encore qui l’attendent, l’église épurée il y a trois cents ans par la réforme et ranimée de nos jours par la révolution, occupe une assez grande place dans le monde moral pour que les sarcasmes d’autrefois la puissent atteindre. Ses plus redoutables ennemis dans notre société en travail ne sont ni les dissidens respectueux, ni même les adversaires déclarés ; ce sont les étranges défenseurs qu’elle accepte ou qu’elle subit. Il n’en est pas moins intéressant de comparer les vieilles attaques aux nouvelles, de même qu’on opposerait utilement les apologistes d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, sans qu’il fût nécessaire de beaucoup insister sur la signification d’un pareil contraste. Pour nous en tenir aux adversaires, et sans sortir du XVIe siècle, nous croyons que l’histoire littéraire a raison de remettre en lumière les apologues de Burkhard Waldis. On y trouvera de curieux documens sur l’état des esprits au XVIe siècle ; on y trouvera aussi les qualités d’un conteur aimable, de la finesse, de la gaîté, un style franc, joyeux, rapide, et, au milieu des libertés toutes naturelles d’une polémique désormais hors d’usage, les leçons indestructibles de la morale chrétienne.

L’Esopus de Burkhard Waldis avait été publié six fois au XVIe siècle ; la première édition est de 1548, la dernière de 1584. L’édition nouvelle que vient de donner M. Henri Kurz est un chef-d’œuvre d’élégance typographique et un modèle d’érudition sans pédantisme. Les sources auxquelles le fabuliste a puisé les imitations, les rapprochemens, tout cela est indiqué avec précision, sans que l’annotateur s’oublie jamais en des développemens indigestes selon l’ancien usage germanique. Je lui reprocherais plutôt certaines omissions graves : pourquoi cite-t-il une fois à peine les savantes recherches de M. Victor Leclerc sur nos fabliaux dans les derniers volumes de l’Histoire littéraire de la France ? Qu’il ouvre ce vaste trésor, bien des choses s’offriront à lui qu’il regrettera d’avoir négligées. Des travaux comme celui-ci peuvent et doivent aspirer à une sorte de perfection.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

  1. Voyez la Revue du 1er  juin.
  2. Deutsche Bibliothek : Esopus, von Burkhard Waldis ; — herausgegeben, etc., von Heinrich Kurz ; 2 volumes, Leipzig 1862.